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mardi 13 mai 2014

Western de qualité : Contrée indienne, de Dorothy Johnson



Dorothy Johnson n’évoque sans doute rien pour la grande majorité des lecteurs français, mais elle n’en demeure pas moins l’une des grandes dames de la littérature américaine. Née dans l’Iowa, mais ayant vécu la majeure partie de sa vie dans le Montana, où elle enseigna le journalisme à l’université de Missoula, Dorothy Johnson a écrit au cours de sa vie une quinzaine de livres et une cinquantaine de nouvelles, dont certaines inspirèrent les cinéastes d’hollywood (L’homme qui tua Liberty Valence, Un homme nommé cheval, La colline des potences). Récompensée par de nombreux prix, elle fut également déclarée membre honoraire de la tribu blackfoot en 1959. Publié précédemment en 10/18, les textes de cette nouvelle édition chez Gallmeister sont agrémentés de deux nouvelles supplémentaires : "L'incroyant" et "Cicatrices d'honneur", apport appréciable car le recueil est assez court et se lit bien trop vite.

Bien qu'empruntant les sentiers balisés du western de facture classique, celui mettant en scène les indiens des plaines, les pionniers venus de l'Est et les grands espaces, la littérature de Dorothy Johnson s'oppose à la dimension mythologique du grand Ouest ou tout du moins à sa vision héroïque, sans pour autant sombrer dans le travers inverse, qui consisterait à restaurer le mythe du bon sauvage, en idéalisant l'Amérique précolombienne, évoquée comme un jardin d'Eden et une terre de communion entre l'homme et la nature. L'oeuvre de Dorothy Johnson se veut à la fois plus intimiste et plus réaliste, se focalisant sur la confrontation entre deux civilisations dont les différences sont, hélas, souvent inconciliables du fait d'une acception du monde radicalement opposée. L'exploration des relations entre les populations indiennes et les colons blancs est au coeur des préoccupations de l'auteur, comment en serait-il autrement dans des textes qui se déroulent pour l'essentiel sur la frontière, frontière mouvante certes, qui ne cesse de reculer au profit des blancs et qui cristallise les tensions. Dorothy Johnson prend d'ailleurs un malin plaisir à alterner les situations, comme autant de regards croisés et de points de vue invitant à la réflexion et à la découverte de l'autre. Cette approche de l'altérité est certes contrariée sur le plan historique et civilisationnel, mais elle autorise néanmoins la rencontre de l'autre sur le plan individuel. Des histoires parfois sans lendemain, mais toujours émouvantes et riches de sens. 


Evidemment, ce qui nous intéresse au plus au point n’est pas tellement le mode de vie des colons occidentaux, certes rude et à l’occasion violent mais maintes fois évoqué, plutôt que celui des populations indiennes, trop souvent réduit à des clichés et à un decorum de carton-pâte (mustangs, chasse au bison, tipis, coiffes de plumes…). Dorothy Johnson décrit avec force détails et sans concession les rites et les coutumes indiennes, sans jamais tomber dans la caricature ou le sensationnalisme (bien que certaines pratiques religieuses soient très impressionnantes, comme le rite de la purification décrit dans “Cicatrices d’honneur”). Preuve d’une grande intégrité intellectuelle, mais également d’un respect profond des populations indiennes.  Certes, cette force est également une faiblesse dans le sens où l’auteur reste focalisée sur les indiens des plaines, occultant involontairement les modes de vie, parfois radicalement différents, adoptés par d’autres tribus indiennes à travers l’Amérique du Nord, mais cela s’explique par la localisation géographique des textes, centrés exclusivement sur le Montana et le Wyoming, terres de prédilection des tribus Cheyennes et des Sioux. Les lecteurs en mal de grands espaces ne seront donc pas dépaysés. Dorothy Johnson explore également d’autres thèmes connexes, comme la place de la femme dans ces contrées rudes et éprouvantes, ce qui lui donne l’occasion de développer des personnages féminins à la forte personnalité et au courage non moins admirable, ou bien encore celui de l’enfance contrariée face à l’adversité  ; le jeune Doggie Kid dans la nouvelle “Après la plaine” en est un bon exemple, mais on retrouve un personnage similaire dans le texte “Prairie Kid”. Si indiscutablement la nouvelle phare du recueil, “L’homme qui tua Liberty Valence” est une grande réussite formelle et narrative, on serait tenté d’affirmer que les nouvelles se déroulant chez les indiens sont les plus fascinantes, au premier rang de ces textes, “Un homme nommé cheval”, l’histoire d’un blanc capturé par des guerriers  qui réussit à s’émanciper de son statut de prisonnier pour se fondre dans le mode de vie de la tribu qui l’accueille, au point de différer sans cesse son évasion. Une grande réussite et un texte magnifique. “La tunique de guerre” use d’un procédé assez similaire. Il s’agit du récit d’un homme de l’est, un pied tendre,  parti à la recherche de son frère, qui plusieurs décennies plus tôt quitta sa famille et la civilisation des blancs pour vivre au milieu des indiens. On y découvre un homme fondamentalement imprégné du mode de vie indien et désormais trop éloigné des préoccupations des blancs pour revenir vers ceux qui étaient auparavant les siens. Il s’agit probablement du texte dans lequel la confrontation entre ces deux civilisations est la plus flagrante et la plus inconciliable. Dans la même veine on lira avec délectation “Retour au fort”, l’histoire poignante de deux jeunes filles blanches enlevées par des indiens, la plus jeune s'intègre avec une facilité déconcertante au mode de vie autochtone alors que la plus âgée ne rêve que de retourner vers la “civilisation”... jusqu’au jour où une délégation militaire débarque dans le camp avec une offre de rançon.

Les nouvelles sont assez courtes de manière générale et l'écriture est simple, mais dans le meilleur sens du terme ; des mots choisis avec soin, un sens du rythme et de la cadence qui charment le lecteur dès les premières phrases. On ne peut qu’admirer le talent de Dorothy Johnson lorsqu’il s’agit de brosser en quelques phrases sibyllines le portrait d’un personnage ou bien encore d’imposer une atmosphère ou une tension avec une rare économie de moyens. C'est dense mais fluide, incroyablement agréable à lire et ce qui ne gâche rien à l'affaire les textes sont d'une force d'évocation peu commune.

