Après tout un été passé en compagnie de Jim Harrison, voici
venu le temps de lui dire adieu pour une période indéfinie. Bien
qu’il me reste encore quelques lectures essentielles de cet auteur,
il est l’heure de faire une petite pause et d’aller voir d’autres
contrées littéraires, bien que les paysages des romans de Big Jim
soient un émerveillement de tous les instants. Et quelle meilleure
occasion que de terminer sur une aussi belle note que Nord Michigan,
dont les derniers mots résonnent encore à mon oreille avec une
douceur à nulle autre pareille.
A 43 ans, Joseph mène une vie tranquille, engoncé dans ses
habitudes et dans une certaine forme de tranquillité mélancolique.
Son métier d’enseignant de campagne commence désormais à lui
peser, lui, le fils d’un agriculteur suédois venu aux Etats-Unis
pour échapper à la conscription. C’est comme si son destin avait
été directement écrit à sa place le jour où, au cours d’un
accident agricole, il eut la jambe en partie broyée par une machine.
Durant toute son enfance Joseph traîna cette jambe invalide sans
jamais se plaindre, se réfugiant dans ses rêves d’océan, mais
contraint pourtant de se contenter d’aller chasser ou de pêcher
dans les rivières et les lacs de sa campagne natale. C’est sans
doute à cause de cette infirmité que Joseph accepta le destin
modeste qui s’offrait à lui. Jamais il ne quitta son Nord Michigan
et lorsque son père mourut, il entretint la ferme familiale du mieux
qu’il put, bien conscient qu’il n’avait pas de grandes
compétences et encore moins d’appétences sur le plan agricole. Il
aurait pu s’en contenter si son métier d’enseignant lui avait
permis de s’épanouir, mais cette voie était elle aussi celle du
dépit, celle que la communauté avait tracé pour un jeune infirme
sans doute incapable de reprendre l’exploitation agricole de ses
parents. Mais à 43 ans, Joseph cale, il lui semble que la plus
grande partie de sa vie est désormais derrière lui et qu’il n’a
pas su en faire grand chose. Il n’a même pas pu se résoudre à
épouser Rosealea, son amour d’enfance, qui épousa son meilleur
ami, mais finit par revenir dans ses bras. Elle est pourtant jolie
Rosaelea, douce, aimante et compréhensive. Tout le monde dans le
coin sait que ces deux là finiront par se marier. Mais Joseph
bloque, comme s’il n’arrivait pas à pardonner à Rosaelea
d’avoir choisi Orin vingt ans plus tôt. Puis vint Catherine, l’une
de ses élèves de terminale. Sa beauté insolente, sa fraîcheur et
son intelligence subtile ne laissent pas Joseph indifférent. Elle a
du caractère Catherine. Elle sait ce qu’elle veut et Joseph ne
peut s’y soustraire.
Avec ses faux airs de Lolita, Nord Michigan pourrait laisser penser que l’ombre de Nabokov plane sur ce roman, mais il n’en est rien car les apparences ne sont que superficielles et le Joseph de Jim Harrison n’a que peu de similitudes avec le Humbert de Lolita, pervers patenté abusant d’une fillette de douze ans. D’abord parce que Catherine est beaucoup plus âgée, mais aussi parce qu’elle n’a rien d’une ingénue. Elle est intelligente, éduquée et c’est elle qui est à la manoeuvre davantage que Joseph. Il n’y a d’ailleurs aucun jugement de valeur dans le roman de Jim Harrison et, en dépit du contexte historique, pas véritablement de scandale au sein de cette petit communauté du Midwest. C’est assurément l’un de ses principaux points faibles du récit, mais aussi sa plus grande force. On a peine à croire qu’une liaison aussi sulfureuse, en plein milieu des années cinquante, ait pu voir le jour sans faire au moins jaser, mais on se laisse porter par ce beau roman, sur lequel plane un spleen indéfinissable et dont la saveur évoque la douceur d’un automne ensoleillé. Pas de cri, pas de violence, même pas l’ombre d’une tragédie. Jim Harrison raconte avec simplicité les amours d’un homme qui n’a jamais pu être maître de sa propre existence. Ballotté par les vicissitudes de la vie, il a courbé l’échine face au destin que l’on avait tracé à son intention, avant d’en saisir toute la vacuité. On pourrait trouver Joseph pathétique et sa tentative de rébellion ridicule, mais Jim Harrison sait trouver les mots justes et décrit avec beaucoup de sensibilité son personnage, lui donnant de l’épaisseur, de la substance, laissant le lecteur entrevoir son âme. Et puis il y a cette nature splendide que Jim Harrison décrit avec un immense talent, au point de donner envie au lecteur de découvrir ces terres méconnues qui bordent les grands lacs du nord est des Etats-Unis, ce Michigan ou ce Wisconsin mal aimés et qui pourtant regorgent de trésors. On s’imagine par une belle journée d’automne, chaussé de longues cuissardes, habillé d’une épaisse chemise à carreaux, une casquette de trappeur enfoncée jusqu’aux oreilles, lancer d’un geste habile une canne légère et souple de pêcheur à la mouche, avec pour seul compagnon le bruit d’un torrent rapide et sauvage s’écoulant au milieu d’une clairière bordée d’épicéas. Plus loin, un rat musqué pointe son museau moustachu hors de l’eau, humant l’air pur et frais, et une demi-douzaine de canards sauvages s’arrachent du plan d’eau dans un concert de battement d’ailes. Vous êtes bien et vous voulez que ce roman ne s’arrête jamais, c’est là tout le talent de Jim Harrison.
7 commentaires:
Pour moi c'est son plus beau roman. Tout le talent de Harrison c'est d'arriver à nous faire aimer tous les personnages sans jugement et nous faire réfléchir sur la complexité de faire des choix.
j'ai aimé aussi l'attachement et le soin qu'il porte à sa mère mourante.
Merci à toi pour ta chronique et ce beau moment de lecture.
J'ai aussi un petit faible pour ce roman, dont visiblement nous partageons entièrement l'avis.
Oui je te rejoins complètement sur ce roman et en plus comme tu en parles bien..
Que demande le peuple?
Manu,
Si tu as l’occasion de voir le film sur Big Jim”Seule la terre est éternelle ”de François Busnel,il est vraiment très bien et éclaire son œuvre et sa vie.
Hélas, je crois que c'est foutu pour moi, ça fait dix jours que je surveille la programmation du petit ciné d'art et d'essai à deux pas de chez moi et toujours rien. J'espère que ça sortira en DVD ou sur les plateformes parce que j'aimerais beaucoup le voir.
Ah mince.C’est dommage. Sur les plates-formes c’est pas pareil mais c’est mieux que rien .
En tous les cas c’est une réussite .Ça a donné envie à des gens dans la salle de lire l’auteur après avoir vu le film.
C'est chouette si ça donne envie aux gens de lire Jim Harrison.
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