Il
était jusqu’à présent de bon ton d’affirmer que China Miéville faisait
figure de jeune prodige de la fantasy anglo-saxonne (ou de la weird
fiction comme il se plait à la nommer), celui dont tout le monde causait
dans les milieux autorisés et dans lequel les éditeurs plaçaient leurs
plus fervents espoirs. Force est de constater que depuis la publication
de Perdido Street Station,
China Miéville a largement confirmé les attentes des uns et des autres,
au point que l’écrivain britannique fait désormais figure de poids
lourd du genre. Son parcours littéraire est exempt de fausse note et il
aurait pu explorer à loisir l’univers baroque et crasseux de Bas Lag,
dont il est le créateur un peu torturé, mais Miéville a pour The city & The city choisi de surprendre ses lecteurs et de s’échapper du carcan dans lequel on l’avait rapidement enfermé.
Le roman se présente en effet comme un polar et l’univers dans lequel
se déroule l’intrigue a tout du notre : même géographie, même histoire,
même technologie... à ceci près que la ville décrite par China Miéville
est purement imaginaire. On ne saurait d’ailleurs trop où la placer sur
une carte du monde, quelque part en Europe continentale probablement,
mais peu importe car ses spécificités résident ailleurs, dans sa
gémellité contrariée puisqu’il s’agit en réalité de deux villes qui
partagent le même territoire : Beszel et Ul Qoma. Le lecteur un peu
pressé aura tôt fait d’établir un parallèle avec Berlin à l’époque de la
guerre froide, ou bien encore avec Jerusalem, mais l’affaire est
nettement plus complexe car les deux villes se superposent selon un
maillage complexe établi depuis des siècles, un découpage administratif
et politique ahurissant, quasi labyrinthique voire kafkaïen, qui donne
lieu à des situations ubuesques en raison d’une frontière à géométrie
variable. Ainsi certains quartiers sont situés à la fois à Ul-Qoma et à
Beszel, les deux villes se partagent des immeubles, des rues, voire des
trottoirs, ainsi les habitants de chaque ville peuvent emprunter une
même artère mais chacun prendra bien soin de marcher du bon côté de la
rue. Plus étonnant, les deux villes peuvent se partager un même trottoir
ou une même route, les passants feront simplement semblant de ne pas
voir les habitants de l’autre ville car tout contact entre eux est
totalement proscrit, un simple regard, un pas du mauvais côté et la
Rupture est invoquée, une police secrète implacable, transnationale et
omnipotente qui intervient dans les plus brefs délais pour mettre au pas
les contrevenants.
Au milieu de ce casse-tête politico-administratif, l’inspecteur Borlù
de la police criminelle de Beszel est chargé d’enquêter sur le meurtre
d’une jeune étudiante américaine retrouvée éventrée dans une ruelle
sordide de la ville. Seul problème, la jeune femme habitait et
travaillait sur un site archéologique situé à Ul-Qoma, par ailleurs un
faisceau d’indices laisse supposer que le meurtre a été commis dans la
cité jumelle avant que le corps ne soit finalement transporté et
abandonné à Beszel. L’affaire semble entendue pour l’inspecteur Borlù,
qui monte un dossier complet à destination de la Rupture, qui devrait en
toute logique reprendre à son compte l’enquête. Hélas pour ce policier
aguerri, la commission refuse d’accéder à sa requête. Borlù devra donc
enquêter à Ul-Qoma, avec l’aide d’un inspecteur du cru, et se sortir de
cet imbroglio juridique et politique par ses seuls moyens.
Dans un registre singulièrement différent de ce qu’il avait produit jusqu’à présent, mais toujours fidèle aux qualités qui ont fait son succès (qualités d’écriture, ambiance formidable), China Miéville nous offre un polar certes conventionnel au premier abord (un simple meurtre, pas de quoi déplacer les foules), mais dont le traitement est d’une rare originalité. Les implications sociétales et politiques de son univers son proprement renversantes, d’autant plus que l’auteur nous en révèle l’ampleur par petites touches successives, sans didactisme et avec la lenteur qui sied à ce genre d’entreprise. Le lecteur pourra certes trouver la mise en place de l’intrigue et de l’univers un peu longue, mais The City and The City est un roman qui mérite qu’on lui accorde un peu de ténacité. Progressivement, finement, Miéville lève le voile sur la véritable nature de ces villes jumelles et au lecteur de se construire sa propre carte mentale, d’imaginer les perspectives vertigineuses d’une telle situation et de comprendre la complexité du sujet. Oui, disons le clairement The City and The City est un roman d’une rare intelligence et d’une élégance folle. Il fallait oser une telle construction dans l’intrigue et Mièville s’en tire avec brio.
