Rechercher dans ce blog

mardi 8 juin 2010

Voyage au pays des boulettes : Japan Arcade Mania, de Brian Ashcraft et Jean Snow

J'avais jusqu'à présent réussi à le cacher habilement, mais les jeux vidéo c'est un peu mon dada. Aussi, lorsqu'on a près de 20 ans d'expérience vidéoludique derrière soi, on regarde de temps à autre vers le passé avec un brin de nostalgie. On repense à ces longues heures passées sur Zelda, à l'émerveillement des premières images d'Another World, au level design fantastique d'un Flashback, aux parties endiablées sur Mario Kart avec les potes, aux crises de rage face à un boss particulièrement difficile de R-Type.... et puis vint la Playstation et l'invasion de la 3D. Loin de moi l'idée de cracher sur Sony (j'ai aussi possédé cette excellente console que fut la Playstation) et chaque gamer a une perception différente de l'histoire des jeux vidéo, mais force est de constater que pour toute une génération, la fin des années 80 et le début des années 90 fut un âge d'or, celui des consoles 16 bits, reines de la 2D. Aujourd'hui, le retrogaming est devenu à la mode, Sony, Microsoft, Nintendo et les grands éditeurs du secteur l'ont bien compris ; ce qui explique cette frénésie de réédition de vieux jeux remis au goût du jour et l'envolée des prix autour des vieilles consoles et des jeux antérieurs à la génération Playstation. Le marketing règne en maître et l'argent facile a suscité la convoitise de tout un secteur économique, provoquant la colère de certains gamers mais aussi, ne l'oublions pas, le bonheur de toute une génération qui peut replonger avec délectation dans son passé.

Avec un amour des jeux vidéo qui force le respect et un sérieux qui frise la maniaquerie, les trois p'tits gars des éditions Pix n'Love se sont donné pour mission de redorer le blason du retrogaming de façon érudite, exhaustive et enthousiaste. Cette mission qui, osons l'affirmer haut et fort, devrait être reconnue d'utilité publique, est accomplie grâce à l'excellente revue Pix n'Love mais aussi au travers d'ouvrages de qualité retraçant l'histoire des jeux vidéo (L'histoire de Nintendo, La bible Engine), la biographie de grands maîtres du secteur (Takashi Meijin) ou bien encore grâce à la collection Les cahiers du jeu vidéo, qui traîte de manière thématique un aspect précis du domaine vidéoludique.

Publié il y a tout juste un an, Japan Arcade Mania est la traduction d'un excellent ouvrage co-écrit par deux éminents spécialiste du site Kotaku.com ; il ne s'agit pas à proprement parler un livre sur l'histoire des jeux d'arcade au Japon et encore moins d'un catalogue exhaustif, mais simplement d'une invitation au voyage au pays de l'arcade. Contrairement à l'Europe et aux Etats-Unis, où les salles d'arcade ont quasiment disparu (en France elles se comptent sur les doigts de la main), les game centers ont encore la cote au pays du soleil levant et malgré la crise et la puissance du marché des consoles de salon, les Japonais se pressent encore dans ces lieux de "perdition" ou les joueurs de Shoot them up et de versus fighting côtoient les amateurs de Rhythm games, purikura (sortes de photomatons interactifs), medal games et autres UFO catchers (des jeux qui consistent à attraper une peluche à l'aide d'une pince). Scoreurs acharnés, familles au complet, jeunes filles kawaï, écoliers collectionneurs de cartes à jouer, salarymen venus faire une pause, les game centers ne sont pas réservés aux hardcore gamers et ces derniers sont parfois même minoritaires. Les grands game centers s'étalent sur plusieurs niveaux, en général un seul étage est réservé aux jeux vidéo (Shoots, jeux de combat, bornes dédiées). Chacun des sept chapitres de l'ouvrage traite successivement des différents types de jeux d'arcade proposés au Japon et explique en détail l'économie de ces game centers et les raisons pour lesquelles ils continuent d'avoir du succès alors qu'ils ont disparu dans le reste du monde. Les salles d'arcade japonaises fonctionnent en effet sur un système économique intégré qui ne met pas en concurrence les différents types de machines, mais propose au contraire toute une palette d'activités complémentaires, susceptibles d'intéresser aussi bien la mère de famille, que les jeunes écolières ou les adolescents fans de Street fighter ou Ikaruga.

A la fois érudit et passionné, tout en restant relativement accessible, Japan Arcade Mania est une plongée délicieuse dans la culture des loisirs à la japonaise. Les rappels historiques sont émaillés d'anecdotes et de témoignages de figures de l'arcade au Japon (les fans de Street fighter seront par exemple aux anges puisque l'on suit le parcours de Daigo Umehara) et l'ensemble est très richement illustré et mis en valeur. Fans de boulettes, nostalgiques des bornes Afterburner, Outrun ou Sega Rally, amateurs de versus fighting ou amoureux de la culture nippone, Japan Arcade Mania est tout simplement le bouquin à posséder dans sa bibliothèque.

Le site des éditions Pix n'Love

lundi 7 juin 2010

L.A. swing : Bird est vivant, de Bill Moody

Jazz et polar, voilà une rencontre qui s'est souvent montrée fructueuse et dont le cinéma et la télévision ont largement abusé depuis les années cinquante (souvenez-vous Lauren Bacall dans Le grand sommeil). Il faut dire que le roman noir américain est né alors que le jazz connaissait son apogée sur le plan musical ; qu'il constitue dans nombre de romans noirs des années cinquante-soixante un élément constitutif du décorum, voire une toile de fond, n'a donc rien d'étonnant. La liste des romans mettant en scène un détective évoluant dans le milieu du jazz est d'ailleurs assez conséquente et nombre d'auteurs se sont frottés au genre avec succès ; on pense aux romans d'Yves Buin, de John Harvey et dans une certaine mesure, puisqu'ils penchent plutôt vers le blues, ceux d'Ace Atkins ou bien encore de James Lee Burke (chaque titre des romans de la série Robicheaux fait référence à un classique du blues). Bill Moody, lui, a choisi le chemin inverse. A l'origine Batteur de Jazz, c'est sa passion commune de la musique et de la littérature qui l'a poussé à écrire. Ses romans, qui mettent en scène le pianiste et détective Evan Horne, se déroulent immanquablement dans les milieux du jazz californien. A ce jour, deux épisodes de la série Evan Horne ont été traduits aux éditions Rivages, hélas dans le désordre et sans commencer par le premier tome. Sur les traces de Chet Baker, publié en 2002, est le cinquième volume de la série, alors que Bird est vivant, publié en 2010, est le quatrième ; cherchez l'erreur.

