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vendredi 21 janvier 2022

Marseille forever : Chourmo, de Jean-Claude Izzo

Deuxième ville de France, et pourtant grande absente du paysage médiatique français (sauf lorsqu’il s’agit de parler de foot, de feu Bernard tapie ou  des fusillades dans les quartiers nord), Marseille cumule les paradoxes. Son histoire, sa géographie ou bien encore sa culture, devraient en faire un pôle d’attraction plutôt qu’un repoussoir…. et pourtant, l’image de la ville n’a rien de très glamour. On la trouve trop “cosmopolite” (savourez l’euphémisme), trop sale, trop populaire, trop violente, mais au fond, les Français la connaissent mal et préfèrent en cultiver une image éculée et stéréotypée (rap, soupe au pistou et vols à la tire). Loin de moi l’idée de balayer d’un revers de la main le taux de criminalité plutôt élevé de la ville (lié davantage à sa taille critique et à sa démographie, plutôt qu’à une véritable culture de la violence) ou bien encore la décrépitude de certains quartiers laissés à l’abandon, mais nier la vitalité et la richesse culturelle de cette ville est lui faire une grande injustice. Encore faut-il percevoir, au-delà des apparences, cette dimension essentielle et profondément humaine. La littérature peut nous y aider, modestement, et ouvrir une fenêtre sur la cité phocéenne, mais cette vérité restera forcément parcellaire. Qu’importe, elle est une pièce de cette immense mosaïque que représente Marseille. Parmi les auteurs phares de la ville, Jean-Claude Izzo fait figure d’incontournable, il est l’un des premiers à avoir saisi le potentiel de Marseille en matière de polar. Ce mélange de culture urbaine, de gouaille marseillaise mâtinée de traditions populaires et provençales a quelque chose d’unique…. à condition de ne pas sombrer dans le cliché et la facilité. Ce qui est moins facile à dire qu’à faire.


Chourmo est le second volet de la trilogie marseillaise et je ne saurais trop vous conseiller de commencer par Total Khéops (lu il y a une bonne vingtaine d’années si mes souvenirs sont bons), qui permet de faire connaissance avec Fabio Montale, le flic au grand coeur mais écorché par la vie, qui se raccroche à un passé qui ne cesse de partir en lambeaux, alors que les cadavres s’accumulent autour de lui, reliefs d’une vie de chaos (d’où l’expression, total Khéops, reprise au groupe IAM). Fabio, un vrai personnage celui-là. Viscéralement attaché à sa ville et à sa culture, mais en total décalage avec une cité en pleine évolution, qui se fiche bien de ses anciens amours. L’homme a quitté la police et vit une existence de père tranquille, du côté des Goudes (un quartier qui a tout d’un petit village de pêcheur, avec ses cabanons regroupés autour d’une crique, à quelques encablures des calanques), une vie oisive où la pêche et les apéros-pastis avec les copains du quartier tiennent une place prépondérante, mais d’où suinte pourtant un certain ennui. Mais la vie va se charger rapidement de le rattraper en la personne de sa cousine, dont le fils a mystérieusement disparu alors qu’il devait retrouver sa petite amie dans le quartier du Panier. Fabio reprend donc du service et remonte la piste de l’adolescent fugueur, dont il retrouve hélas rapidement le cadavre. Débute alors une enquête difficile pour retrouver la petite amie de Guitou et reconstituer la chronologie des événements afin de retrouver le tueur. Mais Montale n’est pas né de la dernière pluie et sent bien que derrière ce meurtre, se cache sans doute la petite arrière-cuisine pas très propre de la pègre marseillaise. Reste à comprendre comment Guitou s’est retrouvé mêlé à cette affaire, lui, l’ado au regard si doux qui rêvait d’amour.


Chourmo n’est, il faut bien le reconnaître, sans doute pas le roman le plus à même de redorer l’image de la cité phocéenne. L’histoire est sombre, tragique, désespérée et Montale, malgré son capital sympathie n’est pas exactement un personnage solaire. Le début du roman est même, à mon sens, un brin caricatural, mais il a le mérite de poser une ambiance, de lui donner une tonalité et un relief bien particuliers. J.C. Izzo réussit à insuffler une certaine authenticité à son récit, en dépit de quelques clichés un peu faciles on se laisse porter par l’atmosphère de la ville ; les locaux et les amoureux de Marseille retrouveront leurs marques. Les noms des rues et des quartiers évoquent immanquablement des images, des odeurs, des sensations quasiment épidermiques et l’on rêve évidemment de se retrouver assis à la terrasse d’un minuscule café des Goudes, à regarder la mer faire des clapotis contre le quai du petit port. C’est sûr, ça fait davantage rêver que les barres de béton décrépi des quartiers nord ou les petites ruelles sales et un peu glauques qui descendent de la gare Saint Charles vers le vieux port. Et pourtant, Marseille c’est tout cela à la fois. Oui, c’est la soupe au pistou et l’anchoïade, les ruelles sordides et les boulevards splendides, le soleil éclatant et les bourrasques infernales du mistral, c’est cette vue magnifique que l’on peut contempler tout son saoul depuis la Bonne Mère ou bien encore ces joueurs de pétanque aux répliques dignes d’un roman de Pagnol… Marseille c’est cette cité incroyablement vivante et bigarrée, dont on sent à chaque instant battre les pulsations et dont on perçoit toute l’énergie et la souffrance. Lire Izzo, c’est un peu toucher du doigt cette réalité et la faire sienne afin de mieux comprendre ce qu’est être “marseillais”.

