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mercredi 30 janvier 2019

SF de l'empire céleste : Le problème à trois corps, de Liu Cixin


En 1967, pendant la révolution culturelle, la jeune Ye Wenjie assiste au meurtre par les gardes rouges de son père, un astrophysicien de renom, qui a refusé de renoncer à sa science pendant une séance d’autocritique. Elle se renferme sur elle-même et part, comme tous les « jeunes instruits », à la campagne pour aider aux travaux des champs. Au moment où elle pensait trouver un peu de chaleur humaine, elle est trahie et accusée d’un crime contre-révolutionnaire qui aurait dû lui valoir une lente mort dans un camp de rééducation. Mais ses connaissances en astrophysique en font un précieux atout dans un projet ultra-secret, avec lequel le gouvernement chinois cherche à communiquer avec d’éventuels extraterrestres. Elle est donc sauvée et emmenée vers une base qui renferme une immense antenne tournée vers l’espace.
Enfermée dans la base, mais pouvant mettre son savoir et son intelligence à profit, Ye Wenjie, par un concours de circonstances extraordinaire, reçoit le premier message d’une civilisation extraterrestre. Et c’est elle et elle seule qui prend la décision de la réponse, mêlant ainsi son histoire intime au cosmos.

Près de 40 ans plus tard, un physicien spécialiste des nanomatériaux, Wang Miao, est interrogé par des policiers et des militaires sur une société de scientifiques aux ramifications mystérieuses, et apprend le suicide de plusieurs physiciens de niveau international qui en faisaient partie. On lui demande d’infiltrer cette société, tandis qu’il doit faire face à des phénomènes étranges et incompréhensibles à son cerveau scientifique. Et peu à peu il comprend avec fascination et angoisse la nature de ces événements en entrant dans un jeu vidéo très spécial…

Mené tambour battant, avec juste ce qu’il faut de science pour que l’imagination décolle en restant ancré dans un réel qui bascule lentement, le roman nous entraîne dans un engrenage sur lequel il semble que personne n’a prise. Le monde tel que nous le connaissons est déjà en danger, les autorités mondiales semblent en avoir conscience, tout en restant entièrement démunies.
Chaque personnage de cette histoire a une personnalité marquée, même les plus secondaires. Chacun a son rôle dans cette tragédie qui pourrait se terminer sombrement, sans espoir. Mais chaque acteur de cette pièce joue son rôle et offre une histoire complexe, marqué par les affrontements idéologiques, en particulier dans le monde scientifique, dont on ne nous montre généralement pas les clivages. Le problème, qui n’est pas qu’à trois corps (encore que ce dernier suffirait à remplir une vie de physicien), est connu des autorités et du monde scientifique. Les attitudes face à ce danger divergent totalement, et l’avenir de l’humanité est en jeu, sans qu’aucune solution ne se profile.
Pourtant, la désespérance à l’œuvre dans de nombreuses pages est balayée d’une seule et fulgurante phrase, qui n’est bien entendu pas la réflexion d’un scientifique. Et s’il faut attendre le second tome pour (éventuellement, je ne l’ai pas encore lu) savoir si une solution sera trouvée, au moins les héros de cette histoire auront-ils repris espoir en leurs capacités à affronter l’avenir.

Métaphore des bouleversements climatiques qui nous attendent ? Coups de griffes à un monde scientifique parfois un peu trop sûr de lui et traversé par des courants rien moins que rationnels ?  On peut mettre derrière la prose de Liu Cixin bien des interprétations, mais au final il nous reste un roman bien rythmé qui nous emmène très loin dans l'imaginaire et qu'on a du mal à fermer avant la dernière page pour reprendre le cours d'une vie banale.

