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lundi 24 février 2020

La suite de trop : Les testaments, de Margaret Atwood

Plus de trente ans après sa parution initiale, et sans doute portée par le succès de la série télévisée, La servante écarlate revient par l’intermédiaire d’une suite que personne n’attendait, mis à part quelques fans persuadés qu’il y avait encore quelque chose à dire après le dernier chapitre du roman initial.  Nulle aigreur dans mon propos liminaire puisque l’auteure l’avoue elle-même dans sa postface. Mais chacun sait bien que l’équation, posée en ces termes n’est jamais la garante d’une oeuvre de très grande qualité. Que l’on se rassure néanmoins, Margaret Atwood n’est pas née de la dernière pluie et plutôt que de suivre les demandes insistantes des fans, l’auteure canadienne a choisi un voie médiane en s’intéressant à d’autres destins et en nous narrant par le menu la chute inévitable et attendue du régime de Gilead, car comme chacun le sait les errances d’un système ne peuvent le mener qu’à terme à sa perte.

Ceux qui espéraient retrouver Defred, la servante dont le lecteur était amené à découvrir le destin tragique (tout du moins, avant qu’elle ne réussisse à s’enfuir), en seront donc pour leurs frais et devront laisser partiellement libre cours à leur imagination concernant son avenir, mais ils retrouveront, avec plaisir ou non, le personnage de tante Lydia, l’une des figures féminines marquantes du régime autoritaire de Gilead (autrefois les Etats-Unis pour ceux qui auraient raté un épisode).  Cette suite se situe quelques années après les événement de La Servante écarlate, tante Lydia a donc vieilli, mais dirige toujours d’une main de fer l’ordre des Tantes. Rappelons que dans cette fausse république éminemment machiste et rétrograde, le christianisme, dont les fondements ont été dévoyés et détournés, fait force de loi et les femmes sont cantonnées à des rôles subalternes de quatre ordre : celles qui ont le droit de se marier (les Epouses), celles qui travaillent au service des autres (les Marthas), celles qui enfantent (les Servantes) et celles qui ont fait voeu d’entrer dans les ordres (les Tantes, à qui échoient de nombreuses missions d’éducation / propagande). On découvre donc dans ce récit, le passé de tante Lydia, ancienne juge aux affaires familiales, et les raisons qui l’ont menée à entrer au service du régime. Mais alors que l’on croyait cette femme, incroyablement autoritaire, manipulatrice et mauvaise, irrémédiablement acquise à la cause de Gilead, on apprend progressivement qu’elle fomente en secret un complot qui sabotera les bases du régime, gangrené par la corruption et la violence. Surprise, tante Lydia entretient des relations avec les résistants réfugiés au Canada, ceux qui permettent grâce à un soutien logistique et économique à certains de pouvoir s’échapper de Gilead. Mystères et contradictions d’un des personnages néanmoins les plus intéressants de l’oeuvre de Margaret Atwood. En parallèle, l’auteure nous invite à suivre deux autres parcours croisés, ceux d’Agnès et de Daisy. La première apprend au sortir de son adolescence qu’elle a en réalité été adoptée et que la nouvelle épouse de son père la destine à être mariée au commandant Judd, dont on connaît le penchant pour les jeunes femmes à peine sortie de l’enfance et dont les épouses successives ont connu un destin tragiquement suspect. La seconde vit au canada et son enfance semble entourée de mystères et de secrets, la mort de ses parents dans un attentat que l’on attribue à Gilead, changera irrémédiablement le cours de sa vie (oui, vous la voyez arriver la grosse révélation). 

Habilement construit et impeccablement écrit, Les testaments est un roman honnête, mais hélas parfaitement dispensable. D’une part, trois saisons de la série télévisée sont passées par là, et le roman, bien que s’écartant parfois de cette trame narrative, s’appuie en très grande partie dessus. Donc si vous avez déjà vu The Handmaid’s tales, le livre ne devrait pas vous apporter beaucoup de grain à moudre. Mais peut-être êtes-vous passé à côté de ce phénomène télévisuel. Dans ce cas, à mon sens, le roman reste tout aussi dispensable pour un raison évidente : il n’y avait plus grand chose à dire à la fin de La servante écarlate. Margaret Atwood avait écrit là un petit chef d’oeuvre, qui tenait la dragée haute aux ténors de la littérature dystopique et que l’on pouvait classer aux côtés d’oeuvres aussi prestigieuses que 1984 ou Le meilleur des mondes. Tout avait été dit, tout avait été écrit, cette suite n’apporte pas grand chose, ou très peu, même si elle devrait satisfaire la curiosité de ceux qui ont du mal à s’échapper d’un univers accrocheur. Donc si vous êtes avides de connaître le destin de bébé Nicole ou de comprendre les motivations qui pourraient pousser une ancienne juge à devenir un parangon de vertu, de despotisme et de cruauté, puis ensuite à retourner sa veste, Les testaments devrait répondre au moins à ce questionnement. Le reste est à mon avis, tout en étant très bien fait, parfaitement accessoire car la chute du régime de Gilead était inscrite dans ses gènes et les mécanismes qui expliquent l’implosion du système ne pouvaient tenir au destin d’un seul personnage. On reste donc quelque peu sur sa faim et on aurait aimé avoir une vision plus globale encore de Gilead, de sentir davantage la vibration du peuple, de ceux qui ont subi le changement de régime à leur corps défendant. La force de La servante écarlate était d’aborder l’avènement du régime autoritaire de Gilead à travers les yeux d’une femme, d’adopter son point de vue. L’auteure nous amenait par petites touches, par des allers-retours entre le passé et le présent à assister progressivement à la chute d’une démocratie et à l’instauration d’un régime théocratique délirant et totalitaire. Sauf que la même démarche en sens inverse fonctionne cette fois beaucoup moins bien, l’angle n’est à mon sens plus le bon. Ou tout du moins est-il trop parcellaire. Que le roman ait reçu le booker prize 2019 ne change d’ailleurs rien à l’affaire.

jeudi 16 janvier 2020

Littérature romantique : Une femme simple et honnête, de Robert Goolrick

Paru en 2009, Une femme simple et honnête est le premier roman de Robert Goolrick, écrivain américain originaire de Virginie, désormais bien implanté dans le paysage littéraire français. Si j’ai un conseil à vous donner au sujet de ce livre, c’est de ne pas porter trop d’attention au résumé de quatrième de couverture, non pas qu’il soit malhonnête ou mensonger, mais il ne recouvre qu’une très mince partie des enjeux de ce roman et n’en donne qu’une vision très parcellaire… sans doute par peur de trop en dévoiler. 


