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samedi 14 mars 2009

La bête contre les murs, d'Edward Bunker


Edward Bunker (décédé en 2005)  a passé dix-huit années de sa vie en prison, et pas dans des établissements des plus faciles. Enfance difficile, adolescence rebelle qui le conduit directement en prison, sans passer par la case départ, mais plutôt par la case maison de correction, et sans toucher 20 000 francs, Bunker connaître le crime et la justice le lui rend bien en ne lui faisant aucun cadeau. C'est notamment à San Quentin (prison réputée la plus difficile des USA), dont il fut le plus jeune prisonnier, que Bunker découvre la littérature, il dévore tout d'abord tout ce qui se présente à lui, puis devient de plus en plus sélectif pour s'intéresser aux plus grandes oeuvres de la littérature américaine et étrangère. Mais c'est à travers l'écriture qu'il connaît véritablement la rédemption, il rédige lors de ce premier séjour à San Quentin ses premières nouvelles sans trouver d'éditeur. Sorti de prison, il viole sa conditionnelle pour plusieurs délits (extorsion de fonds, faux chèques, cambriolages, ....) et se retrouve à nouveau derrière les barreaux, cette fois-ci pour 14 ans. Il continue d'écrire, toujours des nouvelles, mais également quatre romans. Bunker vend son sang pour récupérer un peu d'argent et envoyer ses manuscrits à différents éditeurs, en vain. A 34 ans il sort de prison, et replonge quelques mois plus tard, faute de perspectives de réinsertion. Cette fois-ci, c'est dans la prison de Marrion (Illinois) qu'il atterrit, autre lieu de perdition célèbre pour sa violence quotidienne. C'est là qu'il rédige le premier roman à trouver un éditeur en 1973 (Aucune bête aussi féroce), ainsi que des articles sur les conditions carcérales dans les prisons américaines. Libéré en 1975, sa notoriété commence à augmenter, notamment grâce à l'adaptation cinématographique de son premier roman. Bunker publie trois autres romans, avant ensuite de se tourner vers Hollywood. Il écrit quelques scénarios puis obtient des petits rôles (notamment Mister Blue dans "Reservoir Dog"). Le succès de ses oeuvres en Europe, puis l'adaptation cinématographique d'un autre de ses romans, La bête contre les murs (sous le titre Animal Factory), relança sa carrière au cours de ces dernières années.

La bête contre les murs n'est pas une autobiographie, mais le roman comporte une grande part de vécu. On sent que tout y est authentique, la violence, certes, mais aussi l'humanité/inhumanité de ces hommes que l'on enferme parfois à vie et pour lesquels il n'existe à peu près aucune perspective de réinsertion. Lorsqu'un homme entre à San Quentin, il est marqué à vie et il ne peut en ressortir qu'une bête. L'histoire de ce roman a le mérite d'être simple : Ron Decker, 25 ans, est incarcéré à San Quentin pour trafic de drogue. Dans la cour de la prison, le jeune homme se fait rapidement remarquer pour son physique plutôt avenant et sa jeunesse, qui en font un cible de premier choix pour des prisonniers en quête de chair fraîche. L'avenir de Ron apparaît plutôt obscur, jusqu'au jour où Earl, vieux taulard influent en membre de la fraternité blanche, se prend d'amitié pour lui et décide de le prendre sous son aile. Le roman est étonnant à plus d'un titre car il dresse à la fois un portrait sans concession du milieu carcéral américain (administration verreuse, réinsertion inexistante, violence extrême des prisons américaines, corruption des gardiens, trafics en tous genres, racisme et guerres interraciales....) tout en racontant l'histoire d'une amitié forte entre deux hommes, qui révèlent progressivement la complexité de leur personnalité, leur intelligence et leur sensibilité, mais également toute la fureur de leur violence. Aucun manichéisme, aucun faux-semblants, tout est brut, tout est vrai dans cette description d'un monde à la fois effrayant et fascinant. La prison est une micro-société qui a ses règles, ses tabous, ses légendes, la justice et le droit n'y ont pas cours. C'est une jungle dans laquelle il faut se montrer le plus fort, où être isolé est signe de mort, et pourtant il est parfois possible d'y trouver une parcelle d'humanité.


Bref, un roman pas forcément à conseiller aux âmes sensibles, mais d'une force et d'un souffle incroyables.

