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mardi 8 octobre 2013

Fantasy celtique : Même pas mort, de Jean-Philippe Jaworski

Faut-il encore présenter Jean-Philippe Jaworski ? Révélé grâce à un premier recueil de nouvelles étonnant de maîtrise, Janua Vera, confirmé avec la publication du non moins excellent Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski est devenu en l’espace de deux publications un auteur incontournable pour les amateurs de fantasy, dont il est désormais l’un des fers de lance en France. Autant dire que son nouveau roman, première partie d’une future trilogie, était attendu par des hordes de fans, au premier rang desquels figure évidemment votre serviteur (en excellente position au demeurant). A la lecture des critiques qui n’ont pas manqué de fleurir assez rapidement sur le Net, j’avoue avoir été très étonné, certes les bons papiers ont été légion, mais ici et là quelques avis discordants ont introduit des grains de sable dans une mécanique littéraire qui paraissait pourtant bien huilée. Trop obscur, construction narrative alambiquée, contexte historique hermétique, vocabulaire trop riche et langue bien trop travaillée, voici un bref florilège des remarques les moins élogieuses concernant Rois du monde : Même pas mort. Vous êtes désormais prévenus, le nouveau roman de Jean-Philippe Jaworski est un pur régal, mais il se mérite et il faudra au lecteur consentir quelques efforts pour ne serait-ce qu’en effleurer toute la richesse. Non pas que le roman soit élitiste ou profondément hermétique, mais peut-être révèle-t-il seulement la méconnaissance profonde du grand public en ce qui concerne l’histoire et la culture de la civilisation celte. Loin de moi l’idée de faire preuve de pédantisme, mais cette période historique n’est jamais réellement abordée dans les programmes scolaires (ni même quasiment à l’université), comme si le fameux incipit “nos ancêtres les Gaulois” suffisait à résumer plusieurs siècles d’histoire (ou de proto-histoire s’il l’on préfère). Pour quelles raisons la civilisation celte fait-elle figure de parent pauvre des programmes scolaires ? Mystère, mais peut-être les récents progrès de l’archéologie et de l’histoire dans ce domaine inverseront-ils la vapeur pour qu’enfin nous ne soyons plus seulement tributaires de la vision des vainqueurs de la guerre des Gaules. Donc disais-je, ce manque de proximité avec la matière historique principale (contrairement à d’autres périodes comme l’Antiquité greco-romaine, la féodalité ou bien encore la seconde guerre mondiale, rabâchées à l’envi de l’école primaire jusqu’en terminale) explique probablement en grande partie cette difficultés qu’éprouvent certains lecteurs à se plonger dans le contexte du roman, qui se déroule vers la fin du premier âge du fer, probablement vers 600 avant notre ère, à l’époque d’un certain Ambigat, roi des Bituriges (peuple gaulois ayant dominé la région située entre la Loire et la Garonne actuelles), dont l’historicité n’est pas complètement attestée en dehors des sources greco-latines (Tite-Live, Histoire romaine - Livre V, 34). Alors même que Rome n’est qu’une bourgade à l’importance politique et militaire toute relative, la civilisation celtique est florissante et rayonne à travers une grande partie de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe continentale. Les Celtes maîtrisent la métallurgie et en particulier le fer, construisent des cités, des routes, développent le commerce, passent pour être des maîtres dans la confection de tissus ou de bijoux… leur civilisation est donc riche et complexe, mais elle est restée trop longtemps méconnue.
C’est dans ce contexte historique que Jean-Philippe Jaworski a décidé d’inscrire son roman, prenant pour base de départ l’enfance et l’adolescence de deux héros Gaulois, Bellovèse et Ségovèse, dont l’historicité demeure toute relative (cf. Tite-Live) mais dont l’importance sur le plan mythologique est considérable. Selon la légende, à l’invitation de leur oncle Ambigat, les deux frères seraient partis avec une forte délégation de Bituriges conquérir de nouveaux territoires afin de faire baisser la pression démographique sur le territoire d’origine de ce puissant peuple gaulois. Bellovèse serait donc parti vers l’Italie et aurait fondé la ville de Milan tandis que son frère se dirigeait vers la forêt hercynienne (que l’on situe hypothétiquement dans la région des Ardennes). Ce récit est évidemment purement mythologique, le nord de l’Italie, nommé également Gaule Cisalpine, a bien été occupé par les Celtes insubres, à l’origine de la fondation de la ville de Milan, mais le reste relève purement de la tradition orale. Contre toute attente, Jean-Philippe Jaworski ne s’intéresse pas à cet épisode mouvementé de la vie de Bellovèse et Ségovèse, mais construit un récit à l’architecture complexe, non linéaire, centré sur l’enfance et l’adolescence des deux garçons. Fils de Sacrovèse, roi des Turons, peuple frontalier des Bituriges,  Bellovèse et Ségovèse assistent impuissants du fait de leur jeune âge au conflit qui oppose leur père à leur oncle Ambigat. Bien plus puissant par le nombre et par les armes, Ambigat massacre l’armée des Turons et tue Sacrovèse, mais dans sa mansuétude il épargne les deux enfants et leur mère (qui est accessoirement sa propre soeur), qu’il se contente d’exiler loin de sa capitale. Bellovèse et Ségovèse s’apprètent donc à vivre une existence paisible dans une modeste ferme ayant appartenu à l’un des lieutenants de leur oncle, Sumarios. Exclus de la cour d’Ambigat ils ne reçoivent pas l’éducation aristocratique à laquelle ils pourraient prétendre et se contentent de parcourir les champs et les bois qui bordent la propriété, pratiquant quelque rapine chez un malheureux voisin, jouant des poings à l’encontre d’autres enfants tout aussi mal élevés, revenant  souillés comme des cochons tout heureux de n’avoir aucune obligation. Il n’y a guère que Sumarios qui tente de leur donner un semblant d’éducation en leur enseignant le maniement des armes. Un jour pourtant, leur oncle leur demande de rejoindre son armée et de combattre les Ambrones, qui menacent son royaume à l’Est. Dans un combat homérique et digne des plus grands héros, Bellovèse et transpercé par une lance, cette blessure aurait dû le tuer, mais le corps du jeune homme refuse de mourir et contre toute attente Bellovèse défie la mort en survivant à ce trait. Pour ses compagnons d’armes, il y a là quelque chose de surnaturel, un événement qui appelle le jugement des augures et des dieux. Il est donc sommé par le grand  druide Comrunos de rejoindre l’ile des vieilles (un élément inspiré par un texte de Strabon) afin d’y prendre connaissance de son destin.