8 commentaires:
Flute ! Encore un bouquin à mettre dans mon interminable liste d'achat...
Un livre très original
SV
Ca me donne très envie ! Merci !
Faut pas se priver, c'est dispo en poche pour pas cher.
Le paragraphe que tu consacres à la description de la singularité urbaine que définit Miéville suffit presque. Car dans le livre, en définitive, il n'y a guère plus. Deux trois pages d'explications qui tentent de nous donner une idée du nœud urbain dans lequel on se trouve et deux ou trois exemples concrets de situations, comme tu dis, kafkaïennes.
J'ai été déçu car je m'attendais à trouver un roman plus ancré dans le tissu urbain. Il ne l'est pas assez à mon goût, ou disons que le polar prends trop le pas sur le reste. Car oui, ce n'est qu'une enquête sur un meurtre avec son petit mystère, sa petite intrigue, et cinquante pages d'une résolution trop sèche. Le style me paraît terriblement plat en dépit de trois néologismes (c'est dommage d'ailleurs, il aurait pu aller plus dans ce sens).
Je ne reste toutefois pas que sur des idées négatives, le livre en comporte quelques-unes d'assez bonnes : d'abord concernant la double cité-Etat entre culture balkanique et proche-orientale, concernant également l'accroche archéologique (à mon avis, là encore insuffisamment exploitée), concernant une troisième ville mythique en filigrane et un livre fondateur quant au mythe ou, plus intelligent encore, réduire cette dernière à une simple fausse piste. On pense un peu à Dark City ou à Brazil avec ce livre. Mais dans l'ensemble je reste à côté, je pensais trouvé autre chose qu'un polar.
Je crois que tu t'attendais trop à un roman conceptuel et en définitive il ne s'agit que d'un polar, dont l'intrigue est somme toute assez classique. Cela dit, le roman tient pour moi à son ambiance et au vertige que procure finalement cette idée de ville enchâssée. A mon sens c'est suffisant pour en faire au moins un bon roman, mais je conçois que l'on puisse rester sur sa faim.
Par contre, pas d'accord sur le style de Mieville, certes moins riche et chatoyant que dans ses romans précédents, mais tout de même très fluide et agréable à lire. Je pense qu'il a voulu coller davantage au style hardboiled des grands polars classiques, sans parvenir pourtant à cette sécheresse stylistique éminemment percutante que l'on retrouve par exemple chez Hammett et dans une moindre mesure chez Chandler. On est à mi-chemin, mais ça ne m'a pas dérangé.
J'espère néanmoins que ça ne t'empêchera pas d'aller explorer le reste de la biblio de China Mieville. Notamment Les Scarifiés, à ce jour son roman le plus abouti (à mon sens évidemment).
A propos du style, tu as raison. Disons qu'on est loin du style que je peux apprécier habituellement. Je ne sais pas si je m'attendais davantage à un concept à la lecture de ce texte, mais à la seule association de mots clefs que sont "villes" "territoires" (j'imagine que l'on pourrait dire "géographie" pour être plus large quoique je n'ai encore rien lu de tel qui ne soit d'une manière ou d'une autre urbain et politique) et encore "mythe (ce qui peut se dire fantasy ou SF)", j'ai toujours une même référence dans un coin de la mémoire, c'est Le rivage des Syrtes. Bon je note quand même l'actualisation de ton article sur Scarifiés et vais m'y intéresser.
LU, et bien lu.
Je pense qu'il y aurait bien des choses à faire en fan-fiction sur ces deux villes. On résoud l'enquête certes, mais on reste avec un tas de petits mystères annexes.
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