Cap sur la gloire, d'Alexander Kent


Alexander KENT ou l'héritier annoncé de C.S. FORESTER


Au commencement furent Falkner, Defoe et Stevenson, puis vint C.S Forester et son inoubliable captitaine Horatio Hornblower, immortalisé au cours des années cinquante par Hollywood. Durant quelques années, le roman d'aventure maritime britannique chercha un successeur à Forester, sans trouver hélas chaussure à son pied. C'est alors qu'apparut Alexander Kent (né Douglas Reeman), ancien officier de la navy et modeste écrivain, qui, après une carrière en dent de scie, publia en 1968 le premier d'une longue série de romans décrivant les aventures du capitaine Richard Bolitho. Le roman d'aventure maritime avait à nouveau trouvé son maître (n'oublions pas tout de même l'Irlandais Patrick O'Brien). A ce jour, plus de 36 romans, traduits en quatorze langues, ont été publiés au Royaume Uni ; en France, la publication est encore en cours, à raison d'un volume par an. La série est disponible chez Phebus, dont une bonne partie dans la collection Libretto, vendue à un tarif très abordable.


Capitaine de sa majesté

Les aventures du capitaine Bolitho peuvent se lire dans un ordre parfaitement aléatoire, Cap sur la gloire fut le premier volume à paraître au Royaume Uni, mais les inconditionnels de l'ordre chronologique peuvent entamer leur lecture par A rude école, dans lequel Richard Bolitho n'est encore qu'aspirant de marine.
L'action des romans de Kent se situe à une époque charnière de l'histoire, fin XVIIIème début XIXème ; l'Europe est en pleine crise politique et les alliances se nouent et se dénouent au rythme des batailles et des coups de force. C'est également à cette période que la marine à voile connaît son apogée, notamment en Angleterre, qui, grâce à sa puissante marine de guerre domine les mers et les océans du monde entier. La France ou l'Espagne ne peuvent guère lui opposer qu'une résistance de principe. Vaisseau emblématique de la Royal Navy, la frégate de 74 canons, navire rapide, maniable et suffisamment puissant pour soutenir un combat naval d'envergure, fut probablement à l'origine des nombreuses victoires anglaises. C'est sur ce type de bateau que nous invite à voyager Alexander KENT.
Janvier 1782, le capitaine Richard Bolitho reçoit l'ordre de prendre le commandement de la Phalarope et de conduire le bâtiment dans les Caraïbes, où la flotte française de l'amiral De Grasse prête main-forte aux navires américains, alors en pleine guerre d'indépendance contre la couronne britannique. Mais l'honneur est à double tranchant, si l'amirauté fait confiance au jeune capitaine pour rétablir l'ordre sur un navire qui à frôlé la mutinerie, elle s'hésitera pas à le sanctionner si sa mission échoue. L'équipage de la Phalarope, mené avec cruauté par le précédent commandant, est au bord de la crise de nerf, et Bolitho aura pour première tâche de rétablir un semblant de discipline tout en gagnant la confiance et le respect de ses hommes. Un objectif d'autant plus difficile à atteindre que le vice-amiral de la flotte lui confie quelques gredins de la pire espèce pour compléter son équipage.

Branle-bas de combat

De l'action, les romans d'Alexander KENT n'en manquent pas et les combats navals sont décris avec une minutie et un souci du détail qui forcent le respect. Le tout manié dans une langue qui surprend par la maîtrise de son vocabulaire, mais qui n'exclue pas toutefois des passages d'un lyrisme saisissant. Seul bémol, les néophytes de la marine à voile risquent de passer de longs moments plongés dans leur dictionnaire, car les termes techniques sont légion et nécessitent parfois quelques explications. Mais une fois intégré le vocabulaire maritime de base, la lecture devient un véritable plaisir. Néanmoins tout ceci pourrait devenir rébarbatif si l'auteur n'avait un talent certain pour nous proposer des personnages d'une étonnante profondeur psychologique, du simple matelot à l'officier en second, KENT prend le temps de construire ses personnages, de leur donner un vécu, des sentiments, ... en un mot, une histoire. Le tout donne un aperçu très vivant de l'ambiance et de la vie à bord de ces formidables forteresses des mers, que nombre de marins considéraient avant tout comme des prisons d'eau et de bois. Entre la mort par noyade et la mitraille de l'adversaire, les perspectives de carrière étaient en effet limitées pour ces hommes souvent enrôlés de force et l'espoir de revoir la terre ferme était finalement bien mince.

