Rechercher dans ce blog

lundi 21 juin 2021

Thriller psychologique : Vis à vis, de Peter Swanson

 

C’est dans ce que j’imagine être, sans trop prendre de risque, la plus petite fnac du monde (mais avec vue sur les Pyrénées), que trônait ce petit polar de Peter Swanson publié par Gallmeister. J’avoue en général préférer une bonne discussion avec mon libraire, plutôt que foncer aveuglément sur les têtes de gondole et autres pastilles coup de coeur, mais que voulez-vous, les mystères du hasard (ou de la sérendipité) sont aussi impénétrables que pourvoyeurs d’excellentes surprises. Et puis, lorsqu’on ne connaît pas les lieux, ni les goûts du libraire en question, il n’est d’autre choix que de faire au feeling. Bref, me voilà donc reparti de cette paisible micro-fnac avec un nouvel auteur à découvrir et une publication des éditions Aux forges de vulcain dont je vous parlerai plus tard.



Hen, illustratrice de livres pour enfants, vient d’emménager avec son mari dans un quartier paisible non loin de Boston. Le couple est sans enfants, un choix raisonné eu égard à la maladie de Hen, atteinte de troubles psychologiques importants et suivant par conséquent un traitement incompatible avec une grossesse. La ville est paisible et leur quartier plutôt cossu. Rapidement, Hen et Lloyd sympathisent avec leurs voisins immédiats, qui n’ont également pas d’enfants. Mais au cours d’un repas commun, Hen fait une découverte qui la tétanise. Alors que Matthew et Mira leur font visiter leur maison, elle tombe nez à nez avec un objet qui lui fait immédiatement comprendre que son voisin est un meurtrier. Cet objet n’est autre qu’un trophée d’escrime, pièce à conviction mystérieusement disparue lors du meurtre d’un jeune étudiant quelques années auparavant. Hen sait que cet objet n’a rien à faire dans le bureau de Mathew et que cette coïncidence n’est en rien le fruit du hasard, d’autant plus que leurs regards se sont croisés et que Hen y a lu comme une confirmation de sa culpabilité. L’homme est pourtant charmant, cultivé et un brin mystérieux. Le couple qu’il forme avec Mira est on ne peut plus respectable. Mais le lendemain, le trophée a disparu, habilement caché par Mathew et Hen ne peut s’empêcher d’y voir une une preuve définitivement accablante. Dès lors, le jeune femme n’aura d’autre obsession que de confondre le meurtrier tout en sachant qu’il a, dès que leurs regards se sont croisés, compris qu’elle l’avait démasqué. 



Vis à vis n’a rien du polar classique, un peu à la manière de Colombo, le coupable est connu dès les premières pages du roman et l’auteur, plutôt que de se concentrer sur la procédure policière, préfère emprunter une autre voie, celle du thriller psychologique. Tout l’intérêt réside dans l’alternance des points de vue entre le tueur et l’une de ses victimes potentielles. Ceci dit, soyons d’emblée très  honnête, Vis à vis ne brille pas spécialement par la qualité de son intrigue et un auteur de moindre envergure aurait certainement flirté avec le ridicule tant l’histoire paraît de prime abord   improbable et irréelle. Mais le roman tient parfaitement debout grâce à deux qualités primordiales : ses personnages et son ambiance. Tout en tension, le roman entretient une sorte de dichotomie qui, en temps normal, serait parfaitement rédhibitoire, mais qui finalement participe à l’originalité de l’histoire. Oui, tout ceci est singulièrement irréaliste, mais la relation que Matthew et Hen finissent par établir est d’une étrangeté et d’une justesse psychologique qui forcent le respect. Et au lecteur d’être totalement fasciné par l’évolution de leurs rapports  étranges et vénéneux. Mais si l’on pousse la logique un cran plus loin, cette relation entre un tueur et sa victime potentielle  n’est pas si éloignée des relations que développent (au cinéma ou dans la littérature tout du moins) les fameux profileurs avec les meurtriers en série. On pense évidemment à Hannibal Lecter et Clarisse Sterling dans le Silence des Agneaux ou bien encore au duo Holden Ford et Wendy Carr dans Mindhunter, qui dans leurs interrogatoires successifs finissent par développer une véritable relation de confiance avec les serial killers. La différence, c’est que dans le cas présent, le meurtrier n’est pas en prison et enchaîné aux barreaux d’une chaise pour répondre à un interrogatoire. Il n’empêche que ce mélange de fascination morbide et de séduction malsaine est l’occasion pour deux êtres étranges et singuliers, de se livrer entièrement, d’avouer leurs peurs et leurs pulsions. D’aucuns rétorqueront qu'aujourd'hui, l’idée n’est plus si nouvelle et que d’autres sont passés avant, certes, mais Swanson a du métier et à défaut d’être génial, Vis à vis est un bon petit polar, qui sort des sentiers battus et démontre des qualités de narration indéniables. 

jeudi 10 juin 2021

Littérature levantine : Le cimetière des rêves, de Hanan El-Cheikh

 

Décidément, la littérature levantine révèle bien des richesses, que je continue d’explorer modestement et patiemment, cette fois avec l’écrivaine libanaise Hanan El Cheikh, auteure d’une demi-douzaine d’ouvrages, dont deux recueils de nouvelles. La forme courte est, en France, un exercice finalement assez peu prisé, contrairement à la longue tradition anglo-saxonne. On ne compte plus les écrivains en herbe, qui se lancent dès leurs premiers pas dans la rédaction d’un roman…. et s’épuisent fatalement avant d’arriver au terme de leur projet, ou accouchent laborieusement d’un manuscrit qui ne trouvera jamais d’éditeur. En plus d’être fondamentalement plus pragmatiques (on ne compte plus les ateliers d’écriture aux USA), les écrivains anglo-saxons font souvent leurs gammes du côté de la nouvelle, d’une part parce que le genre bénéficie de davantage de considération, mais aussi parce que les débouchés en matière de publication sont bien plus nombreux, notamment au sein de la presse. Nombre de revues, littéraires ou non, publient régulièrement des nouvelles : Collier’s, Harper’s magazine, The new yorker ou bien encore, et c’est moins connu dans nos contrées, Playboy (je vous conseille à ce sujet, l’excellent article publié dans Slate, vous seriez surpris par le niveau très élevé des textes publiés pendant de nombreuses années dans ce magazine jusqu’à la fin des années 90).  Mais je m’éloigne du sujet initial.



Revenons donc à la littérature levantine, dont la tradition plonge ses racines dans le très riche héritage des contes arabo-musulmans, une forme finalement pas très éloignée de la nouvelle. A cet héritage vient se greffer le regard singulier d’une écrivaine, d’une femme plus précisément, pour qui aucun sujet n’est réellement tabou. Pour la petite histoire, Hanan El-Cheikh dut publier son premier roman, Histoire de Zahra, à compte d’auteur, car aucun éditeur libanais ou arabe, ne voulut prendre le risque de publier un roman au sujet aussi sulfureux. Ce qui n'empêcha pas l’auteure libanaise de remporter un franc succès, notamment en France. A travers son oeuvre, qui s’étale sur plus de quarante ans d’écriture, Hanan El-Cheikh n’hésite pas à aborder des sujets aussi clivants que la place des femmes au sein de la civilisation arabo-musulmane, le viol, l’inceste, la prostitution et de manière générale toutes les violences faites à l’encontre des femmes. En filigrane apparaît bien évidemment une critique assez vive du patriarcat et de la domination des hommes, notamment au travers du mariage, dont il faut souligner le courage. 



