Une fois n'est pas coutume, voici un petit compte-rendu de concert. Rien à voir avec la littérature, mais c'est pas grave, c'est mon blog, je fais ce que je veux.
Peut-être serait-il utile de préciser que cette soirée commença sous les meilleures auspices, et ce, dès notre arrivée à Biarritz (après deux petites heures de route, "All Original" de John Primer à fond dans la bagnole). Hop, zéro souci pour se garer, nous sortons de la voiture et tombons quelques centaines de mètres plus loin sur le staff quasiment complet du Chicago blues Living History : Lurrie Bell, John Primer, Billy Boyd Arnold et leurs sidemen sont sur le point d'entrer dans le restaurant qui fait face à la salle de concert. Ni une ni deux, nous interpelons Lurrie Bell que mon pote a déjà rencontré dans un club de blues de Mexico. Coup de bol, Lurrie Bell se souvient de lui. Après force poignées de mains et rires bien sonores (quelle voix), Lurrie nous propose de manger avec eux. Le restau est quasiment complet mais les serveurs nous font une petite place en approchant une table, je suis coincé entre le mur et Billy Boy Arnold, le bassiste Felton Crews est en face et j'ai juste à tendre la main pour serrer la pogne de John Primer (pincez-moi je rêve ! Nom de Dieu, je bouffe avec des légendes vivantes du blues !).
Les musiciens engagent la conversation avec nous de manière très amicale, les présentations étant faites officiellement ils commencent à blaguer sur la bouffe du restaurant (la carte leur paraît pour le moins obscure) et nous leur expliquons dans un anglais approximatif les subtilités de la gastronomie locale. Billy Boy est très silencieux, visiblement fatigué (ou concentré), il ferme les yeux et prend un peu de repos en attendant que sa salade et son orangina (Billy avait commandé un Fanta, mais le serveur désappointé n'en a pas) arrivent, je n'ose pas le déranger ; de toute façon je suis un peu intimidé et mon anglais devient très confus. Je me contente d'écouter. Bonne grosse poilade lorsque les plats arrivent, Felton Crews et John Primer ont commandé une Burger salade et voient arriver une salade de chèvre chaud, sympathique mais assez éloignée de ce qu'ils avaient imaginé. Le reste du repas se déroule dans un bouhaha indescriptible, les grosses voix de bluesman c'est pas ce qu'il y a de plus discret et le rire de Lurrie Bell est assez indescriptible, John Primer est également doté d'un sacré sens de l'humour et d'une patate d'enfer. Il est vraiment très sympa et très abordable. Tous semblent avoir un immense respect pour Billy Boy Arnold et se montrent très prévenant avec la légende du blues. Certains seront sans doute déçus d'apprendre que ces messieurs de Chicago tournent au coca, seul Felton Crews ose un petit blanc sec pour accompagner sa salade. Tout cela paraît bien raisonnable.
8h15, nous devons quitter la table pour aller prendre possession de nos places, j'en profite juste pour me faire dédicacer "All Original" par John Primer, il parait tout étonné et me demande si le disque est commercialisé en France et si on le trouve chez les disquaires de quartier. Je lui explique que j'ai été obligé de l'acheter sur le Net. Mon stylo marche mal et John est obligé de s'y reprendre à deux reprises, mais j'ai mon autographe. J'ai apporté ma sangle de guitare, mais n'ayant pas de marqueur je décide de laisser tomber, peut-être que lors de la séance de dédicaces je mettrai la main sur un stylo de meilleure qualité.
8h25, nous entrons dans la salle, loin d'être comble. C'est très confortable, mais l'atmosphère ne nous parait pas très propice au blues, c'est trop clean, trop feutré, on a l'impression d'être au théâtre. La moyenne d'âge est assez élevée pour un concert et frôle la soixantaine. Il y a tout de même quelques trentenaires disséminés dans la salle. C'est très BCBG. Heureusement qu'il y a des bêtes de scène pour réveiller ce petit club du troisième âge un peu collé-monté.Mathew Skoller déboule sur la scène à 8h30 pétantes sous des applaudissements assez timides. Il présente le show en français, de manière très pro et très pédagogique et introduit les musiciens du groupe. Billy Boy Arnold fait son entrée sur la scène, là aussi les applaudissements sont discrets, j'ai l'impression d'être le seul à m'exciter sur mon siège. Je suis déjà debout à applaudir, les gens doivent me prendre pour un fêlé.
Billy semble avoir retrouvé un peu d'énergie, mais le poids des années est bien là, son jeu à l'harmonica est assez doux, très classe et sa voix a gardé toute sa jeunesse et son timbre, j'ai l'impression de remonter le temps. Après trois titres, il cède la place à John Primer, qui se charge de réveiller la salle.Quel showman, quelle énergie et surtout quel jeu de guitare, à la fois puissant et subtil. Il est en parfaite harmonie avec ses musiciens et sait habilement s'effacer pour laisser la place à Mathew Skoller (harmo) ou Johnn Iguana (piano/orgue). Et en plus il a l'air de s'amuser comme un fou, bouge dans tous les sens et fait même le pitre, mais sans jamais tomber dans le démonstratif inutile. Un musicien assurément très communicatif et que l'on pourrait écouter pendant trois heures sans se lasser. Hélas, au bout de trois morceaux, il quitte la scène au profit de Billy Branch, impeccable et tout aussi énergique. Son jeu à l'harmo est puissant et énergique, le bonhomme est en forme. C'est au tour de Carlos Johnson d'entrer en scène. Il a pris pas mal de kilos ces dernières années et semble souffrir de la hanche, d'ailleurs un tabouret est prévu pour lui sur la scène. Carlos lance quelques blagues avant de jouer, ça fonctionne bien, le public est déjà conquis par son charme, mais il n'a encore rien vu car Johnson a encore du feu entre les mains. Pourtant son premier titre est un blues très lent, très doux (micros quasiment au minimum), cristallin, il faut tendre l'oreille tellement le volume de la musique est bas (le groupe assure derrière). Ses doigts semblent effleurer les cordes de la guitare, il caresse son instrument avec un touché extraordinaire dans un jeu proche de BB King. Et puis progressivement la sauce monte (le volume des micros également) dans un déferlement de notes assénées avec une puissance et un doigté extraordinaires. Quelle dynamique, quelle maestria, quelle retenue, quelle puissance, quelle variété dans les solos ! Rien à dire, Carlos Johnson est un maître, hélas quasiment inconnu par chez nous. On voudrait que ça dure encore et encore, mais il faut laisser la place à Lurrie Bell.
Dur de passer après Johnson, d'autant plus que le son de son instrument parait un peu brouillon, les notes graves entrent en résonance avec la batterie et son micro est placé trop haut (Lurrie a les paroles accrochées sous son micro et baisse donc le menton quand il chante un modeste Dust My Broom), l'harmoniciste est obligé par conséquent de lui baisser son pied de micro à la fin du premier titre ; les deux morceaux suivants sont plus convaincants et la voix de Lurrie semble se libérer, son jeu de guitare également prend de l'ampleur, mais le son est hélas relativement médiocre. Mais le bonhomme fait son boulot et, sans montrer toute l'étendue de son talent, laisse apercevoir le bluesman qu'il a pu être.
Fin du concert après un dernier rappel, avec tout le band sur la scène. Quatre guitaristes, trois harmonicistes plus le bassiste, le batteur (extraordinaire) et le clavier, ça fait du monde et l'ensemble parait un peu brouillon, mais c'est sympa, et au bout d'une minute et des poussières la dynamique se met en place. John Primer est toujours aussi bien placé et ses interventions sont d'une pertinence tout à fait à propos, Carlos Johnson sort évidemment son épingle du jeu, le reste est pas mal non plus et le groupe fait les honneurs à Billy Boy Arnold. Magistral !
Après un tonnerre d'applaudissements, le groupe commence à ranger le matos et nous attendons que le public ait quitté la salle pour aller les remercier, c'est l'occasion de serrer les pognes de Billy Branch et Carlos Johnson, que nous n'avions pas vus au repas. Billy et Carlos se souviennent également de mon pote JD et de leur prestation de Mexico, ils blaguent en souvenir du bon vieux temps, demandent des nouvelles de quelques connaissances et nous proposent de les accompagner à la séance de dédicace. Il y a une vingtaine de personnes qui attendent les autographes de Billy Boy Arnold, Carlos Johnson et Billy Branch (John Primer et Lurrie Bell se sont déjà éclipsés). Nous attendons à nouveau la fin de la séance pour faire signer nos CD et prendre quelques photos en leur compagnie, j'en profite pour faire dédicacer ma sangle de guitare, c'est la classe... je crois que je vais faire quelques jaloux à la prochaine répète.
Les musiciens semblent fatigués et demain matin ils prennent l'avion assez tôt pour Paris, Billy Branch décline notre offre d'aller boire un canon dans un bar du coin. Tant pis, après quelques poignées de mains et une invitation de Carlos à venir faire un tour à Chicago pour taper le boeuf, nous les quittons déjà bien contents d'avoir pu les côtoyer aussi longtemps. Nous décidons tout de même d'aller boire un coup avant de reprendre la route (sans alcool pour moi, hélas, puisque je conduis). Quelques minutes plus tard, Billy Boy Arnold nous salue amicalement alors que nous sommes en terrasse, puis s'enfonce dans la nuit pour regagner son hôtel, silhouette élégante et frêle éclairée fugitivement par les néons des bars et les phares des voitures. Deux minutes plus tard, c'est Carlos Johnson et Billy Branch (accompagné visiblement de sa femme) qui descendent la rue. Billy nous salue, mais Carlos traverse carrément la rue et lance à la cantonade qu'il a une petite soif. Finalement nous nous retrouvons tous ensemble dans la brasserie, pour une petite discussion d'un peu plus d'une heure sur des sujets assez variés (comme on doute de rien, nous faisons écouter notre reprise de "That Same thing" à Billy et Carlos, qui semblent surtout apprécier la plastique de notre ancienne chanteuse). Carlos me demande quelles sont les mes préférences en matière de blues et mes influences, je lui montre la playlist de mon téléphone et Billy et lui commentent gentiment mes goûts (oh, tiens, j'ai enregistré un disque avec Junior Wells ; ah ouais, avec Kenny Neal aussi, il est sympa Kenny). Soudain, Carlos bloque sur Magic Slim et me demande de lui faire écouter son dernier album, la sortie HP du téléphone étant minable, Billy sort deux mini enceintes de son sac et nous discutons tout en écoutant "Raising the bar" pendant que Carlos bouge au rythme du shuffle en sirotant une vodka tonic. Billy s'engage soudain dans une discussion plus sérieuse sur la politique et le racisme, nous pose des questions sur la situation en France et sur la manière dont nous percevons Obama. On en vient même à parler philosophie. Incroyable.
Vers une heure du matin, je donne le signal du départ car je commence à fatiguer et j'ai deux bonnes heures de route devant moi. Après de longues et chaleureuses poignées de mains, quelques mots sympas et une nouvelle invitation à Chicago, nous les quittons avec regret. Carlos nous donne même l'accolade. J'ai l'impression de rêver. Je veux que tous les concerts se déroulent de cette manière.
Et hop, la cerise sur le gateau !