Fruit d’un important travail de documentation, Même pas mort est un roman très éloigné des canons de la fantasy moderne, il se rapproche bien davantage des oeuvre originelles de la fantasy et s’inscrirait plutôt dans la tradition d’un Lord Dunsany s’il fallait impérativement lui trouver une filiation (ce qui n’a rien d’une évidence). Pas forcément séduisant, le roman de Jean-Philippe Jaworski fait preuve d’une certaine austérité dans son entrée en matière. Le lecteur y est quelque peu perdu, cherche du sens sans forcément le trouver et, faute de faire suffisamment d’efforts pour relier les tribulations de Bellovèse à leur contexte historique, risque de passer à côté de cet excellent roman. Car si Même pas mort manque de souffle épique, il compense très largement par ses qualités d’écriture et de narration, mais également par l’authenticité de son univers celtique. L’air de rien, on apprend une foultitude de détails et d’éléments ayant trait à la vie quotidienne des Gaulois, à leurs traditions et à leur culture de manière générale, ce qui bien évidemment ne fait que confirmer l’immense travail de recherche, de compilation et de restitution effectué par Jean-Philippe Jaworski. Sa grande force est bien évidemment de réussir à équilibrer ses différentes approches sans jamais tomber dans le didactisme. En cela il s’inscrit parfaitement dans les pas de grands auteurs de romans historiques comme Mika Waltari ou Amin Maalouf. Quant à la touche de fantasy, en plus de renforcer l’ambiance du roman, elle semble parfaitement couler de source et demeure indissociable de cet univers celtique à la fois étrange et exotique, si loin de notre époque et pourtant si proche.

7 commentaires:

Valérie Mottu a dit…

Pour la couleur fantasy, je ne me suis jamais autant rapprochée de l'imaginaire du Moyen Age qu'en lisant la trilogie des "Compagnons du crépuscule" de François Bourgeon et en particulier du troisième tome, "le dernier chant des Malaterre". C'est difficile dans un monde rationaliste comme le nôtre où la science explique tout, de comprendre la place de l'imaginaire ou du merveilleux chez nos ancêtres...
Pour l'absence d'enseignement de la civilisation gauloise, deux explications à mon avis : la première c'est que c'est une science récente (40 ans, 50 ans tout au plus), la seconde c'est l'absence d'écrit. La culture des élites gauloise ne passe pas par l'écrit, interdit par les druides. Or en France on ne conçoit l'histoire qu'adossée aux textes. Regarde les parallèles constants entre la littérature et l'histoire dans les programmes du secondaire. Par ailleurs, les Gaulois ne sont pas de grands bâtisseurs de pierre, ni même de briques. Pas de sculpture, pas de peinture... pas de beaux-arts, de ceux qu'on apprend en arts plastiques. Bref, rien à montrer aux élèves. Exit les Gaulois...

Mais foin de longs discours, je suis à -14 livres, et je dois descendre à -10 avant de racheter quelques bonnes feuilles, dont un roman gaulois, un...

Emmanuel a dit…

Ah oui, c'est chouette ça les compagnons du crépuscule, faudrait que je me le relise (peut-être l'ont-ils à la biblio du coin, j'irai voir. Sinon entièrement d'accord avec ton analyse concernant l'histoire des Celtes et des Gaulois.

