Publié en 1938, alors que l’Europe est sur le point de sombrer
dans la barbarie, Alamut est considéré comme un grand classique de la
littérature mondiale du XXème siècle. Peu à peu oublié, le roman a
cependant connu un relatif regain d’intérêt à la suite d’une déclaration
de la productrice du jeu vidéo Assassin’s creed, Jade Raymond, qui
affirma dans une interview de 2013 que l’équipe du jeu s’était inspiré
du roman de Vladimir Bartol. En réalité, il est peu probable que les
joueurs aient lu en masse Alamut, en raison de la complexité de sa
construction et de son propos, mais l’histoire de la secte des
Haschichins a suffisamment enflammé l’imagination de certains gamers,
pour que les plus assidus partent en quête des origines d’un univers
qui, il faut bien l’avouer, demeure assez fascinant (oui bon, on ne
parle pas de Jean Kevin, 13 ans, fan de FIFA et CoD, à qui il faudra
sans doute expliquer que non, le roman ne s’est pas inspiré du jeu
vidéo). Les similitudes s’arrêtent là puisque les développeurs
d’Assassin’s creed s’éloignèrent dans les itérations suivantes de leur
jeu du substrat historique développé par l’écrivain slovène. Cerise sur
le gâteau, Alamut a bénéficié en 2012 d’une nouvelle traduction, dont
nous ne dirons hélas pas grand chose, faute d’avoir pu comparer avec la
précédente version.
Le roman de Vladimir Bartol se déroule au XIème siècle dans le nord de l’Iran et s'inspire donc de faits historiques, évidemment amplement romancés. Il met en scène l’ascension patiente et inexorable d’un certain Hassan ibn Sabbâh (dit Seïduna), chef de la secte chiite des Ismaéliens (Nizarites), qui depuis la forteresse imprenable d’Alamut, mène une guerre sainte contre les sunnites et contre le pouvoir de la dynastie turque Seldjoukide. Le sultan est alors Malik Shah et c’est sous son règne que l’empire connaît son apogée, ses frontières s’étendant de la mer Egée jusqu’à l’Hindu Kuch. Pour simplifier à l’extrême, les Chiites et en particulier les Nizarites/Ismaéliens, prônent une lecture moins littérale du Coran, qui selon eux révèle un sens caché à ceux qui sont initiés. Cette lecture plus ésotérique des textes fondamentaux de l’Islam n’est pas le seul point qui les oppose aux Sunnites, puisqu’ils se réclament de l’héritage d’Ali (cousin et gendre de Mahomet) et contestent le pouvoir des califes héritiers d’une autre branche de la famille du prophète. Cet antagonisme vieux de 1400 ans divise toujours profondément l’Islam et le grand mérite du roman de Vladimir Bartol, c’est qu’il permet de manière assez pédagogique, de comprendre les origines de ce conflit.
Donc Hassan ibn Sabbâh, du haut de la plus haute tour d’Alamut, dirige la petite secte des Ismaéliens. Il se montre peu, préférant étudier les mathématiques et l’astronomie au calme, mais d’une main de fer il a su constituer une petite force militaire grâce à laquelle il tient fermement la région du Daylam par l’intermédiaire d’autres forteresses bien défendues. Ses soldats sont peu nombreux, mais bien entraînés et fidèles à sa cause. Depuis quarante ans, “le vieux de la montagne” comme on l’appelle parfois, imagine et peaufine un plan retors qui lui permettra, en dépit de ses moyens limités, d’assurer l’expansion de l’ismaélisme et de vaincre la dynastie des Seldjoukides, qui règne sur l’Iran de manière abusive. Son plan repose en grande partie sur l’endoctrinement de jeunes hommes dont il fera, à l’issue d’un enseignement à la fois militaire et religieux, ses fedayins ; ou autrement dit, des combattants fanatiques prêts à mourir pour la cause. Pour s’assurer leur complète et entière dévotion, Hassan ibn Sabbâh leur fait miroiter les bonheurs indicibles qui attendent ceux qui combattent pour la foi (un paradis peuplé de houris, vierges éternelles à la beauté voluptueuse, où le vin, le miel et les mets les plus fins seront à portée de main). De la promesse à la récompense il y a néanmoins un gouffre, que celui qui se targue d’être un nouveau prophète a bien compris. Dans le plus grand secret, il a donc fait aménager des jardins splendides derrière la forteresse, un lieu paradisiaque où il a enfermé et éduqué quelques-unes des plus belles esclaves d’Iran. A charge pour elles de faire croire à quelques heureux élus parmi les fedayins, qu’ils ont grâce à ibn Sabbâh l’immense honneur d’accéder temporairement au paradis tant convoité. Le plan fonctionne au-delà des espérances, gavés de haschisch, les trois premiers fedayins croient avoir eu accès au paradis promis par le prophète et, privés de drogue, durablement et définitivement imprégnés par les splendides houris des jardins, ils ne désirent plus qu’une chose, s’illustrer de gloire et mourir en martyrs pour rejoindre définitivement le paradis. Hassan a désormais à sa disposition des assassins parfaitement entraînés et prêts obéir aux ordres les plus fous et les plus dangereux. Des fanatiques qui donneront leur vie le sourire aux lèvres.
