Je ne me souviens pas exactement pour quelles raisons j’ai eu
envie de me frotter à l’oeuvre de Milan Kundera, et en particulier
à son roman phare : L’insoutenable légèreté de l’être. Il y
a certainement une part de fascination liée à ce titre absolument
splendide, comme la promesse d’un chef d’oeuvre intemporel, mais
il y a aussi sans doute l’influence d’une certaine A., qui se
reconnaîtra si elle lit un jour ces lignes, puisqu’il s’agit de
l’un de ses romans favoris. Mais la fascination et le désir de
s’attaquer à une oeuvre aussi majeure de la littérature sont
parfois contrecarrés par l’angoisse de celui qui s’apprête à
escalader, métaphoriquement parlant, la face nord de l’Everest.
Parce que chacun sait bien qu’il n’y a rien de pire que d’être
encalminé au milieu d’un roman dont on peine à terminer
laborieusement chaque chapitre. Une fois la bête vaincue,
évidemment, c’est à ce moment précis que l’on se dit qu’il
n’était peut-être pas nécessaire de s'en faire toute une
montagne.
De Kundera et de son roman je ne savais avant de le commencer
absolument rien, sinon que l’oeuvre était en grande partie
influencée par la philosophie de Nietzsche et s’inscrivait dans la
longue tradition des grands romans d’Europe centrale. Autant dire,
qu’il ne faisait pas vraiment partie des candidats sélectionnés
pour une lecture à la plage, les doigts de pieds en éventail, le
chapeau de paille enfoncé jusqu’aux oreilles et la main gauche
caressant distraitement les courbes généreuses d’une bouteille de limonade bien fraîche. Les quatre premières pages promettaient
même l’enfer à votre serviteur, cueilli à froid dès l’incipit
par un paragraphe qu’il dut reprendre par deux fois avant d’en
saisir tout le sens. Mais rassurez-vous, l’angoisse fut de courte
durée car L’insoutenable légèreté de l’être est loin d’être
un pensum, c’est même un roman d’une grande fluidité,
parfaitement limpide dans son propos pour peu que l’on s’y plonge
avec la concentration suffisante. Et puis nous sommes venus à bout
des romans d’Alain Damasio, donc il n’y a pas de raison (je
plaisante évidemment, c’est très bien Alain Damasio et ça parle
aussi de Nietzsche).
Doté d’une construction narrative relativement complexe, qui
croise différentes périodes et des points de vue alternatifs, le
roman s’articule autour de quatre personnages dont les vies sont
étroitement mêlées : Tomas, Tereza, Sabina et Franz. Tomas est un
chirurgien reconnu et apprécié à Prague, libertin et amoureux
passionné, il multiplie les aventures et les conquêtes, sans jamais
réellement s’attacher, jusqu’à l’arrivée de Tereza dans sa
vie. La jeune-femme, très romantique, bouscule ses habitudes et il
éprouve pour elle un attachement qui progressivement se transforme
en véritable amour, sans pour autant qu’il renonce à ses
aventures, au grand désespoir de celle qui désormais est devenue sa
femme. Sabina est l’une de ses nombreuses maîtresses, artiste
peintre, elle se montre à la fois frivole, passionnée et légère,
faisant preuve d’une grande créativité sur le plan sexuel, ce qui
convient fort bien à Tomas, à qui elle n’accorde pourtant aucune
exclusivité, puisqu’elle entretient également une relation avec
Franz, un professeur d’université genevois.
On serait évidemment tenté de faire débuter le récit à
Prague, à la fin des années soixante, alors que la
Tchécoslovaquie doit faire face à l’invasion des troupes
soviétiques, mais en réalité pour remonter au point de départ du
propos de Milan Kundera il faut nécessairement effectuer un saut
dans le passé de plusieurs siècles, jusqu’au VIème siècle avant
J.C., et s’intéresser à la pensée d’un certain Parménide,
philosophe grec un brin manichéen qui, en plus d’être l’un des
premiers à avoir développé une théorie géocentrique de
l’univers, fut l’auteur d’une vision binaire de l’individu.