Pianiste émérite, Evan Horne se remet tout juste d'un accident de la main, qui l'a empêché de jouer pendant plusieurs mois. C'est que bien malgré lui, Evan se retrouve parfois embarqué dans des enquêtes policières qui ne sont pas sans danger. Il s'apprête donc à reprendre son travail de musicien de jazz, loin des milieux interlopes et des scènes de crime. La chance semble même lui sourire puisque le producteur d'une petite maison de disques vient de lui proposer un contrat pour enregistrer un nouvel album. C'est évidemment le moment que choisit l'un de ses meilleurs amis, lieutenant dans les services de police de Los Angeles, pour requérir son aide sur un crime. L'une des figures les plus populaires du jazz-rock vient en effet d'être assassinée après un concert et la police craint qu'il s'agisse de l'oeuvre d'un serial killer. Plusieurs éléments semblent en effet relier ce meurtre à d'autres affaires récentes ; la victime était à chaque fois un musicien de smooth-jazz commercial et les indices laissent à penser qu'il s'agit du même meurtrier. En tant que musicologue et musicien confirmé de jazz, Evan apparaît comme la personne ressource idéale pour la police, mais alors qu'il pensait s'en tenir au rôle d'expert (plutôt en retrait de l'affaire), il est embarqué au coeur de l'enquête, sur la piste d'un serial killer adepte du jazz le plus pur.

Ecrit dans un style d'une platitude déconcertante, qui ne vise d'ailleurs que l'efficacité, Bird est vivant ne brille pas non plus pour la qualité de son intrigue, d'un classicisme éprouvé. Mais l'intérêt est ailleurs, car lorsque Bill Moody parle de musique on entre dans une autre dimension. Ses descriptions de l'histoire et de l'univers du jazz respirent l'amour de la musique et l'authenticité, transportant le lecteur au cœur de la scène. Bill Moody n'est pas musicien professionnel pour rien, il connaît avec exactitude l'ambiance d'un club de jazz, les sentiments qui traversent les musiciens lorsqu'ils ont atteint l'alchimie parfaite de la musique, lorsque chaque instrument a trouvé sa place et que l'improvisation peut s'éterniser sans jamais lasser. Entaché par quelques défauts structurels, mais sauvé par sa flamme et son excellente ambiance, Bird est vivant est un polar bien sympathique, qui se lit sans faim mais ne restera sans doute pas dans les mémoires ; ça tombe bien, on ne lui en demandait pas tant.

Deep South : Blues Bar, de Ace Atkins

Travers, ancien joueur de foot américain devenu musicologue est prof à l'université de Tulane. Grand fan de blues et chasseur de bluesmen oubliés (un genre d'Alan Lomax version moderne), il sillonne les clubs du delta et les jukejoints miteux, en espérant mettre la main sur la perle rare. Le gars est aussi l'un des piliers du Jojo's bar, un club de blues de la Nouvelle Orléans dont les patrons sont un peu sa seconde famille depuis la mort de ses parents. La femme du tenancier, Loretta, est une ancienne chanteuse de blues, mais aussi et surtout la soeur d'un célèbre chanteur de soul de Memphis (le personnage n'est pas sans rappeler Leroy Carr). Alors que ce dernier avait disparu il y a plus de trente ans, après le meurtre non élucidé de sa femme et de l'un de ses musiciens, voilà que deux maffieux de Tunica déboulent dans le bar de Loretta, visiblement à la recherche du fameux Clyde James. Loretta demande alors à Travers (le musicologque) de l'aider à retrouver son frère avant que la mafia ne lui mette le grappin dessus. Commence alors une enquête, qui mène le lecteur à travers une bonne partie du delta, une région dont l'âme disparait peu à peu, en même temps que les vieux bluesmen qui hantaient les jukejoint de la région.

Un chouette petit polar sur fond de delta blues. Ambiance sud profond garantie. Honnêtement, le blues est surtout un decorum, mais c'est suffisamment bien foutu pour qu'il ne s'agisse pas simplement d'une épaisse couche de vernis. On sent que l'auteur éprouve une grande passion pour cette musique et toute la culture qui en découle. Le roman est traversé par ce fil directeur, qui sans être l'élément principal (ça reste un polar), constitue un repère tout au long de l'histoire. Le scénario tient suffisamment la route pour maintenir l'attention du lecteur durant près de 500 pages et l'humour omniprésent fait de certains passages un véritable régal. C'est vif, drôle, enlevé et vraiment bien écrit. A recommander donc.

vendredi 4 juin 2010

Tranche de BD : Retour au collège, de Riad Sattouf

Et si pour vaincre votre traumatisme de collégien malingre et impopulaire vous retourniez au collège alors que vous êtes adulte. C'est l'idée qui a germé dans le cerveau de Riad Sattouf, jeune étoile montante de la BD française, âgé à l'époque de 27 ans. Mais Riad Sattouf a choisi un collège bien particulier pour retourner sur les bancs de l'école, il n'ira pas dans un établissement de ZEP, comme au temps de son adolescence, mais au contraire dans un collège parisien plutôt huppé et à priori sans problème. Après quelques tractations douteuses avec le ministère, le dessinateur obtient l'autorisation de suivre la scolarité d'une classe de troisième du collège "Charles Henri" (c'est pas le vrai nom du collège, hein, mais on imagine sans peine de quel établissement il s'agit), situé dans un arrondissement privilégié de la capitale. Le moins que l'on puisse dire, c'est que Riad Sattouf ne s'attend pas vraiment au spectacle auquel il va assister.