On l’aura compris, le roman de Vladimir Bartol repose autant sur des faits historiques (l’existence de Hassan ibn Sabbâh est avérée) que sur la réappropriation de légendes et de fantasmes tout droit hérités de sources discutables remontant au Moyen-Age. Tout d’abord les sources ismaéliennes sont très rares et l’histoire de cette secte a été écrite essentiellement par des historiens sunnites, qui rappelons le détestaient cordialement les chiites, quelle que fut leur obédience. Certaines légendes sont également liées au retour des Croisés en Europe, parmi lesquels plusieurs chefs périrent sous le poignard affuté de ces fameux assassins. Ce fut sans doute par leur intermédiaire, que le mot Haschaschin (puis assassino en italien et assassin en français) fut introduit en Europe. Les légendes prêtent également aux Nizarites des pratiques profondément mystiques (vrai), voire ésotérique, ainsi que des rites obscurs liés à l’emploi de drogues (d’où le raccourci entre haschisch et assassin), de poisons divers et variés et de l’hypnose. Si tout ceci est encore matière à discussion pour les historiens, il est vrai que les adeptes de cette secte pratiquaient la dissimulation et cachaient leur foi pour avancer masqués, une manière habile de développer et de diffuser leur foi alors qu’ils étaient minoritaires et persécutés. A la disparition de la secte, certains préceptes mystiques nizarites survécurent notamment à travers le soufisme.
Il n’est évidemment pas question ici de débattre de la véracité du roman de Vladimir Bartol, dont l’imagination largement empreinte d’orientalisme s’est très certainement enflammée à la lecture des récits légendaires. Le propos du roman n’est d’ailleurs absolument pas là. Publié en 1938, alors que l’Europe connaît une montée en puissance des régimes fascistes et que la guerre n’est plus qu’une question de mois, Alamut se veut avant tout une puissante critique du pouvoir et de la manipulation des masses (ici exercé par l’intermédiaire de la religion). A ce stade on notera par ailleurs des similitudes étonnantes avec Dune de Frank Herbert, qui fonctionne très exactement sur les mêmes ressorts intellectuels et romanesques (tromperie et manipulation des masses par l’intermédiaire de la religion en vue d’asseoir un pouvoir) et utilise également un vocabulaire et une mythologie religieuse fortement inspirée de l’Islam. Les nombreux dialogues qui émaillent le roman de Bartol, le plus souvent entre ibn Sabbâh et ses lieutenants, sont au coeur de cette réflexion et de cette virulente critique. Ce culte du chef, leader charismatique et autoritaire, bien évidemment incarné par Seiduna, cette analyse fine et implacable des mécanismes de manipulation des masses ignorantes sous couvert de religion, est une brillante démonstration des mécanismes et des forces qui parcourent nos sociétés profondément empreintes de religiosité depuis des milliers d’années. Il y a une sombre ironie et une grande dose de cynisme dans les propos de Bartol, mais le personnage de Seiduna est à plusieurs titres assez fascinant. Son intelligence séduit autant que sa cruauté implacable glace le sang, son humour pétillant fait contrepoint à sa froideur calculatrice et sa vision nihiliste du monde s’oppose à sa soif de connaissance et à son désir de comprendre la nature de l’univers qui nous entoure. Il incarne à la fois le sage et le fou, les lumières et l’obscurantisme. Et c’est là toute la réussite de Vladimir Bartol, que d’avoir fait d’Hassan ibn Sabbâh un personnage aussi riche de contradictions, pour qui le pouvoir n’est définitivement pas une fin, mais simplement un moyen comme un autre d’atteindre un objectif.