L’histoire se déroule à la fin du XIXème siècle, dans la région du Wisconsin. Ralph Truitt, riche magnat local, âgé d’une cinquantaine d’années, décide de mettre fin à son célibat forcé en passant une annonce dans un journal de Chicago. L’homme, désabusé par un passé amoureux difficile, ne cherche pas exactement l’amour, mais la compagnie d’une femme “simple et honnête”, qui acceptera de devenir son épouse et sera disposée à prendre soin de lui lorsque ses vieux jours seront arrivés. En échange, il lui apportera tout le confort matériel et la sécurité financière que son immense fortune lui confèrent. Aussi la choisit-il, jeune certes, mais sans grâce excessive, de peur que l’attrait d’une femme plus belle ne ravive les vieux démons d’une sensualité profondément réprimée. Une époque de débauche et de violence dont il préfèrerait ne plus jamais se souvenir. Aussi est-il surpris lorsque Catherine Land dépose sur le quai de la gare ses maigres effets personnels, car la jeune femme ne ressemble en aucune manière à la photographie qu’elle lui avait envoyée dans une de ses lettres. Certes, sa mise est simple, voire austère, et sa petite valise ne semble presque rien contenir, mais celle qui lui fait face est d’une beauté à couper le souffle. Sa petite robe de laine grise ne peut cacher sa taille gracile et laisse deviner des formes d’une grande sensualité. La finesse de ses traits, rehaussés par l’intensité de son regard, l’élégance de son port de tête et le raffinement de ses gestes cadrent mal avec la silhouette un peu lourde et les traits sans charme de la femme de la photographie, qu’il avait eu tout le loisir de contempler au cours des jours précédents. Aussi Ralph Truitt est-il contrarié et le sentiment d’avoir été trahi et manipulé le taraude profondément, au point de lui faire perdre le contrôle de son attelage sur le chemin du retour à la maison. Cette femme assise à ses côtés lui a menti, cette femme à la beauté époustouflante l’agace autant qu’elle l’attire. Rendus nerveux par la colère de leur maître, les chevaux s’emballent à la suite d’un petit incident avec un cerf qui n’en demandait pas tant. L’attelage sort de la route et termine à quelques mètres de la rivière gelée. Ralph Truitt a chuté et reçu un profonde blessure à la tête, l’un des chevaux s’est cassé une patte, il faudra l’abattre. Catherine réussit néanmoins à calmer les bêtes et à ramener Ralph dans sa demeure, où attendent avec impatience sa gouvernante et son mari. Avec leur aide, Catherine parvient à soigner Ralph, à recoudre sa plaie, à le veiller durant des nuits entière, alors que la fièvre le fait délirer et que les spasmes agitent son corps de soubresauts. Les soins qu’elle lui apporte le sauvent de l’infection et de la mort… et Ralph n’est pas un homme aigri ni ingrat. Il décide donc de l’épouser, mais quel mariage peut-il commencer par un mensonge, comment deux être rongés par de lourds secrets peuvent-ils construire une relation saine et équilibrée et, surtout, pour quelles raisons semblent-ils fuir l’amour et se retrancher derrière une froideur de façade ?


Mensonges et secrets sont donc au coeur d’une intrigue que le lecteur aura sans doute rapidement devinée, mais qu’il serait pour autant dommage d’évacuer trop rapidement. Il est évident que le thème de la manipulation et de la veuve noire ont été exploités à l’envi en matière de littérature et que toutes leurs variations sonneront de manière familière au lecteur. Mais l’auteur a suffisamment d’intelligence pour le savoir et pour connaître les limites de l’exercice de l’hommage. Certes, le roman rappelle par certains aspects les grands auteurs romantiques du XIXème siècle et le rapprochement avec l’oeuvre des soeurs Brontë n’est en rien usurpé, mais le style (admirablement retranscrit par la traduction) se veut évidemment plus moderne et le sentimentalisme exacerbé est ici quelque peu contenu. Ce qui n’empêche en rien ce roman de déployer à travers le récit passé des personnages, une très grande sensibilité. Le désir est également au coeur de ce roman à la sensualité puissante et imagée, sans pour autant sombrer dans le graveleux ou l’érotisme débridé. Le désir est ici ausculté à travers le prisme du passé, pour mieux éclairer le présent. Nous sommes certes bien plus que la somme de nos désirs et de nos souvenirs, mais l’auteur s’attache à expliquer les réactions de ses personnages à travers leur histoire, en évoquant les traumatismes de leur enfance, le poids de leur éducation ou des valeurs morales et religieuses. D’une certaine manière le personnage de Catherine fait parfaitement écho à celui de Ralph. Tous deux sont en souffrance, tous deux sont hantés par leur passé, tous deux répriment leurs émotions, terrifiés à l’idée de laisser parler leur désir et leurs sentiments. Et pourtant ces deux êtres qui se cherchent finissent par se trouver et par laisser leur sensualité s’exprimer et parler le langage du corps, celui qui se passe de mots et exprime une pure vérité. Cet amour qui naît n’a rien d’une bluette gnan gnan, sa puissance renverse tout sur son passage, il est pétri d’humanité, il ouvre les coeurs et soigne les maux du passé, il fait oublier les mensonges et les demi-vérités, il n’est que pardon. Nous ne sommes pas monolithiques semble nous dire à juste titre Robert Goolrick, chaque être humain doit composer avec son héritage, ses démons intérieurs, ses angoisses, mais aussi avec ses désirs et ses aspirations. Le mal n’est pas inscrit dans nos gênes et, sans pour autant faire abstraction de notre passé, il est possible de pardonner et de se pardonner. Une évidence ? Peut-être, mais si c’était réellement le cas, le monde tournerait sans doute bien mieux. 


Une femme simple et honnête, n’est pas un roman parfait, certes, mais porté par deux personnages puissants et émouvants, il est traversé par un profond humanisme et une grande sincérité. Ses qualités d’écriture sont par ailleurs évidentes, servies par une traduction impeccable et élégante. A défaut d’atteindre la perfection supposée du modèle revendiqué, cela suffit à faire de ce roman une lecture plus que recommandable.

samedi 11 janvier 2020

Aussi loin que possible, d'Éric Pessan

Quand on est professeure-documentaliste, pour recommander des livres à nos chers élèves et qu'ils nous les empruntent à la fin, pas de mystère : ils faut les avoir lus avant. J'ai bien tenté le coup avec les quatrièmes de couverture et les résumés de Babelio (merci à la communauté des lecteurs en passant...), ils le savent, ils le sentent, je n'ai pas lu le bouquin... et il me reste sur les bras.
Donc, je me suis mise à la littérature jeunesse, moi qui aime depuis toujours les documentaires d'histoire en mode pavé, les romans historiques de haute tenue (et Jaworski qui ne sort toujours pas son dernier tome des Rois du monde...) ou encore la science-fiction casse-tête (à qui la faute, hein ?). Bref, il faut savoir se sacrifier pour son métier.