En fin de compte, que deviendrons-nous ? Nous avons 450 ans pour résoudre ce problème… Ou bien acheter les deux tomes suivants !

jeudi 24 janvier 2019

SF de façade : Invasion, de Luke Rhinehart

L’ennui lorsqu’on a publié dès le début de sa carrière un roman culte, c’est que les lecteurs ont tendance à se focaliser sur cette oeuvre, oubliant sans doute que chaque auteur a le droit d’avoir ensuite une carrière riche et variée. C’est un peu ce qui est arrivé à Luke Rhinehart, George Cockcroft de son vrai nom, après avoir publié en 1971 L’homme dé, brûlot anticonformiste et pierre angulaire de la contre-culture américaine. Et votre serviteur ne sort pas tellement plus glorieux de cet examen de contrôle puisque : 1- il pensait que George Cockcroft avait passé l’arme à gauche. 2- Il n’avait pas la moindre idée de ce que le bonhomme avait publié à la suite de L’homme dé. C’est donc avec une grande surprise et une certaine joie, qu’il découvrit récemment la publication de Invasion, dernier incident livresque commis par l’écrivain américain, âgé désormais de 86 ans mais toujours aussi alerte sur le plan intellectuel.

Autant être honnête, Invasion relève avant tout de la farce, mais sous son aspect initialement potache le lecteur découvre avec délice une satire sociale de l’Amérique assez incisive, quoiqu’un brin redondante. Imaginez la Terre envahie par des extraterrestres totalement déjantés, des boules de poils à l’intelligence supérieure, mais qui ne pensent qu’à s’amuser et à faire des blagues aux dépens des humains. C’est l’une de ces étranges créatures, que Billy Morton, pêcheur établi au nord de Long Island, découvre un jour sur son bateau. La bestiole étant inoffensive et amusante, Billy décide de la ramener à la maison pour amuser ses deux garçon, qui s’empressent de l’adopter et de la surnommer Louie. Mais la famille Morton réalise assez rapidement que Louie n’est pas un animal comme les autres, ses capacités intellectuelles semblent nettement plus élevées et il prend un malin plaisir à changer de forme pour amuser la galerie. Alors lorsqu’il se met à parler et à utiliser l’ordinateur familial pour hacker le site web de la CIA, les Morton commencent à réaliser que Louie n’est pas exactement un animal de compagnie, d’autant plus que les Protéens commencent à se multiplier partout à travers la planète et décident de mettre en oeuvre leur grand projet : s’amuser à tout prix et mettre le bazar partout où ils passent ; et le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils ne font pas les choses à moitié. Bien décidés à montrer aux humains toute la bêtise de leur organisation sociale et économique, les Protéens prennent un malin plaisir à pirater les banques afin de redistribuer plus équitablement les richesses, à contrecarrer les plans de l’armée américaine, notamment au Proche Orient, à piller les banques de données des agences de sécurité (notamment la NSA, le FBI et la CIA) et de manière générale à ridiculiser les autorités. Autant dire que le gouvernement américain commence sérieusement à prendre en grippe les Protéens et à classer l’espèce dans la liste des terroristes à éradiquer, un jeu que Louie et ses amis trouvent très amusant, mais que les Morton commencent à trouver pénible et dangereux.

Drôle, irrévérencieux, foncièrement satirique, le début du roman de Luke Rhinehart est mené à un rythme d’enfer sous la plume acérée d’un écrivain qui n’a rien perdu de son mordant.  Pointant du doigt les incohérences et les impasses d’une Amérique en panne de justice sociale, de cohésion et tout simplement d’humanisme, Invasion dénonce la mainmise du complexe militaro-industriel, l’obsession sécuritaire et les dérives d’une société sous surveillance sclérosée par ses inégalités. Mais la forme et le fond atteignent rapidement les limites de l’exercice, Rhinehart tourne un peu en rond et surtout son roman souffre d’être bien trop long. La farce amuse, puis finit par lasser quelque peu à force de redondances. On aurait aimé que le roman soit allégé de 200 pages, il aurait gagné en force et en impact sans pour autant lasser le lecteur. La critique elle-même manque de perspective et de hauteur, Rhinehart dénonce, mais s’en tient à des généralités antisystème qui n’apportent guère d’eau au moulin. Les Protéens, aussi drôles soient-ils ne proposent aucun modèle cohérent, et le jeu, qui reste fondamental dans leurs rapports aux autres, ne constitue hélas pas un socle suffisant pour construire une société juste, tolérante et équitable. Certes, on sourit, on rit même parfois, et dans l’ensemble on passe un agréable moment de lecture, mais en refermant la dernière page, on ne peut s’empêcher de garder à l’esprit que tout ce cirque est tout de même un poil vain. Alors que L’homme dé était une oeuvre profondément critique et dérangeante, qui pouvait mettre le lecteur dans une position très inconfortable, Invasion se contente d’être un roman mineur dont on oubliera probablement rapidement le contenu.