Ces thèmes apparaissent dans les nouvelles qui composent Le cimetière des rêves, mais il serait quelque peu réducteur de ne résumer ces textes qu’à leur contenu engagé. Au fil de la lecture d’autres sujets émergent, en particulier la difficile articulation entre Orient et Occident. Le déracinement, le choc des cultures, la perte des repères (familiaux ou culturels), la nostalgie d’un passé perdu…. Tous font écho au propre parcours personnel de l’écrivaine, qui dut quitter son Liban natal pour finalement trouver un point de chute à Londres. Le personnage de la nouvelle “Je balaie le soleil des terrasses”, une jeune femmes qui a quitté son pays pour réaliser son rêve d’Occident en Angleterre, est ainsi tiraillé entre sa fascination profonde pour le mode de vie européen et les souvenirs de sa vie passée, faits de couleurs, de saveurs et de senteurs qui s’imposent à elle avec une acuité d’autant plus douloureuse qu’ils sont un contrepoint à de nombreuses désillusions. 



Ce qui émerge de ces textes au ton doux amer et parfois sombre, c’est le courage de ces femmes face à  l’adversité et au changement. Leur grandeur dépasse l'étendue de leurs failles, qu’elles tentent de surmonter avec des stratégies diverses et souvent surprenantes. Au lecteur de suivre ces lignes de fracture, comme on glisse délicatement le doigt le long d’une anfractuosité, découvrant des nœuds, des embranchements secondaires, de nouveaux chemins sur le sentier difficile de la vie. Et à la fin, s’esquisse subtilement un tableau fait de multiples visages, ceux de ces femmes qui luttent pour trouver une place, pour préserver leur intégrité et leur liberté. 

lundi 31 mai 2021

Space cluedo : La troisième griffe de Dieu, de Adam-Troy Castro

 

Emissaires des morts avait été la bonne surprise science-fictionnesque du mois de janvier et les critiques n’avaient pas manqué de le faire savoir un peu partout sur la toile. Les éditions Albin Michel remettent donc le couvert avec le deuxième opus de la série Andrea Cort, qui devrait en compter un troisième si les ventes suivent. Alors carton plein pour Adam-Troy Castro ? Pas vraiment si l’on s’en tient aux ventes du premier volume et c’est, il me semble, fort dommage au regard des immenses qualités de cette série. Par conséquent, la sortie de La troisième griffe de Dieu est l’occasion de rappeler tout le bien que nous pensons d’Andrea Cort.

Ce deuxième tome comprend donc un roman, La troisième griffe de Dieu, ainsi qu’une nouvelle, Un coup de poignard, placée en fin de volume. Les présentations avec le personnage d’Andrea Cort ayant été faites à l’occasion de la recension d'Émissaires des morts, contentons-nous d’un bref résumé des événements. Après avoir démasqué le coupable des meurtres de l’habitat Un, Un, Un, Andrea est devenue l’agent d’une puissante coalition IA. Sa position au sein du corps diplomatique a également changé puisqu’elle dispose du statut de procureur extraordinaire et évolue en dehors de toute hiérarchie. Autant dire que pour un électron libre de son envergure, ces nouveaux privilèges sont du pain béni. En échange, Andrea a accepté d'œuvrer pour les IA, mais tout en sachant qu’au sein de cette nébuleuse existent des factions dissidentes, qui intriguent et cherchent à nuire à l’humanité dans des proportions encore difficiles à évaluer. Par ailleurs, Andrea a bien du mal à comprendre le rôle qu’elle joue dans l’affrontement qui oppose ces différentes factions IA, d’autant plus que ses employeurs aiment à entretenir le mystère et ne lui confient pas toujours l’intégralité des éléments en leur possession. C’est qu’en réalité, Andrea influe sur le cours des choses par son libre-arbitre, autant que par les manipulations dont elle fait l’objet. Une savante et délicate association que l’on pourrait croire antinomique, mais qui entretient une certaine tension narrative et un voile de mystère habilement géré par Adam-Troy Castro.



Dans ce deuxième roman, Andrea est invitée à rejoindre la planète Xana, fief de la famille Bettelhine, une dynastie de marchands d’armes de la pire espèce, dont elle abhorre incontestablement la posture morale et la position sociale.  Mais incitée par les IA à accepter l’invitation et intriguée par cette demande, Andrea décide de se rendre sur leur planète afin de savoir ce que lui veulent exactement les Bettelhine. A peine arrivée au port orbital de Xana, Andrea doit faire face à une tentative de meurtre, dont elle n’aurait pas réchappé sans la vigilance de ses deux gardes du corps et assistants, Oscin et Skye. Rien que de très ordinaire cependant pour la jeune-femme, dont la réputation la précède en général partout où elle se rend. L’incident aurait pu en rester là, si ce n’était la nature et la rareté de l’arme utilisée, la troisième griffe de Dieu, dont les effets révèlent un haut degré de cruauté. Au cours de la descente mouvementée de l’ascenseur spatial, Andrea devra mener une enquête serrée, dont les enjeux sont dissimulés comme autant de boîtes gigognes, avec pour seules armes la rigueur, l’intelligence et une bonne dose de misanthropie.  



 Nous l’avions déjà évoqué, la grande force de cette série réside avant tout dans son personnage central et dans la capacité d’Adam-Troy Castro à écrire des intrigues bien ficelées et dans l’ensemble plutôt astucieuses. Rien de révolutionnaire dans son approche de la science-fiction et parfois même un petit côté old-school pas déplaisant, voire même asimovien dans la construction narrative et la manière d’exploiter une intrigue (on retrouve un peu les mêmes schémas dans les nouvelles du cycle des robots). Pour l’univers et les personnages en revanche, la filiation est plutôt à aller chercher du côté de Iain M. Banks, en nettement moins brillant il faut bien le reconnaître. Mais peu importe, ce qui fonctionne chez Adam-Troy Castro réside moins dans le caractère novateur et conceptuel de sa SF, que dans sa maîtrise de la narration et du suspense. Dans ce cas précis, le schéma est bien connu et transpose dans un univers de SF, ni plus ni moins qu’un roman policier sous forme de huis-clos. Les amateurs de Cluedo et autres romans d’Agatha Christie ne devraient pas être dépaysés. Toute la question est de déterminer si la dimension science-fictive du roman n’est ici qu’un décorum ou bien si l'auteur américain exploite plus en profondeur les thématiques propres à la science-fiction. C’est à mon sens l’un des bémols de cet excellent roman. Là où les nouvelles du premier tome exploitaient de bout en bout une idée, un concept puissant, ce roman se montre bien plus paresseux sur ce point. On peine à trouver un peu de fond en dehors du discours anti-riches et anticapitaliste de surface. 