L'angle choisi par l'auteur est d'une simplicité désarmante, à la fois plein de fraîcheur et un tantinet nostalgique. C'est que l'ami Sattouf alterne les scènes de classe à Charles Henri avec ses propres souvenirs de jeune collégien. Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, le fossé entre ces deux univers à priori diamétralement opposés n'est pas très important. Certes, Riad Sattouf a grandi dans un milieu socialement nettement moins favorisé, mais les mécanismes qui règlent la vie des collégiens sont sensiblement similaires et les questions qui taraudent ces adolescents sont elles aussi universelles. On pourrait même pousser la méchanceté jusqu'à dire que leur bêtise est elle aussi d'une triste banalité. Ainsi, même chez les riches on assiste à une hiérarchisation des élèves en fonction de leur origine ethnique, religieuse (juifs/cathos) ou sociale (les plus riches se singularisent en se procurant des vêtements très onéreux, qui font baver ceux qui ne peuvent se les payer et sont exclus de facto de ce cercle très fermé). On retrouve les mêmes figures : le beau gosse qui fait tourner les têtes des filles, le comique de service qui perturbe chaque les cours, le club des filles introverties ou bien encore le loser acnéique rejeté par le groupe ; l'ensemble peut paraître un brin stéréotypé et pourtant ce n'est pas le cas. Le regard de Riad Sattouf sur ces élèves est rarement complaisant, il observe en retrait, et décrit avec une justesse étonnante ces scènes de vies à la fois drôles et pathétiques. De ce récit, se dégage une simplicité empreinte pourtant de gravité, car la jeunesse que Riad Sattouf décrit n'a rien d'idyllique et inquiète même par certains aspects.

vendredi 7 mai 2010

Poids lourd de la fantasy : Le trône de fer, de George R.R. Martin


Lire de la BCF (Big Commercial Fantasy) c'est un peu comme s'autoriser un chocolat de trop alors qu'on vient d'en avaler une boite de 500 grammes ; un petit plaisir coupable que l'on s'autorise de temps à autre, mais qui se doit d'être impérativement exceptionnel, sous peine de gommer toute saveur au fruit défendu et de tomber dans le pêché de gloutonnerie. Fustiger cette littérature facile et ultra-calibrée, écrite au kilomètre par des écrivains au talent parfois incertain et à l'écriture souvent poussive, est certes aisé et un rien jubilatoire - surtout quand elle n'a d'autre objectif que de remplir les poches d'éditeurs peu scrupuleux quant à la qualité de leurs publications - mais comment expliquer le succès phénoménal de certaines de ces œuvres ? Comment une recette aussi éprouvée et dont les ingrédients ne sont plus de toute première fraîcheur, permet-elle à des Robin Hobb, Tad Williams ou bien encore George R.R. Martin de capter des millions de lecteurs sur souvent plusieurs milliers de pages ? Il est probable que l'on trouvera davantage de réponses chez Bruno Bettelheim, George Dumézil ou Joseph Campbell que dans ce billet, tant la fantasy emprunte allègrement nombre de concepts et de schémas propres à la mythologie et aux contes de fée. C'est sans doute la raison pour laquelle les adolescents en sont friands, mais il serait malhonnête de réduire la fantasy à une équation aussi simpliste. La littérature de fantasy de qualité, adulte et mature, existe et même dans les œuvres que l'on se plait à classer dans la BCF, quelques auteurs réussissent à tirer leur épingle du jeu et à convaincre les lecteurs les plus critiques ; tout honteux d'avouer parfois qu'ils ont adoré le cycle de L'assassin royal de Robin Hobb ou La Belgariade de David Eddings. Il est alors d'autant plus triste de constater qu'au lieu d'émanciper le lecteur, la fantasy contribue parfois à l'enfermer dans son immaturité lorsqu'elle est écrite au kilomètre, sans talent et sans ambition. Ce n'est heureusement pas la cas du Trône de fer de George R.R. Martin, œuvre imposante découpée en plus d'une dizaine de volumes et aujourd'hui toujours inachevée. Profitons par conséquent de la réédition chez J'ai lu des deux premiers volumes en version intégrale (comprendre, une édition qui respecte le découpage original de l'édition anglo-saxonne) pour évoquer ce véritable phénomène dans le domaine de la grosse fantasy qui tache.

La geste de l'écrivain américain ne partait pourtant pas avec les meilleurs atouts. Morcelée à outrance dans son édition française pour des raison essentiellement commerciales, massacrée (et cela n'engage que moi) à la traduction, et finalement horriblement onéreuse sur la longueur, pour qui voudrait se procurer l'édition grand format, Le trône de fer (A song of ice and fire en version originale) est une saga en apparence boursoufflée et inutilement longue. Sauf que l'ensemble fonctionne étonnamment bien et prend justement de l'ampleur au fil des pages. N'y cherchez pas à tout prix l'originalité, Martin est finalement davantage l'héritier d'un Druon (Les rois maudits) que d'un Tolkien ; il y a bien des rois, des princesses, des chevaliers, des épées et quelques batailles épiques, mais la magie, si elle existe en théorie, est d'une discrétion absolue et de bêtes fabuleuses on n'y croise guère que trois dragons faméliques et des loups géants.
Résumer la trame du Trône de fer, c'est un peu comme essayer d'y voir clair dans les intrigues de palais de l'empire romain après la disparition de la dynastie des Sevères ; un joyeux bordel pour qui aime l'ordre et la transparence. Cette impression est essentiellement liée à la multitude des personnages dont l'auteur alterne les points de vue au fil des chapitres ; cette technique garantit une certaine variété, et accessoirement entretient un suspense efficace (quoiqu'un peu artificiel), mais laisse certains personnages orphelins pendant parfois plusieurs centaines de pages. Quoiqu'il en soit, le lecteur est invité à suivre l'interminable guerre de succession qui secoue le royaume des sept couronnes à l'issue du décès plus ou moins accidentel de Robert Barathéon, son tonitruant roi, adepte de parties de chasse, de repas pantagruéliques et de jeunes filles peu farouches. Dans sa fougueuse jeunesse, Robert s'était emparé du pouvoir. Avec l'aide de son ami Ned Stark, puissant seigneur du Nord, il avait rallié progressivement les sept autres grandes maisons à sa cause, puis avait défait la dynastie des Targaryen, autrefois maîtres des dragons, pour enfin s'asseoir sur le trône de fer. Piètre roi, mais conscient de ses manquements, il avait demandé l'aide de Ned Stark, qui avait accepté de diriger les affaires courantes. A sa mort, Robert laisse trois enfants dont la légitimité est contestée. La reine, Cerceï Lannister, s'empresse d'installer son fils aîné sur le trône de fer, mais les Stark, les Barathéons et les Tully refusent de se soumettre et entrent en conflit. Les grandes maisons se déchirent et mettent le royaume à feu et à sang, alors même qu'à la frontière du Nord, les hordes, venues des steppes glacées et poussées par l'arrivée du long hiver, menacent de déferler sur les sept couronnes.