mercredi 23 avril 2014

Fantasy shepardienne : Le calice du dragon, de Lucius Shepard

Si l’on excepte une période durant laquelle Lucius Shepard s’est montré plutôt discret, dans la seconde moité des années 90 plus précisément, l’auteur américain n’a jamais cessé de publier des nouvelles d’une qualité constante, construisant une oeuvre riche et singulière marquée par son attachement à l’Amérique centrale. Avec le soutien de son éditeur français, Le Bélial, Shepard était revenu sur le devant de la scène éditoriale depuis une dizaine d’année. Les tirages restaient certes modestes mais chaque sortie de recueil ou de roman était attendue avec impatience par un noyau de fans indéfectibles, assurant la visibilité de l’auteur, en particulier sur le web. Sa mort ne signifie pas pour autant la fin des publications de l’écrivain américain en France, de nombreux textes restent encore inédits et nul doute que d’autres recueils de nouvelles seront traduits et publiés à l’avenir. Tout du moins nous l’espérons. Les récits du dragon Griaule, regroupés dans un recueil publié en 2011 (Le dragon Griaule, Le bélial, 2011) tiennent une place singulière dans l’oeuvre de Lucius Shepard, d’une part parce que la fantasy (même légère) n’a jamais été la marotte de l’auteur, la plupart de ses textes relevant du fantastique, d’autre part parce que Shepard a toujours affirmé faire des incursions dans cet univers avec une certaine réticence, sous la pression le plus souvent des éditeurs et des fans. Dans la postface du Dragon Griaule, il avouait même avoir eu l’inspiration du premier texte de Griaule (“L’homme qui peignit le dragon Griaule”) alors qu’il fumait du cannabis sur le campus de l’université du Michigan, on comprend aisément que l’aspect récréatif de cette inspiration soit passé au second plan par rapport aux textes bien plus engagés qui constituent l’articulation de son oeuvre, notamment dans la première phase de sa carrière. Mais un écrivain n’est pas toujours maître de la destinée de son oeuvre et les textes de Griaule ont toujours été fort appréciés du public, à juste titre car ils sont souvent de grande qualité.
Le calice du dragon est un roman d’un peu plus de 250 pages dont l’intrigue est parallèle à celle de “L’homme qui peignit le dragon Griaule”. Pour rappel, Griaule est un immense dragon, le dernier de son espèce, endormi depuis des siècles, mais dont la conscience reste plus ou moins latente. Son influence néfaste est capable d’infléchir le destin des hommes qui ont élu domicile sur son corps, recouvert de végétation, de villes et de villages, accueillant une faune riche et variée, un véritable écosystème sur lequel Griaule exerce son pouvoir spirituel et magique. Mais les hommes rêvent de se libérer de son emprise et tentent désespérément de tuer le dragon par diverses entreprises toutes plus audacieuses les unes que les autres, mais constamment vouées à l’échec. Il en est d’autres néanmoins qui s'accommodent avec un certain succès du dragon. C’est le cas de Richard Rosacher, un médecin de Matinombre, enfilade de ruelles sordides ponctuée de tavernes crasseuses et de bordels douteux qui constituent l’un des quartiers les plus malfamés de Teocinte, ville nichée à flanc de dragon. A l’occasion de ses recherches médicales, Rosacher découvre les étonnantes propriétés du sang de Griaule, dont les principes actifs constituent une drogue d’une puissance redoutable. Loin d’être aussi néfaste que les opiacés, le PEM, dérivé du sang de Griaule, fait la fortune de Rosacher, une fortune colossale qui provoque la jalousie de certains, notamment celle des dirigeants de Teocinte. Le PEM n’a pourtant pas que des inconvénients, sa consommation est même plutôt bénéfique pour l’économie, les consommateurs de PEM paraissent plus heureux, la drogue enjolive leur quotidien parfois bien morne, révélant la beauté insoupçonnée d’une épouse fatiguée d’avoir porté trop d’enfants ou bien encore le faste et la richesse d’une demeure pourtant bien modeste. Le PEM recouvre d’un voile artificiel la tristesse du quotidien et permet aux fumeurs d’atténuer une vie de labeur et de souffrance. Vendu à un prix raisonnable, ne provoquant aucune accoutumance physique, le PEM n’entraîne pas dans la déchéance physique et morale ses consommateurs, assurant ainsi à son créateur, richesse, faste et pouvoir, moyennent un asservissement de la population somme toute raisonnable. Mais ce succès ne fait pas pour autant de Richard Rosacher le plus heureux des hommes, ses victoires économiques aussi bien que politiques ne réussissent pas mieux à combler son insatisfaction chronique.


Habile réflexion sur le pouvoir et la religion, Le calice du dragon pourrait presque apparaître comme une ode à la consommation de drogues douces, le PEM apparaissant ici comme une drogue récréative sans effets secondaires, qui améliore le quotidien. Mais cette drogue n’est finalement ici qu’un prétexte, un instrument de pouvoir qui asservit doucement mais fermement la populace, d’ailleurs ne nous y trompons pas les puissants n’ont pas besoin de consommer de PEM, et, pourvu qu’ils touchent leur dîme, n’ont aucun scrupules à s’allier à Rosacher afin d’inonder toute la région de drogue. En réalité Rosacher apparaît comme un monstre politique dans lequel s’incarne la volonté de Griaule, un homme à qui tout semble réussir mais qui réalise peu à peu que son emprise sur les événements est finalement moins ferme que ce qu’il croyait.  A-t-il trouvé son maître en la personne du conseiller Brèque (clin d’oeil au traducteur Jean-Daniel Brèque), Griaule le manipule-t-il à son insu depuis les débuts de son entreprise ? Des questions qui font écho aux problématiques développées dans des textes précédents de Griaule. Mais ce qui fait toute la force du Calice du dragon réside dans ses qualités d’écriture. Shepard n’oublie jamais que ce qui structure un roman c’est avant tout sa narration. La réflexion, aussi fine et intelligente soit-elle, ne prend jamais le pas sur la fluidité du récit, sur le rythme quasiment hypnotique des mots et sur la richesse du vocabulaire, admirablement retranscrit en français par la traduction de Jean-Daniel Brèque. Superbement écrit, maîtrisé de bout en bout, Le calice du dragon apporte à l’édifice de Griaule  une nouvelle pierre, dont on aurait aimé qu’elle ne soit hélas pas la dernière ; mais à moins de découvrir des manuscrits cachés de l’auteur américain, il faudra bien se faire une raison.

vendredi 4 avril 2014

Roman du terroir : Colorado blues, de Kent Haruf

C’est un petit livre qui n’a l’air de rien, à peine 250 pages d’un auteur américain  plutôt confidentiel en France, en dépit d’un succès critique sans faille depuis le début des années 2000. On aurait bien vu cet auteur figurer au catalogue des éditions Gallmeister tant la ligne éditoriale (centrée sur les écrivains du “terroir”) de cet excellent éditeur correspond bien à la littérature de Kent Haruf, cette littérature venue des grandes plaines, qui distille l’ennui profond d’une Amérique oubliée par les grandes métropoles mais qui pourtant ne cesse de fasciner par la poésie de ses paysages grandioses. La couverture à elle seule est un éternel dépaysement, un cliché certes, mais qui fonctionne immanquablement sur le lecteur en mal de grands espaces. Colorado Blues n’est d’ailleurs pas sans rappeler un certain Larry McMurtry (La dernière séance ou Texasville), dans sa description du mal-être qui hante les habitants de ces petites bourgades isolées où l’activité économiques se résume à l’agriculture extensive, les loisirs au cinéma poussiéreux de la ville et aux soirées dansantes du samedi soir copieusement arrosées de bière.

Ce n’est un secret pour personne, on s’ennuie ferme du côté de la petite ville de Holt, perdue au milieu des plaines à quelques centaines de kilomètres de Denver. La ville est une pure fiction, mais elle résonne avec l’authenticité du vécu et on a peu de mal à imaginer la géographie des lieux, une artère centrale autour de laquelle s’organise une enfilade de rues tirées au cordeau par un géomètre maniaque, un cinéma décrépi, quelques installations sportives, l’école, le lycée, l’église et puis surtout, la coopérative agricole, dont le silo gigantesque s’élève sans peine au-dessus des mornes plaines du Colorado. Cette coopérative c’est un peu le poumon économique de la ville. A Holt, Jack Burdett est l’enfant du pays, un grand gaillard tout en muscles, champion de football, pilier de comptoir apprécié par tout le monde pour son caractère jovial et son charme indéniable. Aussi, lorsqu’il disparaît du jour au lendemain après avoir détourné 150 000 dollars de la coopérative agricole, dont il était le directeur, personne ne veut y croire. Et pourtant, Jack avait tout pour mener la belle vie, une femme magnifique, deux garçons adorables, une jolie petite maison et un boulot plutôt facile. Mais il faut croire que le bonhomme aspirait à la grande vie du côté de la Californie. Pendant quinze ans, personne n’eut vent de ce que Jack Burdette était devenu, surtout pas sa femme, qui paya cher le prix des frasques de son mari, jusqu’au jour où il débarqua a nouveau à Holt, au volant d’une Cadillac rouge, ultime symbole de sa vie de flambeur désormais fauché.

