J'avais déjà été très impressionné par BP9, le premier roman de Jack O'Connell, alors le moins que l'on puisse dire c'est que j'attendais beaucoup de Et le verbe s'est fait chair. Tuons le suspense immédiatement, ce roman confirme tout le bien qu'on pouvait penser de cet auteur et prouve, en dépit d'un succès commercial pour le moins mitigé, que Jack O'Connell est bien l'un des auteurs de romans noirs les plus remarquables de ces vingt dernières années, aux côtés d'écrivains aussi talentueux que James Ellroy ou Edward Bunker.
Mettons également en garde certains lecteurs, amateurs de polar légers et autres friandises agathachristiennes, Et le verbe s'est fait chair n'est pas un livre à mettre entre toues les mains tant sa lecture relève de l'épreuve de force. L'univers de Jack O'Connell est sombre, glauque, impitoyable et incroyablement dur ; en un mot : éprouvant. Nulle place à la pitié, à la rédemption ou à une quelconque once d'espoir. Mais une fois refermée la dernière page, le récit restera à jamais imprimé dans l'esprit du lecteur. Et le verbe s'est fait chair est difficile d'accès, mais en contrepartie les efforts consentis seront amplement récompensés. Comme à son habitude l'auteur américain déploie son intrigue dans la ville de Quinsigamond, cité totalement imaginaire qu'il situe dans le Nord Est des Etats-Unis. Concentré de la ville américaine, ou plutôt de ses principaux travers, Quinsigamond est un improbable croisement entre Detroit, New York et Boston. Cité extrêmement segmentée, en proie à la désindustrialisation et touchée de plein fouet par une profonde crise, Quinsigamond est livrée à la plus extrême violence, vérolée par la criminalité organisée et quasiment laissée à l'abandon par les élites. La ville a la particularité d'accueillir une forte communauté juive issue d'Europe centrale et particulièrement de Bohême. Parmi eux se cachent quelques criminels de guerre, qui ont participé à l'extermination des juifs durant la seconde guerre mondiale. L'un d'eux, August Kroger, dont l'identité réelle demeure secrète, est à la recherche d'un livre particulièrement important à ses yeux, mais dont nul ne connaît le contenu exact. Prêt à tout pour récupérer cet objet, Kroger met le quartier des juifs de Quinsigamond à feu et à sang pour remettre la main sur son précieux livre. Sa route croise alors celle de Gilrein, ex-flic devenu chauffeur de taxi à la suite du décès de sa femme, qui, bien qu'ayant le profil de parfait loser, décide de remonter la piste de cet ouvrage si précieux. Au fil de son enquête, il léve le voile sur le passé tumultueux de Kroger et notamment sur ses crimes, en même temps qu'il tente de combattre les démons qui hantent ses souvenirs et la mémoire de sa défunte épouse.
Tel un chirurgien équipé d'un scalpel fort afuté, Jack O'Connell procède à une minutieuse autopsie de la société américaine, couche par couche il en observe les principales névroses et les travers les plus inquiétants. Violence urbaine, décadence morale, corruption organisée... rien de bien neuf sous le soleil car il n'est pas le premier ni le dernier à dénoncer cette lente décomposition de l'Amérique. Et pourtant, le tableau a rarement été aussi inquiétant et aussi sombre. A la manière d'un David Lynch, Jack O'Connel a cette capacité qui consiste à oeuvrer toujours à la limite de la réalité, dans un univers que l'on sent capable de basculer dans le fantastique le plus déroutant. Hélas, le démon n'est pas exactement la bête noire et cornue qui illustre les contes pour enfants, il est juste humain et c'est cette vérité qui probablement est la plus insoutenable. Le mal est en nous et chaque jour nous oeuvrons à la construction d'un enfer au lieu d'édifier un paradis. Superbement écrit, hanté par des personnages d'une force peu commune et par l'ombre terrifiante de cette monstrueuse cité, Et le verbe s'est fait chair peut dérouter par son style étonnant, qui privilégie les monologues introspectifs et relègue les dialogues au second plan. Le roman prend le risque de paraître bavard, mais instaure de fait une véritable conversation avec le lecteur. Loin des canons du polar et des stéréotypes, Jack O'Connell nous offre un roman dont l'ambition littéraire n'a rien à envier aux plus grands écrivains de littérature générale, saluons donc le courage des éditions Rivages, qui en dépit de ventes confidentielles, soutiennent indéfectiblement cet immense écrivain.
1 commentaire:
Bonne chronique qui donne la mesure du bouquin.
Certes pas un auteur facile, surtout sur celui-là.
Le seul reproche que je lui ferais c'est de surenchérir un peu trop dans le cryptique.
Une sorte de Dashiell Hammett halluciné.
Un auteur qui se mérite donc et qu'il faut faire connaitre.
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