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samedi 14 mars 2009

Le blues : voyage à la source



Alors que le blues est probablement la musique la plus importante du XXème siècle, titre que lui dispute souvent le jazz, mais qu'il serait stupide de vouloir opposer, cette musique a comparativement peu inspiré les écrivains. Ce qui explique sans doute que la littérature sur le sujet soit assez peu abondante. Certes, l'indispensable Gérard Herzhaft a grandement contribué à combler le vide, notamment grâce à sa fameuse Grande encyclopédie du blues, que tout amateur de blues qui se respecte se doit de posséder, mais force est de constater qu'en dehors des inestimables contributions léguées nos amis anglo-saxons, il n'y a guère de quoi se mettre sous la dent. Aussi, lorsque les éditions Naïve proposent une traduction française d'un ouvrage américain destiné à accompagner la série de documentaires produite par Martin Scorsese, on ne fait guère la fine bouche, même si l'on tique un tantinet face à la démarche commerciale de l'éditeur. Ces précautions prises, on aurait tort tout de même de se priver d'un tel ouvrage, d'une part parce que si Scorsese est mis en avant, il n'est en aucun cas responsable de la publication de ce livre, dirigé par Peter Guralnick, Christopher John Farley et quelques spécialistes américains du blues, d'autre part parce que ce document propose un contre-point et un complément fort intéressants (oserais-je dire plus intéressant) aux films produits par Scorsese.

L'ouvrage est organisé de manière assez simple. Une première partie, plutôt bien faite, est consacrée à l'histoire du blues, de ses racines jusqu'à ses influences les plus récentes sur la musique moderne. Les auteurs consacrent à cette synthèse une soixantaine de pages, esquissant un portrait assez juste et dans lequel tout amateur de blues se retrouvera. Evidemment, le tout reste un peu léger et pour aller en profondeur, il faudra probablement se tourner vers des ouvrages plus spécialisés. Autre regret, les trente dernières années de l'histoire du blues sont un peu trop rapidement esquissées, et l'on n'apprend à titre d'exemple quasiment rien sur le West Side Sound ou bien encore sur les rejetons modernes du blues. Passons, là n'est pas l'objet de ce livre. Chacun des sept autres chapitres est consacré à un film et propose une courte introduction du réalisateur, ainsi qu'un certain nombre de documents (d'époque ou pas). C'est d'ailleurs là que réside la grande force de cet ouvrage, car il n'est en rien un making-off publicitaire et sans intérêt, mais un véritable complément, riche d'informations. C'est l'occasion de s'attarder sur un artiste trop rapidement évoqué dans un film ou bien encore de proposer quelques traductions indédites d'interviews. On y trouve également de nombreux témoignages, d'amis, de membres de la famille, d'autres artistes ayant cotoyé une grande figure du blues ; ainsi, l'ouvrage propose par exemple un extrait de « Me and Big Joe » de Mike Bloomfield publié en 1980 ou bien encore quelques anecdotes de Hubert Sumlin, ancien guitariste de Muddy Waters et d'Howlin Wolf. Le tout est richement illustré de photographies, pas toujours inédites, mais bien choisies.

Nous sommes donc en présence d'un ouvrage intéressant, bien documenté et très soigné, qui s'adressera aussi bien à ceux qui ont vu les films produits par Scorsese qu'aux autres, puisque la lecture de ce livre n'est en aucun cas conditionnée par les sept documentaires de la série. Il s'agit également d'un complément intéressant à La grande encyclopédie du blues, grâce à ses nombreux témoignages sur les artistes du genre. Ceux qui veulent aller encore plus loin risquent néanmoins de rester un peu sur leur faim, mais en moins de 300 pages le résultat est cependant plus que correct. A titre personnel, j'aurais bien aimé que chaque film soit accompagné d'un complément de 300 pages, mais quel éditeur aurait pris un tel risque commercial ?

Fantasy polonaise : Le dernier voeu, de Andrzej Sapkowski


Quasiment inconnu en France Andrzej Sapkowski est en Pologne l'égal de Tolkien. Né en 1948, économiste de formation, Sapkowski a d'abord travaillé dans le commerce international avant de se mettre à l'écriture et de rafler en quelques années la vedette aux écrivains anglo-saxons de Big Commercial Fantasy (1,5 millions d'exemplaires de ses livres ont été vendus en Europe). Ces derniers n'ont qu'à bien se tenir car l'oeuvre de Sapkowski a donné naissance à une série télé (The Hexer), un long métrage adapté de la série, ainsi qu'à un jeu vidéo (The Witcher), qui contrairement aux deux tentatives précédentes, fut un immense succès international. Je ne vous cacherai pas que c'est d'ailleurs ce dernier qui fut à l'origine de mon intérêt pour l'oeuvre de cet écrivain polonais. Mais reconnaissons à Bragelonne, le mérite d'avoir cru en cet auteur bien avant le succès en France de l'adaptation vidéoludique des aventures de Géralt de Riv.