Très inspiré par l'histoire de l'Europe féodale, George R.R. Martin développe une intrigue solidement construite en s'appuyant sur une narration sans faille, bien qu'émaillée ici et là de temps mort. Certes, l'auteur tire parfois à la ligne et l'action prend démesurément son temps, mais dans l'ensemble, Le trône de fer est une série qui procure un grand plaisir de lecture et provoque une addiction profonde. L'auteur prend un soin particulier à développer des personnages d'un rare profondeur, jamais caricaturaux et indiscutablement contrastés. Le bien, le mal, sont des notions partagées et transversales, préservant ainsi les personnages de tout manichéisme. Martin brouille ainsi régulièrement les pistes, explore des voies ambiguës et malmène régulièrement le lecteur, qui croyait se laisser bercer par un rythme faussement lénifiant. Solidement construit sur le plan narratif, Le trône de fer est sur le plan purement littéraire largement moins convaincant. Martin, voulant sans doute imiter un langage en phase avec son univers (le vieux françois, c'est quand même plus classe pour un univers médiéval), ne réussit pas totalement à remporter l'adhésion, les gens du peuples parlent effectivement comme des pèquenauds alors que les gens de la haute empruntent un style nettement plus ampoulé, mais dans l'ensemble l'effet tombe à plat et demeure très artificiel. D'autant plus que ce langage, malgré les efforts du traducteur, passent assez mal la barrière de la traduction vers le français moderne.

Pas forcément d'une grande originalité, mais non dépourvu d'atouts, Le trône de fer est indiscutablement une réussite de la littérature de divertissement. N'y cherchez pas autre chose, l'oeuvre reste l'un des fers de lance de la Big Commercial Fantasy ; mais ce qu'il sait faire George R.R. Martin le fait bien. C'est sans doute la raison qui explique son succès. Une intrigue solide, des personnages forts, un peu d'action sur fond de guerre de succession, le tout emballé dans un paquet plutôt attrayant (des princesses, des chevaliers, des trahisons, des batailles épiques...), il n'en fallait pas beaucoup plus pour faire de cette saga l'un des plus grands succès de librairie de ces dix dernières années. Une réussite pas forcément volée, mais que l'on a peine toutefois à justifier sur le plan purement littéraire. Mais on s'en fiche un peu après tout, la fantasy est aussi faite pour divertir et pour ramener le lecteur en enfance, sans forcément pour autant l'infantiliser.

mardi 16 mars 2010

Polar bien noir : Ceux de la nuit, de David Goodis


Déjà publié en France sous un titre pour le moins étrange ("Les pieds dans les nuages"), Night Squad alias Ceux de la nuit, nous revient quelques décennies plus tard dans une nouvelle traduction et sous un titre bien plus en phase avec son contenu. Pilier du roman noir américain, aux côtés d'Horace McCoy, Jim Thompson ou bien Dashiell Hammett, David Goodis a connu une carrière en dent de scie, faite de succès commerciaux et de désillusions, avant de mourir en 1967 dans l'indifférence la plus totale. Depuis quelques années, les éditions Rivages ont entrepris de dépoussiérer son oeuvre, notamment du côté des traductions, qui avaient été quelque peu malmenées par l'incontournable mais parfois discutable Marcel Duhamel. Peu importe, le principal est de pouvoir relire Goodis.

Depuis qu'il a été viré des services de police pour avoir touché des pots de vin, Corey Bradford traine ses guêtres dans le quartier de son enfance, le marais. Bars miteux, immeubles crasseux, voitures déglinguées, le marais n'est pas vraiment un coin huppé et ses habitants n'y ont pas tous les jours la vie facile. Mais Corey ne connaît rien d'autre, il est né ici, son père y était flic, lui aussi ; sa vie est là, même sans son insigne et son arme de service. Sans boulot, sans famille, sans argent, les perspectives de Corey se limitent à la chambre étriquée qu'il loue pour une poignée de dollars et aux quelques bouges qui servent de bar à une population éreintée et désargentée. L'autre souci de Corey, c'est que sans son insigne il n'est plus rien, ceux qui le craignaient observent désormais sa déchéance d'un oeil goguenard alors que ses anciens amis se détournent de lui. Même dans les tripots, les videurs lui barrent l'entrée. La chance semble pourtant lui sourire un soir, alors qu'il s'interpose entre deux voyous et Walter Grogan, un parrain de la pègre local, qui détient la moitié des immeubles du quartier et dirige le business dans le marais. Grogan engage aussitôt Corey pour remonter la piste de ceux qui ont commandité son agression. A la clé : 15000 dollars et la fin de ses ennuis. L'ex flic se retrouve pourtant pris entre deux feux lorsque deux agents de la brigade spéciale, connue pour sa brutalité et ses méthodes expéditives (la fameuse night squad), lui proposent de réintégrer les services de police moyennant sa coopération pour boucler Walter Grogan. Acculé, Corey décide de jouer un double jeu, afin de toucher son fric tout en mettant fin aux activités de Grogan.