mardi 8 janvier 2019

Italian connection : Le gang des rêves, de Luca Di Fulvio

Homme de théâtre et écrivain à la carrière déjà prolifique en Italie, Luca Di Fulvio est devenu en peu de temps un véritable phénomène éditorial avec la publication de son roman Le gang des rêves (100 000 exemplaires en Italie, plus d’un million en Allemagne). L’auteur italien avait déjà été traduit et publié en France notamment dans la Série Noire, mais sans beaucoup de succès. Il aura fallu attendre l’arrivée d’un nouvel éditeur parisien (Slatkine et Cie) pour que la machine se mette en marche. L’éditeur cherche alors à se faire un nom et à se constituer un catalogue raisonnable mais solide, visant essentiellement un public de grands lecteurs sensibles à la qualité des romans proposés. Le gang des rêves apparaît comme du pain béni pour Slatkine puisqu’en dépit d’un énorme succès à l’étranger, les éditeurs français semblent s’être désintéressés de l’auteur italien (la traduction d’un roman de plus de 700 pages reste un investissement conséquent et explique sans doute cette frilosité pour un auteur resté jusqu’à présent confidentiel). Coup de poker gagnant pour Slatkine (et pour Pocket qui a signé les droits pour l’édition de poche), qui fort du soutien massif des libraires et des excellents retours critiques vend plus de 20 000 exemplaires du roman de Luca Di Fulvio (100 000 pour l’édition de poche). Et ce n’est pas fini puisque les deux romans suivants de l’auteurs italien semblent suivre le même chemin.

    Oui oui, bon d’accord me direz-vous, toutes ces considérations économiques et éditoriales sont certainement passionnantes, mais au-delà du phénomène commercial Le gang des rêves est-il un bon livre ?

    Italie. Début du XXème siècle. Violée par un notable du village, la jeune et belle Cetta, quinze ans à peine,  quitte l’Italie pour rejoindre l’Amérique. Avec elle, elle amène son tout jeune fils, Natale, qui une fois arrivé à New-York sera rebaptisé Christmas (traduction littérale de son prénom italien).  Mais le rêve américain de la jeune-femme se brise rapidement sur les écueils de la vie des pauvres gens. Sans ressources, seule et isolée, Cetta n’a pas d’autre choix que de vendre son corps dans l’un des nombreux bordels de la ville. Son univers se résume à peu de choses : un quartier, le Lower East Side, un petit appartement sordide qu’elle partage avec un couple de vieux Italiens, son souteneur (secrètement amoureux d’elle) et son fils, petit trublion à la gueule d’ange et à l’énergie débordante. Son seul credo : l’intégration à tout prix.  Devenir Américain, Cetta n’a que ces mots à la bouche et ne cesse de les marteler à Christmas tout au long de son enfance. Mais dans cette partie populaire de la ville où les immigrés italiens et irlandais se disputent le territoire et le travail, Christmas a surtout de bonnes chances de finir voyou, jusqu’au jour où son destin croise celui de la jeune Ruth. Elle, vient des quartiers chics de Manhattan. Issue d’une riche famille juive new-yorkaise, Ruth s’ennuie de cette vie facile et fade que confère l’argent. Ses parents s’intéressent peu à sa personne et il n’y a guère que son grand-père, un personnage à la force de caractère peu commune, avec qui elle puisse avoir une relation riche et digne d’intérêt. Les destin sera pourtant impitoyable envers Ruth. Abusée, violée et même mutilée par un employé de ses parents peu scrupuleux (un psychopathe qui s’ignorait jusqu’à présent), Ruth est laissée pour morte. C’est Christmas et l’un de ses amis qui découvriront son corps meurtri sur le bord de la route et entre eux débutera une relation puissante, capable de renverser les barrières imposées par la sociétés et les différences de classe.


