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vendredi 14 mars 2025

Essai d'utilité publique : Les prophètes de l'IA, de Thibault Prévost

L’Humanité apprendra-t-elle jamais de ses erreurs ? C’est la question que l’on peut se poser à la lecture du brillant essai de Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA. Alors que l’ordre du monde connaît de profonds bouleversements et que nos démocraties assistent impuissantes à la montée des extrêmes, bousculées de part et d’autre par les velléités impérialistes des grandes puissances (USA, Chine et Russie), les oligarques de la tech poussent leur avantage à la suite de la victoire de Donald Trump aux élections présidentielles, à laquelle ils ont largement contribué par leur puissance financière et leur mainmise sur les systèmes d’information (réseaux sociaux ou médias traditionnels). Certes, en allant un peu vite, on pourrait relever comme des relents de fin de République de Weimar et établir des similitudes avec la montée des idéologies fascistes dans les années trente. Mais notre époque a aussi ses spécificités et si les comparaisons ont parfois un certain intérêt pédagogique, elles ont aussi leurs limites. Le livre de Thibault Prévost n’est pas un livre sur la technologie, mais un essai politique à portée sociétale, et son plus grand mérite est d’éclairer avec une certaine acuité ce qui se passe actuellement de l’autre côté de l’Atlantique. Alors que nombre de décideurs politiques, d’économistes, d’experts en géopolitique semblent tomber des nues et par la même occasion du piédestal sur lequel ils s’étaient eux-mêmes perchés, Thibault Prévost explique, met en perspective et nous permet de mieux comprendre les origines de ces bouleversements qui semblent avoir fracturé la société américaine et littéralement renversé la table. Bien sûr, les plus susceptibles de céder aux réactions épidermiques invoqueront la folie qui s’est emparé des responsables politiques américains, leur inconstance proche de la traîtrise ou bien encore leur immaturité crasse doublée d’un manque de culture historique consternant, mais tout ceci est finalement  surtout médiatique. Derrière cette diplomatie du bulldozer se cache en réalité un véritable projet politique et sociétal, dont le clientélisme et le népotisme ne sont que les révélateurs. Mais ne vous méprenez pas, rien de complotiste dans mes propos, tout ceci relève du domaine public, les projets d’Elon Musk, de Peter Thiel ou bien encore de Sam Altman n’ont rien de secret, pas plus que leurs positions politiques ou bien encore leur idéologie. Depuis des années, ces milliardaires de la tech, s’abreuvent aux mêmes courants de pensée, côtoient les mêmes gourous et autres philosophes réactionnaires et n’ont jamais caché leurs idées nauséabondes.


Fort bien direz-vous, mais que vient faire l’intelligence artificielle dans cette affaire, en quoi est-elle le socle de l’offensive des oligarques de la Silicon Valley et pourquoi cherchent-ils désespérément à nous vendre l’idée selon laquelle l’humanité serait arrivée à un point de bascule de son histoire (la fameuse singularité, cette destination finale au terme de laquelle, le développement de l’IA aurait atteint un tel niveau qu’il engendrerait un emballement de la croissance économique et des changements imprévisibles dans la société). Et si tout ceci n’était finalement que de la poudre aux yeux, une vaste fumisterie destinée ni plus ni moins qu’à prendre le pouvoir, économiquement bien sûr en remplaçant tout simplement l’actuel complexe militaro-industriel par une nouvelle forme de domination économique fondée cette fois sur la maîtrise des datas et la captation des flux financiers, mais également politiquement puisque nos chantres libertariens vouent une haine tenace à l’égard de l’Etat fédéral, mais font pourtant tout pour capter un maximum de subventions cachées et autres financements publics. SpaceX en est un exemple flagrant puisque l’entreprise d’Elon Musk ne tient debout que grâce aux subsides de la NASA, les financements publics permettant ainsi de ne pas répercuter les coûts de développement sur les offres commerciales de l’entreprise. Pour simplifier, si les coûts de lancement d’un lanceur Falcon 9 sont si attractifs pour les opérateurs privés, c’est parce que les opérateurs publics crachent au bassinet sans broncher. Comment tout cela est-il possible ? Et bien tout simplement parce qu’Elon Musk, à défaut d’être un ingénieur génial, est un petit malin qui a bien compris qu’en infiltrant les sphères du pouvoir tout en imposant un discours médiatique hyperbolique (mais parfaitement décorrélé des réalités techniques et scientifiques) il fabrique du récit national et invente un destin à une nation qui se cherche de nouveaux rêves de grandeur. Quel rapport avec l’IA ? Et bien il s’agit ni plus ni moins que de la même recette avec quelques ingrédients différents.


