Comme nombre de lecteurs,
je suppose, j’aime bien classer mes livres dans différentes
catégories. Il y a les friandises acidulées, qui se consomment avec
un plaisir coupable évident (ouais, comme les dragibus), les pavés
estivaux, que l’on n’ose entamer qu’en période de vacances,
les grands classiques de la littérature, que l’on se doit d’avoir
lus, mais qui font quand même un peu suer, les petites perles sans
prétention qui nous touchent alors qu’on avait baissé sa garde,
les séries à rallonge dont on se dit qu’il faudrait
indiscutablement cesser d’y succomber, les livres que l’on prête
à ses amis avec l’empressement des premières fois…. et puis il
y a les livres qui changent notre vie de lecteur, ceux qui hantent
nos souvenirs et nous invitent à porter un regard différent sur le
monde et sur ce(ux) qui nous entoure. A chaque âge de la vie, il y a
un livre qui nous transporte et nous transforme. J’ai longtemps
reporté la lecture du roman de Jacques Abeille, trop occupé à lire
des oeuvres qui me paraissaient soit plus urgentes, soit tellement
insignifiantes qu’elle n’impacteraient que marginalement mon
programme de lecture. Grave erreur, impardonnable procrastination,
aveuglement de celui qui se veut trop sûr de son jugement en dépit
de l’évidence. Mais bon, peut-être n’était-ce pas encore le
bon moment pour me plonger dans l’univers étrange et mystérieux
des jardins statuaires. Voilà qui est fait, et je ne saurais trop
vous conseiller d’accepter en retour ce voyage vers une destination
hors du temps et des préoccupations parfois futiles de nos existences.
Les jardins statuaires a,
comme nombre d’oeuvres majeures de la littérature, une histoire
surprenante et improbable. Le manuscrit, écrit à la fin des années
70, connut un parcours chaotique. Initialement retenu par les
éditions l’or du temps (fondées par Régine Deforges), où
Jacques Abeille avait déjà publié sous pseudonyme un court récit
érotique, le roman fit les frais du dépôt de bilan de la structure
éditoriale, écrasée par la pression de la censure et les
procédures judiciaires. Le manuscrit sombra ensuite dans une faille
spatio-temporelle, échappa de justesse à un incendie, fut à
nouveau égaré et finit, au fil de nouvelles faillites, par être
oublié au fin fond d’un tiroir… avant d’être redécouvert on
ne sait trop comment et publié chez flammarion en 1982. Depuis, Les
jardins statuaires a été réédité chez Joëlle Losfeld en 2004
puis chez Attila en 2010 et même en poche désormais. Alors carton
plein ? Pas vraiment, le roman de Jacques Abeille est une référence
citée et admirée, mais reste finalement une lecture d’initiés,
trop étrange et inclassable pour fédérer le grand public et trop
peu académique pour entrer dans le cercle très fermé des grands
classiques. Un roman que Francis Berthelot aurait très certainement
classé dans sa bibliothèque de l’entre-mondes, au milieu d’autres
oeuvres évoluant aux frontières des genres, quelque part entre
L’aleph de Borges et Le K de Buzzatti. Mais le lecteur aura
tôt fait de constater que l’appartenance à un genre n’a
finalement ici que peu d’importance tant l’auteur évolue dans un
univers à nul autre pareil, à la fois étrangement hors du temps,
un peu fantasmatique mais à la matérialité pourtant étonnamment
prégnante.
Le récit est celui d’un
voyageur qui parcourt la contrée des jardins statuaires à la
manière d’un érudit des temps anciens. Voilà un pays bien
étrange et tout à fait fascinant où les hommes et les femmes sont
organisés de manière à exploiter l’étonnante faculté de ces
terres fertiles à produire des statues. Les hommes surveillent leur
croissance, de l’état de jeune bulbe fragile à celui d’oeuvre
d’art finie. Transplantées, émondées, taillées…. les statues
font l’objet de soins et d’attentions de tous les instants.
Chaque domaine, d’importance variée, cultive ses propres
spécificités et produit des statues aux caractéristiques
plastiques bien identifiables. Fasciné par cet univers d’une
délicatesse extrême, à la fois harmonieux et paisible, notre
voyageur arpente donc les routes de cette contrée, du Sud jusqu’au
Nord, apprenant de ses rencontres et de ses pérégrinations à la
manière d’un ethnologue, rassemblant une somme considérable de
connaissances sur les us et coutumes de ce pays, reconstituant
patiemment le tableau d’une communauté extrêmement codifiée,
riche et complexe de traditions séculaires. Mais en portant son
regard subtil et faussement candide sur les gens qu’il convient
d’appeler “jardiniers”, il agit comme un révélateur et
bouscule un ordre immuable, un statu quo qui allait de soi et que
personne n’avait jamais osé remettre en cause. Pourtant ici et là
apparaissaient déjà des lignes de fracture alors qu’aux
frontières du Nord, là où s’étendent les steppes infinies, des
signes de tension semblent poindre à nouveau avec les tribus
nomades.
Oeuvre hors-norme,
inclassable et profondément stimulante, Les jardins statuaires est
un roman qui se déguste et s’apprécie à marche lente. Il se
savoure comme un bon cru et se médite comme les pensées des plus
illustres philosophes. Il faut prendre le temps de parcourir ce récit
sans empressement, goûter la plume délicieusement surannée mais
magnifiquement travaillée d’un auteur au sommet de son art. Chaque
mot est délicatement choisi, avec un souci de justesse et un sens de
l’à propos qui frôlent la perfection. Tout au plus pourra-t-on
(un peu) se lasser de l’emploi un brin systématique de l’imparfait
du subjonctif…. mais ce serait quelque peu malvenu de reprocher à
un écrivain de manier avec tant de talent la langue française et
d’en explorer toute l’étendue stylistique. D’autant plus que
la forme colle ici de manière parfaitement harmonieuse avec le fond.