Faut-il pour autant bouder son plaisir ? Certes, non. Si l’idée de lire un bon roman policier à intrigue dans un univers de SF vous séduit, si l’évolution du personnage d’Andrea Cort ne vous laisse pas insensible et si le premier volume vous avait déjà enthousiasmé, alors aucun doute, vous pouvez foncer tête baissée sur La troisième griffe de Dieu, c’est une excellente lecture de divertissement et en ce qui nous concerne, nous attendons la suite avec impatience.

lundi 10 mai 2021

Japan flow : La pierre et le sabre, de Eiji Yoshikawa

 

De la littérature japonaise, nous connaissons essentiellement les auteurs classiques du XXème siècle, les Mishima, Tanizaki, Akutagawa, Inoue, Kawabata et autres grands noms des lettres nippones. Mais finalement, de la littérature grand public, celle qui divertit le plus grand nombre et que l’on peut qualifier de populaire, nous n’avons en France que peu d’échos. C’est d’autant plus étonnant que la France représente le marché le plus important pour le manga, juste derrière le Japon, et que toute une génération de quadras et autres trentenaires a été biberonnée à l’animation japonaise dès sa plus tendre enfance. Il est paradoxal que dans un pays où le Japon exerce une fascination et une influence culturelle si importantes, sa littérature populaire soit si méconnue. La littérature japonaise garde aujourd’hui encore, une certaine aura de mystère, une réputation de sophistication et, ne l’éludons pas, d’inaccessibilité, qui à mon sens ne lui rendent pas complètement justice. Reconnaissons tout de même que les éditions Picquier tentent depuis plus de trente ans de combler le fossé, en proposant à leur catalogue de très nombreux auteurs contemporains talentueux et populaires dans leur pays d’origine (toutes proportions gardées évidemment, une auteure comme Hiromi Kawakami est loin d’atteindre les chiffres de vente de One Piece). Mais, à toute règle il existe forcément une ou plusieurs exceptions. Publié sous forme de feuilleton dans la revue Asahi Shibun entre 1935 et 1939, Musashi, de Eiji Yoshikawa, a été scindé lors de sa parution française en deux volumes, La pierre et le sabre et La parfaite lumière. Qualifié d’Autant en emporte le vent à la japonaise, il s’agit d’un pur roman de cape et d’épée, qui n’est pas sans rappeler un certain Alexandre Dumas ; aventure enlevée, narration sans temps mort et personnages archétypaux… les 1500 pages du roman se boivent comme du petit lait. Depuis sa traduction, en 1986, le roman a été réédité à de multiples reprises, signe d’un succès qui ne se dément pas. Les plus curieux pourront également aller jeter un coup d’oeil sur l’adaptation du roman sous forme de manga, Le vagabond, qui ne démérite pas le moins du monde, mais qui paraît tout de même un peu fade après avoir pris goût au style d’Eiji Yoshikawa.  



Personnage historique éminemment populaire au Japon, Miyamoto Musashi vécut au XVIIème siècle. Maître bushi, peintre, calligraphe et même philosophe, il construisit sa renommée sur ses talents de bretteur d’exception, au point de devenir le maître de sabre le plus réputé de son temps. Outre ses aptitudes remarquables pour le combat, l’immense prestige de Miyamoto Musashi tient au fait qu’il fut certainement l’une des dernières  grandes  figures guerrières de cette période. Prestige d’autant plus grand qu’il participa à la mythique bataille de Sekigahara (du côté des vaincus), dont le vainqueur fut le célèbre Ieyasu Tokugawa, qui termina la grande entreprise de réunification de Japon entamée par Oda Nobunaga et Hideysoshi Toyotomi, devenant ainsi le fondateur d’une longue dynastie de shoguns. Après plus d’un siècle de guerres incessantes et fratricides, le Japon connut alors une période de paix d’environ deux siècles et demi. Durant l’époque Edo, les combats au sabre furent interdits et le pouvoir des Daimyos (seigneurs de guerre) fut habilement jugulé. Dans un pays désormais pacifié, des cohortes de samouraïs se retrouvèrent sans emploi, devenant rônins pour une grande partie d’entre-eux. Les compétences guerrières devinrent ainsi progressivement des arts martiaux, répondant à une philosophie du bushido poussée à son paroxysme, mais désormais bien éloignée du champ de bataille.  De brutes sanguinaires à la lame facile, nombre de samouraïs devinrent des maîtres de la cérémonie du thé, d’excellent calligraphes et de fins lettrés... ou des brigands sans foi ni loi pour les rônins que la pauvreté et la misère guettaient. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que Miyamoto Musashi fut dressé en figure archétypale du samouraï, guerrier invincible et parangon de vertu, car la Pax Tokugawa fut aussi une période d’essor pour le divertissement et en particulier pour le théâtre kabuki, qui narrait les talents des plus grandes figures guerrières du Japon. Les exploits singuliers de Miyamoto Musachi furent donc repris, amplifiés et évidemment déformés par les conteurs itinérants, pour le plus grand plaisir des Japonais. 



Eiji Yoshikawa ne fait que reprendre à son compte cette tradition théâtrale et romance avec un certain talent la vie du grand guerrier. Son récit commence juste après la bataille de Sekigahara, alors que Musachi (qui se nomme alors Takezo Shinmen), blessé, gît sur le champ de bataille. En recouvrant ses esprits, il constate que son ami d’enfance, Matahachi, a lui aussi échappé au massacre. Ensemble, ils tentent de regagner leur petit village de Miyamoto, où Otsü, la fiancée de Matahachi, se fait en sang d’encre. En chemin, ils tombent sur la petite masure d’Oko et de sa fille, la jeune Akemi. Mais au bout de quelques jours, alors que leurs blessures sont guéries, Matahachi refuse de retourner au village et s’enfuit avec la séduisante Oko. De retour à Miyamoto, Takezo doit faire face à la vindicte de la mère de Matahachi, qui l’accuse de tous les maux et jure d’avoir sa tête. C’est finalement grâce à l’aide d’un moine, Takuan, et de Otsü, qu’il parvient à échapper à un lynchage en règle. Commence alors une longue errance à travers le Japon, une fuite autant qu’une recherche de la voie du sabre. Ceux qui l’aiment comme ceux qui le détestent sont à sa poursuite, alors que lui tente de se faire un nom à travers la maîtrise des armes. Il y a dans l’aventure de Musachi, quelque chose de rocambolesque et d’infiniment romanesque, ce puissant rônin poursuivi par une petite vieille acariâtre qui a juré de lui faire la peau, ainsi que par une jeune fille tombée éperdument amoureuse et un petit garçon qui ne cesse de vouloir devenir son apprenti, est évidemment un ressort puissamment comique. Le ton du roman, que l’on aurait pu croire plus grave, est donné. Yoshikawa manie le burlesque et l’assume parfaitement. Ce qui n’empêche pas l’auteur, de s’éloigner assez régulièrement de la farce, dans un registre plus intime, voire parfois même très poétique, notamment lors de la rencontre de Musashi avec la célèbre geisha Yoshino (sans aucun doute l’un des chapitres les plus subtils du roman). Le reste de l’histoire relève de l’aventure débridée, avec moult poursuites et scènes de combat. Le ton du roman d’Eiji Yoshikawa contraste cependant avec l’image de Miyamoto Musachi qui nous est parvenue jusqu’en Occident. La légende laissait augurer un maître bushi dans toute sa splendeur, à la fois posé et plein de sagesse, n’usant de son arme qu’en cas d’absolue nécessité. Un sensei entouré de disciples avides d’acquérir les arcanes les plus subtiles de l’art du sabre, tout aussi enclin à savourer un thé en regardant les cerisiers en fleurs qu’à faire une démonstration de sa maîtrise technique. Mais le premier tome étant consacré à la jeunesse de Musachi, Eiji Yoshikawa décrit plutôt un jeune homme impulsif, prêt à en découdre pour prouver sa valeur et à bousculer les convenances. Pas toujours sympathique et progressivement conscient de ses imperfections, Musachi cherche cependant la voie. Quête sans fin dont on se demande désespérément  s’il comprendra un jour qu’elle n’est pas tant dans le maniement du sabre que dans le développement de ses aptitudes morales et spirituelles. Les vicissitudes de la vie se chargeront néanmoins de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Se dessinent alors les contours d’un homme plus sage, plus responsable, mais aussi et surtout un peu plus subtil. Yoshikawa reste cependant suffisamment subtil pour ne pas en faire des tonnes et sans nous assommer d’une mystique à trois francs six sous, si chère à certains auteurs. 