Malgré quelques longueurs, Alamut est un bon roman et une grande oeuvre politique, qui, hélas n’a pas pris une ride. A lire impérativement et à méditer soigneusement.
Le roman de Vladimir Bartol se déroule au XIème siècle dans le nord de l’Iran et s'inspire donc de faits historiques, évidemment amplement romancés. Il met en scène l’ascension patiente et inexorable d’un certain Hassan ibn Sabbâh (dit Seïduna), chef de la secte chiite des Ismaéliens (Nizarites), qui depuis la forteresse imprenable d’Alamut, mène une guerre sainte contre les sunnites et contre le pouvoir de la dynastie turque Seldjoukide. Le sultan est alors Malik Shah et c’est sous son règne que l’empire connaît son apogée, ses frontières s’étendant de la mer Egée jusqu’à l’Hindu Kuch. Pour simplifier à l’extrême, les Chiites et en particulier les Nizarites/Ismaéliens, prônent une lecture moins littérale du Coran, qui selon eux révèle un sens caché à ceux qui sont initiés. Cette lecture plus ésotérique des textes fondamentaux de l’Islam n’est pas le seul point qui les oppose aux Sunnites, puisqu’ils se réclament de l’héritage d’Ali (cousin et gendre de Mahomet) et contestent le pouvoir des califes héritiers d’une autre branche de la famille du prophète. Cet antagonisme vieux de 1400 ans divise toujours profondément l’Islam et le grand mérite du roman de Vladimir Bartol, c’est qu’il permet de manière assez pédagogique, de comprendre les origines de ce conflit.
Donc Hassan ibn Sabbâh, du haut de la plus haute tour d’Alamut, dirige la petite secte des Ismaéliens. Il se montre peu, préférant étudier les mathématiques et l’astronomie au calme, mais d’une main de fer il a su constituer une petite force militaire grâce à laquelle il tient fermement la région du Daylam par l’intermédiaire d’autres forteresses bien défendues. Ses soldats sont peu nombreux, mais bien entraînés et fidèles à sa cause. Depuis quarante ans, “le vieux de la montagne” comme on l’appelle parfois, imagine et peaufine un plan retors qui lui permettra, en dépit de ses moyens limités, d’assurer l’expansion de l’ismaélisme et de vaincre la dynastie des Seldjoukides, qui règne sur l’Iran de manière abusive. Son plan repose en grande partie sur l’endoctrinement de jeunes hommes dont il fera, à l’issue d’un enseignement à la fois militaire et religieux, ses fedayins ; ou autrement dit, des combattants fanatiques prêts à mourir pour la cause. Pour s’assurer leur complète et entière dévotion, Hassan ibn Sabbâh leur fait miroiter les bonheurs indicibles qui attendent ceux qui combattent pour la foi (un paradis peuplé de houris, vierges éternelles à la beauté voluptueuse, où le vin, le miel et les mets les plus fins seront à portée de main). De la promesse à la récompense il y a néanmoins un gouffre, que celui qui se targue d’être un nouveau prophète a bien compris. Dans le plus grand secret, il a donc fait aménager des jardins splendides derrière la forteresse, un lieu paradisiaque où il a enfermé et éduqué quelques-unes des plus belles esclaves d’Iran. A charge pour elles de faire croire à quelques heureux élus parmi les fedayins, qu’ils ont grâce à ibn Sabbâh l’immense honneur d’accéder temporairement au paradis tant convoité. Le plan fonctionne au-delà des espérances, gavés de haschisch, les trois premiers fedayins croient avoir eu accès au paradis promis par le prophète et, privés de drogue, durablement et définitivement imprégnés par les splendides houris des jardins, ils ne désirent plus qu’une chose, s’illustrer de gloire et mourir en martyrs pour rejoindre définitivement le paradis. Hassan a désormais à sa disposition des assassins parfaitement entraînés et prêts obéir aux ordres les plus fous et les plus dangereux. Des fanatiques qui donneront leur vie le sourire aux lèvres.