Mais en fait, la littérature de jeunesse est pleine de magnifiques livres, quand les auteurs prennent leur public et leur art au sérieux !
C'est le cas d'Éric Pessan.
J'ai commencé par un OVNI difficile à classer dans une catégorie. Aussi loin que possible raconte l'histoire de deux collégiens qui, un matin, trainent les pieds pour entrer au collège, se lancent un défi du genre "le premier qui arrive à la grille", et puis passent devant sans s'arrêter, et puis continuent, continuent...
Dans le road movie qui s'ensuit, toujours à petite foulée, sans faiblir, on découvre leur vie à tous les deux, un peu merdique, il faut bien le dire, leur rage de vivre, leurs désirs irréalistes de bonheur simple.
C'est un récit à la fois très simple et très complexe, une belle écriture qui nous emporte loin, aussi loin que possible.


Et Éric Pessan peut nous emmener très, très loin, car dans un autre roman, Dans la forêt de Hokkaïdo, il nous fait partager les rêves ou plutôt les cauchemars d'une adolescente qui rêve qu'elle est un petit enfant japonais perdu dans la forêt de Hokkaïdo, et qui se rend compte que ce petit garçon existe, et que ses cauchemars à elle sont sa réalité à lui. Entre thriller et fantastique, voilà un roman qui nous tient en haleine et fait monter l'angoisse, tout en finesse et avec une économie de moyens remarquable.



Le seul problème de ces petits bijoux, c'est justement qu'ils sont petits, tout courts, et qu'on n'en a jamais assez. Mais si vous n'avez pas peur de la frustration, alors n'hésitez pas, lisez et faites lire !



jeudi 9 janvier 2020

Album poétique : Soie, d'Alessandro Baricco

Je connaissais déjà le beau roman d’Alessandro Baricco paru en 1997, mais c’est un peu par hasard que j’ai découvert cette version illustrée par Rebecca Dautremer en flânant chez mon libraire habituel. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’association de ces deux talents est tout simplement remarquable et donne naissance à une œuvre autre, encore plus belle, touchante et poétique. Une merveille, tout simplement.



Pour ceux, mais en existe-t-il encore, qui ignoreraient tout de ce très court roman d’Alessandro Baricco, son troisième très exactement, sachez qu’il existe une version poche au tarif imbattable disponible dans toutes les bonnes crèmeries, mais la version illustrée mérite amplement que vous cassiez votre tirelire pour en faire l’acquisition car c’est un livre-objet absolument splendide, que vous prendrez plaisir à manipuler et à feuilleter et davantage encore à prêter à vos proches. Sachez par ailleurs, qu’une fois terminé ce livre ne se range pas dans votre bibliothèque comme un vulgaire livre de poche, car ainsi relégué il serait condamné à ne dévoiler que son modeste dos. Non, ce livre est invité à être exposé, à trôner sur un joli petit chevalet (ou un lutrin, je ne suis pas sectaire), afin que chaque jour ses ravissantes illustrations flattent votre rétine.  Bon d’accord, je fais légèrement dans l’emphase, mais vous aurez compris que je suis tombé amoureux de l’objet autant que de la merveilleuse histoire qu’il contient. J’en vois déjà qui s’agitent sur leur chaise et tentent de me glisser subrepticement que Soie n’a rien d’une histoire merveilleuse, qu’il s’agit d’un roman, certes d’une grande délicatesse et d’une grande élégance, mais profondément triste et mélancolique. Oui, c’est vrai, mais je maintiens le terme qui à mon sens définit le mieux ce roman. Merveilleux sur le plan de l’écriture, incroyablement maîtrisée et si bien travaillée qu’elle confine à l’épure, c’est fluide, chaque mot est admirablement choisi et sonne parfaitement juste. C’est simple, il n’y a absolument rien à retrancher ni à ajouter. Merveilleux sur le plan de la narration, qui s’inspire d’une certaine manière des contes et des histoires de notre enfance, mais avec un ton résolument adulte, c’est très bien fait et la répétition à quelque chose d’hypnotique et de rassurant ; Alessandro Baricco y intègre juste quelques petites variations qui font évidemment toute la différence et la subtilité du procédé. Merveilleux sur le fond, car si l’histoire est finalement triste et traversée par un spleen infini, la manière dont elle est racontée, tout en douceur et en implicite, en font un très beau moment de lecture car ce qui est triste est parfois aussi très beau. 



Vous aurez sans doute remarqué que, contrairement à mon habitude, je ne vous ai guère dévoilé les éléments du récit. J’avoue qu’il s’agit moins de ménager le suspens que de préserver une histoire qui, étant donnée la brièveté du roman, ne doit être que très délicatement dévoilée. Mais levons tout de même quelque mystère. Soie se déroule dans la seconde moitié du XIXème siècle et raconte l’histoire d’un certain Hervé Joncour, éleveur français de vers à soie, qui, en raison d’une maladie qui ravage les élevages européens, doit se rendre à plusieurs reprises au Japon pour ramener des larves destinées aux filatures de son village. Ces voyages feront sa fortune aussi bien que son malheur. Soie est évidemment une histoire d’amour contrariée, rien de nouveau sous le soleil, mais sa réussite réside moins sur le fond que sur la forme. Est-ce une faiblesse ? A mon sens non tant la manière de le faire est en parfaite adéquation avec le récit  mais c’est parfois ce qui a été reproché au roman d’Alessandro Baricco.  



Quelques mots enfin sur les magnifiques illustrations de Rebecca Dautremer, qui ajoutent une dimension contemplative au récit, de manière fort circonstanciée et poétique. Son travail, très photographique dans le choix des cadrages et des compositions, mais également très inspiré dans les tons employés par la peinture japonaise, colle parfaitement à l’histoire et à l’ambiance du roman. L’alchimie est tout simplement parfaite. L’alliance des deux est une merveille que je vous invite à découvrir, avec l’innocence et la naïveté des premières fois si jamais vous connaissez déjà le roman d’Alessandro Baricco.

dimanche 5 janvier 2020

Leçon de vie : Wisconsin de Mary Ellis

Originaire du Minnesota, Mary Ellis est bien connue des lecteurs nord-américains, en raison de ses nombreuses nouvelles publiées dans la presse américaine (tradition bien ancrée aux Etats-Unis et toujours vivace), mais ne se fit connaître du public francophone qu’à partir de la publication de Wisconsin, qui lui valut un succès fulgurant en 2007.