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dimanche 20 novembre 2011
samedi 5 novembre 2011
Fantasy de haute volée : Le dragon Griaule, de Lucius Shepard
Avec le décès de Jacques Chambon en 2003, éditeur attitré de Lucius Shepard en France, les fans de l’écrivain américain pouvaient craindre le pire. C’était sans compter sur le travail de Jean-Daniel Brèque, son traducteur, et des éditions du Bélial, qui depuis 2005 ont entrepris de publier les meilleurs textes de Shepard. Après deux recueils de nouvelles et un court roman relevant très clairement du fantastique, registre de prédilection de l’auteur, Le Bélial édite un recueil de nouvelles de fantasy, une sorte de méta-roman comme le spécifie la quatrième de couverture, regroupant les textes du dragon Griaule. La génèse de cet univers remonte à la publication en 1987 du recueil Le chasseur de jaguar, dans lequel figure “L’homme qui peignit le dragon Griaule”, une nouvelle de grande qualité mais qui dans l’esprit de son auteur ne devait pas donner lieu à une suite. C’était sans compter sur les fans et sur la pression des éditeurs, qui réclamèrent régulièrement d’autres textes se déroulant dans cet univers. Visiblement peu enthousiaste à l’idée de renouer avec Griaule (du moins en ce qui concerne les trois textes les plus récents), mais paradoxalement assez inspiré, Lucius Shepard a imaginé finalement les six récits qui composent cet excellent recueil, accompagnés dans la présente édition d’une postface brève mais éclairante.
“Je ne crois pas que Griaule pourrait percevoir une menace dans un processus aussi subtil que l’art, leur dit Meric. Nous procéderons comme si nous allions l’illustrer, orner son flanc d’une authentique vision, alors que cependant nous l’empoisonnerons avec la peinture”.
Seul texte à ne pas être inédit, “L’homme qui peignit le dragon Griaule” a néanmoins bénéficié d’une nouvelle traduction de la part de Jean-Daniel Brèque, gage par conséquent d’une certaine unité, voire d’une harmonie stylistique avec les textes plus récemment traduits. Le choix de débuter le recueil par cette longue nouvelle s’imposait donc sur le plan éditorial à défaut de l’être sur le plan de la chronologie pure. Dans la postface, Shepard souligne avec une malice légèrement teintée d’ironie à quel point la fantasy l’irrite, on peut par conséquent être étonné qu’il ait choisi l’un des symboles les plus puissamment évocateurs de cette littérature pour le reprendre à son compte (dans sa postface il explique qu’un petit joint fumé à l’ombre d’un arbre lui aurait donné cette idée saugrenue). Mais lorsque Lucius Shepard écrit de la fantasy il ne fait rien comme les autres et c’est avec un malin plaisir qu’il s’éloigne des codes du genre, voire les détourne à des fins insoupçonnées. Griaule est le nom d’un dragon géant, une bête énorme, sans équivalent, mais définitivement réduite à l’impuissance par un charme jeté par un magicien intrépide. Depuis des siècles Griaule n’est qu’une masse informe parfaitement intégrée dans le paysage, sur ses flancs pousse une végétation dense et pleine de vigueur, si bien que le voyageur égaré confond aisément le dos du dragon avec les collines environnantes. Dans ses entrailles rodent quelque bête fabuleuse qui participe à l’étrange écosystème de Griaule ou des parasites qu’il ne fait pas bon croiser au détour d’un chemin. Bien que la plupart des dragons aient disparu de la surface de la Terre et relèvent partout ailleurs de la légende, l’homme s’est accoutumé à cette étrangeté, une ville, Téocinte, s’est développée à proximité et sur son dos les chasseurs d’écailles ont érigé un véritable village. Mais si le corps du dragon est frappé de léthargie, son esprit est toujours vivace et son influence façonne la vie des hommes et des femmes qui vivent à proximité et qu’il soumet à sa volonté insidieuse. Las de voir leur destin régi par un reptile à moitié fossilisé, fut-il le plus grand dragon de son espèce, les autorités locales cherchent un moyen de le tuer définitivement. Les projets ne manquent pas, mais finalement la patience des hommes aura raison de la volonté du dragon, à moins que cet étrange plan, qui consiste à peindre intégralement le corps de Griaule en espérant que les toxines contenues dans la peinture aient raison de son métabolisme, ne soit un énième avatar de ses obscurs desseins. Histoire d’amour empreinte d’une profonde mélancolie tout autant que fable sur la politique comme objet de manipulation des masses (ou le contraire), on serait tenté de croire que dans ce jeu de dupes, qui consiste à tromper l’adversaire en permanence, l’art puisse puisse fonctionner comme un vecteur de subversion. Un moyen d’échapper à ce contrôle et de libérer la parole tout autant que l’action politique. Ce serait bien trop simple, voire simpliste, et bien que Shepard joue constamment sur cette cruelle ambiguïté, le lecteur ne préservera pas bien longtemps ses illusions.
Un peu moins convaincante sur le fond et sur la forme, “La fille du chasseur d’écailles” n’en contient pas moins quelques thèmes intéressants. Après avoir subi une tentative de viol, une jeune femme réputée pour sa beauté et ses moeurs quelque peu légères, est contrainte de fuir dans les profondeurs des entrailles de Griaule, afin d’échapper à ses poursuivants. Catherine découvre un monde dont elle ne soupçonnait pas l’existence, dans ces cavernes de chair, des êtres humains dégénérés vivent en symbiose avec le dragon, le débarrassent de ses parasites internes en échange de sa chaleur et de sa protection. Prisonnière de Griaule, qui semble lui réserver un destin bien particulier, Catherine vit recluse dans cet étrange écosystème, apprend à connaître à force d’études et de patience la physiologie de la bête, les étranges facultés des substances qu’il sécrète, des plantes ou des animaux parasites qui peuplent ses entrailles. Catherine prend conscience peu à peu du rôle que Griaule lui a attribué et dans quelle mesure le dragon la manipule et s’insinue dans son esprit pour réaliser ses propres desseins. Lente plongée dans un monde organique fascinant mais étouffant, cette nouvelle est l’occasion de découvrir un autre aspect de Griaule et de son pouvoir de suggestion, peu à peu se dessine un plan, que l’on peine à comprendre mais dont lentement se matérialisent les contours, avec pour corollaire l’idée que pour un monstre de son envergure, les humains ne sont rien d’autre que des pions.
“Au cas où vous en douteriez, je vous prie de réfléchir à tout ce que vous avez appris à ce jour : vous comprendrez de quoi j’étais capable lorsque je n’avais aucun pouvoir et je vous laisse imaginer ce qui pourrait se passer à présent que j’en ai beaucoup.”
Manipulation, pouvoir,, libre-arbitre, révolte. Des thèmes qui constituent le fil directeur de ce recueil et qui sont à nouveau au coeur de la nouvelle “Le père des pierres”, un récit qui fonctionne comme une enquête policière. Un avocat est chargé d’assurer la défense d’un lapidaire responsable du meurtre de Mardo Zemaille, grand prêtre du temple du dragon, une secte qui rêve de redonner vie au sorcier responsable du sort de Griaule. Retrouvé près du corps du prêtre et de l’arme du crime (une gemme d’une taille et d’une qualité exceptionnelles), l’homme affirme qu’il n’a pas agi pour se venger de Zemaille, qu’il accusait jusqu’à lors d’avoir dévoyé sa fille, mais sur injonction de Griaule, qui souhaitait par son intermédiaire se débarrasser d’une menace. Le récit, psychologique et sulfureux, est centré sur l’enquête menée par l’avocat, dont on comprend rapidement qu’il est manipulé par les deux partis.
Tout comme le texte précédent, “La maison du menteur” se déroule à une époque indéterminée, loin dans le passé si l’on en croit le récit qui met en scène les amours entre un truand un tantinet rustique et une femme-dragonne. Deux êtres à priori totalement contrôlés par le dragon endormi, lui-même aiguillonné par un instinct qui lui intime de se reproduire (pas facile lorsqu’on mesure plus de mille mètres de long et que l’on est endormi depuis des siècles). L’homme n’est ici plus seulement manipulé par le dragon, il incarne Griaule sous une forme humaine et sa semence donnera naissance à un véritable dragon. Le thème de la manipulation s’efface d’ailleurs face à une histoire d’amour impossible entre deux individus que tout oppose (impossible de par leur nature, mais également impossible au regard des hommes), incapables de distinguer leurs sentiments de leurs instincts. Sorte de parabole sur le droit à la différence et sur l’intolérance des hommes, “La maison du menteur” est un très beau texte qui montre Griaule sous son aspect le moins sombre et l’humanité sous celui qui est le sien depuis toujours, à savoir cruelle et stupide.
“Mais c’est vrai ! J’ai été manipulé ! Griaule s’est servi de moi !
L’autre parut réfléchir sérieusement à cette hypothèse. C’est possible, dit-il finalement. En fait c’est même probable, j’imagine.
Cette déclaration fut loin de susciter l’enthousiasme de la foule.
Mais il y a un problème... reprit le blond avec un sourire. On ne peut pas pendre Griaule, pas vrai ? Alors tu vas payer à sa place.”
On passera un peu plus rapidement sur “L’écaille de Taborin”, une nouvelle non dénuée de qualités mais curieusement bien moins prenante que les textes précédents. Deux jeunes gens, George le numismate et Sylvia la prostituée, sont transportés dans une dimension parallèle (à moins qu’il ne s’agisse des rêves de Griaule) dans laquelle le dragon est bel et bien vivant et maintient une poignée d’humains sous sa coupe. Ces derniers sont parqués selon le bon vouloir du monstre. George et Sylvia sont donc contraints de (sur)vivre ensemble jusqu’à ce que le dragon leur indique les motifs de leur présence dans cette dimension parallèle. Le texte vaut surtout pour ses dernières pages, dans lesquelles le dragon tente dans un ultime sursaut vital, d’échapper à son funeste destin, avant que la cupidité des hommes ne se charge de découper son cadavre pour en faire des reliques bon marché.
“Ils s’attaquèrent à lui dès le lendemain, tous les profiteurs, les truands et les entrepreneurs, ceux qui avaient des droits sur son cadavre et deux qui n’en avaient aucun. Leur terreur sacrée annihilée par l’avidité, une pulsion presque aussi forte que la peur. Ils grouillèrent bientôt sur sa dépouille, qu’ils découpèrent et dépecèrent, puis ils excavèrent la colline où il avait chu, se lançant à la recherche de son trésor.”
Ultime et dernier texte au sujet du dragon Griaule “Le crâne” est aussi est surtout le morceau de choix de ce recueil. Une petite novella qui confirme le retour d’un Lucius Shepard au sommet de son art. On pouvait penser qu’il manquait à l’auteur ce petit quelque chose d’indéfinissable, cette urgence et cet engagement, qui faisaient toute la force des textes qu’il écrivait dans les années quatre-vingts. Il n’en est rien, Shepard est encore capable d’écrire dans la veine sud-américaine de ses débuts. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que pour ce faire, Lucius Shepard a déplacé le théâtre des opérations dans un pays qui fait furieusement penser au Guatemala et politisé son texte autant que possible. Désormais Griaule est mort et ne subsiste plus que son crâne, déplacé sur le coup de tête d’un petit roi imbus de sa personne jusqu’au Temalagua. Envahi par une végétation luxuriante qui tente de reprendre ses droits, le crâne accueille pourtant une étrange communauté, qui agit de manière discrète et semble répondre à la volonté du dragon, mort depuis plus d’un siècle. L’âme de Griaule habiterait-elle encore ce crâne ? Quels sont ses desseins désormais ? Quel rôle joue la belle Yara, surnommée la endriaga ? L’humanité devra-t-elle à nouveau subir la volonté obscure d’un dragon manipulateur ?