Le blues : voyage à la source



Alors que le blues est probablement la musique la plus importante du XXème siècle, titre que lui dispute souvent le jazz, mais qu'il serait stupide de vouloir opposer, cette musique a comparativement peu inspiré les écrivains. Ce qui explique sans doute que la littérature sur le sujet soit assez peu abondante. Certes, l'indispensable Gérard Herzhaft a grandement contribué à combler le vide, notamment grâce à sa fameuse Grande encyclopédie du blues, que tout amateur de blues qui se respecte se doit de posséder, mais force est de constater qu'en dehors des inestimables contributions léguées nos amis anglo-saxons, il n'y a guère de quoi se mettre sous la dent. Aussi, lorsque les éditions Naïve proposent une traduction française d'un ouvrage américain destiné à accompagner la série de documentaires produite par Martin Scorsese, on ne fait guère la fine bouche, même si l'on tique un tantinet face à la démarche commerciale de l'éditeur. Ces précautions prises, on aurait tort tout de même de se priver d'un tel ouvrage, d'une part parce que si Scorsese est mis en avant, il n'est en aucun cas responsable de la publication de ce livre, dirigé par Peter Guralnick, Christopher John Farley et quelques spécialistes américains du blues, d'autre part parce que ce document propose un contre-point et un complément fort intéressants (oserais-je dire plus intéressant) aux films produits par Scorsese.

L'ouvrage est organisé de manière assez simple. Une première partie, plutôt bien faite, est consacrée à l'histoire du blues, de ses racines jusqu'à ses influences les plus récentes sur la musique moderne. Les auteurs consacrent à cette synthèse une soixantaine de pages, esquissant un portrait assez juste et dans lequel tout amateur de blues se retrouvera. Evidemment, le tout reste un peu léger et pour aller en profondeur, il faudra probablement se tourner vers des ouvrages plus spécialisés. Autre regret, les trente dernières années de l'histoire du blues sont un peu trop rapidement esquissées, et l'on n'apprend à titre d'exemple quasiment rien sur le West Side Sound ou bien encore sur les rejetons modernes du blues. Passons, là n'est pas l'objet de ce livre. Chacun des sept autres chapitres est consacré à un film et propose une courte introduction du réalisateur, ainsi qu'un certain nombre de documents (d'époque ou pas). C'est d'ailleurs là que réside la grande force de cet ouvrage, car il n'est en rien un making-off publicitaire et sans intérêt, mais un véritable complément, riche d'informations. C'est l'occasion de s'attarder sur un artiste trop rapidement évoqué dans un film ou bien encore de proposer quelques traductions indédites d'interviews. On y trouve également de nombreux témoignages, d'amis, de membres de la famille, d'autres artistes ayant cotoyé une grande figure du blues ; ainsi, l'ouvrage propose par exemple un extrait de « Me and Big Joe » de Mike Bloomfield publié en 1980 ou bien encore quelques anecdotes de Hubert Sumlin, ancien guitariste de Muddy Waters et d'Howlin Wolf. Le tout est richement illustré de photographies, pas toujours inédites, mais bien choisies.

Nous sommes donc en présence d'un ouvrage intéressant, bien documenté et très soigné, qui s'adressera aussi bien à ceux qui ont vu les films produits par Scorsese qu'aux autres, puisque la lecture de ce livre n'est en aucun cas conditionnée par les sept documentaires de la série. Il s'agit également d'un complément intéressant à La grande encyclopédie du blues, grâce à ses nombreux témoignages sur les artistes du genre. Ceux qui veulent aller encore plus loin risquent néanmoins de rester un peu sur leur faim, mais en moins de 300 pages le résultat est cependant plus que correct. A titre personnel, j'aurais bien aimé que chaque film soit accompagné d'un complément de 300 pages, mais quel éditeur aurait pris un tel risque commercial ?

Fantasy polonaise : Le dernier voeu, de Andrzej Sapkowski


Quasiment inconnu en France Andrzej Sapkowski est en Pologne l'égal de Tolkien. Né en 1948, économiste de formation, Sapkowski a d'abord travaillé dans le commerce international avant de se mettre à l'écriture et de rafler en quelques années la vedette aux écrivains anglo-saxons de Big Commercial Fantasy (1,5 millions d'exemplaires de ses livres ont été vendus en Europe). Ces derniers n'ont qu'à bien se tenir car l'oeuvre de Sapkowski a donné naissance à une série télé (The Hexer), un long métrage adapté de la série, ainsi qu'à un jeu vidéo (The Witcher), qui contrairement aux deux tentatives précédentes, fut un immense succès international. Je ne vous cacherai pas que c'est d'ailleurs ce dernier qui fut à l'origine de mon intérêt pour l'oeuvre de cet écrivain polonais. Mais reconnaissons à Bragelonne, le mérite d'avoir cru en cet auteur bien avant le succès en France de l'adaptation vidéoludique des aventures de Géralt de Riv.