Jeu de dupes et faux semblants, telle est la ligne directrice du roman de David Goodis. Ne faites confiance à personne, ne croyez en rien, en cas de doute tirez le premier. Ecriture aride et dépouillée, descriptions réduites à leur strict minimum, dialogues tendus, on ne peut pas dire que le roman de Goodis respire la bonne humeur et l'optimisme. Sans grande surprise Ceux de la nuit est pourtant un roman admirablement construit et totalement maîtrisé ; par sa narration et l'intelligence de sa construction, il se pose en archétype du polar hard-boiled, sombre, désespéré et sans aucune fioriture. On peut néanmoins rester de marbre face au procédé ou à l'intrigue, tant par certains aspects l'univers de Goodis semble déconnecté du réel (on ne sait pas exactement dans quelle ville se déroule l'action, ni à quelle époque exacte, en dehors du quartier dans lequel se déroule l'action rien ne filtre de cette cité). La plupart des romans de l'auteur américain sont construits sur un schéma identique, qui n'est pas sans rappeler d'une certaine manière les règles du théâtre classique : unité de lieu, unité de temps, unité d'action, nombre de personnages assez réduits.... Le procédé contribue à focaliser l'attention du lecteur sur la trame essentielle tout en accroissant d'une certaine manière le côté oppressant de ses romans. Tout ceci ne serait évidemment rien sans une dramaturgie parfaitement maîtrisée. Autant dire que pour David Goodis, la catharsis n'est pas seulement un concept théorique, elle est au coeur de sa mécanique livresque et Ceux de la nuit n'échappe en rien à cette excellente recette.

lundi 1 mars 2010

Légendes de l'Ouest : Intégrale des nouvelles western, d'Elmore Leonard


Faut-il encore présenter Elmore Leonard ? Pour les cancres, ceux qui dorment au fond de la classe, adossés ou plutôt affalés sur un radiateur à la peinture écaillée, on pourra toujours rappeler quelques éléments clés d'une carrière pour le moins conséquente. Originaire de La Nouvelle Orléans, mais diplômé de l'université de Detroit, Elmore Leonard a d'abord travaillé dans la publicité, avant de quitter ce milieu, une belle prime en poche, pour se consacrer définitivement à l'écriture alors qu'il n'était même pas trentenaire. Dans le bref entretien qui ouvre le recueil de nouvelles dont nous allons parler, Elmore Leonard raconte brièvement ses débuts d'écrivain, ses difficultés pour trouver le temps d'écrire alors qu'il fallait concilier la vie de famille, le travail et la nécessité impérieuse de coucher sur le papier ses histoires. L'écrivain confie qu'il lui fallait se lever à cinq heures du matin pour se consacrer à sa passion, puis il partait à sept heures pour l'agence de publicité. C'est en 1951 qu'il vend sa première nouvelle à Argosy, l'un des pulps (magazines bon marché très populaires dans la première moitié du siècle dernier) les plus importants du pays. Tous ses premiers textes relèvent du western et il faudra attendre le milieu des années soixante pour qu'il publie son premier roman policier, genre pour lequel il est aujourd'hui internationalement reconnu mais qui n'a pour lui jamais été exclusif. Entre temps, Elmore Leonard avait déjà vendu deux de ses textes à Hollywood ("Les chasseurs de prime" et "3h10 pour Yuma"), début d'une longue histoire d'amour puisqu'entre la télévision et le cinéma, pas moins de trente de ses oeuvres seront adaptées à l'écran ("3h10 pour Yuma", "Hombre", "Get shorty", "Jackie Brown" ou bien encore "Hors d'atteinte"). Écrivain prolifique à la régularité métronomique (quasiment un roman par an depuis soixante ans), Elmore Leonard cultive un style plutôt dépouillé qui vise avant tout la clarté et l'efficacité narrative ; une économie de mots et de moyens mise au service de personnages toujours très finement ciselés. En seulement quelques phrases, l'écrivain américain parvient à poser une ambiance, à créer une atmosphère incomparable pour dérouler son scénario avec l'efficacité et l'efficience d'un maître d'orchestre. Un talent non négligeable, notamment lorsqu'on écrit des nouvelles western.

Regroupées en trois volumes publiés chez Rivages/noir (Medecine apache, 3h10 pour Yuma et L'homme au bras de fer) , l'éditeur attitré d'Elmore Leonard, ces nouvelles western sont une véritable bouffée d'air frais dans la collection dirigée par François Guerif, qui publie depuis plus de vingt ans de l'excellente littérature policière, mais dont les incursions hors de ce territoire sont assez rares (ce qui est finalement assez normal pour une collection consacrée au polar). Par ailleurs, le genre est suffisamment délaissé en France, pour qu'on se laisse tenter facilement par une petite virée du côté des grands espaces de l'ouest américain. Comme toute intégrale, l'exercice n'est pas sans défaut puisque les textes majeurs sont parfois noyés au milieu de textes plus anecdotiques, voire parfois mauvais. Heureusement, c'est assez rare dans le cas présent et globalement la qualité est au rendez-vous. Mention spéciale d'ailleurs pour le second volume (3h10 pour Yuma), dont le sommaire comprend à mon sens les meilleures nouvelles. Comme son nom l'indique, Medecine apache, regroupe des textes dans lesquels l'homme blanc est confronté aux populations indiennes ; la plupart de ces nouvelles se déroulent dans le Sud Ouest des Etats-Unis, sur le territoire des Apaches (à cheval entre l'Arizona et le Nouveau Mexique), les Indiens des plaines ne semblant guère fasciner l'auteur. Elmore Leonard a fait le choix de ne raconter ses histoires qu'à travers le regard de l'homme blanc, qu'il soit soldat, éclaireur ou simple éleveur de vaches. Mais cette vision que l'on pourrait croire à sens unique est contrebalancée par le discours de l'auteur, souvent très circonstancié et profondément empreint d'humanisme. Les Indiens apparaissent violents et cruels au combat, mais aussi courageux, valeureux et très largement méprisés. Les rares personnages à les comprendre sont en général des éclaireurs de l'armée, des hommes qui ont appris à côtoyer les Indiens, qui ont une profonde connaissance de leur culture et de leurs traditions. Ces hommes, peu nombreux et honnis par leurs compatriotes, sont des passerelles qui permettent au lecteur d'appréhender d'une certaine manière le drame de cette nation apache, ravagée par l'alcool, les maladies et les traitements inhumains que les blancs leur font subir pour s'approprier leurs terres. Curieusement, les guerres indiennes sont loin de représenter l'essentiel des textes, on se situe très souvent à la marge de la grande Histoire, pour explorer quelques veines oubliées dans lesquelles la fiction peut s'épanouir pleinement. Mais en dépit de ses efforts, l'auteur n'échappe pas toujours à une certaine schématisation et tombe régulièrement dans le piège de l'héroïsme. Un travers que l'on retrouvera de toute façon dans de nombreuses nouvelles des tomes suivants et qui n'altère en rien la réussite purement formelle de ces textes (dialogues aux petits oignons, ambiance superbement rendue, tension dramatique paroxysmique). Sur le fonds on reste bien loin cependant des superbes romans de Forrest J. Carter.