On aurait pu croire qu’en abordant le registre de la fantasy, Lucius Shepard adoucisse son discours et se tourne vers une littérature moins engagée, davantage axée sur le divertissement. Les six textes qui composent ce recueil prouvent à chaque page le contraire. Lucius Shepard reste un auteur profondément ancré dans le réel, fidèle à lui-même il continue d’explorer l’âme humaine et bien évidemment ses nombreux travers. Avec une acuité étonnante et une sensibilité à fleur de peau il observe la société, en dénonce les dérives, toujours à travers le prisme de l’individu, de ses douleurs, de ses erreurs et de ses doutes. Ecrivain politique avant toute chose, Lucius Shepard est encore et toujours un styliste hors pair, doté d’une plume élégante et raffinée. Un écrivain qui échappe à toute classification, à toute tentative d’étiquetage pour maintenir envers et contre tout son cap, celui d’une littérature exigeante et foncièrement originale.
“Je ne crois pas que Griaule pourrait percevoir une menace dans un processus aussi subtil que l’art, leur dit Meric. Nous procéderons comme si nous allions l’illustrer, orner son flanc d’une authentique vision, alors que cependant nous l’empoisonnerons avec la peinture”.
Seul texte à ne pas être inédit, “L’homme qui peignit le dragon Griaule” a néanmoins bénéficié d’une nouvelle traduction de la part de Jean-Daniel Brèque, gage par conséquent d’une certaine unité, voire d’une harmonie stylistique avec les textes plus récemment traduits. Le choix de débuter le recueil par cette longue nouvelle s’imposait donc sur le plan éditorial à défaut de l’être sur le plan de la chronologie pure. Dans la postface, Shepard souligne avec une malice légèrement teintée d’ironie à quel point la fantasy l’irrite, on peut par conséquent être étonné qu’il ait choisi l’un des symboles les plus puissamment évocateurs de cette littérature pour le reprendre à son compte (dans sa postface il explique qu’un petit joint fumé à l’ombre d’un arbre lui aurait donné cette idée saugrenue). Mais lorsque Lucius Shepard écrit de la fantasy il ne fait rien comme les autres et c’est avec un malin plaisir qu’il s’éloigne des codes du genre, voire les détourne à des fins insoupçonnées. Griaule est le nom d’un dragon géant, une bête énorme, sans équivalent, mais définitivement réduite à l’impuissance par un charme jeté par un magicien intrépide. Depuis des siècles Griaule n’est qu’une masse informe parfaitement intégrée dans le paysage, sur ses flancs pousse une végétation dense et pleine de vigueur, si bien que le voyageur égaré confond aisément le dos du dragon avec les collines environnantes. Dans ses entrailles rodent quelque bête fabuleuse qui participe à l’étrange écosystème de Griaule ou des parasites qu’il ne fait pas bon croiser au détour d’un chemin. Bien que la plupart des dragons aient disparu de la surface de la Terre et relèvent partout ailleurs de la légende, l’homme s’est accoutumé à cette étrangeté, une ville, Téocinte, s’est développée à proximité et sur son dos les chasseurs d’écailles ont érigé un véritable village. Mais si le corps du dragon est frappé de léthargie, son esprit est toujours vivace et son influence façonne la vie des hommes et des femmes qui vivent à proximité et qu’il soumet à sa volonté insidieuse. Las de voir leur destin régi par un reptile à moitié fossilisé, fut-il le plus grand dragon de son espèce, les autorités locales cherchent un moyen de le tuer définitivement. Les projets ne manquent pas, mais finalement la patience des hommes aura raison de la volonté du dragon, à moins que cet étrange plan, qui consiste à peindre intégralement le corps de Griaule en espérant que les toxines contenues dans la peinture aient raison de son métabolisme, ne soit un énième avatar de ses obscurs desseins. Histoire d’amour empreinte d’une profonde mélancolie tout autant que fable sur la politique comme objet de manipulation des masses (ou le contraire), on serait tenté de croire que dans ce jeu de dupes, qui consiste à tromper l’adversaire en permanence, l’art puisse puisse fonctionner comme un vecteur de subversion. Un moyen d’échapper à ce contrôle et de libérer la parole tout autant que l’action politique. Ce serait bien trop simple, voire simpliste, et bien que Shepard joue constamment sur cette cruelle ambiguïté, le lecteur ne préservera pas bien longtemps ses illusions.
Un peu moins convaincante sur le fond et sur la forme, “La fille du chasseur d’écailles” n’en contient pas moins quelques thèmes intéressants. Après avoir subi une tentative de viol, une jeune femme réputée pour sa beauté et ses moeurs quelque peu légères, est contrainte de fuir dans les profondeurs des entrailles de Griaule, afin d’échapper à ses poursuivants. Catherine découvre un monde dont elle ne soupçonnait pas l’existence, dans ces cavernes de chair, des êtres humains dégénérés vivent en symbiose avec le dragon, le débarrassent de ses parasites internes en échange de sa chaleur et de sa protection. Prisonnière de Griaule, qui semble lui réserver un destin bien particulier, Catherine vit recluse dans cet étrange écosystème, apprend à connaître à force d’études et de patience la physiologie de la bête, les étranges facultés des substances qu’il sécrète, des plantes ou des animaux parasites qui peuplent ses entrailles. Catherine prend conscience peu à peu du rôle que Griaule lui a attribué et dans quelle mesure le dragon la manipule et s’insinue dans son esprit pour réaliser ses propres desseins. Lente plongée dans un monde organique fascinant mais étouffant, cette nouvelle est l’occasion de découvrir un autre aspect de Griaule et de son pouvoir de suggestion, peu à peu se dessine un plan, que l’on peine à comprendre mais dont lentement se matérialisent les contours, avec pour corollaire l’idée que pour un monstre de son envergure, les humains ne sont rien d’autre que des pions.
“Au cas où vous en douteriez, je vous prie de réfléchir à tout ce que vous avez appris à ce jour : vous comprendrez de quoi j’étais capable lorsque je n’avais aucun pouvoir et je vous laisse imaginer ce qui pourrait se passer à présent que j’en ai beaucoup.”
Manipulation, pouvoir,, libre-arbitre, révolte. Des thèmes qui constituent le fil directeur de ce recueil et qui sont à nouveau au coeur de la nouvelle “Le père des pierres”, un récit qui fonctionne comme une enquête policière. Un avocat est chargé d’assurer la défense d’un lapidaire responsable du meurtre de Mardo Zemaille, grand prêtre du temple du dragon, une secte qui rêve de redonner vie au sorcier responsable du sort de Griaule. Retrouvé près du corps du prêtre et de l’arme du crime (une gemme d’une taille et d’une qualité exceptionnelles), l’homme affirme qu’il n’a pas agi pour se venger de Zemaille, qu’il accusait jusqu’à lors d’avoir dévoyé sa fille, mais sur injonction de Griaule, qui souhaitait par son intermédiaire se débarrasser d’une menace. Le récit, psychologique et sulfureux, est centré sur l’enquête menée par l’avocat, dont on comprend rapidement qu’il est manipulé par les deux partis.
Tout comme le texte précédent, “La maison du menteur” se déroule à une époque indéterminée, loin dans le passé si l’on en croit le récit qui met en scène les amours entre un truand un tantinet rustique et une femme-dragonne. Deux êtres à priori totalement contrôlés par le dragon endormi, lui-même aiguillonné par un instinct qui lui intime de se reproduire (pas facile lorsqu’on mesure plus de mille mètres de long et que l’on est endormi depuis des siècles). L’homme n’est ici plus seulement manipulé par le dragon, il incarne Griaule sous une forme humaine et sa semence donnera naissance à un véritable dragon. Le thème de la manipulation s’efface d’ailleurs face à une histoire d’amour impossible entre deux individus que tout oppose (impossible de par leur nature, mais également impossible au regard des hommes), incapables de distinguer leurs sentiments de leurs instincts. Sorte de parabole sur le droit à la différence et sur l’intolérance des hommes, “La maison du menteur” est un très beau texte qui montre Griaule sous son aspect le moins sombre et l’humanité sous celui qui est le sien depuis toujours, à savoir cruelle et stupide.
“Mais c’est vrai ! J’ai été manipulé ! Griaule s’est servi de moi !
L’autre parut réfléchir sérieusement à cette hypothèse. C’est possible, dit-il finalement. En fait c’est même probable, j’imagine.
Cette déclaration fut loin de susciter l’enthousiasme de la foule.
Mais il y a un problème... reprit le blond avec un sourire. On ne peut pas pendre Griaule, pas vrai ? Alors tu vas payer à sa place.”
On passera un peu plus rapidement sur “L’écaille de Taborin”, une nouvelle non dénuée de qualités mais curieusement bien moins prenante que les textes précédents. Deux jeunes gens, George le numismate et Sylvia la prostituée, sont transportés dans une dimension parallèle (à moins qu’il ne s’agisse des rêves de Griaule) dans laquelle le dragon est bel et bien vivant et maintient une poignée d’humains sous sa coupe. Ces derniers sont parqués selon le bon vouloir du monstre. George et Sylvia sont donc contraints de (sur)vivre ensemble jusqu’à ce que le dragon leur indique les motifs de leur présence dans cette dimension parallèle. Le texte vaut surtout pour ses dernières pages, dans lesquelles le dragon tente dans un ultime sursaut vital, d’échapper à son funeste destin, avant que la cupidité des hommes ne se charge de découper son cadavre pour en faire des reliques bon marché.
“Ils s’attaquèrent à lui dès le lendemain, tous les profiteurs, les truands et les entrepreneurs, ceux qui avaient des droits sur son cadavre et deux qui n’en avaient aucun. Leur terreur sacrée annihilée par l’avidité, une pulsion presque aussi forte que la peur. Ils grouillèrent bientôt sur sa dépouille, qu’ils découpèrent et dépecèrent, puis ils excavèrent la colline où il avait chu, se lançant à la recherche de son trésor.”
Ultime et dernier texte au sujet du dragon Griaule “Le crâne” est aussi est surtout le morceau de choix de ce recueil. Une petite novella qui confirme le retour d’un Lucius Shepard au sommet de son art. On pouvait penser qu’il manquait à l’auteur ce petit quelque chose d’indéfinissable, cette urgence et cet engagement, qui faisaient toute la force des textes qu’il écrivait dans les années quatre-vingts. Il n’en est rien, Shepard est encore capable d’écrire dans la veine sud-américaine de ses débuts. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que pour ce faire, Lucius Shepard a déplacé le théâtre des opérations dans un pays qui fait furieusement penser au Guatemala et politisé son texte autant que possible. Désormais Griaule est mort et ne subsiste plus que son crâne, déplacé sur le coup de tête d’un petit roi imbus de sa personne jusqu’au Temalagua. Envahi par une végétation luxuriante qui tente de reprendre ses droits, le crâne accueille pourtant une étrange communauté, qui agit de manière discrète et semble répondre à la volonté du dragon, mort depuis plus d’un siècle. L’âme de Griaule habiterait-elle encore ce crâne ? Quels sont ses desseins désormais ? Quel rôle joue la belle Yara, surnommée la endriaga ? L’humanité devra-t-elle à nouveau subir la volonté obscure d’un dragon manipulateur ?