Tragédie douce-amère centrée avant tout sur ses personnages, Colorado blues est un roman au style sec et dépouillé, mais à la profondeur de champ remarquable. Le découpage du récit y est d’une simplicité désarmante et l’écriture d’une rare fluidité, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Souvent touchant, parfois drôle, Colorado blues n’est pas un roman léger, l’atmosphère s’épaissit au fil de la lecture jusqu’à devenir pesante et malsaine, au point que les moments de grâce deviennent presque douloureux tant le lecteur est suspendu à l’instant d’après, jusqu’à une conclusion attendue et redoutée. On aurait aimé une fin heureuse, mais soyons honnête dès la première page le lecteur sait que le dénouement sera tragique. Avec une économie de moyens remarquable Kent Haruf réussit ce que seuls les grands auteurs sont capables de réaliser, son récit hante le lecteur durablement, comme une petite musique lancinante et insupportable, les images s’imposent avec force et le destin des personnages devient soudain d’une urgence extrême. On tourne les pages fiévreusement, avec le désespoir au bout des doigts, l’horreur en point de mire. Mais l’auteur est ici impitoyable, sous sa plume se dévoile toute l’injustice d’un monde où la bonté et l’intelligence ne sont pas toujours récompensés à leur juste valeur. Il ne s’agit pas là d’une bien grande révélation, à moins d’être particulièrement candide, mais elle est cette fois particulièrement douloureuse.

SF écossaise : Trames, de Iain M. Banks

Autant l’avouer en préambule, Trames n’est pas le roman le plus réussi de Iain M. Banks, surtout si l’on s’en tient aux récits appartenant au cycle de la Culture. Pour autant, cela ne fait pas de ce livre un ratage complet, n’est pas Banks qui veut et le talent du monsieur étant définitivement hors-norme, un roman raté de l’écrivain écossais mérite tout de même d’être lu, ne serait-ce que pour la démesure de l’univers et la maîtrise dont fait preuve son créateur.


    Pour rappel, Trames se déroule dans l’univers de la Culture, société pan-galactique incroyablement avancée dans laquelle l’hédonisme a été élevé au rang d’art de vivre. La Culture n’est pas une société hiérarchisée, machines intelligentes, humanoïdes et autres races peuplant la galaxie y cohabitent en harmonie, délaissant les affaires courantes et la gestion politique à des intelligences artificielles (appelées mentaux) pour se consacrer au développement personnel, aux loisirs et de manière générale aux plaisirs de la vie.  Mais à cette facette séduisante et lumineuse correspond une facette plus sombre, représentée par la section Contact et son bras armé, Circonstances spéciales, chargés d’espionner les systèmes et les civilisations qui ne font pas partie de la Culture ; pour faire simple, disons qu’il s’agit ni plus ni moins que des barbouzes qui effectuent le sale boulot. Bien que tolérante et en théorie bienveillante, la Culture sait également protéger ses intérêts, par la violence s’il le faut.  


Une fois de plus (c’est une constance chez Banks), Trames se déroule en marge de la Culture, sur le monde gigogne de Sursamen, un monde artificiel composé de globes enchâssés sur plusieurs niveaux construit il y a plusieurs milliers d’années par une race aujourd’hui disparue, les Involucrae. Peu de choses nous sont parvenues des Involucrae, pas davantage de leurs ennemis les Ilnes, qui s’étaient donné comme objectif de détruire tous les mondes gigognes. De cette lointaine époque n’ont survécu que les Xinthiens, des êtres gigantesques et mythiques, que les différents peuples des mondes gigogne ont élevés au rang de dieux. Quel était l’objectif de la construction de ces mondes gigognes, quel rôle les Xinthien ont-ils joué, pour quelles raisons ces êtres mythiques demeurent désormais inaccessibles ? Autant de questions qui sont sans réponses et qui le resteront puisque Iain M. Banks n’y apporte aucune résolution à la fin de son roman. Vous êtes ainsi prévenus.  Sursamen est un monde situé dans une zone de la galaxie dirigée par une confédération extraterrestre presque aussi puissante que la Culture, les Morthanveldes, qui s’interdisent également d’intervenir dans les affaires des peuples moins développés. Hors plusieurs races se disputent le contrôle des différents niveaux de Sursamen, au huitième et au neuvième niveaux, les Sarles et les Deldeynes se livrent une guerre dévastatrice depuis des temps immémoriaux, mais grâce à l’aide officieuse des Octes, une race nettement plus développée sur le plan technologique, les Sarles sont sur le point de remporter cette guerre. Mais à l’issue d’une victoire éclatante, le roi des Sarles, Hausk, est assassiné sous les yeux de son fils Ferbin par son plus fidèle général, Tyl Loesp. Ferbin prend donc la fuite en compagnie de son serviteur, laissant le royaume, ainsi que son plus jeune frère, aux mains de l’infâme traître. Le jeune prince cherche dans un premier temps de soutien des civilisations plus puissantes avant finalement de rejoindre sa soeur, Anaplian, partie il y a quinze ans rejoindre la Culture au sein de Circonstances spéciales.


Les lecteurs familiers de la Culture prendront dans ce roman ce qu’il y a à prendre et découvriront avec délice une nouvelle facette de l’univers de Iain M. Banks, mais la friandise est hélas dans l’ensemble un peu décevante. La faute à une narration quelque peu bancale. Le roman aurait gagné à être retravaillé et élagué pour gagner en dynamisme et maintenir le lecteur en éveil sur la durée, car en dépit des fulgurances qui émaillent le récit, et malgré toute la richesse de son univers, Trames apparaît comme un roman un peu boursouflé. Les descriptions sont parfois interminables et les digressions bien trop nombreuses.  L’emballement des cent dernières pages ne change d’ailleurs rien à l’affaire. On peut regretter en outre  que de nombreux éléments du récit restent sans réponse à la fin du roman, car si ce joyeux foisonnement d’idées est enthousiasmant on aurait aimé percevoir la cohérence de l’ensemble de manière un peu plus précise.

jeudi 20 mars 2014

RIP Lucius

Lucius en dédicace aux Imaginales 2013
Crédits photos : C.Schlonsok
C'est avec une très grande tristesse que j'ai appris aujourd'hui le décès de l'écrivain américain Lucius Shepard à l'âge de 66 ans. On savait l'auteur en mauvaise santé depuis quelques années, les hospitalisations à répétitions ne nous avaient pas rassurés et son récent AVC nous avait même fait craindre le pire. Hélas Lucius ne s'en est finalement jamais remis et s'est éteint un jour de printemps pour aller rejoindre ses pairs, bien trop loin de nous désormais. Une nouvelle étoile brille au firmament, observez le ciel vous la verrez peut-être scintiller de manière discrète mais intense du côté du baudrier d'Orion, à moins que cela ne soit du côté des Gémeaux ou de Pégase... qui sait. Lucius était pour l'establishment littéraire anglo-saxon un parfait inconnu, mais pour un petit noyau de fans  c'était un auteur culte, l'héritier des grands écrivains voyageurs anglo-saxons. Grand baroudeur, Lucius était un hobo, un vagabond avide de rencontres et de paysages, un observateur curieux dont l’œil acéré interrogeait sans cesse notre monde. Sa plume, si fluide et si riche, va nous manquer, tout autant que l'originalité de ses textes, même s'il laisse derrière lui une œuvre abondante, constituée pour l'essentiel de nouvelles et de novelas, un genre pas vraiment apprécié à sa juste valeur en France et pourtant si percutant. 

