Au cas où vous ne
l’auriez pas encore remarqué, lire le Goncourt annuel n’est pas
vraiment dans mes habitudes. Vous pouvez y voir une forme de snobisme
littéraire comme diraient mes collègues, mais la plupart du temps
le choix des jurys me laisse tout simplement de marbre. Il fut une
époque où, lorsque la sélection était identique, je préférais
largement lire le Goncourt des lycéens, qui ne s'embarrassait ni de
politique éditoriale ni de prestige (et accessoirement ne faisait
pas de copinage). Oui mais voilà, le roman primé cette année m’a
singulièrement intrigué et après en avoir entendu beaucoup de bien
(de la part de gens dont je respecte éminemment l’avis), me voilà
plongé au coeur du récit de Nicolas Mathieu.
Le roman est construit de
manière assez classique, en trois parties chronologiquement
distinctes (de 1992 à 1998) et se déroule intégralement à
Heillange, vieille cité ouvrière perdue au coeur d’une vallée
Lorraine. L’Est comme on dit, avec tous les sous-entendus que cela
suscite dans l’imaginaire collectif. Il y a pourtant du vrai dans
ces clichés que l’on véhicule sans trop y réfléchir. La crise
économique liée à la fermeture des hauts fourneaux, le chômage
endémique dans une région qui n’a ni fait le deuil de son passé
industriel et encore moins réussi sa transition économique. Et puis
il y a cette misère, sociale, intellectuelle et économique qui
plane au-dessus de la vallée. Un fantôme qui ne porte pas de nom,
mais qui semble affecter les habitants dès leur plus jeune âge.
Comme si à la naissance, filles et garçons étaient marqués d’un
sceau indélébile, avec l’ennui pour seul horizon. Là-bas tout le
monde parle de “L’Usine”, cette vieille friche industrielle
laide comme une verrue dont on peine encore à imaginer la gloire
passée. Les métallos, eux, pleurent comme une antienne leur
prospérité perdue et une camaraderie parfaitement idéalisée,
oubliant les ravages de la silicose et autres maladies induites par
l’inhalation de poussières ou de fumées cancérigènes, les dos
cassés et les meurtrissures des corps soumis à rude épreuve. Mais
ils étaient fiers les métallos, fiers de la puissante machine pour
laquelle ils oeuvraient et qui pourtant les brisait dès quarante
ans. Depuis la fermeture, c’est leur fierté qu’on leur a
enlevée, ne laissant que le vide et la misère pour seule compagne.
Mais
de tout cela, Anthony, 14 ans, n’en a cure. Avec son cousin ils
tuent l’ennui et tentent d’échapper à la chaleur écrasante
d’un été caniculaire au bord du lac, espérant y glaner un peu de
fraîcheur et éventuellement mater quelques filles. Il paraît que
du côté de la plage des culs-nuls, certaines se baignent topless.
Les deux garçons en seront pour leurs frais, mais à défaut
d’apercevoir ce que la morale aurait certainement réprouvé
Anthony y rencontre l’amour, le coup de foudre comme on dit, hélas
parfaitement unilatéral. L’objet de son désir : Stéph et ses
courbes généreuses, son sourire un peu narquois et sa queue de
cheval au balancement hypnotique. Stéph c’est le drame de sa vie,
son obsession fatale et la raison principale de son amertume. Ils ne
sont de toute façon pas du même monde, lui le fils d’un ancien de
“L’Usine” devenu alcoolique et d’une mère dépressive,
affublé d’un oeil de travers à la suite, dit-on, d’une mauvaise
chute, complexé par sa petite taille, sa carrure filiforme et ses
fringues trop grandes. Stéph est tellement inaccessible, trop belle
pour lui, mais aussi trop riche et trop sophistiquée. Leurs mondes
ne sont pas compatibles. Pourtant la jeune-fille est comme lui en
proie au doute, sa conscience sociale s’éveille et son univers lui
paraît tellement étriqué. Son insouciance s’effrite par petite
touches, son environnement lui paraît de plus en plus morne et ses
perspectives d’avenir sinistres. Cette bascule presque imminente
dans le monde des adultes l’effraie tout autant qu’elle la
fascine. Et puis il y a Hacine, la petite frappe de la ZAC, sec comme
un coup de trique, long comme un jour sans pain, qui traîne son
animosité sur la dalle, cherchant querelle au moindre regard de
travers. Il a la haine chevillée au corps, le coup de poing facile
et l’insulte en permanence au bord des lèvres. Entre lui et
Anthony, une sombre histoire de moto volée virera au drame.