On aurait pu croire qu’en abordant le registre de la fantasy, Lucius Shepard adoucisse son discours et se tourne vers une littérature moins engagée, davantage axée sur le divertissement. Les six textes qui composent ce recueil prouvent à chaque page le contraire. Lucius Shepard reste un auteur profondément ancré dans le réel, fidèle à lui-même il continue d’explorer l’âme humaine et bien évidemment ses nombreux travers. Avec une acuité étonnante et une sensibilité à fleur de peau il observe la société, en dénonce les dérives, toujours à travers le prisme de l’individu, de ses douleurs, de ses erreurs et de ses doutes. Ecrivain politique avant toute chose, Lucius Shepard est encore et toujours un styliste hors pair, doté d’une plume élégante et raffinée. Un écrivain qui échappe à toute classification, à toute tentative d’étiquetage pour maintenir envers et contre tout son cap, celui d’une littérature exigeante et foncièrement originale.
lundi 31 octobre 2011
FoxyLadyProject
Ceci est la reprise d'un billet de réflexion de la documentaliste du blog d'à côté, juste pour faire envie à qui-vous-savez
Hier, au festival de la Guitare d'Issoudun, sur le stand du luthier Franck Cheval,
j'ai vu un livre magnifique qui m'a mise au bord de la transe. Son
sujet n'était pas l'objet de mon admiration, bien que ce livre
exceptionnel rassemble une impressionnante collection de guitares. A
gauche, la présentation, à droite la photographie d'une guitare.
Grandeur nature.
Oui,
c'est là que se situe la caractéristique exceptionnelle de ce livre : il
mesure 109 par 47 cm de large, est relié de soie rouge, composé d'un
papier agréable au toucher et qui se feuillette aisément (ce n'est pas
une mince affaire avec des pages d'un demi mètre carré), et la mise en
page est superbe, avec des photographies d'une qualité supérieure. Seule
raison pour laquelle il n'est pas encore dans ma bibliothèque : il
coûte 375 euros (housse, pardon coffret compris : un carton fort, avec
une poignée, estampillé "OUI, CECI EST UN LIVRE"). Pour l'admirer, c'est
là, et en musique (mais ça ne vaut pas le feuilletage en vrai).
Ce livre m'a rappelé les merveilles qu'on trouve dans les bibliothèques : les manuscrits enluminés, mais aussi les 10 volumes de la description d'Égypte,
les reliures des volumes de la bibliothèque du château de Chantilly
(avis aux Picards et aux Francilliens : le château de Chantilly est une
merveille et sa bibliothèque
un paradis de bibliophiles), ou plus contemporains, les derniers
Citadelle & Mazenod de la collection Variation. Plus abordables,
j'aime beaucoup les pages vieux rose des éditions Gaïa, le grain
particulier du papier de certaines publications d'Actes Sud. J'aime bien
les couvertures qui changent de l'ordinaire, comme le petit tas de
laine figurant un mouton sur Qui a tué Glenn ?, celles qui sont en relief, ajourées. J'aime aussi les atlas, les herbiers, les belles mises en pages.
Bref,
l'avenir du livre, c'est de proposer du contenu mis en forme, au
numérique comme en papier, et dans le cas du livre matériel de la mise
en forme qui en fasse un bel objet, une chose à part entière, qu'on a
envie de poser sur une étagère, de mettre sur un lutrin, de tenir dans
la main, de caresser du bout des doigts, qu'on détaille page après page
dans les moindres détails. La dématérialisation apportera avec elle de
nouveaux outils, de nouvelles manières de lire (le dictionnaire intégré,
les hyperliens, le multimédia, et tout ce qu'on n'a pas encore
inventé), et ce sera très bien. Les tablettes et autres liseuses sont
encore un peu chères, mais bientôt à portée de toutes les bourses et
remplaceront le papier dans de nombreux usages. Mais pas le beau livre,
celui qui donne à voir, à toucher autant qu'à lire. Il faut que les
éditeurs jouent de la matérialité comme ils doivent jouer du multimédia
pour proposer autre chose que le contenu brut. Sinon, les auteurs se
passeront d'eux, et ce seront les distributeurs qui prendront le relai.
Les œuvres y perdront un regard critique, et cette mise en forme qui
ajoute toujours au bonheur de lire.
jeudi 27 octobre 2011
Meurtres en Egypte : Les enfants d'Alexandrie, de Françoise Chandernagor
Pour nous changer des affres floridiens, quoi de plus dépaysant que de nous plonger dans l'Antiquité, et dans cette histoire maintes fois visitée : les amours d'Antoine et Cléopâtre. Françoise Chandernagor, qui a su en son temps faire revivre une Maintenon plus vraie que nature, nous entraine cette fois-ci sur les pas de la Reine à nulle autre pareille, par les yeux de sa fille Sélèné. Comme à son habitude, Dame Chandernagor nous offre un roman historique à la trame impeccable, mais avec une atmosphère étonnante. Elle prend le parti d'en appeler à un rêve, vieux procédé littéraire bien oublié, dans lequel son héroïne apparaît, la réclame (en grec ancien !). Elle entremêle parfois au récit des considérations techniques sur la difficulté d'écrire l'histoire, les libertés qu'elle se permet ou qui lui sont soufflées par l'ombre onirique de Sélèné, des fragments d'inventaires d'antiquaires contemporains. Le tout peut sembler parfois un peu déroutant, mais en fin de compte, quel régal pour l'historienne !
Nous voici donc à Alexandrie, quasiment confinés dans le palais où sont élevés les enfants de Cléopâtre. Il y a là Césarion, le fils de Jules César et héritier de la couronne d'Égypte, un tout jeune homme déjà au fait de la politique ; les jumeaux Cléopâtre Sélèné et Hélios Alexandre, et le petit dernier Ptolémée Philadelphe, fruits de des amours de la Reine et de l'Imperator Marc Antoine. Bientôt arrive Antyllus, le fils aîné de Marc Antoine et de sa première épouse Fulvie, et Iotapa, petite princesse mède destinée à épouser Césarion, qui a la consistance d'une ombre. Tout ce petit monde joue, fait des caprices et parfois s'interroge, dans les jambes des nourrices, des pédagogues et de quelques personnages hauts en couleurs. De temps en temps, des choses extraordinaires viennent briser la monotonie de la vie du palais, loin des parents, comme ce voyage en Syrie pour rejoindre Marc Antoine défait par les Parthes. Et puis, au loin, comme un grondement d'orage, la politique recouvre d'un voile inquiétant chacun des gestes des enfants. Enfin, en paroxysme, l'affrontement de Marc Antoine et Octave se termine aussi tragiquement qu'on le dit, et pour les enfants c'est le bouleversement ou la mort. Il n'y a plus qu'à attendre le second tome...
L’immixtion de l'auteure dans le récit m'a un peu gênée au départ. Mais, la dernière page refermée, on espère que Sélèné reviendra hanter Françoise Chandernagor, pour le meilleur. Les Mémoires d'Hadrien restent inégalées, mais Les enfants d'Alexandrie offrent une aussi belle plongée dans le temps que Murena.
mercredi 26 octobre 2011
Polar désespérant : Ile flottante infestée de requins, de Charles Willeford
Surtout connu pour une série de polars se déroulant à Miami et mettant en scène un flic au bout du rouleau mais plutôt fin limier (voir la chronique de Miami Blues, Charles Willeford a commis, avant de mourir sans avoir pu toucher le jackpot, quelques chefs d’oeuvres du roman noir parmi lesquels Combats de coqs, La messe noire du frère Springer et Ile flottante infestée de requins ; ce dernier étant considéré par l’auteur comme son meilleur livre.
La structure même du roman a de quoi dérouter les amateurs d’intrigues classiques bétonnées, les fanatiques de la procédure policière et autres Hercule Poirot en herbe. D’ailleurs, il n’y a pas d’intrigue dans Ile flottante infestée de requins et il n’y a pas non plus le moindre flic. J’en vois déjà qui crient à l’arnaque, mais pas d’inquiétude à avoir, le roman contient son lot de salauds, psychopathes et fêlés de service oeuvrant en toute impunité. D’une certaine manière, Ile flottante infestée de requins rappelle Un tueur sur la route ou bien encore American psycho par sa capacité à incarner la mal et à jouer sur le processus d’identification du lecteur. L’histoire est découpée en quatre récits entrecroisés, ceux de quatre jeunes hommes proches de la trentaines, jeunes, beaux, aisés, célibataires... quatre jeunes imbéciles en somme, qui tuent l’ennui à coups de bières et de commentaires machistes sur la gent féminine à la terrasse d’une piscine. L’alcool et la testostérone aidant nos quatre gaillards se lancent dans un défi insensé, l’un d’entre eux (censé être le bourreau des coeurs de ces dames) devra en moins de deux heures emballer une jeune femme dans le lieu réputé pour être le moins évident en la matière, à savoir un cinéma drive-in, et la ramener chez lui. Sauf que le pari tourne mal. En guise de trophée, c’est une junkie de 14 ans à moitié défoncée que le bellâtre embarque dans sa bagnole. Quelques kilomètres après la sortie du drive-in, l’adolescente vomit une partie de ses tripes sur le tableau de bord et meurt d’une probable overdose. Sauf que nos lascars décident de ne pas prévenir la police et de régler le problème à leur manière, c’est à dire sans beaucoup d’élégance. Les récits suivants permettent de suivre les parcours croisés de ces quatre amis sur une période plus longue, tous semblent s’être parfaitement intégrés à la société et leur aventure d’un soir a été enterrée sous une chape de plomb. Pour résumer assez brièvement, le second protagoniste devra faire face au mari jaloux d’une jeune femme qu’il espérait séduire, mais en guise de nuit d’amour il devra défendre chèrement sa vie dans un jeu de cache cache à travers la ville. Le troisième tentera par tous les moyens d’échapper à l’emprise d’une femme acariâtre, pingre et frigide par dessus le marché. Le quatrième est dans une situation assez similaire, sauf que la femme à laquelle il tentera d’échapper est beaucoup plus âgée que lui, immensément plus riche et incroyablement possessive.
Willeford fait partie de ces écrivains fascinés par Miami, à croire que la ville est un terrain de jeu de prédilection pour les psychopathes refoulés et autres détraqués en tous genres. Mais l’on comprend aisément que la réunion d’ingrédients aussi variés et toxiques que l’argent, la drogue, les filles faciles et un vivier inépuisable de victimes désignées puisse attirer une certaine clientèle criminelle. A vrai dire tout le monde, ou à peu près, semble travailler du chapeau du côté de la Floride et l’on peine parfois à distinguer les bandits des honnêtes gens. Effet de loupe ou prisme déformant d’une réalité fatalement complexe, Willeford dresse le portrait d’une cité infestée de requins prêts à fondre sur une victime au moindre signe de faiblesse. Une ville où quatre “sympathiques” jeunes gens peuvent en quelques minutes se transformer en psychopathes et où la moindre goutte de sang donne le signal de la curée. La Floride n’est donc pas le paradis escompté et ses longues plages de sable fin, ses palmiers, ses plantations d’agrumes et son climat chaud et ensoleillés fonctionnent comme un trompe l’oeil. Mais à la limite on le savait déjà, Willeford arrive en terrain connu et le lecteur n’est pas forcément surpris par cet aspect criminogène du substrat socio-économique floridien ; même s’il a l’art et la manière de le faire. En revanche, on est totalement fasciné par le glissement psychologique des personnages. Au départ simples branleurs célibataires sérieusement travaillés par leurs hormones, Willeford nous permet d’observer par quels processus psychologiques, quatre jeunes gens dans le vent peuvent se transformer en criminels totalement dénués de remords. Une absence totale de culpabilité, une capacité à la prise de décision rapide et au calcul, qui en font d’authentiques psychopathes ignorés. Portraits croisés de quatre jeunes gens “ordinairement dégueulasses”, selon les propres termes de Willeford, Ile flottante infestée de requins est une plongée dans la noirceur de l’âme humaine, un voyage dans la tête de vrais salopards dont on ne sort pas totalement indemne.
