Bardé de prix et de récompenses, auréolé du prestige lié à l’obtention du Nobel de littérature en 2006, Orhan Pamuk est un peu l’arbre qui cache la forêt de la littérature turque. Mais si la production littéraire de ce pays fascinant ne se résume pas à l’auteur stambouliote, il faut bien avouer que sa carrière force le respect et mérite qu’on s’y penche sérieusement. Publié en 2005 en France et récompensé par le prix Médicis, Neige est le septième roman d’Orhan Pamuk.
Issu d’une famille aisée d’Istanbul, Ka s’est exilé en Allemagne où il vit chichement de sa poésie et de lectures publiques qui lui permettent de compenser sa maigre pension de réfugié politique. Après presque vingt ans d’exil, Ka accepte la proposition d’un journal stambouliote et revient dans son pays natal pour réaliser un reportage sur Kars, une petite ville du fin fond de l’Anatolie où une épidémie de suicides touche de nombreuses jeunes-filles, désemparées par les évolutions contradictoires d’une société turque qui ne sait si elle doit renouer avec ses racines islamiques ou céder à une modernité laïque imposée par le kémalisme. Mais Ka est bien moins intéressé par le sort de ces femmes, que par la perspective de revoir la belle et séduisante Ipek, divorcée depuis peu et dont il a toujours été doucement épris. Après ces nombreuses années loin de la Turquie, Ka reconnaît difficilement Kars, où il n’a vécu que brièvement, mais la ville, recouverte de son manteau neigeux, alors que l’hiver se montre particulièrement rigoureux, lui paraît relever d’une certaine poésie, à la fois empreinte d’une profonde mélancolie et d’une beauté brute et authentique. Mais ce n’est pas tant la ville qui a changé que les gens, au diapason d’une société turque désorientée et perpétuellement tiraillée entre son désir d’Occident et ses racines orientales.
Errant dans les rues, renouant avec une poésie qui l’avait pourtant quitté et pour laquelle, littéralement asséché, il n’arrivait plus à écrire, Ka part à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui font la Turquie d’aujourd’hui. Mais ce qu’il constate, lui, l’athée, c’est le retour d’une certaine forme d’islamisme, qui séduit les anciens, mais aussi les plus jeunes. Alors que Kars est bloquée par la neige, les crispations s’exacerbent et la tension atteint un seuil paroxystique, avant que tout ne bascule dans la violence et le chaos. Au milieu du désordre, Ka essaie pourtant de suivre la voie de son cœur et de convaincre Ipek de le suivre en Allemagne.
Ce qui fascine chez Orhan Pamuk, c’est sa capacité à mêler avec une habileté rare la fiction et le réel, le tout enrobé d’éléments autobiographiques qui ajoutent une touche d’authenticité à son récit. Neige ne déroge pas à la règle, quitte même à déstabiliser le lecteur en faisant évoluer sa narration au cours du roman. Si les deux premiers tiers de l’histoire sont racontés à travers les yeux de Ka, progressivement celui-ci laisse la place à Orhan Pamuk lui-même, qui se présente comme son meilleur ami venu terminer un récit inachevé. Un procédé narratif quelque peu étrange, mais qui a le mérite de casser la linéarité du récit sans pour autant faire naître une véritable dissonance. L’autre grande force d’Orhan Pamuk, c’est son écriture. L’auteur turc n’est pas nécessairement un grand styliste, en dépit de quelques fulgurances, ne cherchez pas dans sa prose une langue chatoyante et exubérante, le style de Pamuk est plus simple et use d’une certaine forme de lenteur mélancolique. Il y a toujours chez l’auteur une grande nostalgie d’un temps désormais révolu, indépassable et nécessairement idéalisé. Ce regard empreint d’une certaine tristesse face au temps qui passe, lui permet évidemment de souligner les grandes lignes de fracture, ainsi que les évolutions de son pays, car si Pamuk réenchante la mémoire des choses, il le fait toujours à dessein, pour mettre en évidence les évolutions d’un pays bouillonnant. Fascinée par son propre passé impérial, la Turquie se cherche un nouveau destin, si possible aussi flamboyant et prestigieux. Tout ceci pourrait paraître, à nos yeux d’Occidentaux, un rien contradictoire tant les oppositions idéologiques, politiques et religieuses semblent diamétralement opposées dans un pays où tout semble au bord de la rupture, mais c’est aussi ce qui fait le charme du regard de Pamuk, dont le talent pour prendre le poul de la société turque est sans égal.
Mais si le roman aborde évidemment des
questions très politiques (la laïcité, la montée du radicalisme,
la place des femmes, l’exil et le déracinement….), dressant
lentement mais sûrement un portrait très contrasté de la Turquie
moderne et de ses nombreuses interrogations, Neige est aussi un livre
qui aborde le thème de la poésie avec beaucoup de finesse et de
justesse. C’est, il me semble, suffisamment rare pour être
souligné. On pourra regretter que les fameux poèmes écrits par Ka
tout au long de son séjour à Kars, renouveau de son inspiration, ne
soient pas proposés à la lecture, mais l’essentiel est ailleurs,
dans la retranscription du sentiment poétique, de cette longue
errance affective qui pousse le poète à poser une regard neuf et
singulier sur le monde et l’incite à écrire avec son coeur autant
qu’avec ses tripes. De l’émotion, du sentiment d’étrangeté,
exacerbés par une sensibilité à fleur de peau, émergent des
instants hors du temps et de l’agitation du monde ; c’est cette
émotion qui est au cœur de la création poétique et que Neige
réussit à toucher subtilement du doigt.
4 commentaires:
Le musée de l’innocence était très bien,(voir ta chronique).
Je n’ai pas encore lu celui là mais c’est prévu.
On retrouve dans Neige peu ou prou les mêmes ingrédients : la nostalgie d'une époque révolue, l'amour, les mutations sociales de la Turquie, la même écriture très descriptive.... bien que la politique soit ici nettement plus présente. J'espère qu'il te plaira également.
Oui je l’ai trouvé et je pense qu’il me plaira .
Le souvenir de ma lecture du Musée de l’innocence ne s’est jamais altéré.
Oui, c'est un livre qui nous habite pendant longtemps.
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