Surtout connu pour une série de polars se déroulant à Miami et mettant en scène un flic au bout du rouleau mais plutôt fin limier (voir la chronique de Miami Blues, Charles Willeford a commis, avant de mourir sans avoir pu toucher le jackpot, quelques chefs d’oeuvres du roman noir parmi lesquels Combats de coqs, La messe noire du frère Springer et Ile flottante infestée de requins ; ce dernier étant considéré par l’auteur comme son meilleur livre.
La structure même du roman a de quoi dérouter les amateurs d’intrigues classiques bétonnées, les fanatiques de la procédure policière et autres Hercule Poirot en herbe. D’ailleurs, il n’y a pas d’intrigue dans Ile flottante infestée de requins et il n’y a pas non plus le moindre flic. J’en vois déjà qui crient à l’arnaque, mais pas d’inquiétude à avoir, le roman contient son lot de salauds, psychopathes et fêlés de service oeuvrant en toute impunité. D’une certaine manière, Ile flottante infestée de requins rappelle Un tueur sur la route ou bien encore American psycho par sa capacité à incarner la mal et à jouer sur le processus d’identification du lecteur. L’histoire est découpée en quatre récits entrecroisés, ceux de quatre jeunes hommes proches de la trentaines, jeunes, beaux, aisés, célibataires... quatre jeunes imbéciles en somme, qui tuent l’ennui à coups de bières et de commentaires machistes sur la gent féminine à la terrasse d’une piscine. L’alcool et la testostérone aidant nos quatre gaillards se lancent dans un défi insensé, l’un d’entre eux (censé être le bourreau des coeurs de ces dames) devra en moins de deux heures emballer une jeune femme dans le lieu réputé pour être le moins évident en la matière, à savoir un cinéma drive-in, et la ramener chez lui. Sauf que le pari tourne mal. En guise de trophée, c’est une junkie de 14 ans à moitié défoncée que le bellâtre embarque dans sa bagnole. Quelques kilomètres après la sortie du drive-in, l’adolescente vomit une partie de ses tripes sur le tableau de bord et meurt d’une probable overdose. Sauf que nos lascars décident de ne pas prévenir la police et de régler le problème à leur manière, c’est à dire sans beaucoup d’élégance. Les récits suivants permettent de suivre les parcours croisés de ces quatre amis sur une période plus longue, tous semblent s’être parfaitement intégrés à la société et leur aventure d’un soir a été enterrée sous une chape de plomb. Pour résumer assez brièvement, le second protagoniste devra faire face au mari jaloux d’une jeune femme qu’il espérait séduire, mais en guise de nuit d’amour il devra défendre chèrement sa vie dans un jeu de cache cache à travers la ville. Le troisième tentera par tous les moyens d’échapper à l’emprise d’une femme acariâtre, pingre et frigide par dessus le marché. Le quatrième est dans une situation assez similaire, sauf que la femme à laquelle il tentera d’échapper est beaucoup plus âgée que lui, immensément plus riche et incroyablement possessive.
Willeford fait partie de ces écrivains fascinés par Miami, à croire que la ville est un terrain de jeu de prédilection pour les psychopathes refoulés et autres détraqués en tous genres. Mais l’on comprend aisément que la réunion d’ingrédients aussi variés et toxiques que l’argent, la drogue, les filles faciles et un vivier inépuisable de victimes désignées puisse attirer une certaine clientèle criminelle. A vrai dire tout le monde, ou à peu près, semble travailler du chapeau du côté de la Floride et l’on peine parfois à distinguer les bandits des honnêtes gens. Effet de loupe ou prisme déformant d’une réalité fatalement complexe, Willeford dresse le portrait d’une cité infestée de requins prêts à fondre sur une victime au moindre signe de faiblesse. Une ville où quatre “sympathiques” jeunes gens peuvent en quelques minutes se transformer en psychopathes et où la moindre goutte de sang donne le signal de la curée. La Floride n’est donc pas le paradis escompté et ses longues plages de sable fin, ses palmiers, ses plantations d’agrumes et son climat chaud et ensoleillés fonctionnent comme un trompe l’oeil. Mais à la limite on le savait déjà, Willeford arrive en terrain connu et le lecteur n’est pas forcément surpris par cet aspect criminogène du substrat socio-économique floridien ; même s’il a l’art et la manière de le faire. En revanche, on est totalement fasciné par le glissement psychologique des personnages. Au départ simples branleurs célibataires sérieusement travaillés par leurs hormones, Willeford nous permet d’observer par quels processus psychologiques, quatre jeunes gens dans le vent peuvent se transformer en criminels totalement dénués de remords. Une absence totale de culpabilité, une capacité à la prise de décision rapide et au calcul, qui en font d’authentiques psychopathes ignorés. Portraits croisés de quatre jeunes gens “ordinairement dégueulasses”, selon les propres termes de Willeford, Ile flottante infestée de requins est une plongée dans la noirceur de l’âme humaine, un voyage dans la tête de vrais salopards dont on ne sort pas totalement indemne.
2 commentaires:
Parfois, je m'interroge sur cette fascination pour les affreux de la côte Est... Billet à venir sur une autre histoire pleine de sang.
Et c'est pas fini, hier en trainant à la librairie du coin, j'ai déniché le dernier Tim Dorsey. Serge A. Storm est de retour et je sens que ça va pas être triste.
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