La structure même du roman a de quoi dérouter les amateurs d’intrigues classiques bétonnées, les fanatiques de la procédure policière et autres Hercule Poirot en herbe. D’ailleurs, il n’y a pas d’intrigue dans Ile flottante infestée de requins et il n’y a pas non plus le moindre flic. J’en vois déjà qui crient à l’arnaque, mais pas d’inquiétude à avoir, le roman contient son lot de salauds, psychopathes et fêlés de service oeuvrant en toute impunité. D’une certaine manière, Ile flottante infestée de requins rappelle Un tueur sur la route ou bien encore American psycho par sa capacité à incarner la mal et à jouer sur le processus d’identification du lecteur. L’histoire est découpée en quatre récits entrecroisés, ceux de quatre jeunes hommes proches de la trentaines, jeunes, beaux, aisés, célibataires... quatre jeunes imbéciles en somme, qui tuent l’ennui à coups de bières et de commentaires machistes sur la gent féminine à la terrasse d’une piscine. L’alcool et la testostérone aidant nos quatre gaillards se lancent dans un défi insensé, l’un d’entre eux (censé être le bourreau des coeurs de ces dames) devra en moins de deux heures emballer une jeune femme dans le lieu réputé pour être le moins évident en la matière, à savoir un cinéma drive-in, et la ramener chez lui. Sauf que le pari tourne mal. En guise de trophée, c’est une junkie de 14 ans à moitié défoncée que le bellâtre embarque dans sa bagnole. Quelques kilomètres après la sortie du drive-in, l’adolescente vomit une partie de ses tripes sur le tableau de bord et meurt d’une probable overdose. Sauf que nos lascars décident de ne pas prévenir la police et de régler le problème à leur manière, c’est à dire sans beaucoup d’élégance. Les récits suivants permettent de suivre les parcours croisés de ces quatre amis sur une période plus longue, tous semblent s’être parfaitement intégrés à la société et leur aventure d’un soir a été enterrée sous une chape de plomb. Pour résumer assez brièvement, le second protagoniste devra faire face au mari jaloux d’une jeune femme qu’il espérait séduire, mais en guise de nuit d’amour il devra défendre chèrement sa vie dans un jeu de cache cache à travers la ville. Le troisième tentera par tous les moyens d’échapper à l’emprise d’une femme acariâtre, pingre et frigide par dessus le marché. Le quatrième est dans une situation assez similaire, sauf que la femme à laquelle il tentera d’échapper est beaucoup plus âgée que lui, immensément plus riche et incroyablement possessive.
Willeford fait partie de ces écrivains fascinés par Miami, à croire que la ville est un terrain de jeu de prédilection pour les psychopathes refoulés et autres détraqués en tous genres. Mais l’on comprend aisément que la réunion d’ingrédients aussi variés et toxiques que l’argent, la drogue, les filles faciles et un vivier inépuisable de victimes désignées puisse attirer une certaine clientèle criminelle. A vrai dire tout le monde, ou à peu près, semble travailler du chapeau du côté de la Floride et l’on peine parfois à distinguer les bandits des honnêtes gens. Effet de loupe ou prisme déformant d’une réalité fatalement complexe, Willeford dresse le portrait d’une cité infestée de requins prêts à fondre sur une victime au moindre signe de faiblesse. Une ville où quatre “sympathiques” jeunes gens peuvent en quelques minutes se transformer en psychopathes et où la moindre goutte de sang donne le signal de la curée. La Floride n’est donc pas le paradis escompté et ses longues plages de sable fin, ses palmiers, ses plantations d’agrumes et son climat chaud et ensoleillés fonctionnent comme un trompe l’oeil. Mais à la limite on le savait déjà, Willeford arrive en terrain connu et le lecteur n’est pas forcément surpris par cet aspect criminogène du substrat socio-économique floridien ; même s’il a l’art et la manière de le faire. En revanche, on est totalement fasciné par le glissement psychologique des personnages. Au départ simples branleurs célibataires sérieusement travaillés par leurs hormones, Willeford nous permet d’observer par quels processus psychologiques, quatre jeunes gens dans le vent peuvent se transformer en criminels totalement dénués de remords. Une absence totale de culpabilité, une capacité à la prise de décision rapide et au calcul, qui en font d’authentiques psychopathes ignorés. Portraits croisés de quatre jeunes gens “ordinairement dégueulasses”, selon les propres termes de Willeford, Ile flottante infestée de requins est une plongée dans la noirceur de l’âme humaine, un voyage dans la tête de vrais salopards dont on ne sort pas totalement indemne.
vendredi 30 septembre 2011
SF anarchiste (de droite) : Révolte sur la Lune de Robert Heinlein
Auteur déroutant et controversé, Robert Heinlein est un écrivain dont les contours politiques restent difficiles à cerner. C’est que le personnage ne peut être défini comme un bloc monolithique et chacun de ses romans explore l’une de ses personnalités. Comment expliquer en effet que En terre étrangère ait pu exercer une certaine influence dans les milieux hippies des années soixante alors que Etoiles, garde à vous ! valut à Heinlein les foudres de l’intelligentsia de gauche, qui n’y voyait qu’un roman militariste tendance fasciste. Heinlein était-il schizophrène, adepte du grand écart idéologique ou bien un simple auteur de science-fiction à l’imagination fertile et décomplexée ? Certes, il est toujours délicat d’analyser la pensée d’un auteur à travers le prisme de son oeuvre, mais on a peine à retenir la seconde proposition tant ses romans ressemblent à des essais de politique dans lequel l’auteur déroule sa rhétorique avec parfois la subtilité d’un Maccarthy au meilleur de sa forme (Certains passages de Marionnettes humaines font preuve d’un anti-communisme qui fleure bon la paranoïa aigüe). Dans ses mémoires, Isaac Asimov évoque le cas de son ancien ami et souligne l’influence des épouses successives de Robert Heinlein dans l’évolution de sa pensée politique, notamment celle de sa dernière femme issue d’une famille ultra-conservatrice. L’explication a le mérite d’exister, mais elle paraît hautement insuffisante, je ne saurais trop conseiller aux lecteurs avides d’une théorie plus étayée, de lire l’excellent essai de Hugo Bellagamba et Eric Picholles, Solutions non satisfaisantes : une anatomie de Robert Heinlein, nulle doute qu’ils y trouvent une réponse plus solide.
Durant plus de six cents pages, le lecteur suit le parcours plutôt mouvementé de Manuel Garcia O’Kelly (alias Mannie), un informaticien freelance originaire de Luna city, principale ville de la colonie pénitentiaire de la Lune. Un personnage étrange, un peu falot par certains côtés mais parfois traversé par de brefs éclairs de lucidité. Raisonnablement compétent, il a le privilège d’assurer la maintenance de “Mike” l’ordinateur central qui contrôle l’ensemble des fonctions vitales de la colonie. Doté de capacités de calcul sans égal, Mike n’est pas sans évoquer HAL9000, dans le sens où l’on assiste à l’émergence d’une véritable intelligence artificielle, capable de mener une conversation, d’apprendre, voire de penser de manière indépendante de sa programmation ; tout du moins est-il capable de l’interpréter à sa manière. Au cours de ses échanges avec Mike, Mannie réalise donc que l’ordinateur central développe progressivement une véritable personnalité et qu’ils nouent ensemble une relation d’amitié durable. Cette amitié aura d’ailleurs une influence considérable sur le cours des événements et conditionnera le contournement (voire la trahison) des instructions initiales de l’ordinateur en faveur de ses amis. La colonie lunaire connaît en réalité une grave crise structurelle, le déséquilibre entre hommes et femmes est important, ce qui explique l’établissement d’une société polyandrique, mais surtout les ressources du satellite sont surexploitées car les colons ont des quotas de production agricole à respecter ; chaque jour un catapultage de nourriture est supervisé par l’Autorité lunaire (l’administration imposée par la Terre). A ce rythme, les ressources seront épuisées en un quart de siècle menaçant le fragile équilibre acquis par les pionniers. La contestation gronde plus ou moins chez les colons, ici et là quelques réunions clandestines sont organisées, au grand dam de l’Autorité lunaire, dont les forces sont finalement assez réduites, mais c’est la répression d’un de ses mettings qui déclenchera le processus révolutionnaire. A la suite d’un l’affrontement avec les policiers de l’Autorité, Mannie et deux de ses amis (Wyoming Knot et le Pr de la Paz) se réfugient dans une chambre d’hôtel qui devient l’embryon de leur quartier général. Avec l’aide de Mike, ils imaginent la structure même de la rébellion, les stratégies à mettre en place et les ruses qu’ils pourront employer pour remporter en dépit de leurs faiblesses la bataille contre la Terre. Mike devient en réalité le coordonnateur de la rébellion, il est le seul à en connaître la hiérarchie et l’organisation. L’objectif des rebelles est d’obtenir l’indépendance de la Lune et une redéfinition des relations commerciales entre la colonie et la planète mère.
Révoltes sur la Lune est tout à fait représentatif des lignes de fracture qui traversent l’oeuvre de Robert Heinlein. Soutenu par un discours très fortement influencé par la pensée libertarienne, la première partie du roman est rien moins qu’un condensé du manuel du bon petit révolutionnaire, agrémenté de quelques techniques de guérilla spatiale ; de quoi entretenir la confusion et faire passer Heinlein pour un anarchiste. On pourrait toujours rétorquer que les adeptes de la pensée libertarienne représentent une forme d’anarchisme de droite, d’ailleurs Heinlein lui-même n’est pas dupe et son professeur de La Paz se revendique de “l’anarchisme rationnel”. En réalité, le discours d’Heinlein se tient parfaitement et répond à une doctrine finalement simple : ériger la liberté individuelle en principe absolu. L’organisation de la société sélénite, son combat contre la domination terrienne, les stratégies mises en place, répondent toutes à ce principe qu’en France on qualifierait tout simplement d’ultra-libéral. Ce qui est amusant c’est de constater que la Terre concentre pour Heinlein tous les défauts traditionnellement pointés par les libéraux ; elle est surpeuplée (Malthus a encore frappé), autoritaire, minée par l’intertie d’une bureaucratie kafkaienne, rétrograde et incapable d’évoluer. A contrario, la colonie lunaire est présentée comme un modèle d’adaptation à un environnement hostile, c’est une société ouverte, tolérante, travailleuse, capable d’initiative, l’action étatique est réduite à son strict minimum (pas d’école gratuite, pas de police, pas de justice organisée... bref pas de services publics et donc en conséquence pas d’impôt). Heinlein considère que toute forme d’organisation étatique est contre-productive et que l’impôt n’est pas une nécessité car l’argent dépensé pour soi est forcément mieux utilisé que s’il avait été collecté puis dépensé de manière discrétionnaire par les politiques (c’est le principe du There is no free lunch cher à Milton Friedman). La démocratie parlementaire est d’ailleurs vivement critiquée, elle est perçue comme un course pour le pouvoir, comme un système lourd et inefficace, propice aux discussions sans fin plus qu’aux prises de décision rapides et efficaces. Et si l’on y regarde de plus près cette révolution a pour but d’obtenir l’indépendance, mais d’instaurer également un système commercial reposant intégralement sur le libre-échange. Les analogies avec la révolution américaine paraissent assez évidentes tout au long du roman et on saisit rapidement qu’aux yeux de Robert Heinlein, la colonie lunaire représente une Amérique idéalisée, débarrassée de ses imperfections keynésiennes, pour ne pas dire socialistes. D’ailleurs, la déclaration d’indépendance de la Lune est anti-datée au 4 juillet, tout un symbole.