Prenant, plaisant, passionnant à l’occasion, Le gang des rêves est assurément un bon livre, avec des qualités de narration évidentes, un sens du rythme maîtrisé et une certaine capacité à émouvoir le lecteur. Oui mais voilà, le roman souffre néanmoins de menus défauts qui ne l’empêchent pas d’être une lecture à conseiller, mais certainement pas un des romans majeurs de ces dix dernières années. D’abord parce qu’il n’évite pas certaines longueurs, ensuite parce que l’auteur sombre parfois dans la facilité tant sur le plan de l’écriture que dans la caractérisation des personnages. Énonçons-le clairement, cette tendance qui consiste à rendre le monde de la pègre éminemment romanesque aurait pu fonctionner à plein régime si l’auteur avait quelque peu modéré sa tendance à l’emphase et son utilisation immodérée des clichés. Je n’ai rien contre les stéréotypes, ils ont le mérite de faire rentrer facilement le lecteur dans un univers, mais chacun sait que toute forme d’abus risque de contrecarrer l’intention initiale. A trop exagérer, on finit par perdre l’adhésion du lecteur et à trop vouloir rendre les truands new-yorkais sympathiques, Luca Di Fulvio les réduit à des caricatures manichéennes et sans contraste. Malgré tout, le roman de l’écrivain italien fonctionne bien, grâce à ses personnages attachants et pleins de vie, mais aussi et surtout grâce à leur capacité à susciter l’émotion. Il y a des romans durs et terriblement déprimants, mais en dépit des premiers chapitres très sombres du roman Le gang des rêves réussit l’exploit d’être résolument optimiste et c’est probablement cette énergie positive qui finit par l’emporter au final.

jeudi 29 novembre 2018

Polar désespéré : Fausse piste, de James Crumley

Amusant comme l’on peut parfois être brusquement frappé par une évidence que l’on avait pourtant sous les yeux depuis, disons le clairement, un certain temps. C’est un peu l’effet produit auprès votre serviteur après qu’il ait délicatement refermé la dernière page de ce roman de James Crumley. Cette évidence c’est que depuis quelques années j’explore de manière plus ou moins fortuite (miracle de la serendipité diraient certains) la production littéraire des écrivains dits de “l’école du Montana” (Pete Fromm, Sherman Alexie, James Lee Burke, James Welch, Richard Hugo, Dan O’Brien…..), appellation gratuite et forcément abusive, mais sans doute aussi révélatrice d’un certain état d’esprit ou tout du moins d’une certaine sensibilité. Il est probable que les choix éditoriaux des éditions Gallmeister, dont je reste un inconditionnel, influencent en grande partie cette orientation dans mes lectures, mais pas seulement puisque certains des auteurs de cette mouvance ne sont pas édités par cette maison d’édition. En forçant le trait, mais pas tant, on pourrait également leur associer l’écrivain du Wyoming voisin, Craig Johnson. Sans doute est-ce lié à une fascination plus ou moins consciente pour l’Amérique des grandes plaines et des espaces à perte de vue, sur lesquels plane encore l’ombre des tribus indienne qui régnaient sur ces terres avant l’arrivée de l’homme blanc. De leur tragédie s’échappe comme une aura mystique, la promesse d’une Amérique encore préservée du rythme infernal de la vie moderne, sauvage, à peine civilisée… presque vierge. Illusion probablement, fantasme propre à celui qui rêve et qui voyage par la pensée, mais après tout, que serions sans nos rêveries. Sur ces considérations dignes d’un philosophe de comptoir, intéressons nous plus précisément à ce Fausse piste, qui constitue le premier volet des aventures édifiantes de Milo Milodragovitch, détective privé pathétique, alcoolique notoire et loser magnifique. 