J'ai, en ce triste jour, une pensée pour sa famille, mais également pour son traducteur Jean-Daniel Brèque, ami fidèle de l'auteur et promoteur infatigable de son œuvre. Les fans français pourront toujours se consoler en gardant à l'esprit qu'il reste encore de nombreux textes inédits de Lucius Shepard, qui seront peu à peu traduits et édités (probablement aux éditions du Bélial, comme ce fut le cas pour ses derniers recueils). C'est une maigre consolation, mais c'en est une tout de même. Certains seront peut-être étonnés par ce billet car il n'est pas vraiment dans mon habitude de faire dans la nécro (même la mort de Iain M. Banks n'avait pas donné lieu à ce genre de chose) et j'ai jusqu'à présent été plutôt discret concernant cet auteur que pourtant j'adule. La raison en est finalement toute simple, j'ai assidument parlé de Lucius Shepard, mais ailleurs, un petit peu dans la revue Bifrost, pour laquelle j'avais écrit quelques chroniques, mais aussi et surtout sur le cafardcosmique, site sur lequel, certains d'entre-vous le savent, j'ai longuement sévi. Lucius était un auteur culte pour toute l'équipe de la grande époque et nous nous disputions souvent l'honneur de chroniquer ses livres, ce qui m'est arrivé bien plus que je ne le méritais. J'ai même eu l'insigne honneur de l'interviewer, dans des conditions hélas pas forcément idéales (par mail), ce qui fait que cet entretien m'avait laissé comme un amer goût d'inachevé puisque ma seule rencontre en chair et en os avec l'auteur avait eu lieu quelques années auparavant à l'occasion des Utopiales de Nantes. Un parfait acte manqué soit dit en passant, puisque j'avais été incapable de l'aborder franchement, alors qu'il était seul devant sa bière au bar des utos, délaissé par un public avide de se faire dédicacer quelque exemplaire d'un roman à la mode du moment, me contentant de bafouiller trois mots d'anglais en lui tendant mon exemplaire de Zone de feu émeraude, puis votre serviteur de repartir la queue entre les jambes, tout penaud d'avoir dérangé le maître en pleine recherche d'inspiration (mais plus probablement en train de savourer son verre). Et merde, aujourd'hui j'aurais des tonnes de choses à lui dire à Lucius, mais désormais ce n'est plus possible, l'homme s'en est allé mais l'écrivain reste à tout jamais inscrit dans l'histoire de la littérature américaine. RIP Lucius !

samedi 1 mars 2014

Polémique vidéoludique : Jacked : L'histoire officieuse de GTA, de David Kushner

Phénomène du jeu vidéo, la série GTA a longtemps défrayé la chronique, avant de rentrer finalement  dans le rang à l’occasion de la sortie de son cinquième opus. Mais si le travail de Rockstar a désormais trouvé une certaine légitimité critique, en plus du succès auprès du public gamer, cela ne s’est pas fait sans heurts. Depuis la sortie du premier GTA sur PC et Playstation, chaque épisode a vu enfler la polémique à mesure que le réalisme graphique et esthétique du jeu atteignait un nouveau degré de sophistication.  La polémique s’est même transformée en affaire juridique lorsque des modeurs mirent à jour en 2004 l’affaire hot coffee, une partie du jeu au contenu hautement explicite que les développeurs avaient caché dans le but d’éviter une interdiction aux moins de 21 ans sur le territoire américain. Mais loin de causer du tort à la série de Rockstar, ces multiples controverses médiatiques et juridiques assurèrent à GTA une publicité d’ampleur internationale, focalisant l’ire de ses opposants les plus conservateurs mais également l’exaspération des joueurs, fatigués d’être assimilés à des psychopathes en puissance. Qu’on le veuille ou non, GTA a marqué une étape importante dans l’histoire du jeu vidéo, lui permettant, parfois à son corps défendant, d’accéder à une certaine maturité artistique. Aussi puéril qu’il puisse paraître à l’époque, et à fortiori aujourd’hui, le mod hot coffee posait de véritables questions à la communauté du jeu vidéo (à l’industrie comme aux joueurs), de même que la violence intrinsèque du jeu interrogeait la violence de notre société, l’apparition d’un contenu sexuel explicite (plutôt ridicule au demeurant) heurtait le puritanisme américain et pointait les failles d’une société qui refusait de voir la réalité de face. D’une part les jeux vidéo avaient grandi, comme leur public, qui attendait désormais autre chose que des mondes enchantés à la Nintendo, d’autre part l’Amérique conservatrice réalisait que le monde de GTA ne faisait que révéler les failles et les lignes de fractures d’une société en mal de repères, qui ne faisait que s’accrocher aux lambeaux d’une sacro-sainte morale désormais tombée en désuétude.  Les joueurs eurent en grande partie le sentiment que le jeu vidéo faisait office de bouc émissaire, au même titre que le rock n’roll dans les années cinquante ou les jeux de rôle vingt ans plus tard. Le jeu vidéo était stigmatisé et accusé de tous les maux (“simulateur de meurtre”), par une faction de la société qui refusait de réguler la vente d’armes à feu et laissait ses enfants s’abreuver de violence télévisuelle dès le plus jeune âge. Quant à l’industrie vidéoludique, elle se retranchait derrière l’Entertainment Software Rating Board (un classement des jeux en fonction de leur contenu) et renvoyait les parents à leurs propres responsabilités, signalant qu’en 2004, 60% des enfants qui avaient joué à GTA San Andreas, s’étaient vus offrir le jeu par leurs parents ; un comble sachant qu’aux Etats-Unis le jeu avait été classé M (mature), ce qui interdisait la vente de GTA aux moins de 17 ans.


Et Rockstar dans tout cela ? L’enfant terrible du jeu vidéo pratiquait la politique de l’autruche, muré dans un silence qui en disait long quant à la capacité du développeur à assumer la polémique qu’il avait initiée avec la subtilité d’un pachyderme à pleine charge. Cette attitude était tout autant l’expression de l’immaturité de ses dirigeants que l’affirmation d’une volonté d’imposer sa propre vision des jeux vidéo. Celle d’un loisir pratiqué désormais massivement, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, et dont les contenus devaient nécessairement évoluer et se rapprocher des thématiques brassées par le cinéma ou la littérature. Cette maturité artistique, Rockstar réussit pourtant à l’exprimer dans le quatrième volet de la série. GTA IV (2008) mit tout le monde d’accord, les critiques comme les joueurs étaient stupéfaits par l’ampleur démesurée du jeu, le développeur avait frappé un grand coup avec une direction artistique à couper le souffle et une architecture de Liberty City tellement proche de New York qu’elle vibrait de réalisme et d’énergie. Le ton s’était également fait plus réaliste et plus sombre, délaissant le fun et l’aspect potache des épisodes précédents, quitte à se prendre parfois un peu trop au sérieux.