Enlevé, incroyablement dynamique, le récit ne souffre aucun temps mort, multiplie les personnages, qui se croisent et s’entrecroisent dans un ballet incessant, jouant constamment avec le lecteur. Formellement, le récit est une grande réussite, grâce à une technique narrative qui doit tout à sa forme épisodique et qui use plutôt habilement des cliffhangers. Mais c’est aussi une des limites de l’écriture de Yoshikawa, dont on perçoit assez facilement les ficelles lorsqu’on lit le roman d’une traite (ce qui n’était pas le cas lors de sa parution par épisodes dans les années trente). Certains pourront également trouver les personnages quelque peu stéréotypés (la bêtise crasse de Matahachi, la méchanceté gratuite d’Osugi, la brutalité de Musachi ou bien encore la fragilité agaçante d’Otsü), mais c’est un peu la règle du jeu dans ce type de littérature, il faut s’en amuser plus que s’en agacer car cela fait partie du comique de répétition qu’emploie allègrement Yoshikawa. D’autant plus que l’auteur arrive régulièrement à dépasser cette caractérisation simpliste et à donner un peu de profondeur aux scènes clés.

lundi 3 mai 2021

Littérature levantine : Villa des femmes, de Charif Majdalani

 

En dehors d’Amin Maalouf et de Khalil Gibran, écrivains incontournables de la littérature libanaise, j’avoue ma grande méconnaissance des auteurs levantins et je remercie donc Carmen de m’avoir gentiment conseillé la lecture de Charif Majdalani, qui fut pour moi une bien belle découverte. Cette lacune était d’autant plus béante que le Liban est fort d’une longue et riche tradition littéraire, en particulier francophone. En dépit de l’annulation des deux dernières éditions, le salon du livre de Beyrouth, organisé par l’Institut français du Liban, est ainsi l’un des événements consacrés à la littérature francophone les plus importants au monde, juste après ceux de Paris de de Montréal.


Villa des femmes est un court roman d’un peu plus de deux cents pages, qui se présente sous la forme d’une chronique familiale, celle d’une riche famille chrétienne de Beyrouth, qui s’enrichit dans l’industrie textile durant la première partie du XXème siècle. Le récit, raconté par Noula, chauffeur, gardien et homme de confiance de la famille, mêle différentes époques et retrace le déclin d’un clan autrefois puissant, mais dont la chute paraît inexorable. Le schéma est plutôt classique et il existe évidemment de très nombreuses variations sur la fameuse loi des trois générations (une première génération pour construire, une seconde pour préserver, une troisième pour dilapider selon l’adage populaire), mais le récit fonctionne parfaitement et a le mérite de s’inscrire dans la grande Histoire, puisque le déclin de la famille est aussi celui d’un pays tout entier, qui sombre inexorablement dans la guerre civile. La chute de la maison Hayek n’est toutefois pas seulement le fait d’une situation géopolitique explosive, mais aussi et surtout le résultat d’un égarement familial. Durant les années cinquante et soixante, le Liban fait figure de “petite Suisse” du levant, les différentes communautés vivent en harmonie, conférant une certaine stabilité politique à un pays à l'économie florissante. Quelques grandes familles, très puissantes, se partagent les richesses et les postes politiques clés. La famille Hayek n’est pas en reste : une usine de textile qui tourne à plein régime, des propriétés foncières importantes et des entrées en politique. Ce petit empire économique est dirigé de main de maître par Skandar Hayek, respectable chef de famille, marié à la belle Marie Ghosn (autre grande famille libanaise), avec laquelle il eut la joie d’avoir trois beaux enfants : Noula (à ne pas confondre avec le narrateur cité plus haut), bellâtre au train de vie fastueux et aux moeurs quelque peu dissolues, Hareth, le cadet doux et rêveur, et Karine, énergique jeune femme à la beauté incendiaire, qui fait la fierté de son père. Confortablement installés dans leur villa d’Ayn Chir (quartier chtrétien de Beyrouth), ils vivent grâce à Skandar, une existence oisive et insouciante, en compagnie de Mado, leur tante, est d’une floppée de domestiques fort bien traîtés. Tout cela paraît un peu lisse, mais ici et là le vernis laisse apparaître quelques craquelures, des blessures familiales qu’on a néanmoins habilement dissimulées pour ne pas ternir l’image de la famille. 



Dans ce contexte faussement idyllique, le décès brutal de Skandar fait figure de coup de tonnerre. Soudain la famille se retrouve sans guide et part inexorablement à la dérive. La reprise de l’affaire familiale par le fils aîné s’avère catastrophique, le fils cadet a quitté le pays en quête d’aventure. Seules les femmes ont encore la tête sur les épaules et tentent envers et contre tout de maintenir à flot le clan, alors même que le pays s’enfonce peu à peu dans la guerre civile.

Ce qui frappe dès le début de la lecture, c’est tout d’abord la qualité de la plume de Charif Majdalani. Une écriture fluide et élégante qui participe grandement au plaisir de lecture. Mais au-delà du style, l’auteur libanais est également un excellent conteur et sait parfaitement entraîner le lecteur dans son sillage. On est immédiatement saisi par le ton du récit et par l’habileté de l’auteur à casser toute forme de linéarité, en mêlant le présent et le passé dans une expérience qui convoque les nombreux souvenirs du narrateur, avec le degré d’imprécision que cela sous-entend, mais avec, en compensation, une authenticité qui ferait presque passer ce roman pour d’authentiques mémoires. En revanche, ceux qui chercheraient une certaine forme de dépaysement aux accents exotiques en seront pour leurs frais, Charif Majdalani n’est pas de ces auteurs qui s’inscrivent dans une tradition orientaliste, avec son cortège de poncifs et de clichés éculés. Il est entendu que les personnages de son roman évoluent dans les strates les plus privilégiées de la société libanaise et que leur mode de vie, très occidentalisé, est bien éloigné des masses populaires, mais c’est un regard qui a aussi quelque chose de singulier. D’autant plus que l’intérêt du roman se situe ailleurs, dans sa capacité à s’inscrire dans l’Histoire du Liban et, en particulier, de la guerre civile qui éclata à la fin des années soixante-dix. Là encore, il n’est pas question d’être plongé au coeur même des combats, mais d’en percevoir les conséquences funestes, comme des ondes sur la surface qui viennent s’écraser contre les murs de la villa des Hayek et qui, lentement mais inexorablement, dégradent la façade, dénaturent les jardins luxuriants, détruisent les champs d’orangers…. L’urbanisation des années 60-70 avait radicalement changé la la géographie du quartier d’Ayn Chir, la guerre civile le défigure durablement. Au milieu des routes défoncées et des immeubles éventrés, la villa fait figure d'îlot de résistance à la marche de l’histoire. Et malgré la déroute financière et la déchéance sociale, au milieu du chaos et de la chute de la maison Hayek, ce sont les femmes qui font preuve du courage et de la résilience nécessaires. Elles qui se dressent contre les abus des milices, elles qui refusent de partir et de quitter la seule chose qui leur reste, leur demeure. Ensemble, elles font preuve de la solidarité de ceux qui ont le courage, envers et contre tout, d’affronter l’adversité et de se confronter au réel. Il est bien dommage qu’après un tel discours, la fin vienne quelque peu tempérer la force de ce symbole avec le retour du fils prodigue.