Si le fond est relativement riche (quoique discutable), la forme est hélas largement perfectible et plane sur ce roman comme une étrange sensation d’essai politique avorté. Sur le plan stylistique ou bien encore sur le plan de la technique narrative, l’ensemble est assez pauvre, voire franchement indigne. Tout est bien trop classique, didactique et l’ensemble manque singulièrement de naturel, notamment dans les dialogues, qui par ailleurs sont abondants et traînent souvent en longueur. Les personnages ont un profil et une psychologie à peu près aussi épais qu’une feuille de papier à rouler, c’est dire si leurs relations sont complexes. Il n’y a guère que le professeur de La Paz qui sorte un tant soit peu du lot. L’ensemble serait donc difficilement digeste si le récit n’était émaillé d’idées finalement assez brillantes. Des qualités qui ne font certes pas de Révolte sur la Lune un chef d’oeuvre de la littérature moderne, mais assurément un roman de science-fiction assez intriguant et non dénué d’intérêt sur le fond.
Durant plus de six cents pages, le lecteur suit le parcours plutôt mouvementé de Manuel Garcia O’Kelly (alias Mannie), un informaticien freelance originaire de Luna city, principale ville de la colonie pénitentiaire de la Lune. Un personnage étrange, un peu falot par certains côtés mais parfois traversé par de brefs éclairs de lucidité. Raisonnablement compétent, il a le privilège d’assurer la maintenance de “Mike” l’ordinateur central qui contrôle l’ensemble des fonctions vitales de la colonie. Doté de capacités de calcul sans égal, Mike n’est pas sans évoquer HAL9000, dans le sens où l’on assiste à l’émergence d’une véritable intelligence artificielle, capable de mener une conversation, d’apprendre, voire de penser de manière indépendante de sa programmation ; tout du moins est-il capable de l’interpréter à sa manière. Au cours de ses échanges avec Mike, Mannie réalise donc que l’ordinateur central développe progressivement une véritable personnalité et qu’ils nouent ensemble une relation d’amitié durable. Cette amitié aura d’ailleurs une influence considérable sur le cours des événements et conditionnera le contournement (voire la trahison) des instructions initiales de l’ordinateur en faveur de ses amis. La colonie lunaire connaît en réalité une grave crise structurelle, le déséquilibre entre hommes et femmes est important, ce qui explique l’établissement d’une société polyandrique, mais surtout les ressources du satellite sont surexploitées car les colons ont des quotas de production agricole à respecter ; chaque jour un catapultage de nourriture est supervisé par l’Autorité lunaire (l’administration imposée par la Terre). A ce rythme, les ressources seront épuisées en un quart de siècle menaçant le fragile équilibre acquis par les pionniers. La contestation gronde plus ou moins chez les colons, ici et là quelques réunions clandestines sont organisées, au grand dam de l’Autorité lunaire, dont les forces sont finalement assez réduites, mais c’est la répression d’un de ses mettings qui déclenchera le processus révolutionnaire. A la suite d’un l’affrontement avec les policiers de l’Autorité, Mannie et deux de ses amis (Wyoming Knot et le Pr de la Paz) se réfugient dans une chambre d’hôtel qui devient l’embryon de leur quartier général. Avec l’aide de Mike, ils imaginent la structure même de la rébellion, les stratégies à mettre en place et les ruses qu’ils pourront employer pour remporter en dépit de leurs faiblesses la bataille contre la Terre. Mike devient en réalité le coordonnateur de la rébellion, il est le seul à en connaître la hiérarchie et l’organisation. L’objectif des rebelles est d’obtenir l’indépendance de la Lune et une redéfinition des relations commerciales entre la colonie et la planète mère.
Révoltes sur la Lune est tout à fait représentatif des lignes de fracture qui traversent l’oeuvre de Robert Heinlein. Soutenu par un discours très fortement influencé par la pensée libertarienne, la première partie du roman est rien moins qu’un condensé du manuel du bon petit révolutionnaire, agrémenté de quelques techniques de guérilla spatiale ; de quoi entretenir la confusion et faire passer Heinlein pour un anarchiste. On pourrait toujours rétorquer que les adeptes de la pensée libertarienne représentent une forme d’anarchisme de droite, d’ailleurs Heinlein lui-même n’est pas dupe et son professeur de La Paz se revendique de “l’anarchisme rationnel”. En réalité, le discours d’Heinlein se tient parfaitement et répond à une doctrine finalement simple : ériger la liberté individuelle en principe absolu. L’organisation de la société sélénite, son combat contre la domination terrienne, les stratégies mises en place, répondent toutes à ce principe qu’en France on qualifierait tout simplement d’ultra-libéral. Ce qui est amusant c’est de constater que la Terre concentre pour Heinlein tous les défauts traditionnellement pointés par les libéraux ; elle est surpeuplée (Malthus a encore frappé), autoritaire, minée par l’intertie d’une bureaucratie kafkaienne, rétrograde et incapable d’évoluer. A contrario, la colonie lunaire est présentée comme un modèle d’adaptation à un environnement hostile, c’est une société ouverte, tolérante, travailleuse, capable d’initiative, l’action étatique est réduite à son strict minimum (pas d’école gratuite, pas de police, pas de justice organisée... bref pas de services publics et donc en conséquence pas d’impôt). Heinlein considère que toute forme d’organisation étatique est contre-productive et que l’impôt n’est pas une nécessité car l’argent dépensé pour soi est forcément mieux utilisé que s’il avait été collecté puis dépensé de manière discrétionnaire par les politiques (c’est le principe du There is no free lunch cher à Milton Friedman). La démocratie parlementaire est d’ailleurs vivement critiquée, elle est perçue comme un course pour le pouvoir, comme un système lourd et inefficace, propice aux discussions sans fin plus qu’aux prises de décision rapides et efficaces. Et si l’on y regarde de plus près cette révolution a pour but d’obtenir l’indépendance, mais d’instaurer également un système commercial reposant intégralement sur le libre-échange. Les analogies avec la révolution américaine paraissent assez évidentes tout au long du roman et on saisit rapidement qu’aux yeux de Robert Heinlein, la colonie lunaire représente une Amérique idéalisée, débarrassée de ses imperfections keynésiennes, pour ne pas dire socialistes. D’ailleurs, la déclaration d’indépendance de la Lune est anti-datée au 4 juillet, tout un symbole.
Si le fond est relativement riche (quoique discutable), la forme est hélas largement perfectible et plane sur ce roman comme une étrange sensation d’essai politique avorté. Sur le plan stylistique ou bien encore sur le plan de la technique narrative, l’ensemble est assez pauvre, voire franchement indigne. Tout est bien trop classique, didactique et l’ensemble manque singulièrement de naturel, notamment dans les dialogues, qui par ailleurs sont abondants et traînent souvent en longueur. Les personnages ont un profil et une psychologie à peu près aussi épais qu’une feuille de papier à rouler, c’est dire si leurs relations sont complexes. Il n’y a guère que le professeur de La Paz qui sorte un tant soit peu du lot. L’ensemble serait donc difficilement digeste si le récit n’était émaillé d’idées finalement assez brillantes. Des qualités qui ne font certes pas de Révolte sur la Lune un chef d’oeuvre de la littérature moderne, mais assurément un roman de science-fiction assez intriguant et non dénué d’intérêt sur le fond.
vendredi 23 septembre 2011
Dans la chambre verte : Surf City de Kem Nunn
Voici un livre qui a tout du roman de plage, le titre évidemment, la couverture, le décor sauf qu’il s’agit probablement d’une des plus sombres histoires qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années. Du surf, Kem Nunn est assurément un bon connaisseur, il en maîtrise le vocabulaire, la technique, mais aussi et surtout l’esprit, ce qui est déjà moins évident. D’ailleurs le titre anglais Tapping the source est beaucoup plus en phase avec son univers que les deux titres choisis successivement par les éditeurs français (Surf city a d’abord été publié sous le titre Comme frère et soeur). Mais plus important encore, Kem Nunn est un bon écrivain et un excellent auteur de polars. Que son histoire se déroule sur la plage n’enlève rien à la force de son récit, le choc n’en est d’ailleurs que plus violent.
A 18 ans, Ike ne connaît pas grand chose de Los Angeles. Tout droit venu de son désert natal, où il trompait l’ennui en réparant des motos, il se retrouve seul au milieu de cette cité tentaculaire avec l’espoir un peu vain d’y retrouver sa soeur disparue. Pas vraiment du genre armoire à glace, un brin naïf et sans aucun contact, il possède uniquement trois noms de personnes qui auraient fréquenté sa soeur au cours des derniers mois ; trois surfeurs qui font la loi du côté d’Huntington beach (la fameuse Surf City) et qui trempent dans le trafic de drogue. Ike n’est pas de taille pour les affronter de face, même séparément, alors il tente l’approche par le surf. Il s’achète une planche et une combinaison (en oubliant le leash, ce qui est plutôt pénible) et se jette à l’eau au milieu des surfeurs locaux et des requins. Hélas, les requins ne sont pas les plus dangereux du côté d’Huntington, ce qui lui vaut quelque coup de poing bien senti d’un surfeur à qui Ike a coupé la priorité. Sonné, Ike récupère sa planche sur la plage et réalise que l’approche par la mer n’est pas aussi facile qu’il l’espérait, car s’il ne maîtrise pas la technique il maîtrise encore moins les règles et les codes en vigueur dans le milieu du surf. Mais si le bonhomme n’a pas la carrure d’un lutteur japonais, il a en revanche pas mal de chance. Il fait ainsi la rencontre de Preston Marsh, un motard au passé un peu trouble, ancien surfeur de renom et accessoirement ex-ami d’un certain Hound Adams, l’un des trois noms figurant sur sa liste. Preston devient rapidement le mentor d’Ike, en l’initiant au surf et en le protégeant de la faune qui règne du côté d’Hungtington. Il faut croire que le jeune homme a le bon feeling avec les vagues car il se fait rapidement remarquer par Hound Adams, qui tente de le prendre sous son aile. Une brèche dans laquelle Ike s’engouffre immédiatement, au risque d’y perdre une partie de son âme.