Evidemment, ce qui fonctionne dans un univers virtuel, où l'action et le gameplay priment souvent sur la qualité du scénario et la profondeur des personnages, ne garantit pas une oeuvre littéraire de qualité, loin s'en faut. Cependant, le personnage imaginé par Sapkowski, le sorceleur Géralt de Riv, à la fois sorcier et combattant (tueur de monstres plus précisément), est suffisamment travaillé et original pour aiguiser la curiosité des lecteurs rompus à toutes les sauces, parfois sans saveur, de la fantasy. L'univers mélange habilement les poncifs de la fantasy tolkiennienne avec quelques principes originaux issus de la mythologie slave, on y croise ainsi quantité de monstres plus ou moins familiers, des nains évidemment, mais aussi des elfes qui n'ont pas grand chose à voir avec les créatures graciles et raffinées de Tolkien. Les sorceleurs sont des êtres à part, des humains soustraits à la bienveillance de leurs parents dès leur plus tendre enfance, puis élevés dans l'objectif unique de devenir des chasseurs de monstres ; des mercenaires qui parcourent le pays de ville en ville, à la recherche d'un contrat pour éliminer tantôt une goule, tantôt une strige ou bien encore quelque bête fabuleuse qui hante d'obscurs marais. L'apprentissage est rude, mêlant entraînement physique, arts martiaux et magie, ainsi qu'une série de mutations chimiques destinées à permettre aux sorceleurs d'augmenter leurs capacités physiologiques. Les sorceleurs sont des êtres solitaires, qui sont à la fois craints et haïs par le reste de la population. Geralt de Riv est l'un de leurs plus illustres représentants, ses capacités et ses exploits sont connus dans certaines régions, sans pour autant que ces faits héroïques ne lui assurent la popularité ou la bienveillance de ceux qui font appel à ses services.

“Le dernier voeu” n'est pas à proprement parler un roman, mais plutôt un recueil de nouvelles mettant en scène Géralt de Riv. Sapkowski creuse peu à peu son personnage, lui imagine un passé (assez obscur) et un profil psychologique de plus en plus affiné (bon, ne nous voilons pas la face, c'est quand même en grande partie superficiel). Bref, sans atteindre une profondeur abyssale, le personnage de Géralt de Riv et la figure du sorceleur sont pour le moins réussis. Le cynisme et l'humour de ce dernier, le ton résolument adulte de l'ensemble, ainsi que les références plus ou moins détournées à l'univers des contes de fée ou de la fantasy (on y retrouve notamment une Blanche Neige, accompagnée de ses sept brigands, loin d'être aussi sage et naïve que l'originale ; une autre nouvelle fait clairement référence au conte de “La belle et la bête”), font que l'on ne tombe jamais dans le premier degré ; ni Sapowski ni sont lecteurs ne peuvent être dupes, il s'agit de littérature d'évasion sans autre ambition que le divertissement à peu de frais.

Seule ombre au tableau, et pas des moindres, la plume de Sapkowski est loin d'être à la hauteur, et l'écriture, bien que s'améliorant au fil des nouvelles, est probablement le grand point faible de cet auteur. D'autant plus qu'il est desservi par une traduction que l'on pourra, au mieux, qualifier d'exécrable.