Evidemment, ce qui fonctionne dans un univers virtuel, où l'action et le gameplay priment souvent sur la qualité du scénario et la profondeur des personnages, ne garantit pas une oeuvre littéraire de qualité, loin s'en faut. Cependant, le personnage imaginé par Sapkowski, le sorceleur Géralt de Riv, à la fois sorcier et combattant (tueur de monstres plus précisément), est suffisamment travaillé et original pour aiguiser la curiosité des lecteurs rompus à toutes les sauces, parfois sans saveur, de la fantasy. L'univers mélange habilement les poncifs de la fantasy tolkiennienne avec quelques principes originaux issus de la mythologie slave, on y croise ainsi quantité de monstres plus ou moins familiers, des nains évidemment, mais aussi des elfes qui n'ont pas grand chose à voir avec les créatures graciles et raffinées de Tolkien. Les sorceleurs sont des êtres à part, des humains soustraits à la bienveillance de leurs parents dès leur plus tendre enfance, puis élevés dans l'objectif unique de devenir des chasseurs de monstres ; des mercenaires qui parcourent le pays de ville en ville, à la recherche d'un contrat pour éliminer tantôt une goule, tantôt une strige ou bien encore quelque bête fabuleuse qui hante d'obscurs marais. L'apprentissage est rude, mêlant entraînement physique, arts martiaux et magie, ainsi qu'une série de mutations chimiques destinées à permettre aux sorceleurs d'augmenter leurs capacités physiologiques. Les sorceleurs sont des êtres solitaires, qui sont à la fois craints et haïs par le reste de la population. Geralt de Riv est l'un de leurs plus illustres représentants, ses capacités et ses exploits sont connus dans certaines régions, sans pour autant que ces faits héroïques ne lui assurent la popularité ou la bienveillance de ceux qui font appel à ses services.

“Le dernier voeu” n'est pas à proprement parler un roman, mais plutôt un recueil de nouvelles mettant en scène Géralt de Riv. Sapkowski creuse peu à peu son personnage, lui imagine un passé (assez obscur) et un profil psychologique de plus en plus affiné (bon, ne nous voilons pas la face, c'est quand même en grande partie superficiel). Bref, sans atteindre une profondeur abyssale, le personnage de Géralt de Riv et la figure du sorceleur sont pour le moins réussis. Le cynisme et l'humour de ce dernier, le ton résolument adulte de l'ensemble, ainsi que les références plus ou moins détournées à l'univers des contes de fée ou de la fantasy (on y retrouve notamment une Blanche Neige, accompagnée de ses sept brigands, loin d'être aussi sage et naïve que l'originale ; une autre nouvelle fait clairement référence au conte de “La belle et la bête”), font que l'on ne tombe jamais dans le premier degré ; ni Sapowski ni sont lecteurs ne peuvent être dupes, il s'agit de littérature d'évasion sans autre ambition que le divertissement à peu de frais.

Seule ombre au tableau, et pas des moindres, la plume de Sapkowski est loin d'être à la hauteur, et l'écriture, bien que s'améliorant au fil des nouvelles, est probablement le grand point faible de cet auteur. D'autant plus qu'il est desservi par une traduction que l'on pourra, au mieux, qualifier d'exécrable.


L'univers de Sapkowski, sans être d'une grande originalité, saura sans mal convaincre les fans de “The Witcher”, les autres pourront à l'occasion tenter une aventure qui s'est avérée ma foi plutôt plaisante. Maintenant, si la Big Commercial Fantasy (car Sapkowski ne prétend pas vendre autre chose ) provoque chez vous des ulcères ou des crises d'urticaire, il serait préférable de passer votre chemin, ou de tenter directement l'approche vidéoludique.

