Initialement
pressenti comme un disciple de Tolkien, en raison de sa collaboration
au milieu des années soixante-dix avec Christopher Tolkien, qui
s’était attelé au projet d’édition du Silmarillion,
oeuvre laissée alors inachevée par son père, Guy Gavriel Kay s’est
rapidement éloigné de l’influence de son mentor pour se consacrer
à l’écriture d’une fantasy plus personnelle, largement inspirée
par l’histoire et non plus par la mythologie nordique. On passera
outre ses premiers essais, en particulier la Tapisserie
de Fionavar,
trilogie insipide et formatée à laquelle l’auteur ne donnera
heureusement pas suite, pour se concentrer sur ses oeuvres majeures,
comme l’excellent Tigane,
dont la trame se déroule dans une Renaissance italienne largement
revisitée ou bien encore La
mosaïque de Sarance,
librement inspirée par l’histoire de l’empire Byzantin.
Les
lions d’Al-Rassan
s’inscrit
dans cette démarche que l’on pourrait qualifier de fantasy
historique et constitue à ce jour l’un des romans les plus réussis
de l’écrivain canadien.
Conquise
quelques siècles plus tôt par les Asharites la péninsule
d’Esperagne est en proie à d’importants troubles politiques
depuis l’assassinat du dernier Khalife de l’empire
d’Al-Rassan. Au nord, les Jaddites regroupent leurs forces si
longtemps divisées sous une seule bannière, celle du roi du
Vallédo, Ramiro, qui a réussi à prendre l’ascendant sur les
royaumes voisins. Son rêve : reconstruire le royaume d’Esperagne
tel qu’il était avant la conquête asharite. A Cartada*, autrefois
centre de l’empire d’Al-Rassan, l’instabilité politique et les
troubles à l’ordre public, notamment envers les minorités
Kindaths, traduisent l’anxiété et la fébrilité des Asharites.
Les luttes de pouvoir laissent dans leur sillage un chapelet de
cadavres et affaiblissent davantage encore l’Al-Rassan. Autrefois
l’empire semblait briller de mille feux, sa puissance commerciale,
militaire et politique lui assurait un avenir radieux, tandis que sa
culture désormais florissante, à la croisée des influences de
chaque communauté, était admirée et enviée partout à travers le
monde connu. Mais aujourd’hui son déclin semble inéluctable et
définitif. Chaque jour les positions asharites semblent plus
précaires et il paraît bien difficile à ces cités-états de
s’unir pour résister aux armées jaddites désormais puissamment
armées et commandées par un chef dont l’autorité parait
durablement installée. Dans cette période trouble, trois destins se
croiseront, celui de Jehane, brillant médecin Kindath, de Rodrigo
Belmonte** puissant commandant Jaddite et d’Ammar ibn Khairan,
poète célèbre, guerrier non moins renommé et surtout assassin en
titre du dernier khalife d’Al-Rassan.
Le
cadre du roman de Guy Gavriel Kay se superpose à celui de
l’Andalousie musulmane à la veille de la Reconquista et la
proximité des noms, des lieux et de manière générale de la trame
historique ne doit évidemment rien au hasard. Ceux qui ne sont pas
familiers de l’histoire de l’Al Andalus se laisseront porter par
la dimension exotique et le décalage historique du roman, les
autres ne manqueront pas d’opérer constamment des rapprochements
entre la fiction et l’histoire. Evidemment la liste des
correspondances serait à la fois trop longue à établir, et
certainement un peu vaine, mais il parait difficile de résister au
plaisir de démêler le canevas historique habilement tissé par
l’auteur. A ce petit jeu, Guy Gavriel Kay se montre à la fois
suffisamment subtil et érudit pour stimuler l’imagination du
lecteur sans se montrer démesurément didactique, mais le
lecteur ne peut néanmoins s’empêcher de penser que l’auteur
aurait sans doute gagné à écrire un pur roman historique étant
donné que la dimension “fantasy” est ici réduite à sa plus
simple expression ; nulle magie, nulle créature fabuleuse, nulle
mythologie alambiquée, tout juste est on confronté à un cas de
prescience inexpliquée. Le choix d’une histoire et d’une
géographie revisitées autorise néanmoins de nombreuses libertés
narratives, que le strict respect des faits historiques n’aurait
sans doute pas permis. Il n’en demeure pas moins que l’on reste
sous le charme de ce brillant exercice littéraire, à la
fois puissamment poétique, éminemment romanesque et incroyablement
tragique. Guy Gavriel Kay reste avant toute chose un merveilleux
conteur dont l’écriture cède rarement à la facilité et l’on
ne peut qu’admirer la capacité de l’auteur canadien à combiner
harmonieusement rigueur intellectuelle (nul doute que ce roman, en
dépit de son cadre imaginaire, a demandé un gros travail de
documentation), qualité de la narration et exigence littéraire.
Mais Les lions d’Al-Rassan est un peu plus que la somme de ses
qualités, il se dégage de ce roman un charme particulier lié à la
fois au cadre choisi, mais aussi et surtout à sa dimension tragique
; une fois la dernière page tournée, un sentiment bien étrange
s’empare du lecteur, celui qu’il vient d’assister à la
disparition d’une civilisation à nulle autre pareil, à la fois
élégante, racée et tolérante, un creuset culturel où
s’épanouirent de manière harmonieuse les arts, les lettres, la
médecine, les sciences et la philosophie. Quoi de plus
tragique en effet que la disparition d’une civilisation ayant
atteint un tel degré de sophistication ?
*la
cité de Cartada correspond dans la réalité à Cordoue, siège d’un
puissant califat aux alentours de l’an mille
**Le personnage de Rodrigo Belmonte évoque immanquablement Rodrigo Diaz de Viva, autrement dit Le Cid