jeudi 6 janvier 2022

Coup de maître : Le livre écorné de ma vie, de Lucius Shepard

 

Auteur culte pour une poignée d'aficionados (aux Etats-Unis comme en France), Lucius Shepard reste un écrivain confidentiel  assez injustement ignoré par les grands cercles littéraires. Preuve s’il en est que le mérite ne doit jamais se mesurer à l’aune de la popularité. En dépit de son décès en 2014, les éditions du Bélial continuent l’important travail de traduction (confié à l’excellent Jean-Daniel Brèque) initié depuis une quinzaine d’années, publiant de nombreux recueils de nouvelles et même quelques novellas, notamment dans la collection Une heure lumière. Certes, on n’est pas dans la démesure initiée par la publication outre-Atlantique du Best Of Lucius Shepard chez Subterranean press, mais tout de même, saluons l’effort méritoire du Bélial. 



Nul n’étant hélas prophète en son pays, j’avais été légèrement déçu par les deux précédentes parutions dans la collection Une heure lumière (Les attracteurs de Rose Street ainsi que Abimagique), dont le contenu me paraissait bien en deçà de la production habituelle de Lucius Shepard. Ce n’est pas le cas du Livre écorné de ma vie, qui renoue avec les récits les plus emblématiques de l’auteur et qui fera certainement figure de classique. 



Infatigable baroudeur, Lucius Shepard invite une fois de plus le lecteur du côté de l’Asie du sud-est, sur les pas d’un certain Thomas Cradle. Écrivain à succès, ce dernier découvre un jour sur Amazon qu’il dispose d’un alter ego. Piqué par la curiosité, il se procure l’unique roman de cet autre Thomas Cradle, La forêt de thé, et constate interloqué que les similitudes ne s’arrêtent pas à leur nom. Le style du roman lui rappelle celui qu’il pratiquait au début de sa carrière et de nombreux éléments de leurs biographies respectives semblent étonnamment proches. Troublant… au point de l’obséder littéralement. Tom décide donc de partir en direction du Cambodge et de descendre le Mékong à bord d’un bateau, reproduisant ainsi le fil du récit de La forêt de thé. Sur place, il enrôle un vieux pilote et un gamin des rues, qui se chargera des menues corvées. Mais tout écrivain qu’il soit, Thomas Cradle a aussi une face plus sombre, qui se manifeste en particulier lorsqu’il décide de se faire accompagner par une jeune femme à son goût, histoire de joindrel’utile à l’agréable. Il n’hésite donc pas à passer une petite annonce à Phnom Penh afin de recruter sa candidate idéale. Commence alors un voyage qui a tout de la descente aux enfers, entre glissements du réel, abus de drogues diverses et variées, orgies de sexe…. Thomas Cradle doit désormais faire face à ses vieux démons et creuser la piste de cet autre Thomas Cradle dont les traces ne cessent de se perdre dans les méandres d’une Indochine revisitée et quelque peu étouffante. 



A la lecture de ce Livre écorné de ma vie, on ne peut s’empêcher d’établir un lien avec Au coeur des ténèbres de Conrad, mais les lecteurs les plus avertis (ou tout du moins les plus familiers de l’auteur) auront tôt fait de constater que Lucius Shepard fait du Lucius Shepard et que cette novella est un concentré de ses thèmes et de ses techniques de narration favorites. Il y a dans les récits les plus réussis de l’auteur, cette capacité à mêler expérience personnelle et jeu sur le réel, qui confère à ses textes une grande richesse et une profonde matérialité malgré leur dimension fantastique. L’écriture n’est d’ailleurs pas pour rien dans cette réussite, à la fois d’une étonnante simplicité et d’une richesse stylistique toujours aussi savoureuse (si on souhaitait sombrer dans le cliché, on dirait que son écriture est organique, voire séminale). La langue est habilement travaillée chez Lucius Shepard, mais au-delà de sa richesse lexicale, elle peut laisser transparaître un aspect assez brut, voire parfois même brutal. On y sent poindre une dimension quasi documentaire, qui vient immédiatement se fracasser sur le mûr du réel. On évolue bien dans le registre du fantastique et il convient de lâcher prise et de se laisser porter par le récit sidérant de Thomas Cradle, personnage loin d’être sympathique et dont le parcours tortueux n’a d’égal que les méandres saumâtres d’un esprit sordide qui se reflète dans ses multiples doubles. Ainsi Lucius Shepard explore ouvertement la part sombre qui habite chacun de nous, dans une sorte de mise en abyme qui devrait interroger chaque lecteur engoncé dans ses certitudes et chaque auteur pétri de suffisance, posant un regard profondément distancié et sans aucune complaisance sur sa propre condition d’écrivain.  La dimension fantastique du récit, avec laquelle l’auteur joue habilement, accentue le malaise et fait de cette novella un petit bijou du genre. 

mardi 23 novembre 2021

Littérature polonaise : Sur les ossements des morts, de Olga Tokarczuk

Sur les ossements des morts

 

Couverture Sur les ossements des morts
D’aucuns connaissent probablement mon désintérêt profond pour les prix littéraires. Loin de moi l’idée de cracher dans la soupe ou de clouer au pilori les livres récompensés par un Goncourt, un Fémina ou bien encore un Renaudot, mais il faut bien avouer qu’ils suscitent chez moi bien plus d’interrogation que de satisfaction. D’ailleurs, la France est championne toutes catégories des prix littéraires, puisqu’on en compte pas moins de deux mille à travers le pays… ce qui laisse plutôt rêveur et relativise la portée de ces récompenses. Je serais malhonnête en affirmant qu’aucun livre primé n’a jamais trouvé grâce à mes yeux, mais à chaque fois une question demeure : pourquoi lui ? Pourquoi ce roman ou cet auteur a-t-il été récompensé, alors que le monde regorge de livres aussi bons, voire même  parfois bien meilleurs ? 