Les romans sur le surf sont suffisamment rares pour intriguer (Je ne saurais trop conseiller à ce sujet Surfer la nuit, l’excellent roman de l’australienne Fiona Capp), mais un roman sur le surf doublé d’un excellent polar se déroulant dans les milieux de la drogue et des snuff-movies on n’avait encore jamais vu ; le moins que l’on puisse dire c’est que le mélange des genres a quelque chose de décapant et d’incroyablement efficace. C’est d’ailleurs dans cette alliance improbable, ce hiatus entre deux univers que tout semble opposer, que repose le principal levier de Surf City. En soi, cela n’a rien de foncièrement original et le postulat de départ évoque immanquablement le Point Break de Kathryn Bigelow, mais là où le film manquait de profondeur (l’image du surfeur shooté à l’adrénaline a quelque chose éminemment réducteur) Surf City réalise le sans faute. Rarement un roman aura aussi bien réussi à transmettre l’émotion qui saisit le surfeur lorsqu’il est dans l’eau, ce sentiment de puissance et de plénitude, cette sensation de glisse et de communion avec l’océan. Cliché pourrait-on rétorquer ? Pas nécessairement, mais encore faut-il avoir les mots pour traduire cet état d’esprit et Kem Nunn a clairement évité le piège de la philosophie de pacotille grâce à une plume d’une sobriété exemplaire. Un plaisir simple et pur auquel aspire totalement Ike et dans lequel le lecteur plonge avec un bonheur infini. Jusqu’à ce que l’auteur enclenche la vitesse supérieure, le roman bascule alors dans l’horreur et Kem Nunn joue cette fois sur le registre plus classique du thriller. Sous les pavés, la plage ? Pas vraiment semble nous dire Kem Nunn, car sous le sable d’Huntington Beach on trouverait plutôt des cadavres.
Roman initiatique par excellence, Surf City nous plonge dans cette période incertaine de la fin de l’adolescence, quand on cesse brusquement d’être un enfant pour entrer définitivement dans l’âge adulte. Une transition violente qui résonne parfaitement avec l’intrigue du roman, lorsque Ike plonge au coeur de l’indicible. Alors le voile de perfection se déchire pour révéler les entrailles de la bête. Le dernier quart du roman joue constamment sur cette déconstruction des représentations, l’image d’Epinal d’une Californie enchanteresse inondée de soleil, aux rues bordées de palmier, aux longues plages de sable fin sur lesquelles les vagues parfaites du Pacifique viennent s’écraser, toute cette quincaillerie californienne vole constamment en éclat sous le regard d’un Ike désormais beaucoup moins candide. De critique, le roman aurait pu devenir foncièrement pessimiste, voire nihiliste, mais Kem Nunn sauve son personnage, lui offre une seconde chance grâce à une histoire d’amour qui aurait pu passer pour une bluette, mais qu’il traite tout en finesse et en retenue. Un nouveau tour de force dans un roman qui n’a pas fini d’être surprenant et qui ne se contente pas d’égratigner l’image d’une Californie stéréotypée et pourrie jusqu’à son coeur.
A 18 ans, Ike ne connaît pas grand chose de Los Angeles. Tout droit venu de son désert natal, où il trompait l’ennui en réparant des motos, il se retrouve seul au milieu de cette cité tentaculaire avec l’espoir un peu vain d’y retrouver sa soeur disparue. Pas vraiment du genre armoire à glace, un brin naïf et sans aucun contact, il possède uniquement trois noms de personnes qui auraient fréquenté sa soeur au cours des derniers mois ; trois surfeurs qui font la loi du côté d’Huntington beach (la fameuse Surf City) et qui trempent dans le trafic de drogue. Ike n’est pas de taille pour les affronter de face, même séparément, alors il tente l’approche par le surf. Il s’achète une planche et une combinaison (en oubliant le leash, ce qui est plutôt pénible) et se jette à l’eau au milieu des surfeurs locaux et des requins. Hélas, les requins ne sont pas les plus dangereux du côté d’Huntington, ce qui lui vaut quelque coup de poing bien senti d’un surfeur à qui Ike a coupé la priorité. Sonné, Ike récupère sa planche sur la plage et réalise que l’approche par la mer n’est pas aussi facile qu’il l’espérait, car s’il ne maîtrise pas la technique il maîtrise encore moins les règles et les codes en vigueur dans le milieu du surf. Mais si le bonhomme n’a pas la carrure d’un lutteur japonais, il a en revanche pas mal de chance. Il fait ainsi la rencontre de Preston Marsh, un motard au passé un peu trouble, ancien surfeur de renom et accessoirement ex-ami d’un certain Hound Adams, l’un des trois noms figurant sur sa liste. Preston devient rapidement le mentor d’Ike, en l’initiant au surf et en le protégeant de la faune qui règne du côté d’Hungtington. Il faut croire que le jeune homme a le bon feeling avec les vagues car il se fait rapidement remarquer par Hound Adams, qui tente de le prendre sous son aile. Une brèche dans laquelle Ike s’engouffre immédiatement, au risque d’y perdre une partie de son âme.
Les romans sur le surf sont suffisamment rares pour intriguer (Je ne saurais trop conseiller à ce sujet Surfer la nuit, l’excellent roman de l’australienne Fiona Capp), mais un roman sur le surf doublé d’un excellent polar se déroulant dans les milieux de la drogue et des snuff-movies on n’avait encore jamais vu ; le moins que l’on puisse dire c’est que le mélange des genres a quelque chose de décapant et d’incroyablement efficace. C’est d’ailleurs dans cette alliance improbable, ce hiatus entre deux univers que tout semble opposer, que repose le principal levier de Surf City. En soi, cela n’a rien de foncièrement original et le postulat de départ évoque immanquablement le Point Break de Kathryn Bigelow, mais là où le film manquait de profondeur (l’image du surfeur shooté à l’adrénaline a quelque chose éminemment réducteur) Surf City réalise le sans faute. Rarement un roman aura aussi bien réussi à transmettre l’émotion qui saisit le surfeur lorsqu’il est dans l’eau, ce sentiment de puissance et de plénitude, cette sensation de glisse et de communion avec l’océan. Cliché pourrait-on rétorquer ? Pas nécessairement, mais encore faut-il avoir les mots pour traduire cet état d’esprit et Kem Nunn a clairement évité le piège de la philosophie de pacotille grâce à une plume d’une sobriété exemplaire. Un plaisir simple et pur auquel aspire totalement Ike et dans lequel le lecteur plonge avec un bonheur infini. Jusqu’à ce que l’auteur enclenche la vitesse supérieure, le roman bascule alors dans l’horreur et Kem Nunn joue cette fois sur le registre plus classique du thriller. Sous les pavés, la plage ? Pas vraiment semble nous dire Kem Nunn, car sous le sable d’Huntington Beach on trouverait plutôt des cadavres.
Roman initiatique par excellence, Surf City nous plonge dans cette période incertaine de la fin de l’adolescence, quand on cesse brusquement d’être un enfant pour entrer définitivement dans l’âge adulte. Une transition violente qui résonne parfaitement avec l’intrigue du roman, lorsque Ike plonge au coeur de l’indicible. Alors le voile de perfection se déchire pour révéler les entrailles de la bête. Le dernier quart du roman joue constamment sur cette déconstruction des représentations, l’image d’Epinal d’une Californie enchanteresse inondée de soleil, aux rues bordées de palmier, aux longues plages de sable fin sur lesquelles les vagues parfaites du Pacifique viennent s’écraser, toute cette quincaillerie californienne vole constamment en éclat sous le regard d’un Ike désormais beaucoup moins candide. De critique, le roman aurait pu devenir foncièrement pessimiste, voire nihiliste, mais Kem Nunn sauve son personnage, lui offre une seconde chance grâce à une histoire d’amour qui aurait pu passer pour une bluette, mais qu’il traite tout en finesse et en retenue. Un nouveau tour de force dans un roman qui n’a pas fini d’être surprenant et qui ne se contente pas d’égratigner l’image d’une Californie stéréotypée et pourrie jusqu’à son coeur.
mardi 30 août 2011
SF post-apo : Quinzinzinzili, de Régis Messac
Roman au titre improbable, voire carrément bizarre, Quinzinzinzili cache en réalité une novella d’une rare noirceur publiée par Régis Messac en ….. 1935. Ecrivain oublié, sous-estimé, voire totalement ignoré, Régis Messac était un auteur versatile, touche à tout, pourfendeur de la littérature de salon boursouflée ; à ce sujet, son pamphlet “A bas de latin” contribua certainement à le marginaliser dans le milieu littéraire. Sa mort probable dans un camp de concentration allemand aurait pu en faire un de ces intellectuels martyrs élevés à la postérité, mais il faut croire qu’on préféra l’oublier et l’enterrer définitivement. Il fallut attendre Pierre Versins pour entendre à nouveau parler de Messac et trouver enfin le chaînon manquant entre Jules Verne et Barjavel. En 2006, dans son excellente anthologie consacrée à l’âge d’or de la science-fiction française, Chasseurs de chimères, Serge Lehman avait à nouveau exhumé Messac de son tombeau sans que cela ne fasse pourtant trembler l’establishment littéraire français. Pour tout dire, c’est surtout grâce au travail de la société des amis de Régis Messac et aux éditions Ex Nihilo que l’on peut à nouveau lire la prose cynique mais particulièrement lucide de cet écrivain. Cette fois ce sont pourtant les éditions de l’arbre vengeur qui s’y collent, en nous proposant un ouvrage de très belle facture. Le roman compte à peine plus de 150 pages, mais il est agrémenté d’une préface fort intéressante signée Eric Dussert, d’un avant-propos issu de l’édition originale, d’une lettre de Théo Vallet adressée à Régis Messac (au sujet de Quinzinzinzili) et d’une bibliographie complète. C’est ce qu’on appelle du travail soigné.
Le roman en lui-même est l’un des premiers représentants de la science-fiction post-apolyptique et fait figure de précurseur à Ravage ou Malévil, dans lesquels on retrouve de furieux accents de Quinzinzinzili. Le point de départ de ces trois romans est sensiblement identique, un conflit mondial a exterminé l’ensemble de la race humaine, seul un petit groupe d’humains a survécu et tente de reconstruire un embryon de société. Le début du roman est assez édifiant et montre à quel point Messac a une juste vision de la géopolitique de son époque, cette acuité est assez troublante, au point que l’on a du mal à croire que Quinzinzinzilli a été publié en 1935, tant ses pages sont prémonitoires. Chez Messac, l’apocalypse n’est pas nucléaire (il faudra attendre Hiroshima pour voir fleurir ce type de catastrophes), mais chimique. Une peur probablement issue de l’expérience de l’auteur sur les champs de bataille de la première guerre mondiale. De ce désastre toxique, un adulte (Gérard Dumaurier), une fillette et une poignée de jeunes garçons échappent par miracles puisqu’ils se trouvaient sous terre, occupés à explorer une grotte. Cette grotte est d’ailleurs leur seul refuge pendant plusieurs semaines, les substances toxiques imprègnent l’air, le sol et l’eau, rendant toute sortie impossible. Ce n’est que progressivement qu’ils peuvent accéder à leur environnement proche, survivant tant bien que mal grâce à l’eau d’une rivière souterraine et chassant taupes et serpents, rares animaux à avoir survécu au cataclysme, pour se nourrir. Mais contre toute attente, Gérard ne prend jamais les choses en main, n’impose rien aux enfants, surtout pas l’autorité, et se contente d’observer d’un oeil cynique et dégoûté leur évolution ou plutôt leur lent retour à l’état sauvage. Son regard sur ces enfants n’a rien de tendre ou de protecteur, il se détache de leur communauté, qui évolue dans une bulle dont il est intellectuellement exclu, à défaut de l’être physiquement. Leur langage évolue, se dégradant, lui devenant presque incompréhensible, des croyances s’érigent sur des bribes de souvenirs d’un passé pas toujours bien compris. Ainsi Quinzinzinzili est une déformation lexicale issue du latin “Qui es in coelis”, que l’on retrouve dans le pater noster ; un Dieu omnipotent et incompréhensible, qui guide chaque geste et chaque coutume adoptée par cette étrange communauté un brin stupide. Mais le plus édifiant, c’est que ces quelques enfants attardés finissent par redécouvrir la violence et à réinventer la guerre. On comprend dès lors aisément que le narrateur n’éprouve qu’une tendresse limitée à l’égard de cette nouvelle humanité dont l’existence risque d’être encore plus brève que la précédente.