Ce qui est bien dans ce genre de polar c'est que l’on sait d’emblée que l’enquête y est un peu accessoire, non pas qu’elle ne soit pas intéressante ou mal ficelée, mais elle reste un prétexte à l’exploration de l’âme humaine et de ses travers. Ce qui compte ici, ce ne sont pas les indices, les corrélations ou bien encore les procédures d’enquête, mais les personnages et les dialogues. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en la matière, James Crumley est un maître. Ne venez donc pas vous plaindre de ne pas avoir été prévenu. 

Milo Milodragovitch exerce donc la profession sinistrée de détective privé dans la petite ville de Meriwether, nichée au coeur du Montana, cette région frontalière du Canada où l’on compte sans doute plus de bisons que d’habitants. L’ennui c’est que depuis l’adoption de nouvelles lois facilitant le divorce, Milo se retrouve quasiment au chômage technique. Lui qui s’était fait une spécialité dans la filature des époux volages ne peut que constater l’inutilité désormais patente de sa profession : l’adultère ne rapporte plus. Alors pour tuer l’ennui, en attendant d’atteindre l’âge qui lui permettra d’enfin toucher l’héritage de son père, une véritable fortune, Milo picole. Il picole au petite déjeuner, il picole le matin, il picole l’après-midi et le soir, il picole aussi… Bref, toutes les occasions sont bonnes pour lever le coude et biberonner. Dans la ville tout le monde le connaît, mais lui ne vit que dans l’ombre de son père, alcoolique notoire ayant fait fortune dans l’immobilier, désormais mort après s’être tiré un coup de fusil en pleine tête. Accident malheureux, suicide déguisé, nul ne le sait, même si au fond de son coeur Milo connaît la vérité. La vie aurait pu continuer ainsi pendant des années, avec pour seul horizon le prochain verre ; mis à part la cirrhose du foie on ne voit pas bien ce qui aurait pu arrêter notre bonhomme. Mais c’était sans compter sur la belle Helen, dont le déhanché incendiaire n’a d’égal que la fragilité intérieure. Un cocktail qui ne laisse pas Milo indifférent et, dans un accès de faiblesse, voilà notre détective prêt à accepter une enquête qui dès les premiers éléments laisse augurer d’une impasse. Mais la femme a touché l’homme en plein coeur, elle a mis à nu une âme qui ne demandait qu’à aimer et à être aimée en retour, dans sa plus simple et sa plus pure expression. Alors Milo part à la recherche du meurtrier présumé du frère d’Helen, officiellement mort d’une overdose d’héroïne, thèse à laquelle Helen, terrassée par le chagrin, refuse de croire malgré l’évidence. 

Désespéré par bien bien des aspects, le roman de James Crumley se laisse porter par une enquête faussement paresseuse, prétexte destiné essentiellement à explorer une galerie de personnages à la fois fascinants et repoussants. Le roman ne respire ni la gaieté ni la joie de vivre, mais contre toute attente il exsude comme une infime parcelle d’espoir au milieu de toute cette noirceur. Fausse piste explore des thèmes bien plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. La question de la filiation est au coeur du roman. Milo est véritablement hanté par son passé, par la figure écrasante de son père, il souffre de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir réussi alors que son père et son grand-père avaient au même âge bâti leur empire. Mais Milo souffre encore davantage de la légende qui les accompagne, car lui connaît la vérité, il connaît le prix de cette réussite et sa part de mensonge. Alors pour éviter d’y être confronté, il s’est sabordé, s’enfonçant chaque jour un peu plus dans le spleen afin d’oublier le poids insupportable de cet héritage familial. Au fond, comme la plupart des détectives privés depuis Philip Marlow, Milo est un coeur tendre qui joue les durs à cuire et qui observe avec un oeil cynique et désabusé d’une société corrompue et déliquescente. La petite ville de Meriwether en donne un aperçu assez glaçant, cette bourgade insignifiante du Montana concentre nombre de maux que l’on aurait cru réservés au grandes mégapoles américaines (délinquance en hausse, trafic de drogue, contrebande, corruption...), une ville où même les gentils sont alcooliques ou désespérés et les flics désabusés ou corrompus. De cette ambiance crépusculaire émerge la figure innocente d’Helen, étincelle d’espoir qui embrase le coeur de Milo. Mais elle n’est pas celle qu’il croit, il le sait, il le redoute… mais il l’aime.