Dans les deux tomes suivants, 3h10 pour Yuma et L'homme au bras de fer, les Indiens ont quasiment disparu, tout du moins comptent-ils pour quantité négligeable aux yeux des blancs qui ont conquis leurs terres. Seuls deux textes les mettent encore en scène. En revanche, on y trouve également d'excellentes nouvelles, dont "3h10 pour Yuma" qui a donné lieu à un long métrage dans les années cinquante, ainsi qu'à un remake plutôt réussi avec Russel Crowe et Christian Bale (2008). Ceux qui ont vu cette dernière adaptation seront d'ailleurs surpris par les modifications apportées par les scénaristes (en réalité la nouvelle se résume à la bataille finale, celle qui conduit le prisonnier jusqu'au wagon pénitentiaire). Pour le reste, les ingrédients sont toujours les mêmes. L'Ouest d'Elmore Leonard est un territoire âpre et aride, peuplé d'hommes rudes et impitoyables, la moindre faiblesse y est sanctionnée par la mort, violente et expéditive. De justice il n'y a guère, sinon celle que l'on s'arroge à la force des poings ou bien encore celle qui pointe au bout du canon des revolvers. Plus que les hommes, les femmes souffrent encore davantage dans ces contrées hostiles où la force (physique et mentale) est une condition nécessaire pour la survie. Sans doute est-ce la raison pour laquelle "La femme de l'éleveur" apparaît comme l'un des textes les plus touchants de cette intégrale, malgré une légère touche de machisme (la femme a évidemment besoin d'être protégée). Ce monde est aussi celui des adultes, en dépit du texte mentionné précédemment et de "Le gamin", on croise peu d'enfants dans les nouvelles d'Elmore Leonard, il faut dire que leur sort n'est guère enviable et leurs parents sont leur seule protection ; forcément, lorsqu'ils meurent leur situation apparaît fort délicate.


Genre tombé en désuétude, le western a pourtant encore de beaux restes et l'on ne peut que féliciter Rivages/noir d'avoir entrepris l'édition de cette intégrale, qui vient s'ajouter aux autres romans western d'Elmore Leonard (Hombre, Les chasseurs de prime, Valdez arrive...) pour former un tableau sombre et contrasté du grand ouest américain. Certes, cette littérature apparaît dans certains cas un peu datée, l'auteur y prône des valeurs très traditionnelles comme le courage, la rectitude, la force du travail (chez l'auteur l'homme est toujours un self-made man), mais il sait aussi pointer les faiblesses de l'homme et, à l'occasion, égratigner quelques-uns de ces beaux mythes sur lesquels s'est construite l'histoire fantasmée de l'Amérique. A ceux que le western fait rêver, avec ses cow-boys solitaires, shérifs héroïques et autres desperados de grand chemin, Elmore Leonard oppose sa propre vision de la conquête de l'Ouest, dure, injuste et brutale. De cette terrible vision, émergent quelques grands textes, portés par une rare force d'évocation, servis par une écriture dépouillée d'une extrême efficacité, soutenus par une plume d'une rare humanité. Si vous aimez le bon western, vous ne pouvez pas passer à côté de cette intégrale, d'ailleurs vous l'avez déjà.

jeudi 4 février 2010

Bienvenue chez les sorciers : Courtney Crumrin, de Ted Naifeh

Courtney est une petite fille au sale caractère. TRES sale caractère. Elle n'aime personne, et tout le monde le lui rend bien. Ses parents sont idiots et désespérément normaux. Ce qui n'est pas le cas de son grand-oncle, dont personne ne se souvient de l'âge, et qui invite son neveu, le père de Courtney, à s'installer chez lui, dans un quartier huppé. Soit-disant trop vieux pour vivre seul. Qu'il dit.
Dans le grand manoir, Courtney sent des choses... étranges. Le Monstre Tapi au Pied du Lit de son imagination enfantine prendrait-il vie ? Et les grimoires du vieil oncle ont un charme très particulier... Courtney n'a pas froid aux yeux, mais il faut bien avouer que la demeure est un peu angoissante, et l'oncle pas très rassurant, en fait.
Bienvenue dans le monde des sorciers et sorcières, côté grinçant, où le bien et le mal s’entremêlent délicieusement, où la bonne et brave morale est particulièrement absente. L'ambigüité permanente des personnages de cette saga a quelque chose de rafraichissant. Ne cherchez surtout pas à catégoriser, rien ici n'est simple, et pourtant tout est limpide. Du grand art !
Le graphisme angulaire en noir et blanc de Ted Naifeh n'est pas pour rien dans l'atmosphère ténébreuse qui se dégage de la bande dessinée. On n'aimerait tout de même pas rencontrer ses créatures au coin du bois. Quoique... comme Courtney, une irrépressible curiosité nous pousse à aller vérifier si tous ces monstres, ces fées et autres créatures de la nuit sont bien aussi méchants qu'on le dit...
Ceci dit, un conseil : avant de vous lancer dans l'aventure, assurez qu'Oncle Aloysius veille sur vous, à peine de vous faire dévorer par le premier hobgobelin venu, ou tomber sous le charme du petit changelin des voisins...
A ce jour la saga compte quatre tomes plus les aventures du jeune Aloysius. La seule déception, ce sont les couvertures de la seconde édition : les premières étaient bien plus alléchantes à mon goût.