C’est cette histoire houleuse, longue de plus de quinze ans que retrace David Kushner, centrant son propos sur l’impact sociétal de GTA  plus que sur la genèse technique et artistique du jeu, même si quelques aspects sont évoqués. Il ne s’agit nullement d’un making off, mais plutôt d’une analyse à posteriori des événements, on oubliera donc les illustrations couleur double page, Jacked ne contient que du texte, rien que du texte, ce qui n’enlève rien à ses qualités.

vendredi 21 février 2014

Roman historique : Hypatia, d'Arnulf Zitelmann

Bien connu des lecteurs allemands pour ses  romans historiques destinés à la jeunesse, récompensé outre-Rhin par de nombreux prix, Arnulf Zitelmann est un auteur resté confidentiel en France. Depuis la parution d’Hypatia, en 1990, L’école des loisirs a publié deux autres romans de cet écrivain allemand passionné d’histoire, mais surtout, le réalisateur espagnol Alexandro Amenabar s’est emparé du personnage d’Hypatie d’Alexandrie dans son film Agora, avec un certain succès.


Personnage historique un peu oublié, Hypatie d’Alexandrie a vécu au quatrième siècle de notre ère en Egypte. Son père, Théon, était un érudit de grande renommée et demeure aujourd’hui célèbre pour avoir été le dernier directeur du Musée d’Alexandrie, jusqu’à ce qu’il soit fermé par le patriarche Théophile d’Alexandrie, à la suite d’incidents entre les communautés chrétiennes et païennes. Sa fille, Hypatie reçut une éducation classique de grande qualité, notamment dans les écoles philosophiques d’Athènes, ce qui lui valut une réputation élogieuse dans le domaine des mathématiques, de l’astronomie et de la philosophie platonicienne, disciplines qu’elle enseigna au Musée d’Alexandrie auprès d’un public évidemment masculin, issu des couches aisées et cultivées de la société alexandrine. En cela Hypatie était une exception, certains y ont vu une féministe avant l’heure, bien que le terme soit profondément anachronique et que son travail n’ait pas grand chose à voir avec la lutte pour les droits des femmes.  Quelques décennies plus tard, le philosophe Socrate le Scolastique dira d’Hypatie dans ses Histoires ecclésiastiques :


Il y avait dans Alexandrie une femme nommée Hypatie, fille du Philosophe Théon, qui avait fait un si grand progrès dans les sciences qu'elle surpassait tous les Philosophes de son temps, et enseignait dans l'école de Platon et de Plotin, un nombre presque infini de personnes, qui accouraient en foule pour l'écouter


Hélas le destin d’Hypatie fut tragique, son attachement aux valeurs, au savoir et à la religion païenne provoqua, selon les sources anciennes, l’ire des dirigeants chrétiens, qui luttaient pour s'accaparer le pouvoir  en Egypte. Toujours selon Socrate le Scolastique, Hypatie fut accusée d’empêcher la réconciliation entre le préfet Oreste (représentant local de l’empereur romain), dont elle était une proche, et l’évêque Cyrille à la suite de conflits sanglants entre les différentes communautés religieuses d’Alexandrie. D’autres sources plus tardives l’accusèrent de sorcellerie et d’avoir détourné le gouverneur de la cité (on imagine qu’il s’agit d’Oreste) de la religion de Dieu.  Hypatie fut probablement lapidée par une foule composée d'extrémistes chrétiens en 415, devenant à son tour martyre et symbolisant la chute du paganisme dans l’empire romain.


Il parait difficile dans ces conditions de retracer de manière fidèle la vie d’Hypatie, surtout que ses travaux ne nous sont jamais parvenus  ; les historiens s’accordent aujourd’hui à lui reconnaître de grandes qualités dans la transmission des connaissances et des sciences de son époque (une sorte de vulgarisatrice et de pédagogue de haute volée pourrait-on dire), mais aucun génie novateur. Son destin singulier fut largement instrumentalisé et il est probable que sans sa mort hautement tragique et symbolique, Hypatie d’Alexandrie serait restée définitivement dans l’ombre des grands philosophes et mathématiciens de l’Antiquité.


Arnulf Zitelmann a donc largement romancé la vie de la jeune savante d’Alexandrie, racontée ici selon le point de vue de son secrétaire particulier Thonis, lui prêtant des actes et des exploits intellectuels dont évidemment nous n’avons pas aujourd’hui la preuve, mais seulement un faisceau d’indices. A l’instar du film d’Alexandro Amenabar, l’auteur insiste lourdement sur les travaux astronomiques d’Hypatie et notamment sur sa découverte (ou plutôt la redécouverte) de la théorie héliocentrique. Rappelons qu’à l’époque la science prônait, selon les thèses aristotéliciennes,  la théorie géocentrique pour expliquer le fonctionnement du système solaire ; Aristarque de Samos avait plusieurs siècles auparavant (IIIème siècle avant J.C.) confirmé son intuition en développant une théorie contraire fondée sur l’héliocentrisme, mais la force des préjugés et le poids de ses détracteurs, au premiers rangs desquels on retrouve un certain Archimède, renvoyèrent ses travaux dans les limbes du savoir ancien.  Il parait cependant difficile de souscrire pleinement et entièrement aux éléments apportés par Arnulf Zitelmann sur ce point là, aussi séduisants soient-ils, aucune source historique ne peut corroborer le fait qu’Hypatie ait travaillé sur la théorie héliocentriste. Il est évident qu’il s’agit là d’une facilité scénaristique qui collait parfaitement à la vision un peu manichéenne du roman et par la même occasion du film d’Alexandro Amenabar (intéressant mais parfois simpliste).  Il convient donc de prendre du recul et d’éviter de tomber dans le piège de la récupération historique concernant le rôle et la place d’Hypatie d’Alexandrie, une tradition qui remonte déjà à un certain Voltaire, trop heureux de découvrir en la personne de cette femme cultivée et éclairée un excellent exemple des ravages de l’extrêmisme religieux. De quoi largement alimenter son anticléricalisme et celui de générations futures. La réinterprétation à posteriori du meurtre d’Hypatie selon une lecture purement religieuse est probablement une erreur historique, sa mort a sans doute moins à voir avec ses convictions religieuses qu’avec sa position au sein de la société alexandrine, gangrenée par des luttes intestines pour s’assurer les rênes du pouvoir. Rappelons que certains des disciples d’Hypatie étaient de fervents chrétiens, notamment Synesios de Ptolémaïs (futur évêque). Aussi triste cela puisse-t-il paraître, Hypatie fut sans doute la victime toute désignée d’une lutte d’influence entre le patriarche Cyrille et le gouverneur Oreste, dont Hypatie était une amie de longue date. La renommée et l’aura dont jouissait Hypatie à l’époque faisait sans doute redouter à l’évêque Cyrille qu’elle n’influence trop les classes dirigeantes dont il essayait à tout prix de s’accorder les faveurs et le soutien politique. Le mort d’Hypatie fut donc moins le résultat d’un supposé fanatisme religieux, qui existait à l’époque, là n’est pas la question, que d’un calcul purement politique mais savamment orchestré. Cette lecture purement historique des faits permet incontestablement d’affaiblir toute tentative de récupération et d’instrumentalisation. Aussi forte soit-elle, la mort d’Hypatie, comme symbole de la fin d’un monde autrefois régi par les anciens dieux, éclairé par la culture grecque et harmonieusement dirigée par l’empereur romain n’est qu’une construction à posteriori des événements, certes séduisante sur le plan romanesque, mais historiquement faussée. Une construction idéologique en somme, dont les prémices remontent bien avant l'existence d’Hypatie et de ce costume de vierge de l’hellénisme dont on l’a revêtue, puisqu’un certain Plutarque s’était déjà fait l’initiateur et le promoteur de cette vision du monde antique.