La course folle vers l’IA


Force est de constater qu’actuellement le petit monde de la Tech semble pris d’une fièvre irrationnelle pour tout ce qui touche à l’IA, et en particulier à l’IA générative. Mais un peu comme un poulet à qui l’on aurait coupé la tête, sa course folle paraît quelque peu erratique et son but incertain…. mais pas pour tout le monde. Si l’utilité de l’IA générative semble quelque peu discutable (nous ne parlons pas ici d’IA spécialisées dans le domaine du médical ou de la recherche scientifique, qui ont démontré leurs capacités) et sert essentiellement à tricher à des élèves et des étudiants en mal d’inspiration (ainsi qu’à des webmasters de sites putaclics), OpenAi, Meta, Anthropic et consort semblent persuadés que ce champ disciplinaire représente le nouvel Eldorado de la tech. Au regard des investissements absolument considérables que représente l’IA, on est en droit de se poser des questions concernant le retour sur investissement. Cette course folle ne serait-elle pas plutôt une fuite en avant pour échapper le plus longtemps possible à l’éclatement de la bulle financière qui menace le secteur ? On pourrait nous rétorquer qu’Amazon a mis des années avant d’être rentable (essentiellement grâce à ses investissements dans le cloud, ce n’est pas la vente de livres qui lui rapporte de l’argent), que ce fut également le cas de Tesla ou bien encore de Meta… oui, mais là les investissements n’ont absolument plus rien à voir. Amazon construisait des infrastructures qui au final ont été rentables, Tesla développait une technologie prometteuse pour un marché qui ne demandait qu’à être conquis, Meta a su capter le marché de l’attention… Pour l’instant, ChatGPT et ses petits copains semblent surtout alimenter la machine à buzz et engloutissent des dizaines de milliards de dollars d’investissements chaque année (rappelons que D. Trump a annoncé un programme de 500 milliards de dollars d’investissements). Entraîner puis entretenir des LLM coûte extrêmement cher, en raison des coûts structurels gigantesques que représente l’IA, notamment en matière de consommation énergétique. Loin d’être une machine à cash Open Ai, pour ne citer qu’elle, perd de l’argent chaque fois qu’un de ses 250 millions d’utilisateurs utilise ses services et la startup ne semble guère avoir de stratégie pour parvenir à la rentabilité (à 200€ par mois, l’abonnement pro fait perdre de l’argent à la société, qui anticipait en décembre une perte de 5 milliards de dollars à la fin de son exercice fiscal). Autant dire que, quoi qu’il arrive, ce n’est sans doute pas auprès du grand public que l’IA générative trouvera son modèle économique. Gérées avec un amateurisme qui frôle l’escroquerie, ces startups de la tech absorbent des milliards de dollars et peinent à trouver le moindre équilibre. Pour ne citer à nouveau qu’Open AI, l’entreprise, qui n’est pas valorisée en bourse, s'apprête à lancer une nouvelle levée de fonds de 40 milliards de dollars (en plus des 20 milliards de dollars investis depuis sa création)… pour une entreprise qui n’a toujours pas rapporté le moindre dollar de bénéfice. On pourrait arguer du fait que la société finira bien par gagner de l’argent, c’est sans doute oublier que le secteur est ultra concurrentiel et que les autres firmes américaines ou chinoises sont arrivées à peu près au même niveau technologique, parfois avec des moyens bien plus raisonnables (Mistral en France ou bien DeepSeek en Chine). Face à cette impasse, les oligarques de la tech n’ont plus guère d’autre stratégie que de nous vendre rien moins que la super intelligence artificielle, une sorte de panacée tech, qui promet de supplanter l’intelligence humaine. Un Monsieur Propre de l’IA, qui laverait plus blanc que blanc, sauverait  la planète et guérirait les écrouelles. 


