Rares sont les auteurs à n’avoir
publié au cours de leur carrière que des chefs-d’oeuvre et Jim
Harrison, en dépit d’une production d’une grande constance,
n’échappe évidemment pas à la règle. En raison de son ambition
littéraire évidente, Dalva est considéré communément comme l’un
de ses romans majeurs, aux côtés de Légendes d’automne ou bien
encore De Marquette à Veracruz. On y retrouve tous les éléments
constitutifs de son écriture comme l’influence évidente de la
nature et des grands espaces, une certaine critique de
l’establishment et des élites bourgeoises, mais aussi et surtout
des personnages profonds irrigués par l’immense sensibilité de
l’auteur. Probablement inspiré de certains éléments
biographiques (le monde des grands exploitants agricoles, ses
origines suédoises), Dalva est en quelques sorte le pendant féminin
de l’auteur. Dans ce roman, Big Jim mêle chronique familiale et
histoire de la conquête de l’Ouest en alternant deux époques
différentes pour mieux éclairer le présent.
A 45 ans, Dalva a déjà vécu
plusieurs vies. Issue d’une famille de grands propriétaires
terriens, la jeune femme quitta son Dakota natal après la mort de
son grand-père paternel, qu’elle adorait et qui fut pour elle un
substitut de père lorsque ce dernier disparut en Corée. Désormais
rattrapée par son passé, Dalva accepte d’assumer un héritage
pour le moins complexe, au risque de raviver des souvenirs qu’elle
préférait garder enfouis au plus profond d’elle-même. Mais de
retour dans le ranch familial, au milieu de ses terres, des chevaux
et des lieux qui ont marqué son enfance, elle ne peut empêcher de
se rappeler Duane ; celui qui fut dès l’âge de quinze ans l’amour
de sa vie et qui lui donna un enfant dont désormais elle ne sait
rien, contrainte à l’abandonner dès sa naissance. Duane était
sioux, taiseux et sauvage, il fut son meilleur ami puis son amant,
avant que son grand-père, lui-aussi à moitié sioux, ne mette fin à
l’idylle et ne renvoie Duane d’où il était venu. Jamais elle ne
l’oublia et ne put le revoir qu’une fois, un peu avant sa mort,
alors que la guerre du Vietnam l’avait brisé et détruit de
l’intérieur. Désormais Dalva n’a plus qu’une idée en tête,
retrouver son fils et lui donner l’amour qu’elle n’a pu lui
accorder au cours des presque trente dernières années. Après toute
une vie sans but précis, la jeune femme remet donc de l’ordre dans
son existence et se trouve une nouvelle raison de vivre, mais sa
quête promet d’être longue et délicate. Dalva peut néanmoins
compter sur le soutien de sa mère, de sa soeur et de quelques amis,
peu nombreux mais fidèles. Dans ses bagages elle ramène son petit
ami du moment, Michael, un universitaire en quête de reconnaissance,
mais au comportement souvent parfaitement immature, voire même
complètement enfantin. Ce brillant professeur d’histoire à
l’esprit acéré et à la rhétorique bien affutée, est pourtant
bien incapable de se conduire en adulte, alors Dalva le materne et
veille sur lui. En rentrant dans le Dakota, elle aurait pu s’en
tenir là et laisser Michael en Californie, mais ce dernier est
spécialiste d’histoire amérindienne et la famille de Dalva
détient depuis plusieurs générations d’importants documents,
notamment le journal de l’arrière grand-père, qui fut marié à
une indienne et très tôt acquis à la cause des peuples
autochtones. Missionnaire auprès des tribus sioux, il fut le
porte-parole et le grand défenseur des Lakotas. Michael a promis au
conseil de son université qu’il pourrait accéder à ces documents
et en faire la synthèse, en dépit d’un certain agacement, Dalva
ne se sent pas d’abandonner Michael alors que sa carrière est en
jeu.
Roman profondément intimiste, au
rythme lent émaillé de nombreuses digressions, Dalva prend son
temps et se tient éloigné des lignes à grande vitesse empruntées
par les page turners et autres bestsellers calibrés à la sauce
marketing. Non, il n’y a pas d’action débridée dans ce roman,
qui vogue au gré des souvenirs de son personnage principal, il faut
en saisir le rythme, comme un blues low tempo, lent, puissant,
éminemment profond. Si vous atteignez la centième page et que vous
trouvez que le roman ne décolle pas, laissez tomber, ça n’ira pas
plus vite, Dalva évolue dans les strates atmosphériques les plus
hautes, sans faire varier sa vitesse de croisière. En revanche, si
vous vous laissez emporter par sa petite musique, vous découvrirez
un roman d’une grande richesse, émouvant, érudit, parfois même
drôle (essentiellement grâce au personnage de Michael), une oeuvre
enracinée dans l’histoire de l’Amérique des grandes plaines et
de la région des grands lacs, profondément irriguée par un
féminisme apaisé et loin des combats de genre. Dalva est l’un des
plus beaux personnages féminins qu’il m’ait été donné de
lire, sa modernité transperce le roman de part en part. Belle,
certes, mais aussi libre dans sa manière de penser et de se
comporter, Dalva séduit par son refus de se conformer aux
stéréotypes et par sa soif de vivre dans le vrai. C’est dans sa
capacité à se débarrasser de tous les artifices de la vie moderne
qu’elle nous touche au plus profond. Elle incarne avec brio l’âme
des grandes plaines, ses vastes prairies où l’herbe bruisse au
grès du vent, ses rivières sauvages où les truites sauvages
s’ébattent dans l’eau vive… et là, au milieu de ces paysages
grandioses, Dalva chevauche son cheval favoris, l’air fouette son
visage épanoui alors que ses talons s’enfoncent avec l’assurance
des grands cavaliers dans les flancs de sa monture. Presque un
cliché, et pourtant non car Dalva sait encore s’émerveiller de ce
qu’elle voit pour la énième fois et parce que c’est dans sa
nostalgie qu’elle puise sa force et trouve la source d’un plaisir
à chaque fois renouvelé. Si vous trouvez une meilleure philosophie
de vie, faites-moi signe.
5 commentaires:
Je brûlais d'envie de te demander si tu allais faire une chronique sur "Dalva",
mais c'est fait.
Il me reste plus qu'à lire le roman.
C'est que je suis un peu lent comme garçon :-)
On m'a conseillé aussi Nord-Michigan, une sorte de Lolita
Pas lu celui-ci, mais j'ai aimé tout ce que j'ai lu de Jim Harrison jusqu'à présent.
Enfin un roman magnifique de cet auteur.Ça change de ses autres romans où il ne se passe pas grand-chose si ce n'est des parties de jambes en l'air avec d'anciennes étudiantes et une libido exacerbée avec des gamines.
Il y a mieux à lire avec Dalva.
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