Chronique familiale sur fond de guerre du Vietnam, Wisconsin est aussi un roman de terroir, celui de cette région sauvage bordée par le Michigan à l’Est, le Minnesota à l’Ouest et les grands lacs au nord. Sa littérature se rapproche, toutes proportions gardées, de cette mouvance très américaine appelée, faute de mieux, “nature writing”. Mais point de considérations philosophico-politiques dans Wisconsin, qui se rapproche davantage des romans de Jim Harrison (écrivain voisin sur le plan géographique) que des essais d’Henri David  Thoreau. 

Récit polyphonique se déroulant sur trois époques différentes, Wisconsin raconte l’histoire conjointe de deux familles. Les Lucas, issus d’immigrants allemands venus s’installer tardivement dans le nord de l’état, et les Morisseaux, dont le mari Ernie est d’origine indienne par ses parents. Les deux familles vivent dans des fermes voisines, mais n’ont que peu en commun. Ce sont les enfants des Lucas, Bill et Jimmie, qui finiront par briser la glace et par tisser des relations étroites avec les Morisseaux. Il faut dire qu’Ernie et son épouse, Rosemary, n’ont jamais eu d’enfants et que les deux garçons souffrent du comportement autoritaire de leur père, alcoolique notoire, qui n’a jamais réussi à faire décoller son exploitation agricole. Emporté, violent, menteur et veule, John Lucas maltraite sa femme et ses garçons, se glorifie d’un passé d’ancien combattant purement imaginaire et méprise ses voisins au-delà du raisonnable. Tous ceux qui font d’ailleurs preuve de plus de réussite, de courage ou d’intelligence provoquent son ire, un courroux que John ne sait exprimer que par des insultes et des coups, surtout envers les plus faibles. Claire sa femme, autrefois jolie jeune-femme enjouée et dynamique, bien plus éduquée et instruite que son mari, a vu son éclat se ternir sous les violences de son époux, sa beauté s’est fanée, son corps s’est émacié et ses mains sont devenues sèches et calleuses. Malgré l’amour qu’elle porte à ses enfants, Claire se montre distante et parfois absente, elle se replie au fond de son être, puisant sa force dans une certaine forme de déni. Quelques arpents de terre plus loin, la ferme des Morisseaux semble être un havre de paix. Sans pour autant être aisés, Ernie et Rosemary, travaillent avec ardeur et intelligence pour exploiter une terre hélas ingrate sous un climat souvent rude. Leur amour solide rassure les deux garçons, qui trouvent auprès du couple un foyer de substitution, au grand dam de John Lucas, qui vit comme un affront l’intérêt que les Morisseaux portent à ses enfants. Jimmie l'aîné, part souvent chasser avec Ernie dans les forêts et les marécages qui bordent leur propriété, il fait preuve d’un talent certain à la carabine et montre tout autant d’enthousiasme à pêcher. Bill, bien plus jeune, se réfugie souvent dans la cuisine de Rosemary. Désormais plus grand et plus fort que son père, Jimmie n’a plus grand chose à craindre de ses coups, mais en grandissant, l’ado rebelle devient lui aussi plus dur et finit par s’enrôler pour partir au Vietnam, sans doute pour échapper à l’atmosphère familiale délétère. Hélas, il y laissera la vie, soufflé par un jet brûlant de napalm destiné pourtant à l'ennemi. Bill et sa mère se retrouvent désormais seuls face à John, Jimmie ne pourra plus jamais prendre soin d’eux et les protéger. Mais pour Bill, son frère n’a pas complètement disparu, son esprit rôde dans la forêt où il aimait chasser, son image hante encore ses rêves de manière tellement prégnante et la nuit venue, alors que la faible lumière du réverbère de la cour peine à déchirer l’obscurité, il lui semble entendre sa voix l’appeler depuis les ténèbres. 

    Roman délicat par la fine description de ses personnages et par son écriture d’une grande sobriété, Wisconsin se révèle sur le fond moins aisé à appréhender en raison de sa brutalité et de sa violence psychologique. Loin de toute forme de misérabilisme, le récit, bien au-delà de se dureté, relève d’une certaine manière de la leçon de philosophie. Sans jamais  se complaire dans le déterminisme social, il en mesure les effets, décrivant sa mécanique implacable, notamment la propension des êtres humains à reproduire les erreurs et les schémas familiaux… pour mieux s’en extraire par la suite. Wisconsin est une leçon de vie à lui tout seul, il nous enseigne que l’on peut puiser une certaine force dans la douleur, mais qu’il est bien difficile de surmonter ses difficultés sans l’aide des autres. Aussi antipathique soit-il, John Lucas ne fait que reproduire le schéma paternel auquel il a été confronté durant son enfance, le seul qu’il ait connu et qui soit pour lui un repère. Sa capacité à enfiler des oeillères ne le distingue ni plus ni moins du commun des mortels et sa veulerie ne fait que masquer son propre désespoir face à l’échec patent de sa vie. Mais la plus grande erreur de John Lucas c’est de ne pas avoir eu le courage d’accepter l’aide des autres. Ainsi, ce roman, sombre par bien des aspects, est une leçon de vie à la fois douce et amère, qui transpire d’une humanité sincère et qui, sans jamais se montrer moralisateur ou impudique, trace un chemin qui se conclut par une note lumineuse. Voilà un roman profondément humain et empathique, d’une sobriété exemplaire et d’une profondeur rarement atteinte.

lundi 9 décembre 2019

Direct du droit : King county sheriff, de Mitch Cullin

King County sheriff de Mitch Cullin, c’est cent vingt pages de noirceur enrobée d’une plume à la fois poétique et épurée, un monologue halluciné écrit en vers libres qui glace le sang et rappelle les plus belles pages d’un certain Jim Thompson. 



