[Ceci est un honteux recyclage d'une fiche publiée sur un obscur site professionnel, et comme je lis en ce moment même Ecrits Fantômes, je me suis dit qu'une petite piqûre de rappel ne ferait pas de mal]
A
force de fréquenter le fandom et de traîner dans les librairies spécialisées,
le lecteur amateur de science-fiction finit par oublier que son
genre de prédilection est parfaitement capable de s'affranchir des frontières
de genre et de contaminer les autres branches de la littérature. Heureusement,
il arrive que certains éditeurs s'égarent et publient de temps à autre
un OLNI comme celui de David Mitchell (ce dont on ne se plaindra
pas). Il n'est pas question ici de polémiquer sur l'habileté de l'intelligentsia
à récupérer certaines oeuvres phares de la SF, je renvoie pour cela
à l'excellent article de Gérard Klein sur le sujet (1), mais juste de
signaler que les thèmes de la science-fiction ne séduisent pas que les
auteurs de littérature de gare et titillent également l'imagination
et l'intellect d'écrivains mainstream. Car nul doute, à travers « Cartographie
des nuages », David Mitchell assume pleinement son héritage culturel
et littéraire, mêlant habilement les influences et les genres (roman
d'aventure, roman d'apprentissage, thriller, dystopie, post-apo), avec
un bonheur et une maîtrise que l'on aimerait rencontrer plus souvent.
Fort bien me direz-vous, mais finalement, de quoi ça cause « Cartographie
des nuages ».
Tout comme « Ecrits fantômes
», le précédent roman de David Mitchell, «
Cartographie des nuages » tient avant tout à sa
structure et à sa nature polyphonique. L'auteur casse la
linéarité du récit par une approche ambitieuse,
qui consiste à multiplier les points de vue à travers
une trame narrative étalée sur plusieurs siècles.
On pourrait considérer ce schéma comme un empilement de
nouvelles maintenues par un fil directeur ténu, mais David
Mitchell est bien plus malin car l'ensemble est infiniment supérieur
à la somme des parties.
«
Prétendez-vous que la race blanche ne domine point
par la
grâce divine mais par le mousquet ? »
Le roman débute en plein XIXème
siècle par le récit d'Adam Ewing, juriste de la petite
bourgade de San Francisco, qui relate à travers un journal son
périple jusqu'aux antipodes et son retour mouvementé
vers l'Amérique. Sur le navire qui le ramène vers son
foyer, Adam rencontre le Dr Goose, médecin spécialiste
des maladies tropicales avec lequel il se lie d'amitié et
discute à bâtons rompus de sujets plus ou moins
philosophiques ; le premier étant un abolitionniste convaincu,
alors que le second manie le cynisme avec un certain brio. Les
conditions détestables de la vie à bord, la brutalité
des blancs envers les populations autochtones, le caractère
profondément belliqueux et méprisable de la
colonisation, sont autant de thèmes qui transparaissent à
travers un récit qui transpire d'un humanisme sincère.
Changement de siècle
et de ton grâce au récit épistolaire de Robert Frobisher, jeune aristocrate
britannique, apprenti compositeur de musique classique de son état,
qui fuit l'Angleterre après avoir vu sa réputation et sa fortune réduites
à néant on ne sait trop comment. Frobhisher est homosexuel, ou plutôt
bisexuel, et son récit est composé des lettres qu'il envoie à son ami
le plus proche, un certain Rufus Sixmith. Pour se faire oublier, il
s'expatrie en Belgique, auprès du grand compositeur Vyvyan Ayrs, dont
il devient l'assistant puisque ce dernier est devenu quasiment aveugle.
A travers cette relation épistolaire, on apprend les frasques sexuelles
du jeune Frobisher, ses tentatives pour écrire une oeuvre personnelle
que son mentor s'efforce de s'approprier avec une roublardise assez
consternante, ses déboires amoureux, ainsi que sa découverte du journal
d'un obscur juriste de San Francisco.
« Le conflit
auquel prennent part l'industrie et les militants est analogue à un
combat qui opposerait la narcolepsie à la mémoire »
Nouveau saut temporel, du côté
de la Californie des années 70 cette fois, en compagnie de la
jeune Luisa Rey, journaliste travaillant pour un magazine de seconde
catégorie, pour lequel elle mène une enquête
délicate sur le compte d'une société appartenant
au lobby énergétique. Cette dernière développe
un nouveau type de réacteur nucléaire annoncé
comme révolutionnaire. Ses investigations se compliquent
lorsqu'elle fait la rencontre du Pr Rufus Sixmith, un éminent
physicien, qui a rendu des conclusions négatives concernant
les nouvelles technologies développées par la société
Seabord. Luisa comprend rapidement qu'elle a soulevé une
affaire importante lorsque les cadavres commencent à
s'accumuler autour de ce dossier.
