"La mort viendra et elle aura tes yeux -
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu'au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde."
Cesare Pavese
On aimerait croire que l’adaptation sur grand écran de son roman Drive ait permis à James Sallis d’atteindre une certaine notoriété auprès du grand public, hélas le succès du film aura surtout bénéficié à un certain Ryan Gosling, propulsé désormais au rang de superstar du cinéma américain. Il faut dire que l’acteur a sans doute un physique plus avantageux et apte à provoquer des vapeurs auprès de la gent féminine que celui de James Sallis. Il n’empêche, on aurait aimé que le talent d’écrivain de l’auteur américain soit un peu plus mis en avant par les critiques de tous bords, surtout promptes à saluer la réalisation un peu pompeuse de Nicolas Winding Refn, sans doute au sommet de sa forme mais pas franchement au premier rang des laudateurs de James Sallis. Rien de choquant pour le commun des mortels, Refn n’est ni le premier et ne sera sans doute pas le dernier à passer sous silence la filiation purement littéraire de son film, comme si le scénario et l’écriture d’un long métrage n’étaient qu’un détail technique parmi d’autres dans les différentes étapes de production. Le phénomène n’est de toute façon pas nouveau, Hollywood pille depuis des décennies la littérature, matériau scénaristique de premier choix, mais également réserve inépuisable de talent et refuge inaltérable pour producteurs en mal d’inspiration. L’ingratitude affectée du monde du cinéma n’aurait que peu d’importance si le grand public n’affichait pas le même mépris pour les oeuvres littéraires originelles, après tout pourquoi se fatiguer à lire un roman alors qu’il suffit de poser son postérieur deux petites heures tout au plus pour en avoir un résumé imagé. Consternant et affligeant, mais finalement assez logique au regard de la manière dont nous consommons du divertissement de masse.
Ces considérations bassement vindicatives mises à part (on a bien le droit de râler de temps à autres), il serait sans doute temps de revenir à James Sallis, auteur précieux s’il en est. A la fois poète, écrivain de romans noirs, traducteur, scénariste, enseignant, mais également musicien et grand connaisseur du blues et du jazz, James Sallis fut également éditeur et directeur d’un magazine de science-fiction (Sallis reste un grand amateur du genre et glisse souvent des clins d’oeil à ce sujet dans ses romans). Ce que l’on sait moins, c’est qu’avant de devenir un écrivain reconnu par ses pairs et admiré des lecteurs de tous horizons, la vie de James Sallis fut pour le moins chaotique, une existence précaire de hobo, de l’Arkensas, où il grandit, jusqu’à New York, en passant par le Texas, la Louisiane et même l’Europe. Une vie de bohème, parfois difficile, mais qui lui permit d’acquérir une vaste connaissance du monde et la maîtrise de plusieurs langues (dont le français). Désormais bien connu des amateurs de polars pour la série consacrée au détective de la Nouvelle Orléans Lew Griffin, mais également pour sa trilogie John Turner, un ancien du Vietnam retiré du monde, James Sallis a également publié quelques-uns des plus beaux romans noirs de ces vingt dernières années parmi lesquels La mort aura tes yeux, probablement sa plus grande réussite à ce jour.
A mi chemin entre le polar, le thriller d’espionnage et le road movie, La mort aura tes yeux est un surtout un livre inclassable tant l’auteur prend un malin plaisir à brouiller les pistes. L’histoire commence comme un roman d’espionnage à la Robert Ludlum avant de lorgner une cinquantaine de pages plus loin du côté de John Le Carré. David est un ancien agent du gouvernement spécialisé dans l’élimination, durant la période la plus sombre de la guerre froide il a fait partie d’un groupe très réduit de tueurs sélectionnés pour leurs aptitudes à la violence et leur maîtrise de techniques de combats diverses et variées, mais depuis neuf ans l’homme est désormais hors circuit. Après avoir quitté les services secrets, David a tiré un trait sur son violent passé et s’est installé non loin de Boston pour mener une carrière d’artiste plasticien, non sans succès. Une vie tranquille en compagnie de Gabrielle, une jeune femme rencontrée dans un musée et qui partage son quotidien depuis toutes ces années. Jusqu’au jour où un coup de fil le réveille en pleine nuit. L’autre survivant de cette unité très spéciale a refait surface après des années de silence et semble avoir perdu tout contrôle, David est donc réactivé et chargé de le traquer puis de l’éliminer. S’ensuit alors une poursuite étrange à travers les Etats-Unis, un jeu dans lequel le chasseur devient chassé. James Sallis aurait pu s’en tenir là et nous servir un énième thriller d’espionnage calibré aux petits oignons, un page turner diffusant sur deux cents pages une dose savamment orchestrée de suspense et d’action. Raté ! En réalité La mort aura tes yeux n’est pas un véritable roman d’espionnage, on aurait tout intérêt à plutôt aller chercher sa filiation dans le road movie car il s’agit avant tout d’une errance à travers une partie des Etats-Unis à la fois lente et langoureuse, voire intimiste, un voyage fait de rencontre simples et touchantes ponctué par quelques scènes d’une violence irréelle. Il y a comme de la poésie à partir à la poursuite du véritable visage de David, qui multiplie les figures d’emprunt et les identités factices sans que l’on puisse déterminer laquelle relève de sa véritable personnalité. Il y a du Drive dans cette histoire de solitaire qui traverse l’Amérique des petites gens, à la fois proie et prédateur, à ceci près que David, le héros, est un personnage profondément humain. Un roman bref, mais profond et percutant.
2 commentaires:
Ah Pavese ...
SV
Yep !
Ubik
Enregistrer un commentaire