Roman générationnel aux
dimensions politiques et sociales évidentes, Leurs enfants après
eux force l’admiration par sa maîtrise de la narration, dont on
sent à chaque page l’urgence, mais également par la puissance
incroyable de son écriture, travaillée à l’extrême et pourtant
d’une grande fluidité. La dimension séminale du récit résonne
comme une évidence et prend le lecteur à froid dès les premières
pages, tel un uppercut en plein visage, on est immédiatement saisi,
pris par l’histoire de ces gamins dont on ressent avec acuité les
émotions, les contradictions et le désarroi profond. Mais si
Nicolas Mathieu dresse le portrait d’une ville en crise dont les
habitants demeurent profondément meurtris par des décennies
d’injustice sociale, de chômage et de consommation abusive
d’alcool, il ne sombre jamais dans la caricature ou le pathos. Ses
personnages sonnent justes et vrais, ils sont pétris de défauts qui
ne les rendent que plus fragiles et plus humains. En toile de fond
émerge également une question essentielle, celle de la reproduction
des schémas sociaux. Rien de marxiste dans cette dimension politique
et sociétale, mais un constat doux-amer, terriblement implacable,
sur la reproduction des élites et la vacuité d’un système qui
prône la réussite par la valeur travail tout en prenant soin de
freiner toute ascension sociale pour ceux qui n'appartiennent pas à
la bonne classe. Le roman de Nicolas Mathieu est un livre puissant et
incroyablement vivant, il s’en dégage une énergie féroce, mais
également un insondable désespoir, celui des amours et des
aspirations déçues. Celui d’une vie entière de travail et de
sacrifice, qui se termine un soir de beuverie au fond d’un lac,
comme une phrase inachevée ou une parenthèse jamais refermée.
C’est triste, c’est révoltant, c’est notre monde à nous.
7 commentaires:
Quelle fluidité dans cette chro ! Ici et là j'ai pu glaner "Heillange" inspiré par "Hayange",et sur Marianne "Il vient juste de commencer ce grand voyage en terra incognita et envisage de le continuer sous les auspices de Faulkner. « Comme lui je voudrais inventer mon comté de Yoknapatawpha, quelque part dans l’est de la France, avec un lac, une rivière ou chacun pourrait se considérer chez soi »"
Merci camarade ! La comparaison avec Faulkner n'est pas usurpée, il a le talent suffisant pour produire une grande oeuvre... mais seul l'avenir nous le dira.
Difficile pour ces jeunes de s'arracher au déterminisme social,familial.
On a l'impression que leurs chemins ne les mènent nulle part. Même l'amour n'est qu'illusion et malentendu entretenu aussi par les barrières sociales
C'est quand même très sombre.
Un Goncourt à lire alors!
Oui c'est très sombre et assez désespéré, mais c'est vraiment un grand livre.
Oui je suis d'accord avec vous..avec toi(je peux te tutoyer?)
Le seul bémol ,j'ai été un peu choquée par certains passages avec le vocabulaire sexuel très cru,grossier,de ces ados..en rapport avec leur mal être certainement.
Oui oui, on peut se tutoyer... et je confirme, c'est assez cru comme vocabulaire, un roman très séminal pourrait-on dire.
Ouf! ça passe mieux avec un peu d'humour.
Enregistrer un commentaire