En dépit de ce léger bémol, Villa des femmes est un beau roman et une belle découverte. L’occasion de s’intéresser de près au  reste de la production de Charif Majdalani et d’explorer encore davantage la richesse de la littérature libanaise contemporaine.

lundi 26 avril 2021

Littérature japonaise : Shunkin, de Junichirô Tanizaki

 

De Tanizaki, je n’avais lu jusqu’à présent qu’une poignée de nouvelles, ainsi qu’un court roman, Yoshino, pas forcément très facile d’accès et probablement un peu à part dans la production de l’écrivain japonais. L’ensemble m’avait paru assez fascinant et je m’étais promis de revenir un jour vers cet auteur. Mon choix s’est porté cette fois sur Shunkin, autre roman assez court de Tanizaki (ce qui semble être l’une de ses spécialités) et sans doute l’une de ses œuvres les plus connues. Aux côtés de Mishima, Tanizaki est probablement l’écrivain japonais le plus important de sa génération. Sa production, en grande partie traduite en français, tient en deux volumes de la pléiade, sur lesquels vous m’excuserez d’avoir fait l’impasse, préférant faire l’acquisition d’une édition moins complète, mais plus abordable, dans la collection Quarto de Gallimard. Le choix des textes y est, il me semble très intéressant, puisque l’ouvrage contient plusieurs nouvelles emblématiques de l’auteur, ainsi que ses romans les plus importants. 



Proche du mouvement ero-guro, qui mêle dans sa démarche artistique érotisme et grotesque (voire une certaine forme de cruauté), la littérature de Tanizaki est traversée par des thématiques récurrentes, qui confinent à l’obsession. En particulier celle qu’il éprouva toute sa vie pour sa mère, femme d’une beauté remarquable selon ses dires et figure marquante, dont il chercha plus ou moins en vain les traits (physiques et psychologiques) dans ses diverses conquêtes amoureuses. La femme, en tant qu’objet d’amour et de névrose, est assurément la clé de compréhension de toute l’oeuvre de Tanizaki, elle est au coeur de ses romans les plus connus, comme Un amour insensé, La clé ou bien encore Journal d’un vieux fou. La corollaire de cette obsession tient à la fascination qu’exerce également la sexualité sur l’écrivain japonais, pas forcément toujours de manière explicite, mais elle plane comme une ombre sur sa création artistique, sombre, inquiétante, parfois grotesque, rarement facile. Chez Tanizaki, l’amour n’a jamais rien d’une bluette, c’est un sentiment qui donne lieu à des affrontements psychologiques d’une rare violence, invoque une certaine forme de soumission à l’autre et un rapport de force permanent. Oubliez les contes de fée, les princes charmants et autres figures romantiques qui irriguent depuis Moyen-Age, la littérature occidentale, l’amour chez Tanizaki relève autant de l’obsession que du fétichisme. Cela n’a rien d’un hasard tant les conceptions de la sexualité entre le Japon et l’Occident sont radicalement opposées. Pour simplifier de manière quelque peu outrageuse, l’amour flirte dans sa littérature bien plus souvent avec le sado-masochisme qu’avec le romantisme. Et pourtant, en dépit de cet érotisme souvent cruel, se dégage une certaine forme de beauté (une esthétique plutôt) et une fascination qui ne cesse d’interroger avec une grande pertinence notre rapport au sexe et à l’amour de manière plus générale. Lire Tanizaki, c’est forcément nous interroger sur notre rapport à l’autre, sur ce qui nous anime au plus profond de nous et souvent nous fait souffrir. Sa littérature dérange, tout autant qu’elle est exutoire, et c’est ce qui lui confère son caractère essentiel et intemporel.



Shunkin est évidemment l’un des exemples les plus frappants de l'approche de Tanizaki. Court roman historique, qui se déroule dans le dernier tiers du XIXème siècle, alors que le Japon s’ouvre au monde et entre pleinement dans l’ère moderne, il met en scène la relation cruelle et fascinante qu’entretiennent Shunkin, une musicienne aveugle de grande renommée, et son apprenti Sasuke. Issue d’une famille aisée d’Osaka, Shunkin est considérée par ses parents comme un véritable joyau. D’une beauté saisissante, elle fait preuve dès son plus jeune âge d’une intelligence vive et d’un talent indéniable pour la musique, et en particulier pour la pratique du koto et du shamisen, mais à l’âge de huit ans, Shunkin perd la vue. Davantage choyée encore par ses parents, Shunkin se voit attribuer l’aide d’un jeune domestique, Sasuke, qui se montre dévoué corps et âme au service de la jeune fille ; il ne la quitte à aucun instant, l’accompagne partout, assure sa toilette aussi bien que ses moindres désirs avec une joie qui frise la dévotion. Au fil des années, une relation à la fois fusionnelle et totalement déséquilibrée se noue entre les deux jeunes gens, Sasuke, toujours prévenant et attentionné, est traité par sa petite maîtresse comme le dernier des domestiques et fait l’objet de nombre de brimades et de remarques acerbes. Pour autant, Shunkin ne peut se passer de lui et ne veut personne d’autre à ses côtés. Mais à force d’assister aux leçons que Shunkin reçoit auprès de son maître de musique, Sasuke se prend aussi de passion pour la pratique instrumentale du shamisen et tente de s’exercer en cachette. La nuit venue, il s’enferme dans un placard et tente de reproduire les mélodies qu’il a entendues, parfois il sort sur la terrasse et pendant que la maisonnée est endormie fait courir ses doigts sur les cordes de l’instrument, avec un mélange de maladresse et d’application propre aux autodidactes. Évidemment, Sasuke ne pouvait se cacher bien longtemps et ses maîtres découvrent rapidement ses cachotteries, mais loin de les mettre en colère, ils confient à Shunkin le soin d’apprendre à celui qui deviendra son apprenti l’art délicat  et exigeant du shamisen. L’idée n’est pas tant de développer les talents de Sasuke, que de modérer l’attitude fortement autoritaire de Shunkin et de rééquilibrer leur relation. Mais le maître se montre intraitable et il n’est pas rare que les leçons se terminent en crises de larmes. Loin d’apaiser l’attitude de Shunkin, elle ne fait que renforcer son ascendance sur Sasuke. Les années passent, invariables. Jusqu’au jour où Shunkin montre les premiers signes de la grossesse. Pour la famille, cela ne fait aucun doute, Sasuke ne peut qu’être le père de l’enfant, mais les deux jeunes-gens nient farouchement et, même pour sauver les apparences, refusent toute idée de mariage. C’est bien à cet instant que le roman prend toute son ampleur et que se cristallisent les questions au sujet de la nature profondément ambiguë que Shunkin et Sasuke entretiennent. 