    Concernant le roman proprement dit, n’oublions pas qu’il s’agit là d’un livre destiné à la jeunesse (à de bons lecteurs néanmoins) et aux jeunes adultes, les exégètes et les fanatiques de la véracité historique passeront certainement leur chemin, à moins de réussir à faire une totale abstraction des éléments purement fictifs. Hypatia demeure néanmoins une lecture tout à fait passionnante, voire recommandable, pour tous ceux qui restent fascinés par l’Antiquité tardive, dont le roman propose une vision d’une grande richesse. On plonge avec délice dans cette Alexandrie fidèlement reconstituée du IVème siècle, secouée par des lignes de fracture et des oppositions  inconciliable alors que le christianisme semble avoir définitivement mis un terme à plusieurs siècles de paganisme. Une période de transition capitale dans l’histoire de l’humanité et trop rarement abordée.

mardi 11 février 2014

SF écossaise : Inversions, de Iain M. Banks

Décédé il y a quelques mois (Juin 2013) des suites d’un cancer, l’écossais Iain M. Banks fut l’un des plus talentueux écrivains britanniques de ces trente dernières années tous genres confondus. Son oeuvre n’est d’ailleurs pas circonscrite à la science-fiction, même si en France ses romans de littérature générale ont peu été traduits (petite astuce pour les néophytes, ses romans de SF sont signés Iain M. Banks, alors que ses romans de littérature générale sont signés plus simplement Iain Banks). Son oeuvre la plus remarquable est liée à la création de l’univers de la Culture, une civilisation pan-galactique extraordinairement avancée sur le plan technologique, foncièrement progressiste, profondément hédoniste et d’une grande libéralité sur le plan sociétal, mais dont l’auteur se plaît également à montrer les facettes les moins reluisantes, notamment son impérialisme forcené et la violence qu’elle est capable de déployer face aux sociétés qui s’opposent à son emprise et à son expansion. Avec son dernier opus (La sonate hydrogène), publié à titre posthume en France, le cycle de la culture compte neuf romans et une longue novela (“L’état des arts”). Bien que la plupart des romans de la Culture se situent en marge de cette étonnante civilisation, Inversions tient une place bien particulière dans la série de Iain M. Banks et seuls les lecteurs familiers de cet univers pourront saisir les rares allusions et les éléments qui permettent à ce roman d’être rattaché au cycle de la Culture. Entendons-nous bien, Inversions est un roman de grande qualité que tout un chacun peut lire avec grand plaisir, mais seuls ceux qui connaissent bien la Culture pourront en comprendre toute la richesse et la subtilité, pour les autres Inversions à toutes les apparence d’un roman se déroulant dans un univers médiéval assez proche de la fantasy.

Rares sont les romans de Banks à se dérouler au coeur même de la Culture, comme si l’auteur prenait un malin plaisir à nous faire découvrir différentes facettes de cette séduisante civilisation en l’appréhendant par sa périphérie. La plupart des romans de la Culture mettent en scène une branche diplomatique appelée Contact, dont le rôle consiste à évaluer la capacité des mondes qui ne font pas partie de la Culture à intégrer son giron. Au sein de Contact, une entité encore plus secrète et mystérieuse, Circonstances spéciales, fait office de bras armé de la diplomatie et intervient plus ou moins discrètement pour faire évoluer les événements en faveur des objectifs de la Culture.   Inversions ne fait pas exception à cette approche, le roman se déroule intégralement sur une planète inconnue, aux confins de la galaxie, un monde dont la civilisation sort tout juste du Moyen-Age. Pas de technologie avancée, mais une myriade de royaumes et d'empires qui se livrent une guerre sans merci depuis des temps immémoriaux. A la cour du roi Quience, le Docteur Vosill, une femme d’une prestance inégalable, exerce la fonction de médecin du roi. Son talent semble hors norme et n’a d’égal que la profondeur de ses connaissances médicales. Mais ses capacités suscitent la méfiance de certains puissants et des hommes les plus proches du roi, en témoigne le rôle de son propre apprenti, qui est en réalité chargé d’espionner ses faits et gestes. Cette suspicion ne semble pas troubler outre-mesure la tranquille assurance de Vosill, pire, ceux qui se liguent contre elle sont victimes d’accidents, de disparitions ou de meurtres inexpliqués. Non loin de ce royaume, sur les cendres de l’empire, le Protecteur réunit ses forces pour mettre au pas quelques baronnets situés à la périphérie de son domaine. Protégé par un garde du corps nommé De War, le Protecteur sombre progressivement dans la dépression tandis que son fils unique est atteint d’un mal inconnu, que les plus grands médecins ne réussissent pas à diagnostiquer et encore moins à soigner.  De War quant à lui se rapproche de Dame Perrund, l’une des favorites du Protecteur. Entre ces deux êtres hantés par leur passé se noue une relation intense mais platonique, dont l’écheveau se dénoue au fil d’histoires en apparence anodines mais lourdes de sens, mêlant habilement considérations philosophiques (sur la notion d’intervention et de non-intervention, un thème récurrent dans les romans de la Culture) et expériences douloureuses.

Inversions est en quelque sorte un concentré de l’art de Iain M. Banks et une démonstration (une nouvelle fois) éclatante de son talent et de la subtilité de son propos. Rien n’est jamais simple chez cet auteur et la surface des choses cache toujours une dimension bien plus profonde et surtout bien plus jubilatoire. Mais dans le roman présent cet accès est tout simplement refusé aux lecteurs néophytes. Inversions est également un roman déconcertant pour les fans de la Culture car tout l’aspect clinquant et séduisant de cet univers est ici absent ou tout du moins subtilement caché. Pas d’immenses stations orbitales, pas de vaisseaux spatiaux autonomes, pas d’intelligences artificielles, de drones ou d’armes exotiques, tout cela n'apparaît pas dans le roman, ou tout du moins pas  de manière directe. Faut-il voir dans cette absence de quincaillerie technologique l’une des raisons pour lesquelles Inversions semble être le moins apprécié des romans de la Culture, peut-être, mais en contrepartie il pourrait bien être le roman le  plus remarquable du cycle pour tous ceux qui admirent le travail souterrain de la section contact. Inversions provoque un subtil vertige du fait du décalage constant entre la narration  (celle d’un indigène de la planète) et l’univers finement suggéré de la Culture, une dimension qui, au risque d’insister trop lourdement, n’apparaîtra qu’aux fins connaisseurs. On se plaît alors à tenter de déceler quels éléments relèvent d’une intervention de la Culture sur les événements tout en s’amusant de l’incompréhension du narrateur. Un tour de force tout simplement jubilatoire, qui relève autant de la prise de risque que du fan-service. Un grand Banks, tout simplement.