« Aucun artiste, aucun écrivain, aucun homme ne mérite d’être consacré de son vivant, parce qu’il a le pouvoir et la liberté de tout changer. Le Prix Nobel m’aurait élevé sur un piédestal alors que je n’avais pas fini d’accomplir des choses, de prendre ma liberté et d’agir, de m’engager.»  

J.P. Sartre

 En 1951, Julien Gracq refusa le prix Goncourt pour Le rivage des Syrtes, alors que Sartre boudait systématiquement toute distinction (y compris le Nobel de Littérature en 1964). Mais il faut bien avouer qu’en dehors de ces quelques coups d’éclat, les auteurs ont plutôt tendance à apprécier les distinctions et c’est tout à fait compréhensible, personne ne songerait à leur jeter la pierre. Les auteurs doivent vivre de leur plume et certains prix sont, sinon richement dotés (Nobel), au moins synonymes de tirages très importants (Goncourt). Ils sont par ailleurs l’expression d’une certaine forme de reconnaissance. Oui mais voilà, avouons tout de même que c’est un peu toujours les mêmes têtes que l’on voit et que les primés manquent quelque peu de diversité.


Il faut croire d’ailleurs, que la postérité n’est pas beaucoup plus tendre que votre serviteur avec les prix. Qui se souvient en effet des nombreux livres distingués depuis plus d’un siècle par le Goncourt ? Qui même se souvient d’une majorité des auteurs récompensés ? Je confesse ici un peu de mauvaise foi, mais ce qui m’agace c’est le fait que ces prix drainent l’attention des médias, des critiques et en grande partie des lecteurs, au détriment d’autres œuvres de qualité. Cette focalisation outrancière est délétère et toxique pour le monde du livre, elle est l’arbre qui cache une magnifique forêt, qui ne demande qu’à être explorée. Rappelons qu’en France, un tirage moyen tourne autour des 2000 exemplaires, alors qu’un Goncourt est l’assurance de faire un tirage à 100 000 exemplaires, un rapport de force qui nous rappelle, hélas, que la littérature est aussi et surtout un marché aux consonances purement capitalistiques. Les gros ramassent gros et les petits n’ont guère que leurs yeux pour pleurer. 


Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Certes, non, ce serait à la fois stupide et injuste, d’autant plus qu’en ce qui concerne Olga Tokarczuk, je n’ai jamais eu le plaisir de lire de littérature polonaise (ou alors ma mémoire me joue des tours) et la personne qui m’a remis ce roman est une amie dont je respecte éminemment les goûts littéraires. Bref, deux bonnes raisons pour se lancer dans la lecture de Sur les ossements des morts.


Très honnêtement, je ne savais pas grand chose d’Olga Tokarczuk avant de débuter ce roman, si ce n’est qu’elle avait obtenu le prix Nobel de Littérature en 2018…. à la place de d’Haruki Murakami, éternel favori, toujours recalé depuis quinze ans. C’est donc vierge de tout à-priori que j’ai commencé cette lecture, mais ne vous attendez pas à ce que je me prononce concernant le bien-fondé de l’attribution de son prix Nobel, je laisse cette épineuse question aux spécialistes. 


Direction donc le sud-ouest de la Pologne, non loin de Wroclaw. C’est dans un petit hameau perché sur un plateau isolé, à quelques encablures de la frontière tchéque, que Janina Doucheyko a choisi de prendre sa retraite. Ancienne ingénieure, puis enseignante, Mme Doucheyko, n’aime pas trop qu’on l’appelle par son prénom et encore moins que l’on écorche son nom. Il faut dire qu’elle a un caractère bien trempé et ne s’en laisse pas compter. Sur le plateau les hivers sont rudes et il faut du courage pour y résider à l’année. D’ailleurs, ils ne sont que trois à avoir fait ce choix. Lorsque les beaux-jours arrivent, les autres maisons accueillent à nouveaux leurs propriétaires, des gens de la ville venus se mettre au vert et le plateau sort de sa longue léthargie hivernale. Loin de la civilisation, Mme Doucheyko mène une vie simple et rude, entre promenades en pleine nature, corvées de bois de chauffe, lecture et astrologie, sa grande passion. Aussi curieux que cela puisse paraître, ces conditions de vie plutôt rudes, n’ont guère rapproché les trois ermites du plateau, Mme Doucheyko aurait même plutôt un contentieux avec son voisin le plus proche, qu’elle appelle Grand Pied ; un original du genre taiseux, à l’hygiène douteuse et au caractère irascible. Mme Doucheyko n’aime pas beaucoup ses manières et encore moins ses pratiques de chasse, qui relèvent essentiellement du braconnage. Ce qu’elle aime encore moins c’est le traitement inhumain qu’il réserve à sa propre chienne, qui hurle à la mort d’être enfermée dans un réduit au milieu de ses excréments. Autant dire, que lorsqu’elle est réveillée en pleine nuit par son second voisin pour constater le décès de Grand Pied, Mme Doucheyko n’est pas forcément disposée à prendre en charge les préparatifs de ses obsèques.  Mais un détail l’intrigue. Dans sa gorge, elle découvre un petit os, cause probable de son étouffement et de son décès. L’affaire aurait pu en rester là, mais le plateau est subitement le théâtre d’une série de meurtres dont les victimes avaient toutes comme point commun d’être chasseurs. Il n’en fallait pas moins à Mme Doucheyko pour qu’elle élabore une théorie sur la justice du règne animal. La nature serait-elle en train de régler  ses comptes envers ceux qui maltraitent les animaux ?