D’une densité remarquable et d’une maîtrise formelle qui force le respect, Shunkin est un texte d’une profondeur et d’une beauté qui confinent au génie. On y retrouve évidemment ce mélange d’érotisme latent et de cruauté qui sont la marque de fabrique de Tanizaki, mais au-delà des apparences, qu’il faut nécessairement dépasser, Shunkin est l’histoire d’une relation qui interroge et résonne au plus profond de chaque lecteur. Qui sommes-nous pour juger ? Qui définit les règles d’une relation amoureuse ? L’abnégation de Sasuke, prolongée par son sacrifice final, n’est-elle pas la forme d’amour la plus absolue ? Pour quelles raisons sommes-nous tellement dérangés par cette relation asymétrique de co-dépendance sadomasochiste ? Autant  de questions qui se bousculent et auxquelles Tanizaki se garde bien de répondre de manière explicite. Sans jamais juger ses personnages, l’auteur japonais montre, observe et nous renvoie tel un miroir à nos propres névroses. Imparable et incontournable.

samedi 10 avril 2021

Spleen anatolien : Neige, de Orhan Pamuk

 

Bardé de prix et de récompenses, auréolé du prestige lié à l’obtention du Nobel de littérature en 2006, Orhan Pamuk est un peu l’arbre qui cache la forêt de la littérature turque. Mais si la production littéraire de ce pays fascinant ne se résume pas à l’auteur stambouliote, il faut bien avouer que sa carrière force le respect et mérite qu’on s’y penche sérieusement. Publié en 2005 en France et récompensé par le prix Médicis, Neige est le septième roman d’Orhan Pamuk.



Issu d’une famille aisée d’Istanbul, Ka s’est exilé en Allemagne où il vit chichement de sa poésie et de lectures publiques qui lui permettent de compenser sa maigre pension de réfugié politique. Après presque vingt ans d’exil, Ka accepte la proposition d’un journal stambouliote et revient dans son pays natal pour réaliser un reportage sur Kars, une petite ville du fin fond de l’Anatolie où une épidémie de suicides touche de nombreuses jeunes-filles, désemparées par les évolutions contradictoires d’une société turque qui ne sait si elle doit renouer avec ses racines islamiques ou céder à une modernité laïque imposée par le kémalisme.  Mais Ka est bien moins intéressé par le sort de  ces femmes, que par la perspective de revoir la belle et séduisante Ipek, divorcée depuis peu et dont il a toujours été doucement épris. Après ces nombreuses années loin de la Turquie, Ka reconnaît difficilement Kars, où il n’a vécu que brièvement, mais la ville, recouverte de son manteau neigeux, alors que l’hiver se montre particulièrement rigoureux, lui paraît relever d’une certaine poésie, à la fois empreinte d’une profonde mélancolie et d’une beauté brute et authentique. Mais ce n’est pas tant la ville qui a changé que les gens, au diapason d’une société turque désorientée et perpétuellement tiraillée entre son désir d’Occident et ses racines orientales.



Errant dans les rues, renouant avec une poésie qui l’avait pourtant quitté et pour laquelle, littéralement asséché, il n’arrivait plus à écrire, Ka part à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui font la Turquie d’aujourd’hui. Mais ce qu’il constate, lui, l’athée, c’est le retour d’une certaine forme d’islamisme, qui séduit les anciens, mais aussi les plus jeunes. Alors que Kars est bloquée par la neige, les crispations s’exacerbent et la tension atteint un seuil paroxystique, avant que tout ne bascule dans la violence et le chaos. Au milieu du désordre, Ka essaie pourtant de suivre la voie de son cœur et de convaincre Ipek de le suivre en Allemagne.

Ce qui fascine chez Orhan Pamuk, c’est sa capacité à mêler avec une habileté rare la fiction et  le réel,  le tout enrobé d’éléments autobiographiques qui ajoutent une touche d’authenticité à son récit. Neige ne déroge pas à la règle, quitte même à déstabiliser le lecteur en faisant évoluer sa narration au cours du roman. Si les deux premiers tiers de l’histoire sont racontés à travers les yeux de Ka, progressivement celui-ci laisse la place à Orhan Pamuk lui-même, qui se présente comme son meilleur ami venu terminer un récit inachevé. Un procédé narratif quelque peu étrange, mais qui a le mérite de casser la linéarité du récit sans pour autant faire naître une véritable dissonance. L’autre grande force d’Orhan Pamuk, c’est son écriture. L’auteur turc n’est pas nécessairement un grand styliste, en dépit de quelques fulgurances, ne cherchez pas dans sa prose une langue chatoyante et exubérante, le style de Pamuk est plus simple et use d’une certaine forme de lenteur mélancolique. Il y a toujours chez l’auteur une grande nostalgie d’un temps désormais révolu, indépassable et nécessairement idéalisé. Ce regard empreint d’une certaine tristesse face au temps qui passe, lui permet évidemment de souligner les grandes lignes de fracture, ainsi que les évolutions de son pays, car si Pamuk réenchante la mémoire des choses, il le fait toujours à dessein, pour mettre en évidence les évolutions d’un pays bouillonnant. Fascinée par son propre passé impérial, la Turquie se cherche un nouveau destin, si possible aussi flamboyant et prestigieux. Tout ceci pourrait paraître, à nos yeux d’Occidentaux, un rien contradictoire tant les oppositions idéologiques, politiques et religieuses semblent diamétralement opposées dans un pays où tout semble au bord de la rupture, mais c’est aussi ce qui fait le charme du regard de Pamuk, dont le talent pour prendre le poul de la société turque est sans égal. 


Mais si le roman aborde évidemment des questions très politiques (la laïcité, la montée du radicalisme, la place des femmes, l’exil et le déracinement….), dressant lentement mais sûrement un portrait très contrasté de la Turquie moderne et de ses nombreuses interrogations, Neige est aussi un livre qui aborde le thème de la poésie avec beaucoup de finesse et de justesse. C’est, il me semble, suffisamment rare pour être souligné. On pourra regretter que les fameux poèmes écrits par Ka tout au long de son séjour à Kars, renouveau de son inspiration, ne soient pas proposés à la lecture, mais l’essentiel est ailleurs, dans la retranscription du sentiment poétique, de cette longue errance affective qui pousse le poète à poser une regard neuf et singulier sur le monde et l’incite à écrire avec son coeur autant qu’avec ses tripes. De l’émotion, du sentiment d’étrangeté, exacerbés par une sensibilité à fleur de peau, émergent des instants hors du temps et de l’agitation du monde ; c’est cette émotion qui est au cœur de la création poétique et que Neige réussit à toucher subtilement du doigt.

mardi 23 mars 2021

Voyage culinaire : Black sea, de Caroline Eden

 

Depuis la plus lointaine Antiquité, la mer noire entretient une réputation peu flatteuse. Inhospitalière, bordée de populations barbares hostiles (Gètes et autres Scythes), sujette à des tempêtes hivernales d’une rare violence et avare en mouillages ou en ports propices à se mettre à l’abri, le Pont-Euxin, comme l’appelaient les Grecs, semble constituer une mer bien moins accueillante que la Méditerranée. Les Ioniens consentirent tout de même à y construire quelques colonies, dont la lointaine Trébizonde à l’est et la non moins éloignée Tomis à l’ouest (aujourd’hui Constanta en Roumanie), qui fut ensuite un emporium romain. On tenait la région en si piètre estime, qu’Ovide y fut exilé par l’empereur Auguste et y mourut. A la fin de l’Antiquité, la province de Scythie mineure dut faire face aux invasions barbares. Goths, Huns, Slaves et autres tribus assoiffées de violence et de pillage ne cessèrent de disputer à l’empire romain d’Orient le contrôle de cette région, au point que les Byzantins finirent par se lasser de ces incessantes batailles. Ils en reprirent le contrôle autour du Xème siècle avant que l’empire ottoman ne mette tout le monde d’accord.