Quant à ceux qui resteraient intrigués par l’univers de la Culture ou qui voudraient accéder au second niveau de lecture d’Inversions, je ne saurais trop leur conseiller de commencer par un roman plus accessible du cycle, Une forme de guerre par exemple ou bien encore L’homme des jeux sont de très bonnes entrées en matière.

mardi 28 janvier 2014

Uchronie militaire : Tempête rouge, de Tom Clancy

Né de la rencontre entre Tom Clancy, tout juste auréolé du succès de son premier roman, Octobre rouge (1984), et Larry Bond (le fameux créateur du jeu Harpoon), Tempête rouge (1986) est l’un des rares romans de l’auteur à ne pas appartenir au cycle de Jack Ryan, cet agent de la CIA devenu une superstar du renseignement.  La préface de Tom Clancy est d’ailleurs tout à fait claire concernant la genèse du roman et souligne tout ce que l’auteur doit au travail de Larry Bond ; l’attitude est suffisamment rare pour être soulignée.  Si au milieu des années 80 le roman pouvait passer pour une habile histoire de politique-fiction superbement documentée, il paraît aujourd’hui difficile d’adopter ce type de point de vue tant la réalité politique s’est éloignée de ce que la fiction de Tom Clancy avait imaginé à l’époque. Peut-être faut-il considérer le roman comme une uchronie mettant en scène une troisième guerre mondiale, dans un conflit conventionnel mais purement hypothétique. Toujours est-il que la suspension de l’incrédulité sera chez les lecteurs mise à rude épreuve durant près de 800 pages. Ces précautions ayant été prises, nul doute que nous ayons affaire à l’un des meilleurs romans d’un auteur devenu hélas, au fil des années, non seulement répétitif, mais également  fortement conservateur, voire politiquement douteux. Pour être honnête, Tom Clancy reste un auteur très intéressant dans la première partie de sa carrière littéraire, jusqu’au virage fatidique de Rainbow Six, où l’écrivain se transforme en véritable faucon, fer de lance d’un patriotisme triomphant….jusqu’au ridicule.  Ses interventions publiques, notamment consécutives aux attentats du 11 septembre ne laissent planer aucun doute quant à ses orientations politiques ; Donald Rumsfeld n’aurait sans doute pas renié ses saillies les moins subtiles. Mais rien de tout cela dans Tempête rouge, le roman paraît même étonnamment mesuré sur le plan idéologique et n’a rien du brûlot anticommuniste auquel on aurait pu s’attendre.

L’action se situe donc au milieu des années 80. Alors que l’URSS peine à soutenir la compétition qui l’oppose aux Etats-Unis et s’enlise du côté de l’Afghanistan, son économie est mise en péril par un attentat perpétré par un groupe de terroristes islamistes dans l’une de ses plus importantes raffineries d’hydrocarbures. Quasiment au bord de l’asphyxie énergétique, l’URSS cherche une solution qui ne l’obligerait pas à courber l’échine et à mendier auprès de l’Occident une aide substantielle. Le politburo imagine donc un plan en deux étapes, qui lui permettrait de mettre la main sur les champs pétrolifères du Moyen Orient. Mais pour cela il doit détourner l’attention de l’Otan de ses véritables objectifs stratégiques, et pour le coup la méthode, intitulée opération Dreamland, est un rien brutale. Les soviétiques organisent  sur leur territoire un attentat mettant en cause les services de renseignement ouest-allemands, Bohn est accusée d’orchestrer la déstabilisation du régime communiste et sommée de se justifier. Evidemment, tout ceci n’est qu’un prétexte pour envahir l’Allemagne et affaiblir les forces de l’Otan, histoire d’avoir ensuite le champ libre du côté du Moyen Orient. Le roman relate pour l’essentiel le déroulement des opérations, depuis leurs prémices jusqu’à leur résolution finale, avec un grand souci de réalisme et une minutie dans les détails qui plongent le lecteur au coeur de l’action d’un conflit conventionnel moderne.


Tempête rouge est un roman dont la réputation en matière de réalisme technologique et militaire n’est plus à prouver, Tom Clancy a d’ailleurs en grande partie fondé sa renommée sur sa capacité à proposer un background politique, technologique et stratégique fortement crédible, notamment grâce à un travail de documentation considérable. Pour autant, si l’ensemble paraît effectivement solide et hautement réaliste, la victoire de l’Otan dans le roman est basée sur l’existence et l’efficacité d’un avion purement hypothétique à l’époque, le F19A Ghostrider, avion  furtif qui n’a jamais existé et dont l’équivalent, le fameux F117 n’a jamais disposé de capacités air air. Or la victoire de l’Otan, ou tout du moins sa capacité à éviter une défaite rapide et humiliante en début de conflit, repose sur l’efficacité mortelle de cet avion furtif  sur le front allemand, stoppant la progression des divisions blindées soviétiques. Mais faisons appel à nouveau à nos capacités de suspension de l’incrédulité et imaginons que cet avions ait réellement existé ou bien que le F117 (dont l’existence n’a été reconnue qu’en 1988 par le Pentagone) ait été engagé sur le théâtre des opérations. On pourrait effectivement croire que disposer d’une escadrille de bombardiers furtifs soit un avantage considérable sur l’ennemi et puisse conférer à l’Otan un avantage tactique décisif. C’est sans doute simplifier à l’extrême la complexité d’un conflit conventionnel moderne et méconnaître par ailleurs l’histoire militaire récente. Les Américains et leurs alliés l’ont d’ailleurs appris à leurs dépens lors de la guerre de Yougoslavie lorsqu’ils ont tenté de réduire à néant les défenses antiaériennes serbes déployées en particulier autour de Belgrade. A ce petit jeu l’Otan a perdu face à l’inventivité et à la mobilité des défenses antiaériennes serbes, qui en dépit de leur infériorité technologique ont toujours déjoué les offensives aériennes des forces de l’Otan (pendant 79 jours très exactement). Pire, malgré son arsenal technologique, l’aviation américaine a connu une sévère humiliation lorsqu’un de ses fameux F117 furtifs fut abattu en 1999 par une batterie antiaérienne serbe considérée comme obsolète (un autre F117 fut d’ailleurs touché par un missile serbe, mais réussit à regagner une base de l’Otan). Une affaire qui mit plus ou moins fin à la carrière de cet avion au sein de l’armée américaine, mais qui fit également le bonheur des Chinois, qui achetèrent aux Serbes les débris de l’appareil abattu.

Tout cela est-il finalement annexe ? Probablement, car il s’agit d’un roman et non d’un essai ou d’un rapport de prospective, le plus important c’est que l’ensemble donne l’apparence d’être crédible sur le plan tactique et très honnêtement de ce côté on ne peut pas reprocher grand chose à Tempête rouge.