Vendre la fin du monde….. et la solution qui va avec


Quelque chose semble néanmoins relever de la dissonance cognitive dans ce discours. D’un côté les chantres de l’IA nous promettent monts et merveilles, de l’autre, parfois les mêmes, nous assurent que l’IA est devenue une menace pour l’humanité, que le développement d’une super intelligence risque de supplanter l’homme, voire de l’éradiquer de la surface de la planète (oui, ça ressemble un peu beaucoup au scénario de Terminator). Un discours de fin du monde aux consonances étrangement religieuses qui incite Thibault Prévost à qualifier les grands patrons de cette nouvelle tech de “prophètes de l’IA”, eux-mêmes largement abreuvés par les discours techno-fascisants de gourous libertariens, qui ont désormais pignon sur rue dans la Silicon Valley et dont les idées ont largement envahi les campus de Stanford aussi bien que les open-space de Meta, Google ou OpenAI. Lisez la prose révoltante de Curtis Yarvin, dont Elon Musk ou Peter Thiel (autre milliardaire de la tech ayant largement financé la campagne de Donald Trump) se font les relais, ou bien encore les délires transhumanistes de Nick Bostrom, chantre par ailleurs d’un discours halluciné sur l’immortalité de la race humaine ou bien la colonisation des confins de l’espace. Évidemment, se rapprocher des décideurs politiques (dans une forme de lobbying maximisé), c’est s’assurer d’avoir une oreille attentive et c’est pousser en faveur de décisions favorables au transhumanisme.  Bostrom souffle le chaud et le froid, tantôt euphorique, il nous vend l’extension de la vie au-delà de la mort (transplanter sa personnalité dans un supercalculateur), tantôt alarmant il évoque la fin de l’humanité, incitant les politiques à se désintéresser du présent et des questions sociales, pour se focaliser sur l’avenir de la race humaine, sur les successeurs d’homo-sapiens (c’est à dire sur les post-humains, humains augmentés et autres délires techno-hallucinés). 

Mais quelle est donc la raison de cette dissonance dans le discours de ces faux prophètes et pourquoi rencontre-t-elle un tel succès auprès de puissants totalement subjugués ? L’une des premières raisons, c’est que ces milliardaires n’ont plus grand chose d’autre à acheter que le futur, leur richesse est tellement colossale que le seul horizon qui les fasse rêver c’est celui du post-humanisme. Préserver leur jeunesse, accroître désespérément leur vie, conquérir les étoiles, il n’y a guère que cette perspective qui puisse encore les faire rêver. L’autre partie de la réponse réside dans la finalité de ce discours en apparence contradictoire. Inquiéter les masses populaires (par la sidération essentiellement) en leur faisant miroiter la perspective d’une super-intelligence qui, à terme, supplantera l’humanité, tout en assurant que les géants de la la tech et les grands maîtres de l’IA travaillent sur la question, c’est ce poser en sauveur ultime. Voyez, nous seuls, grands argentiers et experts es-IA, sommes capables d’empêcher par notre expertise que ce grand cataclysme arrive. Nous sommes les seuls à avoir les compétences nécessaires  pour empêcher l’humanité de disparaître. En somme, ces figures christiques des temps modernes nous vendent à la fois la fin du monde et la solution qui va avec. Diaboliquement génial et d’un cynisme consommé. Ce qui se passe résulte tout simplement de la conjonction des intérêts des capital-risqueurs et des oligarques de la tech, qui entretiennent une bulle spéculative dont ils n’ont absolument aucun intérêt à ce qu’elle éclate. En revanche, ce qui est certain, c’est que si ces prophètes de malheur souhaitent balayer d’un revers de la main l’ancien monde, leur nouveau monde n’est rien d’autre qu’un cache-misère pour une nouvelle forme d’exploitation des classes laborieuses. Une nouvelle forme de violence structurelle et systémique qui n’a d’autre objectif que de déshumaniser et d’atomiser nos structures sociales et politiques (autrement dit, la démocratie).

