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vendredi 7 juin 2024

Gourmandise livresque : Le restaurant des recettes oubliées, de Hisashi Kashiwai

 

Je ne l’ai jamais caché, en plus d’être un amoureux du Japon et de sa culture, j’adore cuisiner (et accessoirement savourer un bon repas). Si bien que lorsqu’un roman promet de parler gastronomie japonaise, le tout sous un prisme fortement nostalgique, il coche toutes les bonnes cases pour finir sur ma pile à lire. Les réussites en la matière ne manquent d’ailleurs pas, que l’on évoque Le gourmet solitaire, Un sandwich à Ginza ou bien encore Les délices de Tokyo, à croire qu’il s’agit là d’une spécialité japonaise. Mais avec Le restaurant des recettes oubliées nous avons affaire à un véritable phénomène littéraire, vendu à plus de trois millions d’exemplaires au Japon, de quoi susciter une certaine curiosité. 


Le concept du roman est à la fois fort simple et terriblement astucieux. Dans une petite rue peu fréquentée de Kyoto, un homme, Nagare, et sa fille, Koishi, tiennent un petit restaurant dépourvu d’enseigne et de menu. On y sert une cuisine traditionnelle de grande qualité, constituée des meilleurs produits offerts par le Japon et réalisée par un maître au sommet de son art.  Mais le restaurant Kamogawa propose surtout un service à nul autre pareil, un véritable travail d’enquête qui permettra à quelques clients chanceux de retrouver un plat ou une spécialité qui a marqué de manière indélébile leur vie. Et c’est tout, oui, vous avez bien lu, le roman s’en tient strictement à ce concept et ne s’en écarte jamais. L’ensemble se présente donc sous la forme de chapitres assez courts mettant à chaque fois en scène un nouveau client et donc une nouvelle enquête pour notre chef-enquêteur et sa fille. Le tout n’est pas sans rappeler le manga La cantine de minuit de de Yarô Abe, lui aussi conçu sous forme de petites saynètes portées par des personnages hauts en couleurs et terriblement attachants. Le public est ici assez différent et la cuisine beaucoup plus haut de gamme malgré le décor très simple du restaurant,  peu susceptible d’appâter le chaland qui se serait égaré dans cette petite rue. Pour vivre heureux vivons cachés semble être la devise de maître Nagare, qui autrefois fut policier, mais s’intéresse désormais à des enquêtes de nature gastronomique.  Trouver le restaurant est déjà une épreuve en soi car le maître des lieux a poussé la logique jusqu’à supprimer l’enseigne de son restaurant et ne s’autorise qu’une petite publicité au message sybillin dans une revue gastronomique haut de gamme. 


Sur place, le client est invité à prendre un repas dont il ne peut choisir le menu, s’ensuit un bref entretien avec Koishi destiné à définir le plat dont il souhaite retrouver les saveurs. Souvent les indices sont minces car liés à une époque lointaine (l’enfance la plupart du temps) et l’affaire semble bien mal engagée, d’autant plus que les souvenirs ne sont guère fiables et que les clients ont tendance à enjoliver un passé empreint d’émotions fortes. Après une ellipse d’une quinzaine de jours, le client revient et constate ébahi que maître Nagare à réussi avec une étonnante perfection, mais un sens très sûr de la psychologie humaine, à retrouver les saveurs exactes aussi bien que les textures ou l’aspect du plat tant rêvé. Au maître évidemment d’expliquer par le menu de quelle manière il a remonté la piste  et enquêté pour assembler minutieusement les faibles indices qui étaient à sa disposition et réaliser cet exploit final. Ce systématisme dans la construction narrative aurait de quoi lasser sur la durée, mais en réalité le principe est assez amusant et l’auteur a eu l’intelligence de ne proposer qu’une demi douzaine de récits (qui se lisent du coup comme des nouvelles). L’ensemble se déguste de manière ludique et gourmande, sans aucun temps mort. Évidemment, il n’est ici pas seulement question de gastronomie. Les clients du restaurant Kamogawa sont, certes, d’authentiques gourmets et des amateurs de cuisine fine, mais ils sont surtout d’incurables nostalgiques hantés par leurs souvenirs, qu’ils soient liés à des actes manqués, des traumatismes ou bien simplement le résultat de la perte d’un être aimé. Ce sont ces failles qui les rendent touchants et qui contribuent à la grande réussite de ce roman qui, en dépit de sa légèreté apparente, dépasse heureusement le simple cadre de l’art culinaire.  


Dépassé par le succès de son œuvre, Hisashi Kashiwai a donné plusieurs suites aux aventures gastronomiques de Nagare et de sa fille, pas certain que le procédé puisse s’inscrire dans la durée, mais si vous êtes affamé, voilà de quoi vous rassasier.