Si vous êtes fan d’American psycho, d’Un tueur sur la route ou bien encore de The killer inside me, la novella de Mitch Cullin devrait vous ravir puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de mettre le lecteur dans la tête d’un véritable psychopathe. Doté d’une apparence un peu bonhomme, marié à une épouse amoureusement choyée (Mary) dont il élève le fils issu d’un premier mariage, le sheriff Branches a tout du parfait citoyen texan. Ce qui lui importe avant tout c’est que la paix et le calme règnent sur sa petite ville, ce qui n’est pas bien difficile au regard des missions qui lui échoient. Il y a bien quelques Mexicains qui tentent de traverser la frontière illégalement ou bien encore cette histoire de chiens empoisonnés à travers le comté, mais les responsables croupissent depuis au fond d’un puits. Affaire réglée. D’ailleurs ce puits, c’est celui dans lequel il vient d’envoyer le fils de Mary, celui-là même qui le considérait comme son père et qui petit venait poser sa tête sur ses genoux en lui réclamant un peu d’attention. Cette chère tête blonde qui brusquement s’est mise à grandir, à se raser le crâne et à porter des rangers et des treillis militaires. Mais c’est surtout cette fascination pour les croix gammées et les discours extrémistes qui l’ont convaincu de mettre un terme à cette dérive. Pendant que l’ado hurle depuis son trou, le sheriff Branches n’aspire qu’à une chose, retrouver un peu de tranquillité, celle de son foyer dans lequel Mary l’attend, c’est soirée Burritos ce soir et personne ne les prépare mieux que sa femme, un vrai cordon bleu. Il aura tout le temps d’imaginer une stratégie pour expliquer la disparition de son beau-fils, d’ailleurs il prendra les choses en main, soulèvera des montagnes, organisera une battue et mettra la ville en effervescence pour le retrouver. Il doit bien ça à sa tendre Mary. De toute façon, il a maintenant compris qui était responsable de ces meurtres de chiens et ce n’est que justice qu’il ait rejoint ces deux pauvres Mexicains au fond du puits, bientôt il faudra pourtant que ces cris cessent, il n’en peut plus de l’entendre hurler et supplier, après tout à quoi bon entretenir amoureusement son magnifique Colt s’il ne peut de temps à autres en soupeser toute l’efficacité. Bientôt le silence régnera à nouveau sur la vieille maison de son enfance et il pourra rentrer chez lui. De toute façon, à part lui personne n’y vient jamais, il n’en reste que des ruines depuis l’incendie. 


    Autant être direct, King county sheriff ne s’adresse pas à tous les lecteurs et très honnêtement j’ai rarement eu l’occasion de lire un livre aussi noir et aussi sombre. Bien évidemment, il existe des romans qui usent du même principe et ce n’est pas la première fois qu’un écrivain nous plonge dans la tête d’un psychopathe, mais c’est sans doute la première fois qu’un auteur nous laisse aussi démunis. Le texte nous immerge directement dans l’horreur sans nous laisser le moindre répit et puis nous abandonne en rase campagne, sans explication, sans avoir pris soin de prendre le temps de souffler, d’avoir pris la mesure des choses. C’est un uppercut puissant, direct en pleine poire et on en ressort un brin hébété, K.O. par la violence du propos. L’intensité de l’impact est liée à la fois à la narration et au format très bref du roman (à peine 120 pages), mais également au style absolument brillant de Mitch Cullin, admirablement traduit soit-dit en passant. On se laisse rapidement emporter par le rythme de la prose, sa métrique implacable, voire même son élégance en dépit des mots crus et de la violence sous-jacente, ponctuée à l’occasion de quelques traits de poésie naïve. C’est sans doute dans cette parfaite dichotomie entre la violence des faits et la légèreté du propos que réside la force de ce roman brillant et glaçant.

jeudi 7 novembre 2019

SF subtile : Dans la forêt, de Jean Hegland

A la lecture de la quatrième de couverture du roman de Jean Hegland, la première remarque qui me vint à l’esprit fut : “tiens, Gallmeister se met à la SF !”. Il faut dire que la science-fiction a très largement exploré les voies du récit post-apocalyptique, souvent avec succès d’ailleurs, que ce soit dans la littérature ou bien au cinéma. Il serait bien évidemment trop fastidieux d’énumérer la liste des oeuvres majeures, mais je ne saurais trop vous conseiller de lire l’extraordinaire Enig Marcheur de Russel Hoban, l’excellent Malévil de Robert Merle ou bien encore La route de Comarc McCarthy, terrifiants à bien des égards. Mais loin d’agiter l’épouvantail du grand cataclysme thermonucléaire cher aux écrivains de SF du XXème siècle (vous pouvez remplacer par guerre bactériologique ou zombies, ça fonctionne à l’avenant), Jean Hegland nous raconte au travers du regard de deux soeurs, Nell et Eva, la brusque chute des Etats-Unis à l’orée du nouveau millénaire. De cet effondrement avant tout économique, duquel découlera la faillite de tout un système politique, puis de la société américaine dans son intégralité, l’auteure a choisi d’adopter un point de vue presque périphérique lié au mode de vie des deux adolescentes, qui de par leur éducation et leur situation familiale, se trouvaient déjà à la marge de l’american way of life. 

Nell et Eva grandirent dans une région isolée du nord de la Californie, une zone forestière éloignée de la ville la plus proche (Redwood) d’une quarantaine de kilomètre. Leurs parents, avaient fui la civilisation moderne bien avant le grand effondrement du pays. Réfugiés dans leur forêt, ils avaient construit de leurs mains le chalet de bois qui constituerait leur petit havre de paix. Elle, ancienne danseuse du ballet de San Francisco, avait raccroché ses chaussons à la suite d’une grave blessure, lui, ne voyait pas d’inconvénient à faire chaque jour le trajet jusqu’à l’école de Redwood pour exercer ses fonctions d’enseignant. Retirés du monde moderne, ils menaient une existence simplement rythmée par les saisons et les tâches quotidiennes liées à une vie rustique (potager, coupe de bois, chasse, travaux manuels…). Ensemble ils élevaient leurs deux filles, désormais âgées de 14 et 15 ans, mais qui n’avaient jamais connu l’école, leurs parents s’étant chargés de leur instruction comme de leur éducation. Ce qui ne les empêchèrent pas de réussir brillamment leur parcours scolaire. Nell, se préparait à entrer avec succès à Harvard, alors qu’Eva, sur les traces de sa mère, se destinait à une grande carrière de danseuse. L’isolement de la famille, s’il agit comme une sorte de filtre, ne fit que retarder l’inéluctable. Les coupures d’électricité furent l’une des premières manifestations du dérèglement de l’économie, rares au début, elles se firent de plus en plus nombreuses, puis la lumière s’éteignit pour toujours, avec comme corollaire l’impossibilité de faire fonctionner les appareils modernes pourtant autrefois indispensables. La ligne de téléphone restait désespérément muette et bientôt Internet ne fut plus qu’un souvenir. Puis vint la mort de leur mère, des suites d’un cancer pourtant détecté à temps, leur père ne s’en remit jamais. Leur potager permit aux deux soeurs de se nourrir convenablement durant la première saison, mais les produits de première nécessité vinrent rapidement à manquer. A Redwood de toute façon, la pénurie commençait à sérieusement se faire sentir. Les commerces fermaient boutique les uns après les autres et les supermarchés n’eurent bientôt plus que des rayons vides à offrir. De toute façon l’essence devint rapidement une denrée rare et après un ultime aller-retour en ville, il fallut se rendre à l’évidence, la voiture était devenue un objet parfaitement inutile. Désormais orphelines, les deux jeunes filles étaient livrées à elles-mêmes, seules au milieu d’une immense forêt, privées de moyens de communication et donc incapables de savoir où en étaient les affaires du monde et si quelque part dans le pays des citoyens s’organisaient pour survivre. Mais elles avaient un toit, un potager et du bois pour se chauffer. Et puis la grande forêt et leur éloignement les protégeaient des éventuels comportement prédateurs.