La journaliste anglaise Caroline Eden, chroniqueuse pour la BBC et le Guardian, s’est fait une spécialité des récits de voyage dans les pays de l’ex Union Soviétique. Son dernier ouvrage traduit en français, Black sea : un voyage culinaire entre Orient et Occident, suit en grande partie les limitations géographiques de cette antique région du Pont, en débutant cependant bien plus au nord, à Odessa en Ukraine, pour finir à Trabzon, à l’est de l’Anatolie (en passant évidemment par Istanbul). Levons d’ailleurs dès ce préambule toute ambiguïté, Black sea n’est pas à proprement parler un livre de cuisine. Bien évidemment vous y trouverez immanquablement de nombreuses recettes, mais elles ne correspondent à aucune nomenclature précise. Inutile de chercher ici l'exhaustivité et encore moins un petit traité de la gastronomie ukrainienne, roumaine ou turque. Le seul fil directeur c’est cet étonnant voyage le long de la côte de la mer noire, en traversant quatre pays dont on sent bien que leurs populations partagent une identité commune, faite de longs échanges commerciaux et culturels à travers les siècles, tout autant que de brassages de populations. Ces hommes et ces femmes, qu’ils soient d’Odessa, de Constanta, de Varna ou bien encore de Trabzon, partagent une mer, leurs ancêtres ont voyagé à travers les terres, ont apporté avec eux leurs traditions, leurs langues et leurs cultures, au sein de laquelle la gastronomie n’est d’ailleurs pas le moindre des héritages. Au fil des siècles, ils ont cultivé la nostalgie de leurs terres d’origine, entretenant  la mémoire de leurs papilles, les gestes ancestraux et l’amour des produits de leur terroir. 



C’est cette richesse des échanges multiséculaires, que Caroline Eden réussit à parfaitement retranscrire. Son livre invite au voyage autant qu’il donne envie de se régaler des nombreux plats qu’elle décrit au gré de ses envies, sans forcément leur donner leur nom canonique, mais en les associant plutôt aux personnages qu’elle rencontre et avec lesquels elle engage le dialogue (une soupe de poisson dégustée dans un petit troquet du quartier des affaires d’Istanbul devient ainsi “La soupe du banquier” ou bien encore ce plat on ne peut plus classique est nommé le “Pilaf de l’épicerie” à Kastamonu). Les exégètes et autres ayatollahs du respect absolu des règles culinaires risquent quelque peu de rester sur leur faim, car certains plats iconiques sont tout bonnement absents, mais c’est un peu le principe de ce livre que de nous surprendre et de nous mener en territoire inconnu, voire inattendu.



L’autre grande qualité du livre, c'est son orientation très littéraire, à la fois dans le style et la narration, mais également dans son approche de chaque région visitée. L’auteure apporte beaucoup d’éléments historiques et livresques tout au long de ses visites, n’hésitant pas à convoquer les plus belles pages de la littérature, notamment à Odessa ou à Istanbul. Les rencontres, les paysages, l’ambiance, les odeurs et les saveurs, tout est joliment décrit, mais avec simplicité et sans artifice. C’est un livre authentique, plein de délicieux parti pris et d’angles inattendus. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage comme dirait l’autre…. oui, mais alors de l’autre côté du Bosphore cette fois.

samedi 6 mars 2021

Gnomon (T2), de Nick Harkaway : Le puzzle dont vous êtes le héros

 

Scindé en deux volumes pour les besoins de l’édition française, Gnomon n’est pas exactement un roman classique, mais plutôt un puzzle dont vous êtes le héros option casse-tête, dans le sens où le lecteur est sommé de reconstruire au fil de sa lecture l’énigme que constitue cette étrange méta-fiction. Sauf que cette fois les dés ne vous seront d’aucun secours, il faudra faire confiance à votre matière grise pour vous sortir d'affaire, mais si vous avez déjà lu le premier tome, vous savez forcément à quoi vous en tenir. 



A la fin du premier tome de Gnomon, Nick Harkaway nous avait laissés dans l’incompréhension la plus totale, bien malin celui qui pouvait se targuer d’avoir saisi la finalité de cette fascinante architecture livresque, même si l’auteur laissait en partie entrevoir la nature de son propos. Largué au beau milieu d’un no-man’s land logique où plus rien n’avait de sens, le lecteur attendait avec une impatience non feinte, voire même un certain agacement, la résolution du casse-tête. Rassurez-vous, le roman livre toutes ses clés dans les cent dernières pages, mais inutile de foncer immédiatement en fin de volume, vous risqueriez de passer à côté d’une grande partie de l’intérêt de Gnomon. 



Tout au long de cette seconde partie du roman, Nick Harkaway brouille les pistes en permanence et joue avec son lecteur, qui ne sait jamais exactement si le récit se déroule dans la réalité, dans le présent ou le futur, dans un jeu vidéo ou bien dans les souvenirs truqués de Diana Hunter. D’ailleurs Diana existe-t-elle vraiment ? Le Système n’est-il qu’une vaste simulation informatique dans laquelle évoluent les personnalités virtuelles déjà mortes ? Les personnalités dont on explore les souvenirs sont-elles en réalité des entités intelligentes autonomes, des firewalls d’un nouveau type ou bien tout simplement des chevaux de Troie destinés à prendre le contrôle du Système ? Telles sont les questions qui titillent en permanence le lecteur.



L’auteur distille tout au long de son récit de nombreux indices, mais qui ne font pas toujours sens à la première lecture. Au fil du texte, le lecteur échafaude des hypothèses, se retrouve parfois acculé dans une impasse intellectuelle et se demande si tout ceci n’est pas plutôt une méta-friction un tantinet tirée par les cheveux. Il y a quelque chose de la narration interactive dans l’écriture de ce roman, dans lequel l’auteur n’est plus le seul à produire du contenu, le lecteur est partie prenante dans la narration et doit reconstruire brique par brique le récit. Les interstices sémiotiques chers à Umberto Eco, ceux-là mêmes censés favoriser l’interprétation et l’appropriation du lecteur, sont ici à leur paroxysme. D’autant plus que l’auteur use d’énormément d’éléments symboliques et oniriques, qui enrichissent le récit, mais le rendent également parfois un brin abscons sans quelques petites recherches complémentaires. C’est sans doute la raison pour laquelle l’histoire est si difficile à suivre pour tous ceux qui ont l’habitude de se laisser porter par des constructions narratives plus linéaires, moi le premier. Avouons que tout ceci est loin d’être de tout repos et le défi laissera sans doute quelques lecteurs sur le carreau. 