lundi 1 février 2010

Document historique : Interrogatoires, de Dashiell Hammett


Juste avant la réédition chez Quarto Gallimard des cinq romans de Dashiell Hammett, proposés dans une nouvelle traduction plus fidèle aux textes originaux, les éditions Allia ont eu l'excellente idée d'éditer un petit livre qui ne paye pas de mine (96 pages pour 3€), mais qui recèle trois petits trésors pour les admirateurs de Dashiell Hammett et, accessoirement, pour les historiens en herbe. Il s'agit de la retranscription des trois interrogatoires de l'écrivain, poursuivi dans les années cinquante par les sbires de la commission Mc Carthy. Pour avoir présidé durant plusieurs années le Civil Rights Congress de New York, une organisation très proche du mouvement communiste américain qui servait notamment de fonds de cautionnement pour les citoyens de gauche poursuivis par Mc Carthy, Dashiell Hammett fut au même titre que nombre d'artistes "rouges" littéralement cloué au pilori. Son statut d'écrivain célèbre et adulé ne lui fut d'ailleurs pas d'un grand secours et à l'issue de son témoignage devant la cour d'appel de New York, le 9 juillet 1951 (premier document proposé dans cette édition), il fut condamné à six mois de prison ferme pour outrage à magistrat. Convoqué comme témoin, Hammett dut faire face à des juges pour qui l'affaire était entendue et qui disposaient de toutes les pièces à convictions nécessaires pour instruire le dossier. Bien décidé à ne rien lâcher, mais à ne pas mentir pour autant, Dashiell Hammett se retranche derrière le cinquième amendement de la constitution américaine. Une stratégie qui transforme cet interrogatoire en dialogue de sourd.

"Q : Mr Hammett, est-il exact que vous êtes un des cinq administrateurs du fonds de cautionnement du Congress of Civil Rights ?
R : Je refuse de répondre à cette question car la réponse pourrait me porter préjudice. Je fais valoir mes droits garantis par le cinquième amendement"


Quelques pages plus loin :

"Q : En référence à ce procès-verbal en date du 14 novembre 1949 que je vous ai lu, remarquez-vous la présence de plusieurs initiales dans la marge gauche ? Quatre pour être précis ?
R : Oui
Q : Les connaissez-vous ?
R : Je refuse de répondre à cela - mais j'aimerais, avant de refuser de répondre, poser cette question : est-ce que je les reconnais comme étant des initiales ? Je dirais que oui."


En adoptant cette tactique, Hammett se protège moins qu'il n'assure en réalité la sécurité de quatre dirigeants du mouvement communiste, inculpés puis libérés sous caution (caution payée par le Civil Rights Congress), mais qui ne se présentèrent jamais à la convocation de la justice au début du mois de juillet 1951. Soit quelques jours seulement avant l'interrogatoire de l'écrivain. Ainsi, il ne dévoile rien des informations qu'il pourrait détenir et évite par la même occasion de se parjurer. Pour autant, la cour ne s'y trompe pas et le condamne à une peine de prison de six mois pour outrage à magistrat. Il en purgera cinq, bénéficiant d'un mois de remise de peine pour bonne conduite.

Deux ans plus tard, le 24 mars 1953, Dashiell Hammett est convoqué comme témoin/accusé devant la sous-commission sénatoriale permanente sur les enquêtes de la commission des affaires gouvernementales (nom barbare qui désigne la juridiction d'exception présidée par le sénateur Mc Carthy). Il s'agit d'une audience préparatoire à huis-clos puisque Dashiell Hammett devra témoigner officiellement le 26 mars. Ce document est inédit et n'a été rendu public qu'en janvier 2003. Cette fois les enjeux sont différents, Hammett a déjà été condamné et les informations qu'il pourrait détenir sont moins sensibles, mais il doit désormais faire face directement à la commission Mc Carthy. Les questions ne tournent plus autour du Civil Rights Congress, car en réalité Mc Carthy veut punir Hammett d'une manière différente et il s'attaque donc à l'oeuvre de l'auteur américain, qu'il souhaite purement et simplement faire interdire (ce qui priverait l'écrivain de sa seule source de revenus). La plupart des questions sont donc centrées sur ses activités d'écrivain, sur le contenu de ses romans et nouvelles, sur ses contrats et ses droits d'auteur... La défense d'Hammett est moins fermée et il répond à la plupart des questions de manière directe et factuelle, se retranchant uniquement derrière le cinquième amendement lorsque les questions se font plus perverses ou insidieuses (l'un des sénateurs présents lui demande par exemple très directement s'il est communiste).
Globalement cet interrogatoire recoupe celui qui se tient le 26 mars 1953. Cette fois l'audience est publique et le sénateur Mc Carthy préside la séance. Hammett suit la même ligne de défense qu'à l'occasion de l'audience préparatoire, mais alors que le premier interrogatoire d'Hammett se situait essentiellement sur un plan juridique, celui-ci glisse de manière attendue sur le plan purement idéologique. Pour Mc Carthy, toute oeuvre écrite par un sympathisant communiste est forcément de nature propagandiste et c'est ce qu'il tente de faire avouer à Hammett, qui patiemment désamorce chaque piège tendu par les membres de la commission.

"Q : Vous êtes écrivain ? Est-ce exact ?
R : C'est exact.
Q : Et vous êtes l'auteur d'un certain nombre de romans policiers plutôt connus. Est-ce exact ?
R : C'est exact.
Q : En plus de cela vous avez écrit à vos débuts, je crois, sur certaines questions sociales. Est-ce exact ?
R : Eh bien... j'ai écrit des nouvelles qui peuvent être - vous savez... il est impossible d'écrire quoi que ce soit sans prendre position d'une manière ou d'une autre sur les questions sociales."


L'interrogatoire se poursuit sur le même mode jusqu'à la question fatidique.

Q : Voyons, Mr Hammett, quand avez-vous écrit votre premier livre publié ?
R : Mon premier livre était "Moisson rouge". Il a été publié en 1929. Je crois que je l'ai écrit en 1927 ; 1927 ou 1928.
Q : A l'époque où vous l'aviez écrit, étiez-vous membre du Parti communiste ?
R : j'invoque mes droits garantis par le cinquième amendement de la constitution américaine et je refuse de répondre car la réponse pourrait me porter préjudice.