La démarche de Jean Hegland s’inscrit donc dans une certaine tradition du récit d’anticipation, mais son approche se veut bien plus intimiste et si l’arrière-plan social, économique et politique est bien évidemment esquissé, il s’efface pour laisser place à une histoire centrée sur la relation entre les deux soeurs, avec justesse et sensibilité, mais sans aucun pathos. C’est à travers leurs yeux innocents que l’auteure décrit l’effondrement brutal et inéluctable d’une Amérique qui ne s’était jamais réellement préparée à chuter de sa place de leader du monde moderne. On observe donc fasciné à la fin d’une civilisation qui se croyait invincible, mais qui, telle un colosse aux pieds d’argile, s'effondra en quelques mois. Mais tout cela est maintenu à distance, l’auteure préfère ici se concentrer sur le plus petit dénominateur commun, l’intime, l’humain. Pas de scènes de violence urbaine, pas d’épisodes de pillage décomplexé, par de révolution ou de guerre civile. Tout est raconté à l’échelle locale, le plus simplement du monde, parfois la violence reste suggérée, comme dans cet épisode où la famille tente de rejoindre la maison d’un couple d’amis et découvre une fois arrivé à destination, que la maison est occupée par d’autres personnes. Sans explications, sans paroles, la menace reste implicite et au lecteur d’imaginer l’indicible. Il y a bien évidemment quelques scènes difficiles, l’auteure aurait bien eu du mal à y échapper car le monde qu’elle décrit n’a rien d’idyllique et il est bien évident qu’un pays sans règles et sans système de régulation et de police ne peut qu’être livré aux comportements les plus vils, les prédateurs se révèlent, laissant libre cours aux plus bas instincts.
Écrit avec une grande simplicité et une certaine économie de moyens, Dans la forêt est un récit prenant et original, loin des clichés du genre et de toute tentative d'esbrouffe. Le rythme y est lent (dans le bon sens du terme), la narration subtile et le propos à la fois touchant et profond. Evidemment, il y a dans ce genre de littérature quelques passages obligés et on n’échappe pas totalement au petit guide de survie, mais c’est écrit avec tellement d’intelligence et de bon sens, qu’on ne peut que s’incliner. Mais la plus grande force du roman, c’est qu’il ne se montre jamais moralisateur ou idéologique, il raconte et donne à réfléchir. C’est déjà beaucoup.

samedi 2 novembre 2019

Le veilleur du jour, de Jacques Abeille

Faire la critique de l’oeuvre de Jacques Abeille n’a rien d’une évidence et encore moins d’une sinécure, face à un talent d’écriture aussi hors-norme il faut évidemment savoir faire preuve d’humilité… tout en essayant de trouver quelques chose d’intéressant à dire, un angle, une approche, une aspérité. Mais quelle que soit l’approche on se sent petit, tout petit, et si on écrivait encore avec une plume, celle-ci tremblerait face à l’ampleur d’une tâche pourtant en apparence si simple : décrire, raconter, expliciter l’histoire que l’on vient de lire et qui nous a transporté durant plus de six cents pages. A oeuvre exceptionnelle doit obligatoirement répondre une critique exceptionnelle, mais évidemment, cette attente démesurée ne peut donner lieu qu’à la fameuse angoisse de la page blanche (ou du curseur qui clignote sur l’écran du traitement de texte, choisissez l’image qui vous convient le mieux). Alors on se fait violence et on commence à écrire, mot après mot, ce qui sera fatalement une tentative un peu vaine de faire preuve d’éloquence. Après le point final viendra fatalement la sensation désagréable ne n’avoir pas su retranscrire parfaitement ce que l’on voulait transmettre, comme une légère amertume en bouche face à sa propre médiocrité. Et pourtant Jacques Abeille mérite que son oeuvre soit davantage mise en lumière, que les lecteurs transmettent à d’autres lecteurs leur expérience et leur ressenti, ce vertige immense face à la démesure d’une oeuvre fondamentale et pourtant méconnue, mais qu’une poignée d’initiés a su préserver du destin tragique qui semblait l’attendre, à savoir rejoindre le cimetière des livres oubliés. On ne remerciera donc jamais assez les éditions Le Tripode d’avoir depuis 2010 entrepris de rééditer l’oeuvre de Jacques Abeille, de manière à la fois exhaustive et qualitative, en témoigne le choix des illustrations réalisées par François Shuiten, dont l’univers graphique colle parfaitement avec celui de l’écrivain.

