Ecrivain culte pour une poignée de lecteurs un tantinet
exigeants, mais illustre inconnu auprès du grand public, Mervyn
Peake fut pourtant l’une des voix les plus singulières de la
littérature britannique. L’auteur fit pourtant régulièrement
l’objet d’une tentative de réhabilitation de la part du monde de
l’édition, mais avec un succès des plus mesurés tant l’approche
de son oeuvre demande une certaine volonté et une curiosité
intellectuelle qui font peut-être défaut à ceux qui s’y
aventureraient par hasard ou, pire, par désoeuvrement. Illustrateur
et peintre de grand talent, Mervyn Peake était également un poète
hors-pair et un écrivain au génie longtemps sous-estimé. Il faut
dire qu’autant de talent dans un seul homme ne pouvait que susciter
la méfiance de l’intelligentsia des années cinquante et soixante.
Mais ne soyons pas mesquin, nombre de ses pairs, parmi lesquels
Graham Greene, Dylan Thomas ou bien encore Michael Moorcock,
reconnurent assez rapidement le caractère unique de son oeuvre et ne
ménagèrent pas leurs efforts pour lui assurer un peu de visibilité.
Souvent comparé à Tolkien, ce dont il se serait bien passé selon
ceux qui le côtoyèrent, Mervyn Peake n’eut pas de son vivant la
satisfaction de connaître ne serait-ce qu’une once du succès du
créateur de la Terre du Milieu, mais son influence sur la fantasy,
bien que plus discrète pour le grand public, fut néanmoins
importante, voire même capitale. Pour autant ses romans restent
parfaitement inclassables, même si l’on ne peut évidemment pas
s’empêcher de noter ici et là des influences ou des parallèles
hasardeux avec les travaux d’autres écrivains tout aussi
merveilleux. S’il ne connut pas la gloire, Mervyn Peake mena
néanmoins une existence heureuse, retranché sur la petite île de
Sark (Sercq), à mille lieues de l’agitation de la vie moderne. Mais atteint d’une maladie neurodégénérative mal connue et mal
soignée à l’époque (probablement Parkinson), il mourut à l’âge
de 46 ans, dans la plus grande indifférence du monde littéraire. Sa
maladie elle-même lui valut des critiques d’un autre âge et d’une
bassesse intolérable. On dît de lui que la noirceur de son
Gormenghast avait définitivement atteint son esprit et que son
dernier roman avait toutes les caractéristiques d’une oeuvre
produite par un cerveau dérangé. Cinquante ans plus tard certaines
critiques font encore référence à une “sénilité précoce”.
On ne saurait trop leur conseiller de lire les mémoires de son
épouse, Maeve Gilmore, qui témoignent du désarroi et de la
souffrance de Mervyn Peake lorsque la maladie eut en partie amoindri
ses capacités d’écriture. Son esprit, désormais enfermé dans un
corps qui ne lui permettait plus d’écrire, de dessiner et de
peindre, continuait pourtant sans cesse à créer, imaginer et rêver
le monde qui était le sien. Comme nombre d’auteurs maudits, ce
n’est que plusieurs années après sa disparition que son oeuvre
fut célébrée et réhabilitée dans les cercles littéraires et
intellectuels anglo-saxons.
Si le succès auprès du public ne fut jamais au rendez-vous,
Mervyn Peake dispose en revanche d’un socle d’admirateurs d’une
grande constance et d’une grande fidélité. Nombre d’écrivains,
de poètes, d’illustrateurs et d’artistes se sont intéressés à
son oeuvre et ont revendiqué l’influence de l’auteur britannique
sur leur travail Depuis plus de cinquante ans Peake suscite une
admiration démesurée auprès de certains, admiration qui confine
dans les cas les plus sévères à l’obsession (saine, hein, pas
une fixette maladive). Hélas, cet engouement est surtout britannique
et si vous souhaitez faire l’acquisition d’une belle édition
illustrée du cycle de Gormenghast, point de salut en dehors des
éditions anglo-saxonnes (bon courage si vous n’êtes pas
parfaitement bilingue). Pour la traduction française, il faudra vous
contenter d’éditions moins luxueuses et dépourvues d’illustration
chez Phébus, Omnibus ou J’ai lu. C’est assurément mieux que
rien, même si de mon point de vue, les romans de Mervyn Peake ne
peuvent être dissociés de leur dimension graphique.