L'univers de Sapkowski, sans être d'une grande originalité, saura sans mal convaincre les fans de “The Witcher”, les autres pourront à l'occasion tenter une aventure qui s'est avérée ma foi plutôt plaisante. Maintenant, si la Big Commercial Fantasy (car Sapkowski ne prétend pas vendre autre chose ) provoque chez vous des ulcères ou des crises d'urticaire, il serait préférable de passer votre chemin, ou de tenter directement l'approche vidéoludique.

mercredi 7 janvier 2009

Aquaforte de K.J. Bishop : la fantasy australienne au sommet


Mystère du marché du livre ou ratage d'un système éditorial qui peine à faire émerger de la masse les oeuvres essentielles de la littérature, Aquaforte, de l'Australienne K.J. Bishop est passé quelque peu inaperçu lors de sa parution en 2006 chez l'Atalante, malgré des critiques plutôt élogieuses et parfois même dithyrambiques. Très honnêtement, ce roman traînait dans ma bibliothèque depuis plusieurs mois, sans que je trouve l'ouverture d'esprit suffisante pour en entreprendre la lecture, préférant sans doute céder au sirènes de la fantasy facile (qui a dit Robin Hobb ?). Mais il faut souligner pour ma défense que le roman de K.J. Bishop est affublé, dans sa version française, d'une illustration de couverture particulièrement atroce. Pourtant, la critique d'un certain Ubik, un pousse-au-crime bien connu des services de police, me titillait inconsciemment et inlassablement. Une ritournelle insupportable qui un beau jour de décembre a eu raison de moi. Voilà, sachez que je ne regrette rien, Aquaforte est une merveille et ceux qui ne l'ont pas encore lu se privent de l'un des meilleurs romans de fantasy publiés au cours de ces vingt dernières années (oui, j'aime bien exagérer un tantinet).
Dans les déserts des contrées de cuivre, les destins de Raule, la femme médecin, et de Gwynn, le mercenaire endurci mais raffiné, se croisent et s'entrecroisent à l'occasion d'une fuite désespérée face à la répression du pouvoir. En des temps désormais révolus, Gwynn et Raule croyaient en un avenir meilleur et, pétris d'idéaux, tentaient de mener les révolutionnaires au terme de leur combat. Désormais, leur fuite les conduit vers Escorionte, fabuleuse et luxuriante cité-état érigée sur les rives d'un fleuve tropical. Gangrénée par de puissants cartels, dont l'activité essentielle repose sur le commerce d'esclaves et le trafic d'armes, Escorionte est une pustule nauséabonde affichée sur la face du monde, sa beauté n'est que de façade car ses entrailles accueillent le vice et l'horreur. Gwynn le cynique s'en accomode parfaitement en devenant l'un des lieutenants du principal parrain de la ville, alors que l'idéalisme brisé de Raule souffre, malgré un pragmatisme affiché au quotidien dans son rôle de médecin à l'hôpital paroissial du quartier le plus miséreux de la ville. Raule et Gwynn ne se croisent que rarement, leur passé commun les lie durablement, mais l'amitié souffre de cette différence de perception qui caractérise les deux protagonistes.

Le médecin soigne et guérit les blessures et les maladies infligées par un quoditien d'une incroyable dureté, mais Raule ne peut rien contre la corruption, la pauvreté, la saleté et le désespoir. La révolte de Raule est pourtant contenue, presque résignée ; elle observe la misère humaine de manière clinique, comme elle collectionne dans son petit musée des horreurs les foetus malformés et autres monstruosités des bas fonds d'Escorionte. Gwynn ne s'embarrasse guère de ces considérations. Sa vision d'Escorionte est à la fois pragmatique et cynique, jusqu'au jour où il fait la rencontre de la fascinante Beth, une artiste à la mesure de la folie qui règne dans cette cité.

Sans doute le terme « fantasy » est-il assez mal choisi, tant le roman de K.J. Bishop échappe avec bonheur à toute tentative de classification. Peut-être serait-il plus judicieux de rapprocher Aquaforte d'oeuvres similaires, comme par exemple un certain Perdido Street Station. Même atmosphère d'étrangeté, même richesse dans la création d'un univers très personnel, même profondeur des personnages et probablement une capacité égale à nous transporter ailleurs. La plume de Bishop n'est d'ailleurs pas en reste et n'a pas à rougir face à la maîtrise affichée dans ce domaine par China Mieville. L'écriture est riche et élégante, langoureuse et fascinantte, échappant au formatage calibré que nous proposent trop souvent les écrivains anglo-saxons oeuvrant dans le domaine de l'imaginaire. La plume de l'auteure est aussi rafraîchissante qu'une bulle de champagne après un déjeuner trop copieux, un souffle d'air frais nécessaire qui réconciliera certainement ceux qui étaient fâchés par l'écriture au kilomètre des bucherons asthmatiques de la BCF.