Dans ce second volume du cycle des Contrées, le lecteur est invité à rejoindre la capitale de l’empire, Terrèbre, dont la splendeur et la démesure attirent à elle les foules venues des quatre coins des Contrées chercher travail, fortune ou luxure. Parmi cette masse grouillante et affairée figure un homme singulier, seul, sans passé, sans histoire et dont l’unique élément distinctif consiste en une ceinture de serpent finement ouvragée, signe qu’il vient probablement de la région des Hautes Brandes, la zone frontalière des Jardins statuaires. L’homme est peu disert, discret mais sans excès et il est l’un des rares à ne pas vouloir s’attarder à Terrèbre. Ce sont les îles qui l’intéressent et la cité opulente et grouillante de vie qui règne sur l’empire ne semble être pour lui qu’une étape mineure avant qu’il puisse embarquer sur un navire qui le mènera vers sa destination. Mais il n’aura jamais l’occasion d’embarquer, car à peine a-t-il déposé ses maigres possessions dans une petite auberge proche du port, qu’il s’éprend d’une jeune serveuse qui lui dessine un nouveau destin. Il ne lui faut guère mettre à l'épreuve ses talent de séductrice pour que son protégé accepte de changer ses plans et de trouver un travail qui lui permette de subvenir à ses besoins tout en continuant à voir sa belle. Las, sur les docks personne ne semble avoir besoin de ses talents de débardeur et les entrepôts à proximité n’offrent guère de perspectives plus optimistes alors que ses maigres économies fondent comme neige au soleil dans la grande ville. Finalement la solution viendra de l’aubergiste, un homme solide et digne de confiance qui lui propose de le mettre en relation avec une obscure société archéologique à la recherche d’un veilleur. Barthélémy Lécriveur, puisqu’on apprendra plus loin dans le roman qu’il s’agit de son nom, accepte donc l’étrange mission de veiller sur un entrepôt parfaitement vide d’occupants et de marchandises. Moyennant un salaire plus que décent et quelques avantages non négligeables comme le gîte et le couvert, il n’a d’autre tâche que d’ouvrir le bâtiment le matin et de le refermer le soir jusqu’à ce qu’un jour, comme il est écrit dans une obscure prophétie, celui qu’il est censé attendre, vienne prendre possession du bâtiment. Terrassé par l’ennui inhérent à ses nouvelles fonctions, Barthélémy décide de prendre possession des lieux et entreprend d’entretenir le vieux cimetière attenant au bâtiment, puis d’explorer plus en profondeur cet étrange entrepôt…. qui révèle au fil de ses explorations sa véritable nature, à la fois riche et complexe. Envoûté par les lieux, il étudie finement l’architecture du bâtiment, expérimente et note scrupuleusement chacune de ses observations, révélant peu à peu des secrets enfouis depuis des milliers d’années.
Le veilleur du jour ne fait pas à proprement parler figure de suite aux Jardins statuaires, il en est l’extension logique sur un plan purement géographique, politique et culturel. En somme, l’auteur nous invite à découvrir une nouvelle facette de son univers, mais alors qu’il nous avait conduits à la périphérie de l’empire, cette fois il nous plonge en son coeur. Terrèbre, cette cité foisonnante, grouillante de vie et d’intrigues, est un personnage à part entière dont Jacques Abeille dévoile peu à peu quelques pans, sans forcément chercher à en faire un panorama complet. Tantôt il nous conduit dans quelque ruelle obscure et humide, dans une vieille librairie ou bien encore chez un antiquaire aux étranges manières, tantôt il nous ouvre les portes des somptueuses demeures où se livrent à des libations sans retenue des hommes et des femmes aux moeurs bien légères. Plus tard ce seront les bancs de l’université et les chaires des professeurs les plus émérites que le lecteur découvrira, avant que les palais de la cité haute ne laissent entrapercevoir les arcanes du pouvoir et d’une administration parfaitement rodée. Mais au-delà de ces descriptions hautement fascinantes d’une cité qui se croit encore à l’apogée de sa puissance, c’est son atmosphère déliquescente qu’il nous livre, ce mélange de fébrilité, d’affairement mâtiné de corruption dont on se doute qu’il marque le début de la fin. Déjà les fissures les plus évidentes craquellent l’unité de façade dont se pare la cité, le peuple montre des signes d’agitation, les facultés grognent à l’unisson et le pouvoir répond par un autoritarisme qui ne fait que révéler davantage son impuissance à juguler cet esprit de révolte.

Cette capacité à nous faire sentir et ressentir l’atmosphère puissante de cette ville étonnante, est liée bien évidemment au talent d’écriture hors-norme de Jacques Abeille, sa plume presque organique, d’une richesse inouïe est littéralement envoûtante. Elle se veut encore plus travaillée que dans Les jardins statuaires, plus complexe, presque baroque. Chaque mot est choisi avec soin, chaque tournure de phrase fait preuve d’une élégance folle et colle parfaitement à l’univers surréaliste dépeint par l’auteur. Le pendant de cette incroyable richesse stylistique, c’est qu’elle ne souffre aucune faute d’inattention, l’oeuvre requiert un engagement de tous les instants de la part du lecteur, sous peine d’être rapidement éjecté du flow. Le veilleur du jour n’est pas de ces romans que l’on peut lire entre deux stations de métro, coincé entre un jeune cadre dynamique et un ado victime d'une panne de réveil. Il nécessite un certain état d’esprit, de la volonté et bien évidemment du temps car vous ne plierez pas ce roman en deux soirées. Un peu comme une bonne bouteille de spiritueux, un roman de Jacques Abeille se savoure, s’apprécie en prenant son temps, se déguste avec délectation et distinction car au-delà de l’exercice de style, se déploie toute la poésie subtile et délicate d’une histoire profondément touchante et sincère, celle de Barthélémy Lécriveur, homme sans passé et sans histoire, dont le destin se montre aussi magnifique qu’émouvant… et dont la fin tragique est inscrite dès les premières lignes du texte. Le veilleur du jour est une nouvelle pierre apportée à l’univers livresque de Jacques Abeille, un univers d’une richesse étonnante où onirisme, merveilleux et surréalisme se conjuguent harmonieusement pour former peu à peu une véritable cathédrale littéraire dont on retrouve certes quelques échos chez d’autres écrivains du mouvement surréaliste, mais dont on peine à trouver l’équivalent dans la démesure créatrice, mis à part peut-être chez un certain J.R.R. Tolkien.

vendredi 27 septembre 2019

Nord-Michigan, de Jim Harrison

Après tout un été passé en compagnie de Jim Harrison, voici venu le temps de lui dire adieu pour une période indéfinie. Bien qu’il me reste encore quelques lectures essentielles de cet auteur, il est l’heure de faire une petite pause et d’aller voir d’autres contrées littéraires, bien que les paysages des romans de Big Jim soient un émerveillement de tous les instants. Et quelle meilleure occasion que de terminer sur une aussi belle note que Nord Michigan, dont les derniers mots résonnent encore à mon oreille avec une douceur à nulle autre pareille.


A 43 ans, Joseph mène une vie tranquille, engoncé dans ses habitudes et dans une certaine forme de tranquillité mélancolique. Son métier d’enseignant de campagne commence désormais à lui peser, lui, le fils d’un agriculteur suédois venu aux Etats-Unis pour échapper à la conscription. C’est comme si son destin avait été directement écrit à sa place le jour où, au cours d’un accident agricole, il eut la jambe en partie broyée par une machine. Durant toute son enfance Joseph traîna cette jambe invalide sans jamais se plaindre, se réfugiant dans ses rêves d’océan, mais contraint pourtant de se contenter d’aller chasser ou de pêcher dans les rivières et les lacs de sa campagne natale. C’est sans doute à cause de cette infirmité que Joseph accepta le destin modeste qui s’offrait à lui. Jamais il ne quitta son Nord Michigan et lorsque son père mourut, il entretint la ferme familiale du mieux qu’il put, bien conscient qu’il n’avait pas de grandes compétences et encore moins d’appétences sur le plan agricole. Il aurait pu s’en contenter si son métier d’enseignant lui avait permis de s’épanouir, mais cette voie était elle aussi celle du dépit, celle que la communauté avait tracé pour un jeune infirme sans doute incapable de reprendre l’exploitation agricole de ses parents. Mais à 43 ans, Joseph cale, il lui semble que la plus grande partie de sa vie est désormais derrière lui et qu’il n’a pas su en faire grand chose. Il n’a même pas pu se résoudre à épouser Rosealea, son amour d’enfance, qui épousa son meilleur ami, mais finit par revenir dans ses bras. Elle est pourtant jolie Rosaelea, douce, aimante et compréhensive. Tout le monde dans le coin sait que ces deux là finiront par se marier. Mais Joseph bloque, comme s’il n’arrivait pas à pardonner à Rosaelea d’avoir choisi Orin vingt ans plus tôt. Puis vint Catherine, l’une de ses élèves de terminale. Sa beauté insolente, sa fraîcheur et son intelligence subtile ne laissent pas Joseph indifférent. Elle a du caractère Catherine. Elle sait ce qu’elle veut et Joseph ne peut s’y soustraire. 


