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dimanche 9 juin 2019

Dune, de Frank Herbert

Faut-il encore présenter Dune, cette oeuvre phare de la science-fiction vendue à des millions d’exemplaires depuis sa parution initiale en 1965 et qui donna lieu à une adaptation cinématographique réalisée en 1984 par David Lynch (plus ou moins reniée depuis par le réalisateur), à une mini-série télévisée (hélas très discutable) et à de multiples jeux vidéo. On passera rapidement sur le projet avorté d’Alexandro Jodorowsky, qui fut mis en lumière par le documentaire parfaitement édifiant Jodorowsky’s Dune, qui eut surtout pour mérite d’illustrer la folie contagieuse du bonhomme autant que la démesure  d’un projet désormais devenu culte dans les milieux autorisés (trois ans de préproduction tout de même et 15 millions de dollars de budget partis en fumée). Depuis, Dune continue de fasciner les lecteurs du monde entier et les cinéastes, puisqu’une nouvelle adaptation devrait voir le jour en 2020 sous la houlette du désormais très en vue Denis Villeneuve. Mais cinquante ans après la parution du premier tome, que reste-t-il de Dune ? Contrairement à nombre d’oeuvres de SF qui résistent parfois difficilement aux outrages du temps, le roman de Frank Herbert peut-il prétendre à autre chose qu’à être constamment relégué à sa dimension “classique de la science-fiction” ? Autrement dit, au regard de son influence considérable sur la culture populaire du XXème siècle, faudra-t-il un jour publier Dune dans la bibliothèque de la Pléiade ?




Evidemment, je vois déjà les gardiens du temple monter sur leurs grands chevaux, quel que soit leur bord, les amoureux du verbe et de la langue travaillée dans le style le plus pur et le plus classique tomber de leur estrade (ou de leur piédestal) sous le coup de l’émotion, choqués au plus profond de leur être, atteints dans leur intégrité morale et intellectuelle. Mais quelle mouche vous a donc piqué cher monsieur, pour oser comparer Frank Herbert à Marcel Proust ou bien encore Léon Tolstoï ?  Très honnêtement il y a là un brin de provocation, mais aussi une vraie question sur la notion de chef d’oeuvre et sur l’intemporalité de certaines oeuvres. Il serait sans doute amusant de compter les romans ayant obtenu le prix Goncourt (ou quelque autre prestigieuse récompense) désormais parfaitement oubliés (et ne parlons pas de leur auteurs). Evidemment, il y a quelque chose d’injuste dans mes propos, la valeur d’une oeuvre ne se résume pas au succès populaire ou à ses distinctions, quantité de romans formidables ne rencontrent jamais le succès et restent oubliés sur les étagères des bibliothèques. Mais il n’empêche que le succès populaire de Dune ne semble guère faiblir et son influence considérable sur la culture populaire de ces cinquante dernières années interroge. Au-delà de la fable écologique et politique, l’oeuvre contient incontestablement des éléments qui fascinent les lecteurs au fil des générations. La puissance de l’univers de Dune, sa dimension mystique, mais également sa profonde réflexion sur la religion et le pouvoir  en font une oeuvre hors-norme, quasi philosophique mais aussi profondément ancrée dans le réel. Cette critique est essentiellement consacrée au premier tome d’un cycle qui en compte six au total*, mais nous ferons référence parfois à d’autres éléments clés contenus dans les romans ultérieurs.




Il est nécessaire d'appréhender Dune comme un récit initiatique où l’on suit le parcours du héros de son enfance (ou plutôt adolescence) jusqu’à sa mort supposée. Par cette approche, Frank Herbert ne fait que s’inscrire dans les traces des grands mythes, comme le fera plus tard George Lucas dans Star Wars. Mais là où Lucas se montrait assez naïf et manichéen, Herbert fait preuve d’un recul et d’une distanciation critique inédits. C’est ce qui fait la qualité première de Dune et la base d’une réflexion riche aux ramifications multiples, une oeuvre dans laquelle les différents romans du cycle dialoguent en permanence et se répondent dans une histoire qui aime s’inscrire dans la durée, dans le temps long de Fernand Braudel pourrait-on dire.