On l’aura compris, le roman de Vladimir Bartol repose autant sur des faits historiques (l’existence de Hassan ibn Sabbâh est avérée) que sur la réappropriation de légendes et de fantasmes tout droit hérités de sources discutables remontant au Moyen-Age. Tout d’abord les sources ismaéliennes sont très rares et l’histoire de cette secte a été écrite essentiellement par des historiens sunnites, qui rappelons le détestaient cordialement les chiites, quelle que fut leur obédience. Certaines légendes sont également liées au retour des Croisés en Europe, parmi lesquels plusieurs chefs périrent sous le poignard affuté de ces fameux assassins. Ce fut sans doute par leur intermédiaire, que le mot Haschaschin (puis assassino en italien et assassin en français) fut introduit en Europe. Les légendes prêtent également aux Nizarites des pratiques profondément mystiques (vrai), voire ésotérique, ainsi que des rites obscurs liés à l’emploi de drogues (d’où le raccourci entre haschisch et assassin), de poisons divers et variés et de l’hypnose. Si tout ceci est encore matière à discussion pour les historiens, il est vrai que les adeptes de cette secte pratiquaient la dissimulation et cachaient leur foi pour avancer masqués, une manière habile de développer et de diffuser leur foi alors qu’ils étaient minoritaires et persécutés. A la disparition de la secte, certains préceptes mystiques nizarites survécurent notamment à travers le soufisme.
“Rien n’est vrai, tout est permis”
Il n’est évidemment pas question ici de débattre de la véracité du roman de Vladimir Bartol, dont l’imagination largement empreinte d’orientalisme s’est très certainement enflammée à la lecture des récits légendaires. Le propos du roman n’est d’ailleurs absolument pas là. Publié en 1938, alors que l’Europe connaît une montée en puissance des régimes fascistes et que la guerre n’est plus qu’une question de mois, Alamut se veut avant tout une puissante critique du pouvoir et de la manipulation des masses (ici exercé par l’intermédiaire de la religion). A ce stade on notera par ailleurs des similitudes étonnantes avec Dune de Frank Herbert, qui fonctionne très exactement sur les mêmes ressorts intellectuels et romanesques (tromperie et manipulation des masses par l’intermédiaire de la religion en vue d’asseoir un pouvoir) et utilise également un vocabulaire et une mythologie religieuse fortement inspirée de l’Islam. Les nombreux dialogues qui émaillent le roman de Bartol, le plus souvent entre ibn Sabbâh et ses lieutenants, sont au coeur de cette réflexion et de cette virulente critique. Ce culte du chef, leader charismatique et autoritaire, bien évidemment incarné par Seiduna, cette analyse fine et implacable des mécanismes de manipulation des masses ignorantes sous couvert de religion, est une brillante démonstration des mécanismes et des forces qui parcourent nos sociétés profondément empreintes de religiosité depuis des milliers d’années. Il y a une sombre ironie et une grande dose de cynisme dans les propos de Bartol, mais le personnage de Seiduna est à plusieurs titres assez fascinant. Son intelligence séduit autant que sa cruauté implacable glace le sang, son humour pétillant fait contrepoint à sa froideur calculatrice et sa vision nihiliste du monde s’oppose à sa soif de connaissance et à son désir de comprendre la nature de l’univers qui nous entoure. Il incarne à la fois le sage et le fou, les lumières et l’obscurantisme. Et c’est là toute la réussite de Vladimir Bartol, que d’avoir fait d’Hassan ibn Sabbâh un personnage aussi riche de contradictions, pour qui le pouvoir n’est définitivement pas une fin, mais simplement un moyen comme un autre d’atteindre un objectif.
Malgré quelques longueurs, Alamut est un bon roman et une grande oeuvre politique, qui, hélas n’a pas pris une ride. A lire impérativement et à méditer soigneusement.