Mais là où Bishop fait encore plus fort c'est qu'elle allie parfaitement la forme et le fond. Son roman est non seulement fascinant, mais il est de plus d'une rare intelligence car son sens de la narration ne prend jamais le pas sur la réflexion et l'introspection. Ses personnages prennent le temps de vivre et de penser, et ça c'est assez nouveau dans ce domaine de la littérature. Il n'y a pas dans Aquaforte d'intrigue prenante à proprement parler, ni même de suspense haletant, pas d'action forcenée ou de révélation fracassante, pas de sauveur d'un monde juste et innoncent, pas d'artifices en somme. Et pourtant le lecteur est envouté, fasciné par la beauté monstruseuse de l'univers de K.J. Bishop, preuve que la fantasy à encore de belles choses à nous offrir. L'oeuvre de l'Australienne est une vaste mise en abyme astucieusement construite et quasiment philosophique, dont évidemment on sort irrémédiablement bousculé, secoué, voire K.O. Tous genres confondus, la littérature est ici à son sommet.

K.J. BISHOP. Aquaforte. L'Atalante, 2006.

vendredi 6 avril 2007

Transfugez moi

Transfuge vous connaissez ? Eh bien moi non plus jusqu'à une date assez récente. Il faut dire que ce magazine consacré à la littérature étrangère est encore jeune puisqu'il vient tout juste d'atteindre son quinzième numéro. Distribué uniquement en librairie ou sur abonnement, Transfuge est tiré à un peu plus de 3000 exemplaires et inutile de vous dire qu'en dehors des grandes villes il est assez difficile de se procurer l'objet.

J'ai donc reçu ce matin le dernier numéro et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il répond parfaitement à mes attentes. Gros dossier sur la littérature indienne contemporaine (de langue anglaise), nombreuses chroniques, interviews à gogo (Julian Barnes, William Boyd, William H. Gass, ...), portraits, entretiens-débats, ..... il y a de quoi faire. L'équipe rédactionnelle est de qualité et semble suffisamment ouverte et tolérante pour aborder toutes les facettes de la littérature, y compris les mauvais genres quand cela est nécessaire, ce qui n'est pas la moindre des choses en ce temps d'intégrisme littéraire.

Bref, je pense que je ne regretterai pas mon abonnement, qui a le bon goût de ne coûter que 26€ (le magazine est bimestriel), d'autant plus qu'en vous abonnant on vous offre un numéro hors-série. Que demande le peuple ? Ah oui, un lien vers le site web de transfuge : www.transfuge.net

Fantasy suédoise

Voici une petite note de lecture extraite d'un papier qui n'a jamais été publié sur le cafardcosmique, site consacré à la SF sur lequel votre serviteur sévit régulièrement. Dommage, on y causait entre autre de la (plus si nouvelle) collection Points fantasy, dans laquelle il faut bien l'avouer plus d'un an après, il n'y a pas grand chose à sauver. Si ce n'est, trois au quatre romans tout à fait intéressants : Fendragon de Barbara Hambly, L'abîme de John Crowley et Les brigands de la forêt de Skule de Kerstin Ekman.


Fendragon, de Barbara HAMBLY

En voilà un petit roman sympathique qui réussit à tirer son épingle du jeu. "Fendragon" est l’histoire d’un vague tueur de dragon dont les exploits ont pratiquement été oubliés de tous, sauf d’un doux rêveur venu de la capitale pour louer ses services. Mais lord John Aversin n’est plus l’homme d’il y a vingt ans ; fatigué, marié et père de deux enfants [ce qui doit probablement expliquer cette fatigue], perclus de douleurs par les séquelles de son combat passé, le seigneur des marches du Nord, contrée oubliée et négligée par le pouvoir central, préfère organiser la défense de sa place et conter des anecdotes sur les cochons, plutôt qu’aller vadrouiller du côté de la capitale pour sauver le postérieur de ces messieurs et dames de la cour.

Plutôt intelligent et enlevé dans sa première partie, le roman s’enlise malheurseusement quelque peu par la suite dans un récit un tantinet convenu et bien plus classique. Heureusement, Barbara HAMBLY saupoudre son récit d’un humour fort à propos incarné principalement par lord John Aversin. Le personnage du "Fendragon" est tout sauf conventionnel ; sorte de péquenot pince-sans-rire d’une rare intelligence, courageux mais pas vraiment héroïque, attaché à des valeurs qui paraîtraient éculées, mais en tout état de cause extrêmement attachant. La grande réussite de l’auteur est d’avoir su se jouer des poncifs du genre tout en gardant une structure de récit simple et efficace. A cela s’ajoute des personnages d’une rare profondeur et une briéveté tout à fait salutaire en ces temps de trilogies et autres décalogies à rallonge. C’est court, intelligent et bien foutu. Que demande le peuple ?