 

mercredi 5 mars 2025

Polar sans prétention : Quand vient la nuit, de Dennis Lehane

 

Avec pas moins de quatre romans adaptés au cinéma (Mystic River, Shutter Island, Gone baby gone et enfin Quand vient la nuit), Dennis Lehane est probablement l’un des auteurs les plus (pardonnez-moi l’expression) “bankable” de la scène littéraire américaine contemporaine. Cela en fait-il pour autant un gage de qualité, rien n’est moins sûr. Mystic River m’avait laissé de marbre et Shutter Island m’était littéralement tombé des mains ; autant dire que bonhomme ne partait pas avec les meilleures cartes en mains avec ce Quand vient la nuit, qui semblait cocher toutes les bonnes cases du roman mineur coincé entre deux best-sellers d’envergure. 


Faux calme au physique imposant, Bob est un solitaire dont on peine à saisir pleinement la personnalité avant que l’adversité ne vienne en révéler la nature profonde. Célibataire par défaut, peu enclin à se lier d’amitié avec le premier venu, Bob semble s’être résigné à une vie un peu morne et sans aspérités. Dans la vie Bob tient le bar de son cousin Marv, dans un quartier de Boston plus ou moins quadrillé par les gangs de trafiquants de drogue. D’ailleurs, le bar n’appartient plus vraiment à son cousin, mais plutôt à un caïd de la mafia tchétchène, qui l’utilise comme façade à son trafic. Un soir, deux malfrats braquent le bar et s’enfuient avec 5000 dollars, de l’argent sale évidemment, qui n’appartient ni à Bob ni à Marvin, mais au très peu commode Chovka, qui entend bien récupérer le fruit de son business. Mais en réalité, le gentil Bob n’en a pas grand chose à faire, en rentrant chez lui il a découvert un pauvre chiot dans une poubelle, l’animal avait été violemment battu et lâchement abandonné par son maître. Au même moment, une jeune femme, Nadia, observe Bob dans la rue et intervient pour lui donner un coup de main. Ces deux rencontres fortuites vont bouleverser la vie de Bob et donner une toute autre tournure à son existence. Mais une chose est certaine, quand le bonheur frappe à la porte, il ne faut jamais chercher des noises à un garçon comme Bob.


Quand vient la nuit est un bon petit polar sans prétention, n’y cherchez pas un quelconque chef d'œuvre, l’ambition de l’auteur n’a pas d’autre visée que de proposer une histoire bien construite et une ambiance suffisamment prenante pour emmener le lecteur jusqu’au bout de son intrigue. Le point fort du roman réside néanmoins dans l’épaisseur de ses personnages, dont la personnalité et la profonde humanité se révèlent par petites touches au fil du récit. C’est évidemment Bob qui est le plus attachant, avec sa vraie gentillesse et sa fausse naïveté, il révèle face à l’adversité toute sa force de caractère et son courage. Mais Nadia n’est pas en reste et son personnage est très intriguant également. On pourra tiquer sur quelques scènes un poil “too much”, pas tant par leur violence que par leur côté quelque peu improbable, voire leur complaisance vis à vis du crime organisé (le cliché du caïd lucide et grand seigneur est un peu irritant, d’autant plus qu’il est opposé d’une manière un brin manichéenne à celui de la petite frappe au coeur noir et aux agissements  odieux). Il n’empêche que l’on prend un certain plaisir à suivre ce récit d’une fausse simplicité, qui ménage quelques petites surprises à son lecteur et sait emprunter quelques chemins détournés pour parvenir à ses fins.

mardi 7 janvier 2025

La trilogie de Karla, de John Le Carré

 