Sur le plan purement littéraire, Tom Clancy vise avant tout l’efficacité et la clarté du propos, multipliant les points de vue presque à la manière d’un récit choral, dans une succession de chapitres très courts, dynamisant au maximum la narration. Si l’on peut rester dubitatif concernant les motivations réelles de cette troisième guerre mondiale, on est en revanche littéralement happé par le rythme du roman et par la capacité de Tom Clancy à donner de la substance à son récit. Les amateurs d’histoire militaire ne seront pas dépaysés et retrouveront facilement leurs marques malgré la multiplication des explications et des détails concernant le matériel ou les tactiques employées sur le terrain (y compris concernant les aspects purement logistiques de la guerre, comme l’approvisionnement en carburant ou bien encore la gestion des stocks de munition). En contrepartie, si vous n’avez qu’une vague idée de ce qu’est un missile SAM, un Mi24 ou un Backfire, vous ne serez pas à la fête ; sauf à faire preuve d’une étonnante capacité d’abstraction ou à garder sous la main un accès à wikipedia. Plus étonnant, les personnages qui émaillent le roman sont loin d’être inconsistants, certains sont même plutôt fouillés en dépit du fait que tous ne sont pas développés avec le même traitement de faveur. Par ailleurs, Tom Clancy n’oublie jamais que malgré toute l’horreur de la guerre, les militaires, du modeste soldat de deuxième classe au général quatre étoiles, restent avant tout des hommes, avec leurs forces et leurs faiblesses ; une dimension qui aurait pu passer à la trappe dans la description d’un conflit en grande partie technologique, déshumanisé et impersonnel. On est tout de même loin de l’horreur des tranchées, ici les morts restent des chiffres et les blessures sont davantage morales que physiques. Une dimension psychologique qu’incarne parfaitement bien l’un des personnages les plus intéressants du roman, le capitaine Morris, commandant d’un bâtiment de guerre spécialisé dans la chasse anti-sous-marine et souvent torturé par son combat contre l’ennemi invisible. Les cas de conscience demeurent cependant relativement peu nombreux, Tom Clancy n’a rien d’un antimilitariste convaincu et il ne faut pas chercher dans ses romans l’ombre d’une critique en la matière, ce n’est d’ailleurs pas pour ces raisons qu’on lit du Tom Clancy.

vendredi 17 janvier 2014

Sauveur du rock : Apathy for the devil, de Nick Kent

Au rayon des journalistes de rock, on ne sait trop s’il faut classer Nick Kent dans la catégorie des mythomanes sur le retour, ou bien dans celle des junkies touchés par la rédemption, avides de transformer une expérience vieille de plusieurs décennies en monnaie sonnante et trébuchante. Qu’on se rassure, personne n’a jamais fait fortune en publiant des mémoires de critique rock, quant à surfer sur la vague des seventies, on veut bien croire que la mode soit au rétro (pardon, au vintage), mais à n’en pas douter le punk ne constitue  pas un fond de commerce suffisamment rémunérateur pour toucher le jackpot. On aurait de toute façon envie d’accorder un minimum de crédit à un homme qui a été le disciple de Lester Bangs, qui s’est entiché des Stooges et qui plus d’une fois s’est retrouvé au petit matin la gueule enfarinée, un bras coincé entre le corps d’une groupie et celui d’Iggy Pop (ou de Keith Richards). Et peu importe la quantité de poudre que le bonhomme ait pu se fourrer dans le pif, il n’a pas été le seul à cette époque. Donc, Nick Kent, journaliste de rock au New Musical Express dès la fin des années soixante, auteur de l’excellent The dark Stuff et de centaines d’articles de fond, d’interviews et de critiques de disques, Nick Kent est une légende du rock ; pour ça mais aussi parce qu’il fut durant une période tout à fait éphémère membre des Sex Pistols, avant de se faire tabasser à coups de chaîne de moto quelques semaines plus tard par un Cid Vicious surexcité. Bienvenue dans le monde du punk rock.

    Le bonhomme a donc un CV qui impose le respect et annonce la couleur. Et c’est sans doute là que se situe le premier écueil de ces mémoires, pour y adhérer il faut impérativement prendre en considération la subjectivité assumée des souvenirs et des jugements de valeur portés par Nick Kent, qui a des goûts bien arrêtés sur la question. Ainsi, porte-t-il au pinacle les Rolling Stones et en particulier Keith Richards, vénère par dessus tout les Stooges et respecte au plus haut point Led Zeppelin, mais malheur à tous ceux qui n’ont pas l’heur de satisfaire aux critères d’exigence du journaliste anglais, ils sont descendus en flamme sans autre forme de procès (au hasard Jethro Tull, Eagles ou bien encore Fleetwood Mac). Autant il est facile de comprendre ce qui cristallise la haine de Nick Kent à l’encontre du groupe Eagles (trop lisse et trop consensuel, pour ne pas dire commercial), autant l’on reste interdit en ce qui concerne Fleetwood mac (surtout qu’il s’agit là du Fleetwood mac de la première époque, mené par l’excellent guitariste Peter Green). Nick Kent est un personnage aux goûts affirmés, mais étonnamment éclectiques, capable d’apprécier la puissance bestiale d’un mur d’amplis poussés à fond comme les arrangements sophistiqués d’un Brian Eno ou  d’un David Bowie. On se gardera bien de chercher une ligne directrice ou un point commun entre des artistes aux approches aussi variées et des goûts musicaux qui s’étendent du jazz (un peu) au punk rock (beaucoup). On ne pourra pas lui reprocher en revanche de ne pas avoir eu le nez creux au cours de ces décennies de pratique à côtoyer les plus grands, y compris lorsqu’ils se trouvaient au fond du trou. Toute la science de Nick Kent est d’avoir été présent au bon endroit et au bon moment, flairant les bons coups et les groupes au fort potentiel, les mettant en lumière alors même que personne ne croyait en eux. Assurément Nick Kent a été un journaliste musical de talent, foncièrement intègre dans son approche de la musique et doté d’une plume juste et acérée. Son rôle dans la montée en puissance du mouvement punk à la fin des années soixante-dix est incontestable, il a d’ailleurs été l’un des premiers européens à découvrir la scène de Detroit et à s’en enthousiasmer à tout bout de champ. Il est d’ailleurs l’un des rares à avoir cru au potentiel d’Iggy Pop, de ses débuts jusqu’à son ascension inespérée après des années de galère. Rien que pour cela on est en droit d’accorder du crédit à ses propos, aussi alambiqués soient-ils en maintes occasions (la mémoire est de toute façon une bien infidèle compagne).

En dépit de leurs limites, inhérentes à tout témoignage pourrait-on dire, les mémoires de Nick Kent n’ont rien de l’objet putassier que l’on aurait pu craindre, mais elle sont au contraire une mine de renseignements divers et variés sur les coulisses du rock et du monde de la musique dans les seventies. Mais si l’on adhère aux propos du journaliste et du professionnel (quoique, à force d’endosser le rôle du justicier sauveur du rock, moralisateur et pontifiant, le bonhomme finit parfois par agacer), on reste quelque peu circonspect en ce qui concerne le parcours personnel et intime de Nick Kent. Son goût pour l’alcool et la drogue, ainsi que son instabilité chronique, en font un personnage fatiguant à suivre au quotidien. Honnêtement, on se fout éperdument des abus auxquels il a pu s’adonner durant ces années sombres, qu’il ait sniffé des kilos de coke et se soit injecté des litres d’hero ne nous passionne pas plus que les frasques sans intérêt de pseudos stars totalement ravagées par le succès et les abus en tous genres. Une fois encore les années soixante dix se résument au sexe et à la drogue, comme si cette décennie n’avait été qu’une vaste orgie continue. On aurait aimé que tout ceci ne soit pas réduit à une équation aussi triste et lamentable, mais il faut croire que non si l’on s’en tient aux propos de Nick Kent. Finalement que nous reste-t-il pour nous consoler de tant de désespoir, eh bien tout simplement la musique produite durant cette décennie peut-être pas si sombre, une musique  qui, elle, reste intemporelle et précieuse.