Evitons préalablement tout malentendu, Sur les ossements des morts n’est pas un polar. L’intrigue n’est ici qu’un prétexte car le roman est surtout un vibrant hommage à la nature, une fable écologique et humaniste portée par un personnage à la fois touchant et inflexible, mais toujours haut en couleurs. Avec ses petites manies, sa rudesse de surface et sa manière franche et directe de parler, Mme Doucheyko surprend autant qu’elle émeut. C’est ce caractère entier, mâtiné d’une petite touche d’humour noir, qui fait en grande partie la saveur du roman. Mais ce serait tout de même oublier un peu vite l’ambiance très réussie du livre, à la fois sombre et oppressante lorsqu’il décrit les conditions de vie hivernales ou bien encore toutes les pesanteurs qui régissent les relations sociales dans cette région un peu reculée du monde. Mme Doucheyko reste une citadine, qui comprend mal le poids considérable des traditions dans une société paysanne qui reste encore fortement ancrée dans le passé. Mais l’auteur sait aussi se montrer plus poétique lorsqu’il s’agit d’évoquer le caractère un peu plus fantasque de son personnage, qui se pique d’astrologie à tout bout de champ, passe des soirées entière à traduire avec l’un de ses rares amis la poésie de William Blake ou bien encore porte secours au moindre animal en danger, quitte à se mettre à dos tous les chasseurs de la région. La grande réussite du roman tient finalement à ce décalage permanent entre la personnalité entière de Mme Doucheyko et l’environnement socialement très figé dans lequel elle évolue. Chacune de ses saillies est donc l’occasion de se délecter de son étonnante capacité à mettre les pieds dans le plat, avec une force et une détermination qui n’ont d’égal que sa profonde sincérité et son courage sans faille.

mercredi 17 novembre 2021

Australie profonde : Piège nuptial, de Douglas Kennedy

 

Terre de contrastes, l’Australie est un pays qui fascine par bien des aspects. De cette lointaine contrée des antipodes on garde souvent une image jeune et dynamique, un territoire immense, écrasé de soleil où une population privilégiée passe son temps à surfer et à organiser des barbecues au bord de la plage. Mais l’Australie a aussi son revers de la médaille et lorsqu’on évoque l’Outback, c’est pour mieux convoquer un certain Kenneth Cook, dont l'inoubliable Cinq matins de trop, dresse un portrait à la fois grinçant et grotesque de l’arrière-pays australien. Mais c’était oublier un peu tôt Douglas Kennedy, dont le premier roman est tout aussi édifiant. Bref, si vous pensiez que l’Australie était un petit coin de paradis, l’auteur américain se charge de vous convaincre du contraire, avec au menu une bonne dose d’humour noir, une touche de mauvaise foi caractérisée et un soupçon de tragédie. Pour l’anecdote, le roman, initialement traduit en 1998, a depuis bénéficié d’une nouvelle traduction et, par la même occasion, d’un nouveau titre, mais Cul de sac et Piège nuptial ne sont qu’un seul et même roman.    


A 38 ans, Nick Hawthorne décide sur un coup de tête d’envoyer tout promener. Après avoir déniché chez un bouquiniste une vieille carte de l’Australie, il vend ses maigres possessions, démissionne de son nouveau job de journaliste de province et s’achète un aller simple pour les antipodes.  Arrivé à Darwin, Nick fait l’acquisition d’un vieux bus Volkswagen et se lance pied au plancher sur les routes désertes du territoire du Nord, bien décidé à vivre une grande aventure le long  de la côte australienne. Après avoir cartonné un kangourou sur la première ligne droite qui le mène vers le sud, la chance semble enfin tourner et Nick fait la rencontre fortuite d’une auto-stoppeuse plutôt attirante à la sortie d’une station service. Et les voilà partis pour un petit road trip où l’insouciance n’a d’égal que leur capacité à s’envoyer en l’air et à faire la fête. Mais pour Nick, toutes les bonnes choses doivent avoir une fin et il songe déjà à lâcher Angie, afin de reprendre la route en solitaire. C’était sans compter sur les projets de mariage de l’énergique jeune-femme, qui prend très mal l’attitude de Nick et se montre bien décidée à le lui faire savoir. Après l’avoir soigneusement drogué, Angie embarque Nick en direction de l’outback, afin de le ramener dans son village natal, un bout de désert peuplé d’une dizaine de familles vivant en quasi autarcie sous l’autorité de trois patriarches ventripotents, avinés les trois-quarts du temps. Sitôt réveillé de son long sommeil narcotique, Nick découvre avec effroi qu’il est désormais marié à Angie, que son argent et son passeport lui ont été confisqués et que son bus a été vandalisé par son beau-père…. au cas où Nick changerait d’avis. Acculé et choqué, Nick ne semble avoir aucune échappatoire et ne peut que se résigner à vivre au milieu de cette communauté hors du monde, où la misère culturelle et sociale n’a d’égal que les conditions cauchemardesques d’une vie quotidienne crasse et indigne.