Cynique, pathétique, froidement pessimiste, le roman de Régis Messac frôlerait allègrement le nihilisme le plus forcené s’il ne fallait plutôt y voir une mise en garde empreinte d’un profond humanisme. Oui, l’humanité est stupide, oui elle court à sa perte, mais elle pourrait être sauvée si elle prenait la peine d’ouvrir les yeux et de corriger ses dérives. Hélas la voix de Régis Messac était bien trop faible face au fracas assourdissant des usines d’armement fonctionnant à plein régime de l’autre côté du Rhin, le monde était bien trop occupé à préparer la guerre pour songer à lire un roman d’à peine 150 pages. Que peuvent les lettres face aux impératifs politiques, que peuvent quelques pages d’une écriture sèche et dépouillée de tout artifice face à la volonté de toute une nation d’en découdre ; probablement rien et l’Histoire s’en mord certainement les doigts.
Le roman en lui-même est l’un des premiers représentants de la science-fiction post-apolyptique et fait figure de précurseur à Ravage ou Malévil, dans lesquels on retrouve de furieux accents de Quinzinzinzili. Le point de départ de ces trois romans est sensiblement identique, un conflit mondial a exterminé l’ensemble de la race humaine, seul un petit groupe d’humains a survécu et tente de reconstruire un embryon de société. Le début du roman est assez édifiant et montre à quel point Messac a une juste vision de la géopolitique de son époque, cette acuité est assez troublante, au point que l’on a du mal à croire que Quinzinzinzilli a été publié en 1935, tant ses pages sont prémonitoires. Chez Messac, l’apocalypse n’est pas nucléaire (il faudra attendre Hiroshima pour voir fleurir ce type de catastrophes), mais chimique. Une peur probablement issue de l’expérience de l’auteur sur les champs de bataille de la première guerre mondiale. De ce désastre toxique, un adulte (Gérard Dumaurier), une fillette et une poignée de jeunes garçons échappent par miracles puisqu’ils se trouvaient sous terre, occupés à explorer une grotte. Cette grotte est d’ailleurs leur seul refuge pendant plusieurs semaines, les substances toxiques imprègnent l’air, le sol et l’eau, rendant toute sortie impossible. Ce n’est que progressivement qu’ils peuvent accéder à leur environnement proche, survivant tant bien que mal grâce à l’eau d’une rivière souterraine et chassant taupes et serpents, rares animaux à avoir survécu au cataclysme, pour se nourrir. Mais contre toute attente, Gérard ne prend jamais les choses en main, n’impose rien aux enfants, surtout pas l’autorité, et se contente d’observer d’un oeil cynique et dégoûté leur évolution ou plutôt leur lent retour à l’état sauvage. Son regard sur ces enfants n’a rien de tendre ou de protecteur, il se détache de leur communauté, qui évolue dans une bulle dont il est intellectuellement exclu, à défaut de l’être physiquement. Leur langage évolue, se dégradant, lui devenant presque incompréhensible, des croyances s’érigent sur des bribes de souvenirs d’un passé pas toujours bien compris. Ainsi Quinzinzinzili est une déformation lexicale issue du latin “Qui es in coelis”, que l’on retrouve dans le pater noster ; un Dieu omnipotent et incompréhensible, qui guide chaque geste et chaque coutume adoptée par cette étrange communauté un brin stupide. Mais le plus édifiant, c’est que ces quelques enfants attardés finissent par redécouvrir la violence et à réinventer la guerre. On comprend dès lors aisément que le narrateur n’éprouve qu’une tendresse limitée à l’égard de cette nouvelle humanité dont l’existence risque d’être encore plus brève que la précédente.
Cynique, pathétique, froidement pessimiste, le roman de Régis Messac frôlerait allègrement le nihilisme le plus forcené s’il ne fallait plutôt y voir une mise en garde empreinte d’un profond humanisme. Oui, l’humanité est stupide, oui elle court à sa perte, mais elle pourrait être sauvée si elle prenait la peine d’ouvrir les yeux et de corriger ses dérives. Hélas la voix de Régis Messac était bien trop faible face au fracas assourdissant des usines d’armement fonctionnant à plein régime de l’autre côté du Rhin, le monde était bien trop occupé à préparer la guerre pour songer à lire un roman d’à peine 150 pages. Que peuvent les lettres face aux impératifs politiques, que peuvent quelques pages d’une écriture sèche et dépouillée de tout artifice face à la volonté de toute une nation d’en découdre ; probablement rien et l’Histoire s’en mord certainement les doigts.
lundi 8 août 2011
Eloge du carburateur, de Matthew B. Crawford
Comment peut-on préférer la saleté et les aléas économiques d'un atelier de réparation de motos à un emploi confortable et un salaire encore meilleur dans un think tank à Washington ? C'est ce que cherche à nous expliquer l'auteur de cet ouvrage rafraichissant. Passant en revue sa propre expérience et regardant son entourage de l’œil critique de l'universitaire qu'il ne cesse jamais d'être vraiment, il nous explique en quoi réside, non pas la noblesse, terme qu'il rejette, mais l'intérêt du travail artisanal. Il se refuse à mythifier le travail manuel, et d'ailleurs se propose d'appliquer sa grille de lecture à tous les travaux, même et surtout ceux dits de service.
Pour lui en effet, l'artisanat n'est pas seulement une manière de travailler, c'est un état d'esprit qui rend bien évidemment l'artisan acteur de son travail, mais aussi responsable d'un tâche de A à Z. Il va à l'encontre de toute la politique managériale actuelle, qui utilise beaucoup l'image du travailleur acteur, mais en réalité l'enferme dans des procédures, et qui déresponsabilise du plus bas au plus haut niveau. Il donne au passage une explication de l'ampleur de la crise immobilière aux États-Unis du plus grand intérêt.
Dans son voyage au pays du management, je retiendrai un exemple qui me touche de près : son incursion dans le monde du résumé d'articles. Alors qu'il s'attendait à faire un travail qui lui permettrait de se tenir au courant des dernières avancées scientifiques, il se retrouve à faire du (mauvais) résumé au kilomètre, sans réellement comprendre ce qu'il résume faute de temps, avec interdiction de reprendre le résumé fait par les auteurs, pourtant bien meilleur (car eux savent de quoi ils parlent), car alors, lui explique-t-on, où serait la plus-value ? On vous laisse imaginer la qualité du travail final, et le désenchantement parfait du jeune homme chargé de la tâche, se rendant compte qu'on lui demande un travail superficiel et mal fichu. On l'imagine d'autant mieux qu'on fait ce genre de travail et qu'on lutte de toutes ses forces pour qu'il soit bien fait...
La satisfaction du travail bien fait a laissé la place aux objectifs chiffrés et au rendement, ce qui ne peut en aucun cas satisfaire le travailleur, et ce qu'explique M. Crawford de façon magistrale. C'est un sentiment largement partagé, qui s'étale dans tous les journaux dès qu'un employé se suicide, qui ressort dans des documentaires tels que la mise à mort du travail. Mais c'est aussi un tel poids, une telle évidence dans notre société que rares sont ceux qui peuvent s'en extirper, tant en tant que consommateur qu'en tant que travailleur, même ceux qui ont une légère marge de manœuvre.
Alors quoi, faut-il tous devenir réparateurs de moto ou plombier ? Peut-être pas. Ce n'est pas le but de l'auteur que de magnifier le travail manuel. Il en dit toute la dureté, dans l'apprentissage, dans le langage, dans la pratique quotidienne. Il en montre l'usage élitiste, les carences aussi. Mais il en montre aussi toute la valeur, dans la relation non seulement à l'humain, mais aussi aux choses, et c'est dans ce dernier point que sa réflexion va plus loin que les autres analyses. Son éloge va au carburateur. Certes, le client est un paramètre important, mais dans l'affaire, l'important c'est de faire repartir la bécane (ou de faire briller l'ampoule, ou de colmater la fuite).
On peut tous s'interroger sur sa manière de travailler et jeter un regard d'artisan sur son travail. C'est d'autant intéressant qu'on travaille avec des enfants ou des adolescents. C'est aussi et surtout d'autant plus urgent pour conserver cette marge de manœuvre qui, dans l’Éducation nationale, nous est grignotée à chaque réforme, et non réclamer, toujours un peu plus, des petites cases dans lesquelles nous enfermer...
jeudi 28 juillet 2011
Le projet Mars, de Andreas Eschbach
A propos des grands auteurs qui écrivent pour la jeunesse, voici Andreas Eschbach, l'auteur de Des milliards de tapis de cheveux. Sa dernière série de romans se déroule sur Mars, en compagnie des quatre premiers enfants nés dans la première colonie. On y retrouve une écriture des plus agréable, une intrigue bien ficelée, mais aux ramifications moins complexes que pour Des milliards de tapis de cheveux.
La colonie terrienne de Mars se porte bien, mais végète faute de crédits suffisants pour continuer les navettes entre la Terre et la planète rouge et surtout faute de volonté politique. Dans cet univers un peu confiné, une décision venue de la Terre fait l'effet d'une bombe : la colonie va être abandonnée par ordre du gouvernement mondial. Une décision qui ravit l'administrateur de la colonie, envoyé sur Mars contre son gré, mais plonge les autres colons dans le désespoir, et en premier lieu ses quatre enfants. Tandis que les adultes se résignent à retourner sur Terre, les enfants, eux cherchent tous les moyens pour rester dans ce qu'ils considèrent comme leur maison, la seule qu'ils connaissent. C'est le cas en particulier d'Elinn, la plus jeune, qui est persuadée que les Martiens cherchent à communiquer avec elle par le biais de mystérieuses pierres. Mais même son frère Carl, et leurs amis Ronny et Ariana doutent fortement de l'existence de ces Martiens dont on n'a jamais trouvé aucune trace et qui ne se sont jamais manifestés auprès des colons.
Voici la situation qui se met lentement en place. Andreas Eschbach prend comme à son habitude le temps de planter le décors, et explique habilement sans jamais pontifier les tenants et les aboutissants de son univers, cette fois-ci du point de vue de jeunes adolescents, qui s'intéressent au monde qui les entoure tout en laissant de côté des points qui paraissent cruciaux aux adultes. Aucune faute de goût dans ces trois tomes de la saga martienne, le tempo est bien défini, entre une vie routinière et les événements exceptionnels qui viennent la bousculer. Les enfants grandissent aussi, apprennent la vie, s'interrogent sur leur avenir sans manichéisme. Les personnages secondaires sont complexes, chacun développe une personnalité particulière. Et à la fin de chaque tome, une révélation vient nous tenir en haleine pour la suite des aventures. Ainsi se construit sans hâte la saga martienne d'Andrea Eschbach, pour notre plus grand plaisir. Seul défaut : pas de quatrième tome en vue...
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