Premier tome de la trilogie*, Titus d’Enfer
précipite le lecteur au château de Gormenghast, forteresse
monstrueuse et solitaire dominant une région étrangement hors du
temps. Depuis des temps immémoriaux, la famille d’Enfer règne sur
ce fabuleux domaine, régi par des règles qui font force de loi et
un protocole parfaitement immuable. Mais ce précieux équilibre est
un jour perturbé par la naissance du jeune Titus, héritier de Lord
Tombal et de son épouse Lady Gertrude. Aussitôt mis au monde,
aussitôt mis de côté et quasiment oublié par un père taciturne
et mélancolique, atteint de bibliophilie avancée, et par une mère
qui ne s’intéresse qu’aux oiseaux et aux chats, auxquels elle
consacre son temps et accorde son affection. Titus a bien une soeur,
Lady Fuchsia, jeune fille rêveuse et introvertie, élevée en
réalité par sa gouvernante, Nannie Glu, petit bout de femme fripé
et desséché atteint d’une sévère forme de complexe d’abandon,
à qui l’on confie néanmoins le petit Titus. Autour de cette
famille étrangement dysfonctionnelle, gravite une galerie de
personnages hauts en couleurs, plus ou moins atteints de troubles de
la personnalité, de tics nerveux et autres caractéristiques
physiques extraordinaires. Il y a bien sûr toute la valetaille et
son cortège de personnalités d’importance, au premier rang
desquels figure Craclosse, serviteur personnel de Lord Tombal, grand
comme un escogriffe et si maigre que ses os s’entrechoquent à
chacun de ses pas, il est l’ennemi juré de Lenflure, l’énorme
et repoussant chef-cuisinier, vicieux comme un serpent et qui ne
cesse de tyranniser ses marmitons et autres infortunés commis de
cuisine. Grisammer, le vieux et tatillon bibliothécaire fait
également office de gardien des traditions et de chef du protocole,
un poste éminent dans un château aussi à cheval sur le respect des
rites séculaires. Parmi les habitués de cette cour grotesque
figurent également le séduisant et prolixe Dr Salprune, homme
affable et bavard impénitent, ainsi que sa soeur, Mademoiselle Irma,
vieille fille au physique osseux et au visage ingrat, qui ne cesse de
répéter deux fois la même chose. On pourrait mentionner également
les deux jumelles d’Enfer, soeurs de Lord Tombal, Clarice et Cora,
deux vieilles toupies parfaitement idiotes, qui ne cessent depuis des
décennies de jalouser Lady Gertrude. Mais parmi cette odieuse
collection de personnalités ubuesques, il en est un qui changera le
destin de Gormenghast et bouleversera l’ordre établi : le jeune
Finelame. Loin d’être issu de la haute, Finelame n’est qu’un
commis de Lenflure, dont il ne supporte plus les ordres et le
comportement outrancier. Incroyablement rusé et habile, Finelame
manie les mots avec un talent qui confine au génie, des capacités
que son énergie et son jeune âge lui permettront de mettre à
profit pour parvenir à ses fins, c’est à dire s’arroger le
pouvoir.
C’est dans cet univers étrange et mystérieux que grandira le
jeune Titus, personnage qui dans ce premier tome reste évidemment
secondaire, son jeune âge l’écartant en grande partie des
intrigues de palais qui secouent le château de Gormenghast.
L’imposante forteresse est en elle-même un personnage à part
entière. Immense et labyrinthique, elle étend son ombre tutélaire
sur tous ceux qu’elle domine depuis l’aube des temps. Saisi par
l’ambiance oppressante des lieux, le lecteur est invité à la
déambulation à travers son architecture baroque et outrancière. De
salles de réception richement ornées en couloirs déserts et
glacés, d’obscurs recoins oubliés en forêts de toitures
aériennes, il mesure la puissance et la décrépitude d’un lieu
hanté par son histoire et sa propre démesure.
A la fois étrange, génial, grotesque, poétique, picaresque….
et totalement inclassable, le cycle de Gormenghast n’est pas une
oeuvre facile d’accès. Essentiellement parce qu’elle ne donne
pas au lecteur ce qu’il attend d’elle. Habilement construite,
portée par une plume magnifiquement travaillée et très imagée,
l’oeuvre de Mervyn Peake, est littéralement habitée. Bien au-delà
du simple plaisir de lecture, elle exerce sa puissance évocatrice
sur l’imaginaire du lecteur, le charme par son lyrisme poétique
pour l’assommer quelques pages plus loin par sa morbidité
vénéneuse et le machiavélisme de ses personnages. Il y a du
Rabelais chez Mervyn Peake, mais aussi une touche de merveilleux à
Lewis Carroll, une pointe de tragique Shakespearien et un soupçon de
romantisme mélancolique digne de Keats (je vous avais prévenus,
personne n’échappe aux comparaisons hasardeuses). A la fois
parfaitement génial et inconfortable, Gormenghast est probablement
l’une des oeuvres les plus importantes du XXème siècle et comme
toute oeuvre majeure, elle se mérite. En contrepartie, elle vous
habitera probablement toute votre vie de lecteur, pour ne plus jamais
vous quitter.
*
Le cycle de Gormenghast est une trilogie (Titus d’Enfer,
Gormenghast, Titus errant), à laquelle on peut adjoindre une
nouvelle (“Titus dans les ténèbres”) et un quatrième roman
inachevé, en partie repris par son épouse après sa mort (Titus
Awakes. Indisponible en français).