Petit roman en apparence sans prétention, Piège nuptial est en réalité un coup de maître, une pépite livresque menée à un train d’enfer, qui se dévore avec fébrilité, les yeux écarquillés et incrédules, un sourire crispé au bord des lèvres. Mais au-delà de la farce grotesque, dépeignant avec une fausse complaisance les gens rudes de l’Australie profonde, se dessine une contre-utopie, un rêve qui a mal tourné pour ceux qui, un jour, se sont rebellés contre le système et ont aspiré à une autre vie, plus libre et loin de la machine à broyer capitalistique. En prenant le lecteur à contre-pied, Douglas Kennedy fait donc preuve d’un véritable coup de génie et d’une maîtrise formelle qui force le respect. Pour un premier roman, chapeau l’artiste !

dimanche 24 octobre 2021

Antirapport d'activité : antimanuel de la lecture publique, par Papier Machine (facécie n°2)


 En matière d'espièglerie, la Belgique a toujours eu une longueur d'avance. Au pays de Magritte, il est certainement possible de commander un rapport à une entreprise d'audit. Mais il est tout aussi facile et bien plus tentant de confier la rédaction d'une description des actions des bibliothèques de Waimes et Malmedy dans la province de Liège, la très fameuse Wamabi, de confier cet exercice, disais-je, à une revue oulipoesse, Papier Machine.

Et c'est ainsi que ma bibliothèque personnelle s'est enrichie par voie postale d'un petit livre difficilement classable, entre ouvrage poétique, lexique prévertin et petite introduction à la gymnastique bibliothéconomique tendance japonisante.

D'agitation à tricot, en 36 entrées et bien plus de sorties, il s'agit de découvrir de façon quasiment onirique le métier protéiforme de bibliothécaire (le terme regroupant pour l'occasion, c'est bien précisé, toute personne salariée de la Wamabi sans distinction de grade statut ou autre élément plus ou moins visible), le tout sans ingestion de substances illicites mais avec une bonne dose d'esprit créatif.

Ce petit opus ne révolutionnera pas la vision de leur métier et de leurs missions qu'ont les bibliothécaires et autres documentalistes, mais il permettra de les aborder par des angles inédits et de pouvoir mettre des mots nouveaux (quoique très anciens) sur des réalités quotidiennes.

En picorant ici et là de 36 manières, j'ai revisité plaisamment le métier, bien calée dans un fauteuil en sirotant sa tasse de thé. Je me suis sentie moins seule tout à coup, et portée à plus de rêve dans mes innombrables tâches quotidiennes. Je suis désormais confortée dans ma vision expérimentale de ma gestion de petit CDI de collège, et tout cela n'est pas rien !

En ce début de vacances, où la tension du travail se délite pour faire place à la mélancolie dans un processus de décompression somme toute assez répandu, la lecture de ce petit ouvrage invite à l'introspection professionnelle joyeuse et donnerait presque envie de se retrousser les manches dans un grand éclat de rire face à l'absurdité du monde et de notre condition en particulier.


antimanuel de la lecture publique, par Papier Machine

Leçon espiègle d'histoire : Disparu !, de Sylvain Venayre (facécie n°1)

 


En règle très générale, les habilitations à diriger, dernière marche pour obtenir le grade de Professeur d'université, ne prêtent pas à sourire. IL s'agit en effet d'une affaire d'importance qui conduit l'impétrant au sommet du cursus universitaire, à défaut de lui garantir la gloire. Et pour justifier cette distinction, Sylvain Venayre a dû se plier comme ses confrères à une espèce d'introspection professionnelle connue sous le nom d'ego-histoire et prescrite par cet examen ultime, histoire de démontrer ses capacités intellectuelles de haut niveau.

Seulement, au lieu d'emprunter comme nombre de ses confrères une voie conventionnelle, il en a fait un exercice de style, et prenant le contre-pied de son directeur de thèse Alain Corbin, qui avait fait sortir de l'ombre un parfait inconnu, lui a décidé de faire disparaître la personne qu'il connaît probablement le mieux : lui-même.

Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, d'Alain Corbin était l'essai de reconstituer le monde où cet homme pris au hasard évolua toute sa vie.

Disparu ! est une enquête d'un autre genre pour reconstituer le parcours académique d'un historien dans toutes ses dimensions. Non pas une introspection, mais une véritable enquête policière sur l'historien, son existence académique, les motivations de ses choix de recherche, ses méthodes.

Parfois légèrement déroutant (parler de soi à la troisième personne sans se prendre pour César est un tour de force), cet angle de traitement du sujet a de très bons côtés. Car enfin, rédigé sur un mode conventionnel, quel ennui pour les lecteurs non-spécialistes que ce travail de retour sur sa carrière. Et bien qu'à ce niveau d'enseignement, lesmembres du jury réclament un certain style littéraire, la fantaisie dont a fait preuve Sylvain Venayre n'est pas de mise habituellement.