Hammett refuse de répondre aux questions suivantes, qui tentent de lui faire avouer qu'il appartenait au Parti communiste. Mc Carthy intervient alors directement

"Q : Mr Hammett, permettez-moi de vous poser cette question : mettons votre cas de côté, peut-on résumer que tout membre du parti communiste, selon la discipline communiste, fasse d'ordinaire de la propagande pour la cause communiste, peu importe qu'il écrive des romans ou des traités politiques ?
R : Je ne peux pas répondre à ça, car honnêtement je n'en sais rien."


Un peu plus loin on atteint le coeur du problème selon Mc Carthy. Ce dernier annonce que plus de 300 livres de Dashiell Hammett ont été acquis par le département d'Etat, des livres qui sont en réalité dispatchés dans différentes bibliothèques notamment dans les ambassades à l'étranger. Mc Carthy demande alors à combien s'élèvent les droits d'auteur de l'écrivain. Hammett répond de manière directe. Vient alors la question fatidique de Mc Carthy.

"Q : Est-ce qu'une partie de l'argent que vous avez reçu du Département d'Etat s'est retrouvée dans les caisses du parti communiste ?
R : Je refuse de répondre car cette réponse pourrait me porter préjudice".


Evidemment, Hammett n'a jamais reçu directement le moindre centime du Département d'Etat et les droits qu'il touchait sur ses oeuvres lui étaients reversés par son éditeur. Mais la question de la commission est évidemment pernicieuse et tente de faire avouer à Hammett les sommes qu'il a versées à plusieurs reprises au mouvement communiste, dont il était effectivement un sympathisant. Plusieurs milliers de dollars selon ses biographes. Hammett a parfaitement saisi la tactique de la commission et ne lâche absolument rien. Le reste de l'interrogatoire confine donc également au dialogue de sourd, sauf lorsque les questions sont de nature philosophique ou idéologique. On assiste d'ailleurs à quelques passes d'armes étonnantes entre Mc Carthy et Hammett, qu'il serait hélas trop long de retranscrire. A l'issue de cet interrogatoire, Hammett ne sera condamné à aucune peine de prison, mais ses oeuvres seront retirées temporairement des bibliothèques, il faudra l'intervention du président Eisenhower (qui déclara que les romans de Dashiell Hammett ne constituaient pas une menace subversive) pour que ses livres trouvent à nouveau place sur les étagères de bibliothèques américaines.

Passionnant ce livre ne l'est pas, tout du moins pas pour l'amateur de romans policiers, c'est avant tout un témoignage historique qui éclaire l'une des périodes les plus sombres de la vie de Dashiell Hammett et de l'histoire américaine. Pas de révélation fracassante, pas de plaidoirie digne des grandes séries américaines, l'essentiel des échanges est fermé ou purement technique. Seul le dernier interrogatoire soulève des questions réellement idéologiques. On touche pourtant du doigt l'un des aspects fondamentaux du Mc Carthysme, une chasse aux sorcières fondée sur un délire sécuritaire totalement paranoïaque et une grande incompréhension de la nature du mouvement communiste américain. Pour aller plus loin on pourra également lire les mémoires passionnantes et bien plus complètes de l'écrivain Howard Fast, "Mémoires d'un rouge", qui retranscrit également à cette occasion (mais de mémoire) son propre interrogatoire devant la commission Mc Carthy.

mercredi 20 janvier 2010

Cri de rage : Gomorra, de Roberto Saviano


Gomorra, c'est d'abord un cri de rage, une gifle dans la figure, un étalage des turpitudes inimaginables qu'endurent la Campanie et ses habitants sous le joug des clans mafieux.
La mafia, certains trouvent ça romantique, les plus jeunes peuvent être fascinés par la violence et le pouvoir qui s'en dégagent. La vérité c'est que la mafia, spécialement la Camorra, est un monstre qui dévore tout sur son passage : les humains, la terre, l'argent, l'espoir. La vérité c'est que la mafia se bâtit chaque jour sur un tas de cadavres : ceux de ses hommes et de ses femmes tués dans les guerres de clans ; de ses sbires chair à Kalachnikov ; de ses victimes qui ont refusé d'obéir ou de se taire ; des passants pris dans la fusillades ; des ouvriers et de leurs conditions de travail infâmes ; des habitants de la Campanie cancéreux à cause de leur terre polluée ; des drogués qui trouvent dans la banlieue de Naples de quoi satisfaire leur dépendance à prix abordable.
Mieux qu'une pieuvre, la Camorra est une hydre : pour chaque tête coupée, un ou deux autres poussent, vigoureuses, jeunes, au sang neuf, toujours prêtes à tout. A ce jour seuls les moins de 14 ans sont épargnés. Les autres se partagent en deux races : les gagnants - les membres des clans - et les perdants - tous les autres, qu'ils travaillent ou non pour la mafia. Rien ne doit entraver le business. Dans le court laps de temps qui leur est alloué avant la mort ou la prison, les parrains accumulent des sommes gigantesques en s’accaparant les trafics les plus juteux et en les combinant à des affaires plus ou moins légales.

Roberto Saviano présente la mafia sans fard, dégoulinante de sang, s'attaquant à toutes les branches de l'économie pourvu qu'elles soient rentables, avec leurs propres règles : monopoles imposés, pas de taxes, corruption, intimidation, meurtres.
Il dit les noms, les trafics, les morts. Il enrage d'impuissance. Quand il décrit un destin individuel, c'est pour mieux décortiquer la machine d'oppression et de mort de la mafia, qui a enfermé la Campanie dans la peur et qui gangrène le monde entier, à commencer par l'Espagne et l'Écosse, jusqu'à l'Orient le plus lointain.
Il montre ce qu'il a observé sur sa terre natale, le désespoir des hommes de là-bas où la seule manière d'en finir est de fuir ou de se soumettre, sous peine de mort. Il montre que la lutte est possible, mais qu'en l'absence d'un improbable Hercule, c'est plutôt le travail de petits Sisyphes, qui donne l'apparence de piqûres d'abeilles sur le cuir des bufflonnes.

Gomorra mérite son succès. Roberto Saviano, en toute connaissance de cause, a pris un risque mortel en l'écrivant et en le publiant. Peut-être était-ce le seul moyen pour lui de garder un peu d'espoir ?