Dorothy
Johnson n’évoque sans doute rien pour la grande majorité des lecteurs français,
mais elle n’en demeure pas moins l’une des grandes dames de la littérature
américaine. Née dans l’Iowa, mais ayant vécu la majeure partie de sa vie dans
le Montana, où elle enseigna le journalisme à l’université de Missoula, Dorothy
Johnson a écrit au cours de sa vie une quinzaine de livres et une cinquantaine
de nouvelles, dont certaines inspirèrent les cinéastes d’hollywood (L’homme
qui tua Liberty Valence, Un homme nommé cheval, La colline des potences).
Récompensée par de nombreux prix, elle fut également déclarée membre honoraire
de la tribu blackfoot en 1959. Publié précédemment en 10/18, les textes de cette nouvelle édition chez Gallmeister sont agrémentés de deux nouvelles supplémentaires : "L'incroyant" et "Cicatrices d'honneur", apport appréciable car le recueil est assez court et se lit bien trop vite.
Bien qu'empruntant les sentiers balisés du western de facture classique, celui mettant en scène les indiens des plaines, les pionniers venus de l'Est et les grands espaces, la littérature de Dorothy Johnson s'oppose à la dimension mythologique du grand Ouest ou tout du moins à sa vision héroïque, sans pour autant sombrer dans le travers inverse, qui consisterait à restaurer le mythe du bon sauvage, en idéalisant l'Amérique précolombienne, évoquée comme un jardin d'Eden et une terre de communion entre l'homme et la nature. L'oeuvre de Dorothy Johnson se veut à la fois plus intimiste et plus réaliste, se focalisant sur la confrontation entre deux civilisations dont les différences sont, hélas, souvent inconciliables du fait d'une acception du monde radicalement opposée. L'exploration des relations entre les populations indiennes et les colons blancs est au coeur des préoccupations de l'auteur, comment en serait-il autrement dans des textes qui se déroulent pour l'essentiel sur la frontière, frontière mouvante certes, qui ne cesse de reculer au profit des blancs et qui cristallise les tensions. Dorothy Johnson prend d'ailleurs un malin plaisir à alterner les situations, comme autant de regards croisés et de points de vue invitant à la réflexion et à la découverte de l'autre. Cette approche de l'altérité est certes contrariée sur le plan historique et civilisationnel, mais elle autorise néanmoins la rencontre de l'autre sur le plan individuel. Des histoires parfois sans lendemain, mais toujours émouvantes et riches de sens.
Evidemment,
ce qui nous intéresse au plus au point n’est pas tellement le mode de vie des
colons occidentaux, certes rude et à l’occasion violent mais maintes fois
évoqué, plutôt que celui des populations indiennes, trop souvent réduit à des
clichés et à un decorum de carton-pâte (mustangs, chasse au bison, tipis,
coiffes de plumes…). Dorothy Johnson décrit avec force détails et sans
concession les rites et les coutumes indiennes, sans jamais tomber dans la
caricature ou le sensationnalisme (bien que certaines pratiques religieuses
soient très impressionnantes, comme le rite de la purification décrit dans
“Cicatrices d’honneur”). Preuve d’une grande intégrité intellectuelle, mais
également d’un respect profond des populations indiennes. Certes, cette force
est également une faiblesse dans le sens où l’auteur reste focalisée sur les
indiens des plaines, occultant involontairement les modes de vie, parfois
radicalement différents, adoptés par d’autres tribus indiennes à travers
l’Amérique du Nord, mais cela s’explique par la localisation géographique des
textes, centrés exclusivement sur le Montana et le Wyoming, terres de
prédilection des tribus Cheyennes et des Sioux. Les lecteurs en mal de grands
espaces ne seront donc pas dépaysés. Dorothy Johnson explore également d’autres
thèmes connexes, comme la place de la femme dans ces contrées rudes et
éprouvantes, ce qui lui donne l’occasion de développer des personnages féminins
à la forte personnalité et au courage non moins admirable, ou bien encore celui
de l’enfance contrariée face à l’adversité ; le jeune Doggie Kid dans la
nouvelle “Après la plaine” en est un bon exemple, mais on retrouve un
personnage similaire dans le texte “Prairie Kid”. Si indiscutablement la
nouvelle phare du recueil, “L’homme qui tua Liberty Valence” est une grande
réussite formelle et narrative, on serait tenté d’affirmer que les nouvelles se
déroulant chez les indiens sont les plus fascinantes, au premier rang de ces
textes, “Un homme nommé cheval”, l’histoire d’un blanc capturé par des
guerriers qui réussit à s’émanciper de son statut de prisonnier pour se
fondre dans le mode de vie de la tribu qui l’accueille, au point de différer
sans cesse son évasion. Une grande réussite et un texte magnifique. “La tunique
de guerre” use d’un procédé assez similaire. Il s’agit du récit d’un homme de
l’est, un pied tendre, parti à la recherche de son frère, qui plusieurs
décennies plus tôt quitta sa famille et la civilisation des blancs pour vivre
au milieu des indiens. On y découvre un homme fondamentalement imprégné du mode
de vie indien et désormais trop éloigné des préoccupations des blancs pour
revenir vers ceux qui étaient auparavant les siens. Il s’agit probablement du
texte dans lequel la confrontation entre ces deux civilisations est la plus
flagrante et la plus inconciliable. Dans la même veine on lira avec délectation
“Retour au fort”, l’histoire poignante de deux jeunes filles blanches enlevées
par des indiens, la plus jeune s'intègre avec une facilité déconcertante au
mode de vie autochtone alors que la plus âgée ne rêve que de retourner vers la
“civilisation”... jusqu’au jour où une délégation militaire débarque dans le
camp avec une offre de rançon.
Les nouvelles sont assez courtes de manière générale et l'écriture est simple, mais dans le meilleur sens du terme ; des mots choisis avec soin, un sens du rythme et de la cadence qui charment le lecteur dès les premières phrases. On ne peut qu’admirer le talent de Dorothy Johnson lorsqu’il s’agit de brosser en quelques phrases sibyllines le portrait d’un personnage ou bien encore d’imposer une atmosphère ou une tension avec une rare économie de moyens. C'est dense mais fluide, incroyablement agréable à lire et ce qui ne gâche rien à l'affaire les textes sont d'une force d'évocation peu commune.