La bande dessinée est dans son écrasante majorité consacrée à la fiction et jusqu’à une époque récente il paraissait saugrenu de l’associer au documentaire. Pourtant, certains auteurs ont osé concilier les deux genres et raconter autrement une page de l’histoire humaine (La véritable histoire du soldat inconnu, Jacques Tardi ou bien encore Maus de Art Spiegelman), une expérience personnelle (Persépolis de Marjane Satrapi) ou un témoignage à valeur journalistique (Palestine, de Joe Sacco). C’est donc dans cette veine de s’inscrit Pyong Yang de Guy Delisles.
Pyong Yang est le récit d’une expérience professionnelle vécue par Guy Delisle au début des années 2000. D’origine québécoise, spécialiste de l’animation pour une société fabriquant des dessins animés, Guy Delisle est envoyé superviser une partie de la production sous-traitée à Pyong Yang, en Corée du Nord. Comme le pays n’est pas à un paradoxe près, il cherche à faire rentrer des devises extérieures en accueillant à bras ouverts les sociétés étrangères souhaitant faire de la sous-traitance à bas coût. La production de dessins animés étant un investissement conséquent, de nombreux studios occidentaux ou asiatiques cherchent à réduire les coûts en délocalisant les étapes d’animation intermédiaires à Pyong Yang, détachant un salarié pour superviser le travail des animateurs coréens ; un rôle qui est confié à Guy Delisle pour plusieurs semaines.
Dès son arrivée à l’aéroport de Pyong Yang le ton est donné, les étrangers n’ont pas le droit de circuler librement dans le pays, ils sont cantonnés dans un quartier de la capitale et dans leurs déplacements ils doivent toujours être accompagnés d’un interprète. Un hôtel, quasiment vide et interdit au Nord Coréens, leur est évidemment réservé, ils y prennent également leurs repas. Pour Guy Delisle le choc culturel est immense, il se sent cloîtré et les occasions de se divertir sont pour le moins limitées dans un pays où il n’y a ni Internet, ni café, ni musique occidentale, ni cinéma. Pour autant, la vie en Corée du Nord semble moins sombre que ne le laissaient supposer les images diffusées par les médias occidentaux, la ville de Pyong Yang n’a rien d’un désert, certes le pays reste une dictature mais ici et là on note des signes de détente et quelques entorses au Juché, cette théorie de l’autosuffisance érigée en programme politique par le régime. Restent les symboles et les usages d’un pouvoir autoritaire qui choquent l’étranger mais dont on a peine à savoir réellement s’ils interpellent encore les Nord Coréens.
Pyong Yang est une bande dessinée qui, malgré les restrictions de circulation et de contact imposées à son auteur, donne, grâce à une succession d’anecdotes et de détails, un aperçu étonnant de la Corée du Nord ; un pays figé dans le temps, qui cultive les paradoxes et mêle avec un bonheur discutable archaïsmes politiques, délires mégalo-maniaques et tentatives désespérés de se raccrocher à la modernité du monde. Le résultat laisse rêveur et suscite aussi bien la sympathie que l’incrédulité ou la tristesse. Un peu à la manière du Tokyo Sanpo de Florent Chavouet, c’est l’accumulation de détails symptomatiques qui donne cette vision d’ensemble, un témoignage à large spectre teinté d’ironie et mâtiné d’humour qui fait sourire autant qu’il crispe le lecteur. Car l’on peut rire de cette débauche de buildings vides construits pour la seule raison qu’ils flatte l’ego d’un régime qui peine à produire l’électricité suffisante pour les alimenter, ou de cette autoroute deux fois deux voies parfaitement moderne et totalement déserte qui relie Pyong Yang au Palais de l’Amitié (80 km tout de même) sans prévoir une seule autre bretelle de sortie, moins lorsqu’on comprend les sacrifices consentis par le peuple pour les construire et les entretenir alors que la misère et la famine ont durant de nombreux hivers ravagé le pays. Pour la petite histoire la carcasse de béton du fameux hôtel Ryugyong (une pyramide haute de 330 mètres), dont la construction débuta en 1987 et que Guy Delisle admire avec consternation, est aujourd’hui recouverte de verre et d’acier. Sa construction est officiellement terminée depuis 2009 bien que l’aménagement intérieur ne dépasse pas le 25ème étage. Ce gratte-ciel symbolise toute la démesure d’un régime mégalomaniaque, obnubilé par un désir de grandeur sans rapport avec ses besoins ni ses moyens puisque l’ensemble des étrangers autorisés à fouler le sol de Corée du nord serait bien en peine de remplir un seul étage de ce monstrueux bâtiment.
2 commentaires:
Guy Delisle a été une grande découverte pour moi, et m'a fait découvrir autrement la Corée du Nord. Son "Shenzhen" est excellent de même, et offre un contraste violent avec Pyong Yang ! Car Shenzhen, c'est une fourmilière crasseuse... Et on sent dans le dessin de Guy Delisle le caractère oppressant de la foule chinoise aussi bien que le vide coréen. Les chroniques birmanes sont également très bien, il faut que je trouve les chroniques de Jérusalem... Enfin, le guide du mauvais père est un bijou d'humour noir !
J'ai un max de retard concernant cet auteur, mais que je compte bien rattraper le plus rapidement possible. J'ai Chroniques de Jérusalem en ligne de mire.
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