Les brigands de la forêt de Skule, de Kerstin EKMAN

Figurant au line-up de de la collection Points Fantasy dès mars dernier, ce roman de Kerstin Ekman, auteur suédoise figurant au catalogue de l’excellent éditeur Actes Sud, est un peu passé inaperçu, y compris au cafardcosmique. Grave erreur cher lecteur, tant ce roman est une excellente surprise, un grand livre qui mérite un autre sort que de pourrir au fond d’une caisse d’un libraire surchargé par les nouveautés. Admirablement écrit et superbement traduit, ce roman s’inscrit dans la longue tradition du conte scandinave et ne manque pas de surprendre par une liberté de ton assez stupéfiante. Qu’on se le dise, ce roman écrit avec une apparente facilité et un ton quelque peu badin est en réalité bien plus grave et féroce qu’il n’y parait. L’histoire a le mérite de la simplicité et nous invite à suivre le parcours à travers les âges d’un jeune troll nommé Skord, du Moyen-Age jusqu’au XIXème siècle. Au premier abord, Skord n’est guère différent d’un enfant, son apparence un tantinet sauvage s’estompe au fil des années. Pourvu d’une rare intelligence et étranger à la morale des hommes, Skord est bien décidé à se faire passer pour un humain, mais pour cela il est obligé de ruser et de changer régulièrement d’identité, quoi de plus étonnant en effet, qu’un être humain qui reste toujours le même alors que les outrages du temps frappent les plus belles femmes et les hommes les plus illustres. Vivant dans ses premières années de vagabondages en compagnie de deux jeunes orphelins, il parcourt la Suède, devient le compagnon d’un homme de lettres, puis brigand ou bien encore alchimiste, il fera même la rencontre d’un Descartes vieillissant.

Le roman est d’une très grande richesse et d’une rare érudition, véritable rencontre avec une culture et une histoire longue de plusieurs siècles. C’est toute l’évolution d’un pays que retrace Kerstin Ekman à travers le parcours de Skord, celle de la disparition de l’ancienne tradition païenne au profit d’une culture judéo-chrétienne (protestante plus précisément). Le thème n’est pas nouveau, mais il est ici traité avec un talent, une subtilité et une maestria qui forcent le respect et ne peuvent manquer de remporter l’adhésion du lecteur. Certes, le roman est un peu lent, parfois un peu long et certains passages manquent de densité, mais c’est tellement bien écrit que l’on en tombe d’admiration. C’est beau, c’est grand, c’est suédois et non ce n’est pas Ikéa. Plus sérieusement, achetez ce roman, lisez-le et pleurez de bonheur.



Blog à gogo(s)

Après avoir craché, non sans plaisir, pendant des plombes sur le phénomène blog, j'ai donc cédé aux sirènes de l'épanchement nombriliste et du verbiage intempestif sur la toile. Que les gardiens du temple se rassurent, il n'est point ici question de révélations fracassantes sur ma vie sexuelle et amoureuse, ni même de billets croustillants sur les conditions de travail en milieu hostile, qui caractérisent la profession sinistrée d'enseignant documentaliste ; non non, juste un désir irrépressible de communiquer mon amour des livres et de la littérature en général. J'en vois déjà qui se barrent, déçus de ne pas assister à un énième déballage impudique et grossier de tranches de vie. Faites donc, que nous restions entre gens de bonne compagnie, entre "has been" réfractaires au changement de paradigme. Je ne sais pas encore si le Net tuera le livre, à priori c'est bien parti, mais une chose est sûre, pour causer lecture c'est tout de même un formidable outil.

Et puis soyons honnêtes, la raison d'être de ce blog est née de mon incommensurable paresse, qui me défendait de mettre à jour régulièrement les anciennes tentatives destinées à faire de moi un webmaster accompli. Fini le html, fini Filezilla et autres joyeusetés du parfait petit webmaster, désormais je me contente d'écrire, et c'est déjà pas mal. A noter que les premiers billets de ce blogs seront en grande partie constitués de recyclage de chroniques publiées ici et là, sur différents forums spécialisés, sites semi-pros ou ezines à la mode. Je vous ai déjà dit que j'étais un gros fainéant ?