L'on retrouve le récit
de Luisa Rey près de vingt ans plus tard, entre les mains d'un
éditeur londonien au bord du dépôt de bilan, qui,
à la suite d'un différend avec la famille de l'un de
ses auteurs, doit prendre la poudre d'escampette loin des remugles
londoniens. Tim Cavendish a un plan infaillible pour se mettre au
vert, une pension de famille quelque part dans le Nord du pays, où
il pourra se faire discret tout en pilotant ses affaires par
téléphone. Sauf, que la pension de famille n'en est pas
une et aurait plutôt à voir avec une maison de retraite
transformée en centre de détention pour personnes
grabataires.
On se demande bien comment David
Mitchell pourra relier son récit à celui de Sonmi-451,
clone élevé à la conscience à la suite
d'une expérience, condamnée à mort dans un état
totalitaire qui occupe l'actuelle Corée. Esclave moderne
libéré illégalement des ses entraves psychiques,
Sonmi-451 a commis le crime d'oser remettre en question un ordre
établi depuis des générations.
Enfin,
l'auteur termine son épopée à travers les
siècles, par l'histoire de Zachry, Berger d'une Terre
post-apocalyptique, où quelques survivants continuent de
s'entretuer pour la possession des rares terres encore préservées
(du côté d'Hawaï). L'occasion pour David Mitchell,
d'expérimenter un nouveau style, qui tranche singulièrement
avec le reste de son roman. Le récit de Zachry est en réalité
le point culminant de l'oeuvre de Mitchell et, comme ce dernier a
fort bien fait les choses, il se situe à mi-parcours du roman.
Oui mais alors, de quoi sont donc constituées les 300
dernières pages ? Eh bien Mitchell continue le récit de
chacun de ses personnages dans l'ordre inverse de ce qu'il avait
initialement proposé. Ce qui permet une mise en perspective
fort pertinente de ces récits multiples, à lumière
de l'histoire de Zachry. C'est assurément ce basculement de la
perspective, qui fait d'ailleurs tout l'intérêt de «
Cartographie des nuages ».
"Un beau
jour, un monde totalement voué à la prédation
brûlera de lui-même. Et j'ajoute que le Diable procédera
du moindre au majeur, jusqu'à ce que le majeur devienne
moindre. A l'échelle d'un individu, l'égoïsme
enlaidit l'âme ; à l'échelle humaine, l'égoïsme
signifie l'extinction."
Fondamentalement durant
les 300 premières pages, le lecteur ne cesse de s'interroger sur la
finalité de cette construction alambiquée, pour finalement être frappé
d'un seul coup par son étonnante cohérence interne. Indiscutablement,
David Mitchell est un astucieux et minutieux maître d'oeuvre, capable
de régler avec la plus grande des précisions sa petite mécanique livresque.
Cette fresque qui s'étend sur plusieurs siècles dresse de manière assez
glaçante le bilan de notre civilisation, qui inexorablement se dirige
vers l'implosion finale sous le poids de ses propres errements. Cupidité,
avidité, mensonge, complots, exploitation de l'homme par l'homme sous
ses plus effroyables aspects, exploitation d'une nature desormais à
l'agonie, la chute selon Mitchell sera inexorable. Le questionnement
de l'écrivain anglais n'est pas foncièrement original, mais le traitement
l'est assurément davantage. Toujours est-il que l'on a le sentiment
d'assister véritablement à cette chute de la civilisation occidentale
à travers ces quelques saynètes, qui représentent autant d'instantanés
à un instant T de notre régression, quelques clichés perdus dans l'immensité
de notre bêtise d'où émergent pourtant quelques rares instants de grâce.
Assurément, quelques gouttes de courage ou de poésie ne suffiront pas
à nous sauver. Pessimiste Mitchell ? Oui, mais avec classe, distinction
et maîtrise de soi. Typiquement britannique n'est-il pas ?
"La
savance des Anciens leur permettait d'contrôler les maladies,
les kilomètres, les graines, pis d'faire du miracle un
ordinaire, mais y avait quelqu'chose qu'ils pouvaient pas contrôler,
nan, une faim qui s'loge dans l'coeur des humains, ouais, la faim
d'en avoir plus."
(1) Gérard
KLEIN. Le procès en dissolution de la science-fiction, intenté
par les agents de la culture dominante. In Europe, n°580-581,
août 1977. p. 145-155