Avec ses faux airs de Lolita, Nord Michigan pourrait laisser penser que l’ombre de Nabokov plane sur ce roman, mais il n’en est rien car les apparences ne sont que superficielles et le Joseph de Jim Harrison n’a que peu de similitudes avec le Humbert de Lolita, pervers patenté abusant d’une fillette de douze ans. D’abord parce que Catherine est beaucoup plus âgée, mais aussi parce qu’elle n’a rien d’une ingénue. Elle est intelligente, éduquée et c’est elle qui est à la manoeuvre davantage que Joseph. Il n’y a d’ailleurs aucun jugement de valeur dans le roman de Jim Harrison et, en dépit du contexte historique, pas véritablement de scandale au sein de cette petit communauté du Midwest. C’est assurément l’un de ses principaux points faibles du récit, mais aussi sa plus grande force. On a peine à croire qu’une liaison aussi sulfureuse, en plein milieu des années cinquante, ait pu voir le jour sans faire au moins jaser, mais on se laisse porter par ce beau roman, sur lequel plane un spleen indéfinissable et dont la saveur évoque la douceur d’un automne ensoleillé. Pas de cri, pas de violence, même pas l’ombre d’une tragédie. Jim Harrison raconte avec simplicité les amours d’un homme qui n’a jamais pu être maître de sa propre existence. Ballotté par les vicissitudes de la vie, il a courbé l’échine face au destin que l’on avait tracé à son intention, avant d’en saisir toute la vacuité. On pourrait trouver Joseph pathétique et sa tentative de rébellion ridicule, mais Jim Harrison sait trouver les mots justes et décrit avec beaucoup de sensibilité son personnage, lui donnant de l’épaisseur, de la substance, laissant le lecteur entrevoir son âme. Et puis il y a cette nature splendide que Jim Harrison décrit avec un immense talent, au point de donner envie au lecteur de découvrir ces terres méconnues qui bordent les grands lacs du nord est des Etats-Unis, ce Michigan ou ce Wisconsin mal aimés et qui pourtant regorgent de trésors. On s’imagine par une belle journée d’automne, chaussé de longues cuissardes, habillé d’une épaisse chemise à carreaux, une casquette de trappeur enfoncée jusqu’aux oreilles, lancer d’un geste habile une canne légère et souple de pêcheur à la mouche, avec pour seul compagnon le bruit d’un torrent rapide et sauvage s’écoulant au milieu d’une clairière bordée d’épicéas. Plus loin, un rat musqué pointe son museau moustachu hors de l’eau, humant l’air pur et frais, et une demi-douzaine de canards sauvages s’arrachent du plan d’eau dans un concert de battement d’ailes. Vous êtes bien et vous voulez que ce roman ne s’arrête jamais, c’est là tout le talent de Jim Harrison.

mardi 10 septembre 2019

Hold-up livresque : Sorcier, de Jim Harrison

Petite chronique éclair pour un roman un peu à part dans la carrière de Jim Harrison, dans lequel on retrouve relativement peu d’éléments caractéristiques du reste de son oeuvre, mais qui réussit pourtant à divertir avec succès son lecteur grâce à un humour assez bon enfant et un second degré qui frôle le hold-hup.

Imaginez un grand gaillard prénommé John Lundgren, alias Jonny, alias le Sorcier, amateur de bonne chère et de galipettes enthousiastes en compagnie de sa magnifique épouse Diana. Sans emploi depuis qu’il a perdu son job d’analyste financier à 45 000$ par an, Sorcier sombre dans une douce mélancolie parsemée de brusques changements d’humeur et de phases d’hyperactivité culinaire. Epuisée par ce mode de fonctionnement alternatif, Diana lui dégote un nouveau boulot auprès d’un de ses collègues, le richissime et très particulier Dr Rabun, inventeur de génie de prothèses médicales, englué semble-t-il dans des placements hasardeux, une ex-femme pour le moins dépensière et un fils avide de toucher sa part d’héritage. En charge pour sorcier de mettre de l’ordre dans les affaires du bon docteur, d’enquêter sur les différents vols dont il fait certainement l’objet dans ses participations financières, de mettre un terme aux revendications de l’ex-femme et à la voracité de son fils exilé en Floride. Un boulot d’enquêteur privé en somme, qui lui permettra de ramasser un joli pactole. 

Oubliez le Jim Harrison des grands espaces, proche de la nature et père de personnages complexes et travaillés. Sorcier évolue dans le registre de la farce bon enfant, dans le seul but de faire sourire et de divertir le lecteur. La bonne nouvelle c’est que même un roman mineur de Jim Harrison vole très largement au-dessus de la mêlée. Certes, son personnage de John Lundgren a toutes les apparences d’un bouffon des temps modernes. Faussement dépressif et vaguement instable, bourré de troubles compulsifs plus ou moins obsessionnels, Sorcier n’est en apparence pas d’une grande substance. Et on a beau sourire de certaines de ses pitreries, la plupart de ses frasques nous laisse sans voix et sa propension à tromper une femme superbe, amoureuse et soucieuse de son bien-être ne nous laisse pas moins interloqué. La réaction la plus naturelle serait donc de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne retenir de ce roman que l’aspect le plus superficiel, celui d’une blague de potache, une vaste pitrerie qui fut sans doute une belle récréation pour son auteur. Vous n’auriez pas forcément complètement tort, mais au-delà de la farce, se cache souvent un clown triste, un personnage qui dépasse sa frivolité apparente et interroge forcément. Les interrogations existentielles de Sorcier, son côté entier et fonceur en font un personnage loin d’être complètement lisse. Au fond, sorcier est un marginal, un hédoniste au sens le plus pur, qui refuse les conventions et prend un malin plaisir à foutre le bordel partout où il passe en mode grand seigneur. Certes, ce n’est pas du Spinoza ou du Nietzsche, mais comme philosophie de vie, ça peut se défendre.