Autant vous dire que la littérature de Kem Nunn s’inscrit plutôt dans la deuxième tendance, celle du désenchantement, que l’on avait clairement pu percevoir dans Surf city ou bien encore Le sabot du diable. Des polars bien noirs, qui annonçaient clairement la couleur : le surf, c’est pas vraiment le pays des Bisounours. Dans Tijuana Straits, la recette n’a pas changé, c’est toujours aussi sombre, extrêmement bien écrit et l’auteur américain prend soin d’inscrire son roman dans une dimension sociétale à la fois engagée et finement décrite.
Au sud de San Diego, à la frontière avec le Mexique, Sam Fahey, ancien surfeur de renom passé par la case prison, mène une vie de reclus. Désormais rangé, mais un peu au bout du rouleau, il tente de survivre en pratiquant la lombriculture, c'est-à-dire l’élevage des vers de terre, sur la petite ferme que lui a léguée son père. Mais la vallée de la Tijuana ne fait guère rêver. Plaque tournante d’un trafic de drogue quasiment impossible à endiguer, la région est également polluée par les activités industrielles qui ont fait la fortune de quelques ploutocrates des deux côtés de la frontière et le malheur de la rivière, qui charrie des eaux chargées en toxines et polluants divers et variés jusqu’à l’embouchure de l’océan. Dernière ombre au tableau, la zone est aussi l’un des principaux points de passage des migrants qui tentent de passer la frontière. Mais pour atteindre l’eldorado, encore faut-il échapper aux patrouilles de la police des frontières, à la noyade ou bien encore aux bandits et autres passeurs malintentionnés qui dépouillent régulièrement les Mexicains en quête de jours meilleurs. Jusqu’à présent, rien n’avait réussi à troubler véritablement la retraite quasi monastique de Fahey, jusqu’au jour où il porte secours à une jeune mexicaine égarée au milieu de la rivière. Malgré quelques égratignures et ecchymoses, la jeune femme semble en bonne santé, mais complètement déboussolée et terrifiée. Sam se serait bien passé de cet incident, mais il décide de prendre la jeune femme sous son aile et de l’accueillir chez lui, le temps qu’elle se remette de ses légères blessures et reprenne des forces. Sa présence bouleverse immédiatement ses habitudes et renvoie Fahey à sa propre condition, celle d’un homme au passé tumultueux, quelque peu désabusé, qui a renoncé à sa plus grande passion, le surf, pour des raisons que l’on peine à comprendre, mais qu’il dévoile peu à peu au contact de Magdalena. La jeune femme reste d’ailleurs un mystère pour Fahey car elle ne correspond pas vraiment au portrait type du clandestin. Belle, intelligente, cultivée, Magdalena est l’assistante d’une avocate de Tijuana spécialisée dans la défense de l’environnement et visiblement sa patronne ne s’y est pas fait que des amis. En passant la frontière clandestinement, Magdalena cherchait surtout à échapper à deux tueurs à gages déterminés à l’assassiner. Bien malgré lui, Fahey se retrouve donc impliqué dans cette affaire car il ne peut se résoudre à abandonner la jeune femme.
Profondément humain et touchant, Tijuana Straits est un livre étonnant sur la rédemption, mais qui, loin de se replier sur lui-même, s’inscrit dans des problématiques plus larges, comme l’écologie ou bien encore la situation catastrophique des migrants à la frontière américano-mexicaine. Si le roman commence assez doucement, le rythme finit par s’accélérer dans le dernier tiers du récit et devient franchement prenant. Mais la réussite tient surtout à la relation entre Fahey et Magdalena car Kem Nunn ne cède jamais à la facilité et, tout en retenue et en délicatesse, observe ces deux êtres que tout oppose se rencontrer, se découvrir et s’apprécier. Vu à travers le regard de Magdalena, Fahey n’est pas le loser que les premiers chapitres du récit semblaient esquisser, cette gloire locale dont l’ascension s’est brisée à peine au sortir de l’adolescence. Ses failles profondes, ses erreurs de jugement ou bien encore ses peurs profondément enfouies, font de Fahey un homme extrêmement attachant car il ne se laisse jamais complètement submerger et réussit à préserver une petite étincelle de vie au milieu du chaos ambiant. A force de côtoyer Magdalena, la personnalité profonde de Fahey remonte à la surface et réussit à briser les liens qui l’enchaînaient à un passé morbide. La fin du roman est à mon sens d’une grande justesse et d’une profonde délicatesse, même si aux yeux de certains elle pourra paraître injuste ; il ne pouvait en être autrement. La boucle est ainsi bouclée et Fahey rejoint son destin de surfeur pour l’éternité. Assurément, Tijuana Straits est probablement la plus grande réussite de Kem Nunn à ce jour.
5 commentaires:
J’ai vu en bibliothèque que sa création tournait beaucoup autour du surf.
Je ne connaissais pas cet auteur.
J’en profite pour te souhaiter une bonne année 2024 avec de belles lectures fructueuses.
Merci Carmen, belle et heureuse année à toi aussi.
Pas lu celui-là, mais "Surf city" et "La reine de Pomona" étaient très bons.
C'est tout aussi recommandable.
il a aussi écrit la série John from Cincinnati, qui se passe aussi dans le milieu du surf, et qui est très étrange.
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