Selon Parménide, l’être humain est ainsi constamment ballotté
par des contraires puisque le monde est régi par des paires
d’entités opposées (chaud/froid, être/néant,
lumière/obscurité). Éclairé par cet élément, le titre du roman
devient ainsi bien plus limpide et le propos de Kundera est ainsi mis
en perspective. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant l’apport
de l’auteur tchèque, qui se montre bien moins manichéen que le
philosophe grec, ainsi il ne porte aucun jugement de valeur ; la
pesanteur n’est ainsi pas plus positive ou négative que la
légèreté, elle habite chacun de nous à des degrés divers et se
manifeste différemment tout au long de notre vie en fonction de
notre vécu. On peut ainsi, à l’instar des personnages principaux,
passer d’un extrême à l’autre car la vie et l’individu ne
sont pas figés dans le marbre. Pour être tout à fait honnête, le
roman est également traversé par la pensée d’un autre philosophe
ancien, Héraclite, dont Kundera semble avoir repris les propos, en
opposition à la théorie de l’éternel retour de Nietzsche. Ainsi
les choses ne sont jamais figées et l’histoire n’a pas de
caractère cyclique.
L’une des grandes idées de Kundera, c’est d’accorder au
hasard un rôle fondamental dans la vie des individus. La succession
de ces hasards au cours de l’existence forme des motifs plus ou
moins répétés, qui impriment un caractère singulier à chaque
individu. Ainsi, Tomas ne cesse de se rappeler que le couple qu’il
forme avec Tereza n’était qu’à six hasards de n’avoir jamais
existé. En amour, pour qu’une relation puisse durer, il faut que
ces motifs s’accordent harmonieusement. L’amour seul ne
suffit pas, ou plutôt l’attirance seule n’est pas une condition
suffisante pour qu’un couple traverse les rudes épreuves de la
vie. L’amour n’est ainsi pas programmé, mais résulte de hasards
accidentels qui s’harmonisent du mieux possible.
Une vision finalement moins poétique qu’il n’y paraît et qui
rejoint la seconde grande idée de Kundera : le kitsch. Je ne vous
cache pas que votre serviteur a mis un certain temps à comprendre où
l’auteur voulait en venir, empêtré dans une acception bien trop
moderne du terme. Pour Kundera le kitsch se résume de la manière
suivante : “cachez cette merde que je ne saurais voir”. Il s’agit
donc d’un voile pudique que la société déploie pour exclure ou
amoindrir le caractère inacceptable des aspects les plus déplaisants
de la vie. On retrouve ainsi le kitsch dans de nombreux domaines
comme la politique, la religion et de manière générale les grandes
idéologies de notre époque. Le kitsch exclut ce qui n’est pas
beau, il ne cherche donc pas la vérité, mais détermine une vision
artificielle du monde confinant parfois au totalitarisme. Il faut
ainsi se couler dans le moule, se conformer au kitsch pour plaire au
plus grand monde. Le kitsch c’est donc le monde des clichés, du
politiquement correct et de la parole unique. Une vision pour le
moins avant-gardiste de la société des mass-médias dans laquelle
nous évoluons, gangrenée par les discours marketing et la
communication à outrance.
Tout ceci ne doit cependant pas faire oublier au lecteur potentiel, que L’insoutenable légèreté de l’être n’est pas qu’un roman philosophique ardu, mais aussi et surtout une belle histoire d’amour qui pose une question essentielle, jusqu’où doit-on aller pour avoir la certitude que l’autre nous porte un amour sincère et entier ? Car en définitive nous sommes seuls face à l’incertitude et notre unique liberté c’est de vivre pleinement nos choix
6 commentaires:
Roman un peu abstrait pour moi, mais dans cette "ascension" comme tu dis, Kundera arrive à maintenir l'instant,ce qui m'a donné envie de continuer..
Roman qui montre la complexité du couple qui va au delà du simple côté binaire car chacun y rentre avec sa propre histoire.
Une méditation sur la mort aussi des individus et sur le hasard.
C'est vrai que c'est un roman qui est construit de manière très intellectualisée, mais qui n'oublie pas pour autant l'humain. Je lirai d'autres livres de Kundera, même si pour le moment je vais aller faire des incursions sous d'autres cieux.
Au plaisir de te lire alors dans de prochaines chroniques.
Merci... et je lirai avec plaisir tes commentaires.
Merci à toi pour ton hospitalité sur ce blog,mais je ne suis qu'une modeste lectrice.
j'ai voulu continuer avec Kundera et "La fête de l'insignifiance",j'ai bien aimé.
Moi aussi je ne suis qu'un modeste lecteur, tout avis (ou contribution plus conséquente) sera toujours le bienvenu sur ce blog.
Je ne connais pas du tout La fête de l'insignifiance", j'en parlerai à mon amie Dr es Kundera pour avoir son avis. Pour le moment je suis parti vers d'autres horizons littéraires, mais je reviendrai certainement chez Kundera un de ces jours.
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