Heureusement, il n'est pas de ceux qui aiment les choses convenues. Passionné de ces petites enquêtes annexes de la grande histoire, il s'est déjà fait détective pour nous livrer, à mi-chemin entre son travail d'historien et la fantaisie littéraire, une version des trois mousquetaires du point de vue de Milady en bande dessinée (Milady ou le mystère des Mousqutaires, dessins de Frédéric Bihel, chez Futuropolis), accompagnée d'une préface et d'une postface retraçant minutieusement l'enquête qui aboutit aux révélations fracassantes sur cette œuvre pourtant mondialement connue.C'est aussi le co-auteur avec Étienne Davodeau du premier tome de l'histoire dessinée de la France, chroniquée sur ce blog à sa sortie, qui mêlait déjà histoire et même historiographie et bande dessinée.

On ne regrettera d'ailleurs qu'une seule chose dans le dossier de la disparition de Sylvain Venayre : qu'il ait escamoté ces deux ouvrages dans la présentation de l’œuvre du disparu. Mais c'eût été sans doute pousser la plaisanterie un peu trop loin pour un exercice qui se devait tout de même de rester académiquement compatible.

Après tout, nous n'étions plus à une disparition près, et le reste, sans sacrifier aux contraintes de l'exercice, reste un moment plaisant de lecture pour tout historien sachant apprécier les pas de côté.

mercredi 6 octobre 2021

Littérature japonaise : Le sabre des Takeda, de Yasushi Inoue

 

Existe-t-il une période de l’histoire du Japon qui ait davantage fasciné les écrivains et les cinéastes que la grande époque Sengoku ? Au regard du nombre d'œuvres culturelles faisant références aux événements qui ont marqué cette période historique, on est en droit d’en douter. Ce roman de Yasushi Inoue ne fait pas exception à la règle et se déroule donc au XVIème siècle, alors que le Japon est encore en proie à des conflits opposant de puissants seigneurs de guerre aux quatre coins de l’archipel. Parmi ces belliqueux daimyos, le seigneur Shingen Takeda est l’un des plus puissants et des plus ambitieux. Longtemps ce clan fera figure de vainqueur potentiel dans la course au shogunat, tant sa puissance militaire impose le respect à ses adversaires, avant de finalement s’incliner face à la puissance montante de l’époque, celle d’Oda Nobunaga. Mais au moment où se déroule le roman d’Inoue, nous n’en sommes pas encore là. D’ailleurs, cette histoire est moins celle du clan Takeda, que celle de Yamamoto Kansuke, son stratège en chef. Le sabre des Takeda est le récit largement romancé de cet homme étrange  et insaisissable, éminence grise du clan et architecte principal de la domination militaire des Takeda durant cette période.



Nul ne connaît exactement les origines de Yamamoto Kansuke, l’homme, déjà relativement âgé lorsqu’il entre au service des Takeda, est petit, difforme et borgne, en plus d’être défiguré par la vérole. Mais il est doté d’une grande intelligence, d’une connaissance profonde de l’art de la guerre  et d’une assurance apte à déstabiliser ses contradicteurs les plus féroces. Pourtant, lors de sa première entrevue avec le seigneur Takeda, il avoue ingénument, non sans avoir développé un plan d’attaque digne des meilleurs stratèges, n’avoir jamais mené la moindre bataille.  Quelques généraux s’indignent alors de l’impudence de cet obscur samouraï sans renommée, mais Shingen Takeda est immédiatement séduit par la personnalité hors-norme de Yamamoto Kansuke et lui confie  la charge d’élaborer leur plan d’attaque dans la campagne qu’ils préparent pour s’emparer de la province de Shinano. Grâce aux conseils de son nouveau protégé, Shingen Takeda remporte une victoire rapide et décisive sur son adversaire. Mais en dévoilant son appétit de conquête, le clan Takeda éveille un adversaire encore plus redoutable, Uesugi Kenshin, qui deviendra son rival le plus dangereux dans la région. Années après années, les deux clans se jaugent, mesurent leurs forces dans des escarmouches sans importance, n’osant pas s’affronter véritablement sur le champ de bataille, car une défaite de cette ampleur signifierait alors l’extermination pure et simple de l’ennemi. Les succès militaires du clan Takeda, qu’il doit en grande partie à l’intelligence des stratégies imaginées par Yamamoto Kansuke, assurent à ce dernier une place de choix aux côtés du seigneur Shingen. Un respect mutuel et une profonde amitié lie les deux hommes, mais Yamamoto éprouve également un attachement profond en la personne de dame Yubu, la concubine de son maître, à qui il accorde une fidélité sans faille. Ses efforts mèneront le clan Takeda à la victoire face à Uesugi Kenshin, mais hélas, Yamamoto n’aura pas l’occasion de la célébrer avec son seigneur car il meurt sur le champ de bataille. Persuadé que la tactique qu’il a préconisée a échoué, il se lance dans une charge désespérée contre l’ennemi, sacrifiant sa vie alors même qu’il est l’artisan d’une victoire éclatante.