Il y a dans la langue de Jacques Abeille comme une évidence au regard
de son récit. Mais la grande force de ce roman, c’est d’être
un voyage à lui seul, une plongée dans un univers onirique empreint
d’une touche de merveilleux, décrit avec la minutie d’un
ethnologue au regard profondément humaniste, mais aussi quelque peu
poétique et rêveur. Cette harmonie profonde, ce sentiment de paix
qui s’emparent du lecteur qui découvre émerveillé le monde
utopique des jardiniers a quelque chose d’aussi fascinant que la
démesure de la Terre du Milieu de Tolkien ou la puissance mystique
du Dune de Frank Herbert. Jacques Abeille est indiscutablement
un grand faiseur d’univers et un styliste incroyablement doué.
Faut-il en rajouter ? Probablement pas, toute tentative de décrire l’expérience unique que procure la lecture de ce roman est indiscutablement vouée à l’échec puisqu’il s’agit là de l’oeuvre d’une vie. Les jardins statuaires ne se résume pas, ne se raconte pas, ne se critique pas….il se lit, mieux encore il se ressent, pour ne plus jamais nous quitter.
16 commentaires:
J'ai échoué à le terminer. Je me souviens d'une description des jardins, du processus de création des statues et ça enchainait sur le statut des femmes dans cette société mystérieuse.
On aurait dit une enquête sociologique. Bref j'avais atteint mes limites de lecteur.
Je retenterai ma chance un jour.
Ah oui, c'est particulier comme approche et il faut s'accrocher dans la première partie. Mais, une fois qu'on est rentré dans le bouquin, il nous habite littéralement. Enfin, en ce qui me concerne cela a fonctionné à merveille.
J'ai essayé de lire "Les voyages du fils", j'ai eu du mal à poursuivre. C'est très particulier comme tu dis. Très bien écrit mais j'ai jamais compris où voulait en venir l'auteur dans sa recherche du père. Bref! j'ai laissé tomber.
Oui, c'est un livre qui divise, on se laisse emporter par le récit ou on reste complètement à l'écart. C'est en tout cas ce que j'ai remarqué en prêtant ce livre à quelques personnes de mon entourage.
Bon ça me rassure. je suis sortie illico du bouquin au bout d'un moment.
Les mers perdues ,illustrations et récit de J Abeille et Schuiten.
Me semblait un bon complément pour l'appréciation des
Jardins statuaires.
Pas encore lu, mais l'objet est très beau et prometteur.
Voilà, c'est lu. Jusqu'au bout. Au rythme lent des jardiniers, puis au pas des chevaux. Je n'en suis pas encore revenue. Je ne veux pas encore en revenir.
C'est illogique, poétique, lyrique, onirique... extraordinaire. L'évasion à l'état pur. Une espèce de drogue douce de plus en plus prenante.
Merci encore une fois.
Tu peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir de te l'entendre dire. Et puis ça tombe bien parce qu'il te reste encore matière à lire étant donnée l'ampleur du cycle et de l'œuvre de Jacques Abeille.
Faudrait plutôt que je lise la BD.
En parlant de statues,j’ai découvert le musée subaquatique de Marseille. C’est des statues qui ont été immergées pas très loin d’une plage de Marseille par des plongeurs.
Il est visible sur le Net pour ceux qui veulent voir. Ça m’a fait penser aux statues de Schuiten.
Trop sympa comme idée, merci Carmen pour le tuyau. Je vois que c'est pas très loin de la corniche Kennedy, si jamais je passe par Marseille cet été j'y ferai un saut.
De rien.Exactement c’est à 100m de la plage des Catalans,c’est pas très profond,les statues peuvent se voir de plus haut.
Après, l’été c’est peut-être pas l’idéal vu la concentration de population mais c’est à voir.
Je ne viens pas assez souvent chez toi. Probablement parce que je vois plus de films que je ne lis de romans. Jacques Abeille m'a été conseillé il y a quelque dix ans maintenant (de la sf et du style pour résumer l'enjeu de cette conversation ancienne). Le hasard me le fait retrouver ici. Je n'ai jamais encore ouvert un de ses livres, mais ton article me fait franchir un pas ! L'imparfait du subjonctif ne me déplaît pas et un récit supplémentaire quant à la vie extraordinaire d'un manuscrit redécouvert ajoute à l'envie de découvrir cet auteur. Je prends rendez-vous et d'ici quelques mois, je ne sais quand, après Herbert, Marguerite Porete et Chaucer probablement, je reviendrai te dire mes impressions.
Avec plaisir Benjamin, je t'invite à découvrir mes autres billets concernant l'univers absolument édifiant de Jacques Abeille, son oeuvre est à classer parmi les grandes créations littéraires du XXème siècle (pour moi c'est clairement un auteur qui joue dans la même cour que Tolkien ou Frank Herbert en matière de création d'univers).
Merci de la réponse. Je ne retrouvais pas notre échange car, en effet, je me suis perdu dans tes autres billets d'Abeille. Je me rends compte maintenant que tu as chroniqué plusieurs de ses livres. Je commencerai bientôt par ces Jardins statutaires. Les éditions ont l'air chouette, en tout cas à en juger simplement par les illustrations de couv'. Et merci pour le lien vers Dune ! ;)
Oui, les couvs sont signées François Schuiten et l'édition grand format chez Le tripode est particulièrement soignée.
Enregistrer un commentaire