Si l’on en croit l’état déplorable de la noosphère, nous vivons une époque terriblement anxiogène et déstabilisante. Le climat s’emballe, la biodiversité s’appauvrit à bas bruit mais à la vitesse d’un train lancé à pleine puissance et la géopolitique n’a jamais été aussi complexe et génératrice de conflits meurtriers. Pour synthétiser à l’extrême, le monde est à feu et à sang pendant que la planète brûle et nôtre avenir semble n’avoir jamais été aussi sombre. C’est oublier un peu vite que durant les années soixante, la menace d’un conflit nucléaire planait sur l’ordre mondial, au point qu’aux Etats-Unis (bon ok, en Suisse aussi) la construction d’abris anti-atomiques faisait florès ; près de 200 000 furent construits durant les années cinquante. Des chiffres à relativiser au regard des 180 millions d’habitants que comptait alors le pays, mais affreusement ridicules lorsqu’on réalise que se jouait, de manière moins hypothétique qu’on aurait pu le croire, la survie de l’Humanité. Rappelons qu’une demi douzaine d’incidents plus ou moins rocambolesques faillirent déclencher un conflit thermonucléaire durant la seconde moitié du XXème siècle, même si le grand public n’a retenu que la crise des missiles de Cuba (seule fois dans l’histoire où les USA passèrent en Defcon 2, soit l’avant dernier niveau d’alerte avant l’apocalypse). Côté Russe, l’alerte la plus grave eut lieu en 1983, lorsqu’un officier de garde de la base de surveillance stratégique des forces aériennes soviétiques reçut une alerte sur son écran de contrôle.  Cinq missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) avaient semble-t-il été lancés depuis une base de l’air force en direction de l’Union Soviétique, l’officier Petrov se retrouva tétanisé mais décida de parier sur une fausse alerte (cinq missiles lui paraissent être une attaque de trop faible ampleur face aux représailles que les Etats-Unis auraient potentiellement subies). Il en informa ainsi sa hiérarchie, qui décida d’attendre 23 longues minutes avant de constater qu’aucun missile n’avait atteint l’Union Soviétique, et pour cause, il s’agissait d’une erreur d’interprétation des données du satellite de surveillance, qui avait confondu la réflexion des rayons du soleil sur des nuages avec la signature thermique de missiles balistiques au décollage. 


Si nous avons donc le sentiment d’une fin imminente ce n’est pas tant qu’une menace pèse de manière plus aiguë sur monde, elle avait déjà atteint un pic sans précédent au cours du XXème siècle, mais c’est que le monde est désormais devenu nettement plus complexe que durant la guerre froide, presque illisible, au point que les experts passent désormais  leur temps à se tromper, puis à analyser pour quelles raisons ils se sont trompés. L’affrontement idéologique, et ses répercussions géopolitiques, entre le bloc soviétique et le bloc de l’Ouest avaient conduit à une forme de bipolarisation des relations internationales plus simple à comprendre que l’éclatement géopolitique auquel aujourd’hui nous sommes confrontés. Désormais, les conflits sont asymétriques pour grand nombre ou relèvent de vieilles querelles qui n’avaient été que camouflées par la guerre froide. Nous avions cru à la fin de l’Histoire à l’issue de la chute du mur de Berlin et par effet de cascade du bloc soviétique, mais il n’en était rien, il s’agissait d’une nouvelle métamorphose du monde. Désormais, les cartes étaient rebattues et les lignes de fracture redessinées à l’échelle mondiale. 


Se replonger dans l’époque de la guerre froide relève du vertige, d’une part parce qu’on a désormais peine à imaginer un monde aussi polarisé autour de deux idéologies dominantes (qui l’avaient même façonné), mais aussi parce qu’on est étreint par l’étrange sentiment d’observer une époque plus stable et moins compliquée à appréhender….alors qu’aujourd’hui, le chaos règne partout. Quelle époque bénie que la guerre froide, où les citoyens du bloc de l’ouest vivaient avec la certitude de faire partie du camp des gentils, de ceux qui défendaient la liberté et la démocratie (rassurez-vous, en face, chacun était également persuadé d’appartenir au camp des gentils). Désormais, la démocratie vacille partout à travers la planète sous les coups de boutoir d’un populisme réactionnaire teinté d’obscurantisme. 