Dune débute par le récit de Paul Atréides, âgé alors d’une quinzaine d’années. Le jeune homme est l’héritier du duc Leto, dont la famille occupe la planète Caladan depuis vingt générations. Mais l’empereur Shadam IV a décidé de confier au duc le fief d’Arrakis , une planète désertique prénommée également Dune et connue à travers l’univers pour être la seule planète productrice de l’épice gériatrique, le fameux mélange. Une substance très précieuse, qui accroît l’espérance de vie et étend la conscience. Mais l’épice a également d’autres vertus, il est indispensable aux navigateurs de la guilde et leur permet de replier l’espace afin de voyager à travers la galaxie, il est également au coeur des secrets les mieux gardés du Bene Gesserit, un ordre matriarcal qui use de ses pouvoirs à des fins politiques et religieuses. Arrakis est connue pour être une planète particulièrement inhospitalière, l’eau s’y fait extrêmement rare et sa surface est balayée par des tempêtes de sable d’une rare violence. On ne s’y aventure qu’à ses risques et périls car, en sus de ces conditions climatiques difficiles, le désert profond est le territoire du ver des sables. Un monstre long de plusieurs centaines de mètres, d’une puissance extraordinaire et dont la gueule est constituée de milliers de dents incroyablement acérées. Leto et ses proches flairent le piège, mais ne peuvent se soustraire à la volonté de l’empereur, qu’ils soupçonnent de s’être fait l'allié du baron Vladimir Harkonnen, ennemi juré des Atréides. La popularité du duc auprès des autres maisons majeures de cette caste très fermée appelée Landsraad, mais également ses appuis politiques et la puissance de ses forces armées, ne cessent d’inquiéter l’empereur, qui ne voit pas d’un bon oeil l’influence du duc s’étendre, pas plus que les Harkonnen, qui avaient jusqu’à présent la gestion d’Arrakis et de ses bénéfices colossaux. Arrivés sur Dune, les Atréides constatent à quel point leur situation est périlleuse, voire presque désespérée, mais ils découvrent également l’écosystème étrange et fascinant de la planète, ainsi que ses habitants, les farouches Fremen dont ils espèrent se faire des alliés puissants afin de résister à une offensive des troupes Harkonnen et impériales. Paul, qui a été élevé par sa mère, dame Jessica, à la manière Bene Gesserit, fait preuve d’étonnantes dispositions et semble particulièrement retenir l’attention des Fremen. Serait-il l’enfant de la prophétie, celui que le peuple Fremen attend depuis des centaines d’années pour le guider sur la voie sacrée. Sur Wallach IX, les révérendes mères du Bene Gesserit sont informées des talents hors norme de Paul, ce qui contrarie leur maître-plan établi depuis des milliers d’années et qui visait à établir des croisements génétiques entre les membres les plus prometteurs de la race humaine, afin d’obtenir l’être suprême, le Kwisatz Haderach. Mais celui-ci pourrait bien être arrivé plus tôt que prévu et échapper à leur contrôle.




En surface, le réussite de Dune tient à cet habile mélange de récit mythique, mâtiné de complots aux ramifications complexes et d’intrigues politiques de haute volée, le tout enrobé d’une bonne dose d’un mysticisme étonnamment digeste car profondément distancié. Doté d’une narration prenante et d’une atmosphère d’une rare tension, le roman assure sa part de divertissement et peut parfaitement se lire au premier degré, mais s’en tenir à ce niveau de lecture serait évidemment une grave erreur car Dune propose un étonnant éventail de réflexions qui vont de l’écologie, à la religion, en passant par le pouvoir et la politique. Frank Herbert semble fasciné par les mécanismes qui permettent d’influer sur le devenir de l’humanité sur le long terme. Ces mécanismes ont trait à la religion, en tant qu’outil de manipulation des masses populaires, autant qu’à l’exercice du pouvoir. L’idée en soi n’a rien de révolutionnaire tant religion et politique ont depuis l’aube des temps entretenu des relations extrêmement étroites, mais elle est ici au service d’une intrigue qui se déroule sur des milliers d’années. Dans Dune, le complotisme est élevé au rang d’art à part entière, des intrigues se cachent dans des intrigues, laissant entrevoir des plans d’une complexité stupéfiante, à la fois cruels et élégants. Pour exemple, à son arrivée sur Arrakis Dame Jessica, qui rappelons-le a été formée dans l’une des meilleurs écoles de son ordre, constate qu’une mission du Bene Gesserit très ancienne (la fameuse Missionaria Protectiva) a déjà inoculé au sein de la société Fremen des leviers religieux d’une grande puissance afin d’asseoir l’autorité de l’ordre sur la planète et assurer la protection des soeurs. La population locale est donc particulièrement bien disposée à son égard pourvu qu’elle sache manipuler les bons curseurs en s’appuyant sur les éléments clés de la prophétie.  Ce sont ces leviers que Jessica manie donc avec prudence pour assurer sa survie et celle de son fils et ce sont ces mêmes leviers qui feront de Paul un personnage quasi divin. Les stratégies politiques sont à l’avenant et rien n’est laissé au hasard, les plans se calculent longtemps en amont et chaque camp tente d’avoir plusieurs coups d’avance sur son adversaire avant d’avancer ses propres pions. Evidemment, ce genre d’exercice a aussi ses limites et peut parfois faire preuve d’une certaine suffisance de la part de l’auteur, frappé à l’occasion du syndrome “oh mon Dieu, regardez comme je suis génial”. Mais Frank Herbert dispose d’une étonnante faculté à retomber sur ses pieds, malgré des développements et des logiques parfois un peu trop poussés dans leurs retranchements. On n’évoquera qu’avec la plus grande circonspection la question du style, qui me paraît pour une fois secondaire. Sans être l’indigne galimatias dont on l’a parfois accusé, Dune ne brille effectivement pas par la qualité de sa prose, mais cela n’en fait pas pour autant une purge à lire. Il faut néanmoins reconnaître une certaine lourdeur dans l’écriture et une tendance au verbiage qui ne manqueront pas d’irriter certains (moi perso, j’aime bien les joutes verbales). Mais il faut dire que l’univers est complexe et l’auteur aime, comme nombre d'écrivains de SF, user parfois de manière immodérée de nombreux néologismes. Pour ma part, j’estime qu’ils participent au contraire à la richesse du roman et contribuent à plonger le lecteur dans cet univers étrange et fascinant.