Figure emblématique de la culture populaire japonaise, Yamamoto Kansuke n’est certes par auréolé du prestige d’un Miyamoto Musachi, mais on peut tout de même leur accorder quelques points communs. Tous deux sont des guerriers d’origine assez modestes, qui doivent leur ascension à leurs talents martiaux, mais alors que Musachi est un bretteur d’exception, Kansuke est surtout un stratège hors pair. Pourtant, ce qui les relie, c’est leur force de caractère assez peu commune et leur rigueur morale. Ils se posent en modèles dans un Japon où la figure du samouraï est sur le point d’évoluer drastiquement. Ils incarnent donc à la fois l’archétype du bushi (guerrier et gentilhomme qui excelle dans la science des armes), mais préfigurent également un nouveau type de Samouraï, qui progressivement abandonne le pur métier des armes (même s’il en garde les symboles les plus évidents, comme la coiffure ou le port des deux sabres) pour devenir un administrateur qui manie davantage la plume que  le katana et porte bien plus souvent le kimono que l’armure.  Tous deux, bien que marquant une rupture, préfigurent l’image sacralisée du samouraï à travers le code du bushido….. code dont l’origine remonte justement à la geste des Takeda. Le Kōyō gunkan, qui relate les exploits militaires du clan Takeda par le menu, avec force détails sur les forces en présence, les armes utilisées, les stratégies employées... est considéré comme l’embryon de ce qui sera formalisé plus tard sous le terme de bushido (la voie du guerrier). C’est dans l’un de ses volumes que sont narrés les exploits de Yamamoto Kansuke. 



A la lumière de ces éléments, on comprend évidemment mieux le rôle capital de ce personnage dans l’histoire du Japon et dans son imaginaire collectif. Tout le talent de Yasushi Inoue  réside dans la capacité de l’écrivain à donner une certaine substance à ce personnage légendaire. Ainsi, Kansuke entretient avec l’une des concubines de son seigneur une relation amoureuse purement platonique, qui n’est pas sans rappeler celle de Musachi et Otsü. Un amour contrarié, qui a tous les atours de l’amour courtois, mais qui chez Inoue n’est pas véritablement un moteur du récit, contrairement au roman de Yoshikawa. Il faut davantage y voir un moyen d’explorer les différentes facettes du personnage, une tentative pour le rendre un peu plus humain et ne pas simplement le réduire à sa dimension de génie militaire. Et il faut bien avouer que l’auteur réussit parfaitement à faire de son Yamamoto Kansuke un homme extraordinaire, au sens étymologique du terme, à la fois fascinant, hors-norme et pourtant profondément humain.  

lundi 27 septembre 2021

Dune (2021)

 

Ceux qui me côtoient depuis longtemps, et connaissent donc ma fascination pour l'oeuvre de Frank Herbert, se demandent probablement si je me fendrai exceptionnellement d'une critique du film de Denis Villeneuve.  Ce blog n'est évidemment nullement amené à changer de ligne éditoriale, il n'y aura donc pas de chronique ciné ici, mais vous pouvez, si vous le souhaitez, lire mon avis à ce sujet sur la Kinopithèque,  l'excellent blog de mon ami Benjamin Fauré. Oui oui, c'est du copinage et vous êtes toujours sur Blogger in fabula.

C'est par ici que cela se passe : http://www.kinopitheque.net/dune/#more-31011


jeudi 23 septembre 2021

Rencontre sanglante : Croire aux fauves, de Nastassja Martin

 

 Poursuivant mon périple littéraire sibérien, je suis partie à la rencontre de la femme qui a vu l'ours et a accompli un grand voyage initiatique, qu'elle nous livre dans un récit concis, au style étonnant.

Le 25 août 2015, Nastassja Martin, ethnologue française qui étudie les Evènes dans la péninsule du Kamchatka, rencontre un ours. La rencontre est violente : l'ours emporte la moitié du visage de la jeune femme, Nastassja plante son piolet dans la chair de l'animal qui s'enfuit.

Grâce au sang-froid de son compagnon de randonnée, à l'armée russe et aux médecins de Pétropavlosk, Nastassja survit à sa rencontre. Commence pour elle un voyage intérieur, mêlant reconstruction physique, psychologique et recherche de sens de cet événement hors normes. Dans cette quête, les épreuves ne sont pas toujours celles auxquelles on s'attendrait, et le sens qu'elle donne à cette rencontre, à ces rencontres dont celle de l'ours n'est qu'une parmi d'autres, nous déroute, littéralement ; nous emmène hors des chemins balisés par nos connaissances et nos croyances.

Car toutes les catégories auxquelles nous sommes habituées volent en éclats : qui est le plus rationnel, du chaman sibérien ou de la chirurgienne française ? Nastassja erre-t-elle dans les méandres d'un délire provoqué par ses souffrances ou bien suit-elle une voie (au sens asiatique du terme) ? Se laisse-t-elle guider par des impressions floues ou par l'esprit de l'ours ?

Récit à la fois clair, limpide, et pourtant plein d'ombres, ce livre est le reflet de la confusion de la narratrice et de son regard clinique d'ethnologue. Il est aussi plein de l'amour qu'elle porte à ses amis évènes, et à la contrée sauvage qui les abritent.

Narration courte, factuelle et qui nous emporte pourtant dans une autre réalité, l'expérience de Nastassja peut se lire à plusieurs niveaux. Une première lecture n'en fait qu'effleurer l'essence. On laissera donc reposer un peu, et puis on reprendra. La rencontre avec l'ours, le choc, la douleur, la recherche du sens, le retour, la boucle. On essaiera peut-être de comprendre. Ou pas. On peut préférer juste se laisser emporter par cette belle écriture singulière dans une contrée polyphonique et pluridimensionnelle.

C'est un beau récit, une expérience vécue du dedans et du dehors, qui fait réfléchir  hors des sentiers battus. C'est de la littérature à l'os, sans fioritures de style, où chaque mot est à sa place.

Une rencontre inoubliable.