mercredi 7 janvier 2009

Aquaforte de K.J. Bishop : la fantasy australienne au sommet


Mystère du marché du livre ou ratage d'un système éditorial qui peine à faire émerger de la masse les oeuvres essentielles de la littérature, Aquaforte, de l'Australienne K.J. Bishop est passé quelque peu inaperçu lors de sa parution en 2006 chez l'Atalante, malgré des critiques plutôt élogieuses et parfois même dithyrambiques. Très honnêtement, ce roman traînait dans ma bibliothèque depuis plusieurs mois, sans que je trouve l'ouverture d'esprit suffisante pour en entreprendre la lecture, préférant sans doute céder au sirènes de la fantasy facile (qui a dit Robin Hobb ?). Mais il faut souligner pour ma défense que le roman de K.J. Bishop est affublé, dans sa version française, d'une illustration de couverture particulièrement atroce. Pourtant, la critique d'un certain Ubik, un pousse-au-crime bien connu des services de police, me titillait inconsciemment et inlassablement. Une ritournelle insupportable qui un beau jour de décembre a eu raison de moi. Voilà, sachez que je ne regrette rien, Aquaforte est une merveille et ceux qui ne l'ont pas encore lu se privent de l'un des meilleurs romans de fantasy publiés au cours de ces vingt dernières années (oui, j'aime bien exagérer un tantinet).
Dans les déserts des contrées de cuivre, les destins de Raule, la femme médecin, et de Gwynn, le mercenaire endurci mais raffiné, se croisent et s'entrecroisent à l'occasion d'une fuite désespérée face à la répression du pouvoir. En des temps désormais révolus, Gwynn et Raule croyaient en un avenir meilleur et, pétris d'idéaux, tentaient de mener les révolutionnaires au terme de leur combat. Désormais, leur fuite les conduit vers Escorionte, fabuleuse et luxuriante cité-état érigée sur les rives d'un fleuve tropical. Gangrénée par de puissants cartels, dont l'activité essentielle repose sur le commerce d'esclaves et le trafic d'armes, Escorionte est une pustule nauséabonde affichée sur la face du monde, sa beauté n'est que de façade car ses entrailles accueillent le vice et l'horreur. Gwynn le cynique s'en accomode parfaitement en devenant l'un des lieutenants du principal parrain de la ville, alors que l'idéalisme brisé de Raule souffre, malgré un pragmatisme affiché au quotidien dans son rôle de médecin à l'hôpital paroissial du quartier le plus miséreux de la ville. Raule et Gwynn ne se croisent que rarement, leur passé commun les lie durablement, mais l'amitié souffre de cette différence de perception qui caractérise les deux protagonistes.

Le médecin soigne et guérit les blessures et les maladies infligées par un quoditien d'une incroyable dureté, mais Raule ne peut rien contre la corruption, la pauvreté, la saleté et le désespoir. La révolte de Raule est pourtant contenue, presque résignée ; elle observe la misère humaine de manière clinique, comme elle collectionne dans son petit musée des horreurs les foetus malformés et autres monstruosités des bas fonds d'Escorionte. Gwynn ne s'embarrasse guère de ces considérations. Sa vision d'Escorionte est à la fois pragmatique et cynique, jusqu'au jour où il fait la rencontre de la fascinante Beth, une artiste à la mesure de la folie qui règne dans cette cité.

Sans doute le terme « fantasy » est-il assez mal choisi, tant le roman de K.J. Bishop échappe avec bonheur à toute tentative de classification. Peut-être serait-il plus judicieux de rapprocher Aquaforte d'oeuvres similaires, comme par exemple un certain Perdido Street Station. Même atmosphère d'étrangeté, même richesse dans la création d'un univers très personnel, même profondeur des personnages et probablement une capacité égale à nous transporter ailleurs. La plume de Bishop n'est d'ailleurs pas en reste et n'a pas à rougir face à la maîtrise affichée dans ce domaine par China Mieville. L'écriture est riche et élégante, langoureuse et fascinantte, échappant au formatage calibré que nous proposent trop souvent les écrivains anglo-saxons oeuvrant dans le domaine de l'imaginaire. La plume de l'auteure est aussi rafraîchissante qu'une bulle de champagne après un déjeuner trop copieux, un souffle d'air frais nécessaire qui réconciliera certainement ceux qui étaient fâchés par l'écriture au kilomètre des bucherons asthmatiques de la BCF.

Mais là où Bishop fait encore plus fort c'est qu'elle allie parfaitement la forme et le fond. Son roman est non seulement fascinant, mais il est de plus d'une rare intelligence car son sens de la narration ne prend jamais le pas sur la réflexion et l'introspection. Ses personnages prennent le temps de vivre et de penser, et ça c'est assez nouveau dans ce domaine de la littérature. Il n'y a pas dans Aquaforte d'intrigue prenante à proprement parler, ni même de suspense haletant, pas d'action forcenée ou de révélation fracassante, pas de sauveur d'un monde juste et innoncent, pas d'artifices en somme. Et pourtant le lecteur est envouté, fasciné par la beauté monstruseuse de l'univers de K.J. Bishop, preuve que la fantasy à encore de belles choses à nous offrir. L'oeuvre de l'Australienne est une vaste mise en abyme astucieusement construite et quasiment philosophique, dont évidemment on sort irrémédiablement bousculé, secoué, voire K.O. Tous genres confondus, la littérature est ici à son sommet.

K.J. BISHOP. Aquaforte. L'Atalante, 2006.