Valérie Mottu a dit…

Quand je l'ai vu à la bibliothèque, il me semblait bien qu'il me rappelait un vieux souvenir, ce bouquin. Une fois ouvert, difficile d'en décrocher (mais il faut bien manger, dormir et avoir un semblant de vie sociale, même en vacances...).
La lecture du roman me conforte dans mon parallèle avec François Bourgeon : le fantastique y est du même tonneau, s'insère naturellement dans l'histoire. J'ai effectivement eu un peu de difficulté au départ pour tout situer, mais heureusement je suis de la région, entre Ambiata et le Gué d'Avara, un petit recoin sur le Caros...
J'ai beaucoup aimé le jeu sur la temporalité, même si c'est un peu déroutant au départ. Oui, le roman n'est pas facile, mais ça fait du bien de lire des littératures qui opposent un peu de résistance au milieu de la bouillie habituelle.
Merci pour cette belle découverte, j'attends la suite avec impatience !

Emmanuel a dit…

La suite ne devrait paraître l'année prochaine me semble-t-il. En attendant il te reste d'autres Jaworski à découvrir, par exemple le truculent Gagner la guerre".

Benjamin a dit…

Je ne sais plus si on en avait parlé, mais ça fait un moment que je voulais partager avec toi ce qui suit.

J'ai eu l'occasion de rattraper en début d'année Gagner la Guerre et, une fois le maître étalon validé, d'enchaîner avec un autre pavé, Tigane, sachant que tu connaissais les deux romans. Ces auteurs livrent tout deux une fresque inspirée par la même période historique et œuvrent dans le même genre, la comparaison me semblait s'imposer.

D'un point de vue du style Jaworski se hisse au-dessus. Les 50 premières pages de Gagner la guerre sont déroutantes : mélange d'un argot façon poilus des tranchées avec un vocabulaire se rapportant à la marine eu égard à la bataille navale décrite, auquel on rajoute une troisième couche de mots rares et nouveaux, ceux de la topographie imaginaire, le tout avec un rythme, un sens du hors-cadre et de la fabrication de l'aventure qui m'a soufflé.

D'un point de vue du récit, la complexité des deux se tient, la Renaissance s'y rencontre pour ce qu'elle est dans les sphères du pouvoir (mécénat et arts enrobent les intrigues politiques, guère de culture de lettres, mais beaucoup du reste). Les personnages sont plaisants, quoique le mercenaire de Benvenuto Gesufal soit particulièrement tripant à suivre.

G. Gabriel Kay m'a semblé plus faible à deux trois endroits, essentiellement parce que le rythme n'est pas tenu, avant la reprise lors de la dernière bataille. Il s'encombre aussi de relations amoureuses et leur description n'est pas hyper habile. Mais ces défauts n'ont pas été suffisants pour gâcher la lecture parce que je trouve l'idée de départ particulièrement forte et bien pensée : l'effacement d'un nom, les enjeux de mémoires, de langues et de territoires (cela m'a ramené à au peu à mes bribes de connaissances sur les langues vernaculaires et leur effacement politique).

Bon donc deux gros plaisirs de lecture, c'est sûr. M%ais finalement, je crois que j'aurais davantage apprécié Kay si je n'avais pas enchaîné après Jaworski. Gagner la guerre est monstrueux de plaisir. Avec lequel enchaîner de ce dernier ? Le chevalier aux épines ? OU Même pas mort ?

(en ce moment je découvre William Morris dont je ne connaissais rien de l'œuvre écrite ; ce sont les mouvements anarchistes qu'il a inspiré qui me le font redécouvrir... Lecture en cours, La Source du bout du monde -très chouette fantasy, reprise XIXe des romans de chevalerie médiévaux avec des enjeux écolos et sociaux actualisés ; proche de Tolkien par certains aspects)

Emmanuel a dit…

J'aime bien G.G. Kay, surtout la Mosaïque de Sarance et Les lions d'Al Rasan, inspirés respectivement par l'empire byzantin du VIème siècle et par l'Espagne de la Reconquista (petit clin d'oeil fortement marqué au Cid). Tigane m'avait bien emballé également. Concernant la comparaison, je suis assez d'accord, Jaworski a un style extrêmement travaillé, mais qui reste fluide et gouailleur, c'est assez truculent à lire, avec un petit côté crapuleux pour lequel j'avoue avoir une certaine faiblesse. Sans compter que Benvenuto est quand même un sacré personnage. Mais n'oublions pas que Kay a tout de même ouvert la voie vers une fantasy plus mature et davantage ancrée dans un contexte historique, dont on se plait à relever le références parsemées au fil du récit. Le rythme ne m'avait pas gêné, ni pour Tigane ni pour ses autres romans, auxquels on fait parfois ce reproche.

Pour la suite, je ne saurais trop de recommander d'enchaîner sur Le chevalier aux épines, dont le troisième et dernier tome vient tout juste de sortir, c'est la suite cachée de Gagner la guerre.

J'attire néanmoins ton attention, sur deux romans qui ont, dans leur approche, quelques similitudes avec Jaworski, à savoir Wastburg de Cédric Ferrand et Aquaforte de K.J Bishop (ce dernier étant injustement méconnu et pourtant admirable sur bien des points). Je crois que je les avais chroniqués sur ce blog.

Benjamin a dit…

A suivre, donc. Merci pour ces conseils.