En revanche, les plus tenaces auront le plaisir de découvrir des passages d’une fulgurance remarquable et un discours brillant, ultra-référencé, qui entre parfaitement en résonance avec son époque. C’est sans doute dans cette dimension critique qu’auteur et lecteur trouveront une zone de rencontre et de coopération textuelle, un territoire commun qui désormais fera sens.



lundi 1 mars 2021

Fantasy non calibrée : Un long voyage, de Claire Duvivier

 

Certains lecteurs ou lectrices de ce blog auront certainement remarqué que si je renoue de temps à autre avec la SF, ma dernière lecture de fantasy remonte aux calendes grecques, sauf à vouloir classer impérativement le Cycle des Contrées de Jacques Abeille dans cette catégorie. Ce qui se discute. C’est un genre que j’ai pourtant abondamment exploré dans ma jeunesse et je reste aujourd’hui encore un inconditionnel de Tolkien, ainsi qu’un admirateur patenté du travail de Jean-Philippe Jaworsky ou de Guy Gavriel Kay… Sincèrement, je n’ai absolument rien à reprocher à Robert Jordan, David Eddings ou bien encore George Martin, que j’ai lus et appréciés en leur temps. Oui mais voilà, malgré la découverte de quelques pépites inoubliables (Wastburg de Cédric Ferrand, Aquaforte de K.J. Bishop ou bien encore Gagner la Guerre de J.P. Jaworsky), je peine à trouver des romans de fantasy qui correspondent à mes goûts d’aujourd’hui. Pour être parfaitement clair, je suis fatigué de lire des récits de héros sans peur et sans reproche destinés à sauver le monde du haut de leurs 17 ans, j’en ai par dessus la tête des prophéties venues des âges anciens et obscurs, des cartes du monde dessinées en début de volume et du bestiaire hérité de Donjons & Dragons. Ras-le-bol ! Alors certes, je schématise et j’use de raccourcis sans doute impardonnables pour certains, mais vous aurez compris l’idée. Cet agacement n’a rien d’inédit, et Ursula K. Le Guin l’évoquait dans un court essai publié en 1986, La théorie de la fiction-panier (The carrier bag theory of fiction), dans lequel elle incitait les auteurs à s’affranchir des récits héroïques, où prédominent souvent la violence et le conflit, pour renouer avec des histoires plus proches du quotidien et dont les personnages seraient plus humains et moins stéréotypés. Le Guin nous rappelle évidemment qu’il y a aussi du merveilleux dans les choses simples et que façonner nos mythes exclusivement sur la violence et la conquête confine irrémédiablement au tragique (apocalypse, holocauste) et donc conduit intrinsèquement à notre propre fin. 

    C’est la raison pour laquelle la découverte du premier roman de Claire Duvivier, Un long voyage, m’a fait l’effet d’un bain de jouvence littéraire. Voilà enfin de la fantasy qui sort un peu de sa zone de confort et se débarrasse de son clinquant decorum. Adieu magie, trolls, elfes et autres archimages, adieu adolescents héroïques sauveurs du monde et place à un récit plus profond, empreint d’une grande nostalgie et de thèmes forts comme la tolérance, l’altérité ou bien encore le long passage du temps. 



    Un long voyage est l’histoire de Liesse, mais aussi celle d’une certaine Malvine Zélina de Félarésie, dont il raconte avec émotion et retenue la vie à la fois magnifique et tragique, puisqu’il fut durant de nombreuses son assistant le plus proche. Le destin de Liesse est dès son enfance marqué par une épreuve difficile. A la mort de son père, il est confié par sa mère, désormais incapable d’assurer la subsistance de tous ses enfants, aux responsables du comptoir commercial de Tanitamo , la plus grande cité de l’Archipel. En réalité, Liesse a été cédé comme esclave, mais cette pratique a quasiment disparu et le petit garçon est élevé avec bienveillance par ses tuteurs. Il mène ainsi une vie parfaitement paisible au sein de la délégation impériale. Liesse se rend utile dès qu’il en a l’occasion et apprend même à lire et à écrire, faisant office de secrétaire auprès de son tuteur. Liesse grandit, se fait des amis et connaît même ses premiers amours, mais il sent bien que sa position est frappée d’une certaine suspicion. Il n’a par exemple pas le droit de se rendre sur son île natale car il est devenu lui-même tabou pour son village et sa famille. Alors qu’il sort tout juste de l’adolescence, la comptoir impérial connaît d’importants changements en accueillant une nouvelle rectrice, la jeune mais prometteuse Malvine Zélina de Félérasie. Sous son administration, à la fois ferme et intelligente, l’Empire ouvre un second comptoir et une ville nouvelle sort de terre sous les yeux ébahis des autochtones, assurant aux îles de rester grâce au commerce maritime, un passage obligé sur l’itinéraire des principales routes commerciales. Mais ses talents d’administratrice et de diplomate destinent Malvine à d’autres fonctions, après quelques années dans les îles, elle est nommée gouverneur de Solmeri, la province la plus méridionale de l’Empire. Quant-à Liesse, de désillusions amoureuses en déchirements amicaux, il se sent de plus en plus étranger parmi son peuple, tiraillé entre ses origines insulaires et son désir de devenir un véritable sujet de l’Empire. Aussi lorsque son tuteur, Merle, renonce à quitter le comptoire de Tanitamo pour accompagner Malvine, Liesse propose de prendre sa place de secrétaire auprès de la gouverneure. Mais les choses sont moins simples qu’elles ne paraissent car la cité-état de Solmeri a l’esclavage en horreur depuis plusieurs siècles et la position de Liesse risque d’être délicate à justifier. 



Difficile de ne pas convoquer Ursula K. Le Guin à la lecture d’Un long voyage, en premier lieu parce que le début du roman n’est pas sans rappeler l’univers maritime de Terremer, mais surtout parce qu’il s’inscrit dans une démarche très similaire à celle de l’auteure américaine. Une littérature proche de ses personnages et de leur quotidien, moins épique et plus humaniste, mais qui n’oublie pas pour autant que ces derniers font partie d’un long processus historique. En réalité, la réussite du roman tient à la parfaite conjonction entre la petite histoire (celle des personnages) et la grande Histoire. La chute de l’Empire, que l’on voit poindre et dont on comprend les fins mécanismes du déclin, les subtils basculements dans les rapports sociaux, la délicate texture de la matière historique dont on saisit les grandes lignes de force et les points de cassure dans la seconde partie du roman, nettement plus politique. Tout cela est passionnant car Claire Duvivier s’intéresse moins à la grandeur du destin de ses personnages qu’à la portée de leurs gestes et à la puissance de leurs témoignages. Le choix du point de vue n’est pas non plus anodin, l’histoire de Malvine est racontée à travers les yeux de Liesse, un personnage d’une grande sensibilité, profondément humble et modeste, qui s’interroge sans cesse sur la place qu’il occupe. Ce prisme confère à leurs destins croisés une grande humanité, qui irrigue le récit du début jusqu’à son chapitre final. Malgré le caractère tragique de la seconde partie du roman, l’ensemble reste étonnamment positif. La chute de cette civilisation, que l’on pensait inaltérable, est suivie d’une lente et belle reconstruction, dont les fondements reposent sur une compréhension mutuelle, favorisant ainsi la cicatrisation des vieilles blessures. Des ruines naît un monde nouveau, plein de potentialités et d’espoir.



Alors que la plupart des romans de fantasy reposent sur des ressorts narratifs longuement éprouvés (parcours initiatique du héros, quêtes et batailles épiques), Un long voyage explore des voies largement inédites et prend le lecteur à contrepied, le tout dans une narration d’une fluidité exemplaire et d’une évidence qui force le respect. C’est un récit d’une grande délicatesse et d’une rare finesse, à la fois puissant et émouvant, mais surtout porteur de sens. Claire Duvivier y aborde des questions fondamentales et universelles, qui entrent en résonance avec les propres interrogations du lecteur dans un discours empreint de tolérance et de compréhension mutuelle, dépassant les clivages et les rancœurs. Pour un premier roman, c’est carrément un coup de maître.