Le sang de la cité : Capitale du Sud (T1), de Guillaume Chamanadjian

 

Aux forges de Vulcain, ils n’ont pas de pétrole, mais ils ont d’excellentes idées, en plus d’avoir du talent et de soutenir activement la création littéraire dans le domaine de la fantasy francophone, qui, ne nous voilons pas la face, est loin de s’écouler aussi facilement que son homologue anglo-saxonne. Mais le succès critique indiscutable d' Un long voyage de Claire Duvivier prouve qu’il reste de la place pour les nouvelles voix. D’autant plus que l’on retrouve l’autrice partie prenante de ce nouveau projet éditorial. L’idée de partager un univers commun entre deux auteurs n’est pas complètement nouvelle et l’exercice est largement pratiqué dans le domaine de la BD, du cinéma ou des séries TV. En revanche, en matière de  littérature c’est nettement moins fréquent, même si là aussi quelques exemples peuvent venir en tête (Boileau-Narcejac, Terry Pratchett et Neil Gaiman dans De bons présages ou bien encore S.A. Corey, le duo à l’origine du cycle The Expanse), mais les règles du jeu sont cette fois un peu différentes car il ne s’agit pas à proprement parler d’écriture à quatre mains, mais de deux trilogies, l’une écrite par Guillaume Chamanadjian l’autre par Claire Duvivier, se déroulant dans le même univers de fantasy (La tour de garde). Alors que Capitale du Sud (T1) est déjà sorti en avril, Capitale du Nord (T1) devrait sortir le 1er octobre. 



     Au premier abord, Le sang de la cité paraît relever plutôt de la light fantasy et s’éloigne à pas mesurés des canons du genre. Un peu à la manière du Wastburg de Cédric Ferrand, la cité de Gemina est l’élément central du roman, un personnage à part entière qui fascine par sa vitalité brute et organique tout autant que par ses intrigues de palais. Cette vaste cité grouillante de vie est le théâtre d’affrontements séculaires entre grandes familles ducales. Chaque clan domine un quartier de la ville et défend son territoire avec la plus grande des vigilances. Parmi ces grandes familles, la maison de la Caouane fait figure de trublion. Rompant la règle tacite qui veut qu’on n’éradique pas impunément une maison adverse, la Caouane a exterminé un clan ennemi, ne laissant en vie lors de l’assaut final que deux enfants découverts enfermés dans les geôles. Pour une raison que personne ne semble comprendre, le duc Servaint les a épargnés, puis pris sous son aile. Daphné et Nohamus, dit Nox, ont désormais bien grandi. La première est devenue une belle jeune-fille au coeur ténébreux et aux colères désormais légendaires. Le second s’est frayé une place parmi les camelots, bateleurs et autres figures  du quartier du port. Il arpente ainsi les rues d’une cité qu’il connaît désormais comme sa poche pour effectuer quelques livraisons de bouche au bénéfice d’une épicerie de luxe, escaladant les murs, passant par les toîts, exploitant le moindre raccourci. Mais cette existence heureuse ne peut que se fracasser contre le mur de la realpolitik pratiquée par le duc Servaint, bien décidé à creuser un canal qui traversera la ville dans toute sa longueur. Mais pour cela, il lui faudra convaincre les autres maisons, qui ne le portent pas vraiment dans leur cœur. Pour Nox, ce sera la fin de cette enfance insouciante puisqu’il devra assumer un nouveau rôle au sein de la Caouane. 



Pour un premier roman, Le sang de la cité fait preuve d’une maîtrise formelle assez admirable et d’une ambiance très prenante et immersive. Cela laisse augurer une trilogie de très bonne tenue, à défaut d’être d’une originalité folle, si l’on excepte l’idée du partage d’univers. Mais il y a quelque chose d’étonnamment rafraîchissant dans la plume de Guillaume Chamanadjian, parfaitement incarnée à travers le personnage de Nox, plein de vie et d’énergie. C’est avec grand plaisir que l’on suit son parcours initiatique et son entrée dans l’âge adulte. Bien évidemment, comme à chaque fois que l’on pénètre dans un nouvel univers, il faut accepter d’être en présence d’un roman d’exposition, et il s’agit bien là d’une introduction aux règles qui régissent le monde de la tour de garde. Mais l’auteur ne se montre pas excessivement didactique et fait preuve d’une certaine intelligence dans sa construction narrative. On se laisse donc porter par le récit, en découvrant ici et là quelques subtilités qui nous font espérer un peu plus de profondeur et d’enjeu dans les tomes suivants. D’autant plus que la cité de Gemina demeure décidément bien mystérieuse. En plus de son organisation politico-spatiale assez étonnante, on lui découvre une nature plus sombre et inquiétante, de vieux secrets gardés depuis des siècles et que personne ne semble vouloir mettre à jour, un pouvoir obscur que Nox perçoit sans le comprendre réellement. On se doute que dans les tomes suivants, le mystère prendra de l’ampleur et que les petites briques disséminées par l’auteur au fil du récit prendront forme pour nous révéler une architecture un peu plus complexe. En l’état, Le sang de la cité est déjà un excellent roman, très bien écrit et suffisamment intriguant pour qu’on ait envie de lire le plus rapidement possible la suite. En attendant, nous nous jetterons sur son pendant nordiste (écrit par Claire Duvivier), qui devrait sortir dès le 1er octobre. Quelle belle perspective que ce projet livresque commun.