Bref, cette longue et pénible introduction pour vous conseiller, si ce n’est déjà fait, de vous plonger dans l'œuvre maîtresse de John Le Carré, à savoir la trilogie de Karla, constituée de La taupe, Comme un collégien et Les gens de Smiley. Le premier tome peut se lire indépendamment de ses suites, puisqu’il propose déjà une forme de résolution, mais je ne saurais trop vous conseiller d’aller jusqu’au bout de cette trilogie remarquable, dans laquelle Le Carré est au sommet de son art, tant en termes de narration que d’intrigue. Soulignons également que le premier tome, La taupe, a donné lieu à une adaptation cinématographique de très grande qualité, réalisée par Tomas  Afredson en 2011. La trilogie se déroule durant les années soixante-dix et narre l’affrontement de deux têtes pensantes du petit monde de l’espionnage, à savoir d’un côté George Smiley, maître-espion du Mi6 (l’une des branches des services secrets britanniques) et un dénommé Karla, éminence grise du KGB, dont personne à l’Ouest ne connaît réellement l’identité. Le premier tome est centré sur la traque d’une taupe au sein même du service de contre-espionnage britannique par un George Smiley contraint de sortir de sa retraite anticipée et de reprendre du service. A la suite de l’échec d’une mission en Tchécoslovaquie, Control, le chef du Mi6 est en effet tombé en disgrâce et a entraîné dans sa chute George Smiley, alors son bras droit. Le service est désormais placé sous la direction de trois nouveaux responsables Percy Alleline, Bill Haydon et Toby Esterhase, dont les allégeances manquent quelque peu de clarté. George Smiley est persuadé que la taupe se cache parmi eux.


Le second tome, Comme un collégien, déplace son centre de gravité en direction de l'Asie du Sud Est. Désormais, la taupe a été démasquée et George Smiley a été nommé à la tête du Mi6. Mais Karla n’a pas été mis hors d’état de nuire et il semblerait qu’il tente de déstabiliser les positions britanniques du côté de Hong-Kong. Smiley tente alors de contrecarrer les projets de Karla en Chine en démasquant son principal agent à Hong Kong. Smiley recrute pour cette mission Connie Sachs et Di Salis, experts concernant l’Union Soviétique, qui seront chargés d’exploiter et d’analyser toutes les pistes possibles. Il envoie également sur le terrain l’agent Gerry Westerby, journaliste à la retraite (anticipée) et agent dormant du Mi6.


Dans le troisième tome, malgré sa victoire stratégique en Asie, George Smiley n’a pas vraiment récolté les fruits de son travail acharné et a plutôt eu droit à une nouvelle retraite anticipée. Mais lorsqu’un vieux contact du Mi6 est retrouvé assassiné dans un parc de Londres alors qu’il était sur le point de rencontrer son officier traitant, les responsables du renseignement britannique décident de faire à nouveau appel aux services de Smiley. En fin limier, ce dernier remonte la piste d’anciens transfuges soviétiques et ne tarde pas à flairer la trace de Karla du côté de Hambourg. Mais cette fois, il semblerait que l’affaire prenne un caractère bien plus personnel que par le passé, Smiley aurait-il découvert le grand point faible de Karla ?


Si vous n’êtes pas familier de l'œuvre de John Le Carré, prière de bien vouloir affûter vos compétences de lecture à leur niveau maximal car en général l’auteur britannique n’est pas du genre à tenir le lecteur par la main et à tout lui expliquer par le menu. Ici, toutes les figures sont réalisées sans filet de sécurité. C’est à la fois terriblement déstabilisant, mais également incroyablement gratifiant lorsqu’au fil du récit, pas à pas, la compréhension établit ses quartiers dans l’esprit du lecteur patient.  Un John Le Carré, cela se mérite, mais l’auteur dispose incontestablement d’un immense talent  en matière de construction narrative et ses intrigues sont de véritables dentelles finement ouvragées. Ajoutez à cela, des connaissances solides sur monde du renseignement (John Le Carré fut membre du Mi6) et vous obtenez de robustes romans d’espionnage, à la fois exigeants et passionnants. A noter, que l’effort porte surtout sur le premier tome de la trilogie, une fois les personnages connus et les principaux enjeux cernés, la lecture devient nettement plus aisée. Le dernier tome est quant-à lui le plus subtil et sans doute le plus touchant des trois puisque l’auteur s’aventure au plus profond de la psychée de ses personnages et de leur humanité.