Frank Herbert saura cependant se renouveler et changer son fusil d’épaule en terme de construction narrative et son projet prendra de l’ampleur au fil des romans suivants. La réussite d’une aussi longue saga ne pouvait reposer uniquement sur le rôle de Paul et sur son parcours initiatique, les développements ultérieurs de l’histoire, que l’on retrouvera dans Le messie de Dune et Les enfants de Dune, prennent littéralement le contrepied de ce que le lecteur était en mesure d’attendre. Désormais repu de vengeance, arrivé à la tête de l’imperium, Paul, qui n’a eu de cesse de lutter contre le destin qui l’attendait et qui dans ses visions cherche le chemin qui sera le moins sombre pour l’humanité, doute du bien fondé de son combat. Sa quasi divinité lui fait horreur et son rôle de monarque absolu, il ne l’assume que pour mieux éviter à l’humanité de sombrer dans la barbarie. Cette réflexion sur le pouvoir, avec en toile de fond d’autres questionnements gigognes (libre-arbitre, altruisme…), est au coeur de ce qui fait l’essence même de l’oeuvre de Frank Herbert et n’est pas sans rappeler un certain Machiavel, toutes proportions gardées bien évidemment.




    Livre univers riche et fascinant, Dune est probablement l’une des oeuvres les plus complexes de la science-fiction moderne. Mais sa plus grande qualité c’est son étonnante capacité à parler aux lecteurs de tous les âges, chacun y trouvant son propre cheminement intérieur et des résonances personnelles parfois très fortes. Même après une énième lecture (la quatrième en ce qui me concerne), le roman révèle des sagesses qui nous avaient initialement échappé et des niveaux de lecture qui forcent le respect…. à condition de bien vouloir lâcher prise et se laisser emporter par la puissance de son flux.




* Dune, Le messie de Dune, Les enfants de Dune, L’empereur-Dieu de Dune, Les hérétiques de 
Dune et La maison des mères.

8 commentaires:

Soleil vert a dit…

Tout à fait remarquable. Tu rejoins Klein dans son constat d'une distanciation avec le mysticisme et aussi le Pouvoir. Paul c'est un Prophète sans Bible ni Coran. J'étais parti moi dans l'idée d'une symbiose entre un monothéisme oriental et une querelle de grecs dont le point de départ est une femme - comme dans l'Iliade. Mais je me suis planté.

Emmanuel a dit…

Je n'ai jamais lu ce que Gérard Klein avait écrit sur la question, tu m'intéresses. Je vais aller voir sur 42 s'il y a quelque chose de disponible.

Bon après c'est ma vision des choses, il y a tellement d'influences dans Dune que ce que tu dis n'est pas non plus tout à fait faux. La référence aux Atrides/Atréides n'est sans doute pas là par hasard.

Emmanuel a dit…

Bon ben j'ai trouvé je pense le texte auquel tu fais référence, c'est la préface de l'édition intégrale de Dune.

https://www.quarante-deux.org/archives/klein/prefaces/dune.html

ça rejoint ce que je dis.... mais de manière nettement plus brillante et plus poussée.

Mottu a dit…

Et philosophe avec ça... Je ne sais pas si je vais encore m'aventurer à oser poster une ligne sur ce blog de haute tenue...

Emmanuel a dit…

Nan mais j'espère bien que tu continueras à participer chère amie ! Je te rappelle que ce blog est notre lien à travers l'espace et le temps :-)

Emmanuel a dit…

Moi ce que je remarque c'est que personne n'a souligné l'exploit d'avoir placé George Lucas/Star wars, Fernand Braudel et Machiavel dans une critique sur un bouquin de SF.... Bon ok, j'ai oublié Dumézil, mais ça vaut au moins autant que d'avoir placé le mot WHISKEY au scrabble non (144 points pour info) ?

J B a dit…

Dans le même esprit qu"Outresable" de H Howay me semble.

Emmanuel a dit…

Je ne l'ai pas lu, mais merci pour la suggestion.