mardi 27 novembre 2018

Noir, de K.W. Jeter

Alors que tout le monde avait enterré définitivement K.W. JETER, qui depuis quelques années ne donnait signe de vie qu'au travers de suites sans grand intérêt [Blade Runner] ou de séries SF de seconde zone [Star Trek , Alien nations et autres starwarseries], voici que paraît en 1998 un roman autrement plus ambitieux, un mélange de polar hard-boiled et de science-fiction pour adultes consentants. NOIR c'est un peu la rencontre entre Alfred BESTER et Norman SPINRAD, un univers d'une violence sociale extrême dans lequel évolue un héros pas toujours très net, voire franchement antipathique, écartelé entre un passé difficile et un avenir encore plus incertain. Quand K.W. JETER renoue avec ses démons du passé ça fait mal, très mal, un peu comme Dr Adder en son temps, mais en moins jovial.



Dans un futur indéterminé, quelque part dans l'immense conurbation de Los Angeles, qui s'étend désormais bien au-delà des frontières de la Californie [le gloss], Mc Nihil, ex flic du bureau de recouvrement est contacté par les dirigeants de la puissante multinationale Dyna Zauber [DZ pour les intimes] afin d'enquêter sur le meurtre d'un cadre secondaire. Désormais freelance, Mc Nihil a par le passé été l'un des principaux asp-ions de l'agence de recouvrement, chargée par les ayants-droits d'oeuvres intellectuelles de traquer les pirates de tous bords qui osent dealer de la littérature, de la musique ou des vidéos sous le manteau. La loi réserve un traitement de choc aux pirates ; traqués par les asp-ions, ils sont abattus sans sommation, leur cerveau et leur moelle épinière sont soigneusement extraits de leur corps pour être ensuite recyclés en divers produits de consommation courante, pour le seul bénéfice de l'ayant-droit qui s'est estimé lésé (grille-pain, cable Hi-Fi haute fidélité, nourriture pour chat, ....). Evidemment, chaque objet contient encore suffisamment de la personnalité du pirate pour le faire souffrir au gré de l'utilisateur. L'autre particularité de McNihil, en plus d'être un enfoiré, c'est d'avoir des implants greffés à la place des yeux, des implants qui lui permettent de voir le monde comme s'il évoluait dans un vieux film en noir et blanc, avec imperméable à la boggart, vieilles guimbardes américaines des années cinquante, cigarettes sans filtre échappant des volutes de fumée bleutée et délicieuse blonde platine au tailleur serré. Il ne manquerait plus qu'une petite musique de jazz pour compléter le tableau.
L'ennui dans le monde de McNihil et de ses petits camarades, c'est que quand vous êtes mort vous ne l'êtes pas vraiment, surtout si vous avez oublié d'être en règle avec le fisc ou avec vos débiteurs ; des gentils docteurs s'empressent rapidement de récupérer votre dépouille et de la maintenir en semi-vie jusqu'à ce que vous ayez trimé suffisamment pour régler toutes vos dettes. Quant-à la justice, c'est bien simple, il n'y en a pas, n'espérez pas un procès la police se charge uniquement de constater votre décès, voire directement votre meurtre. A L.A. version JETER, l'argent est roi, et pourvu que vous ayez un compte en banque bien rempli vous pouvez tout vous permettre : poules de luxe façonnées sur mesure par les clomes Adder des cliniques Serp Med, implants en tous genres ou drogues virtuelles illicites. Attention, n'abusez tout de même pas trop de ces petits extras ou vous vous sentirez obligé de vous confesser, directement online évidemment, l'évêque vous fera de toute manière un prix d'ami sur les crucifax de dernière génération.
Quant-à l'affaire de meurtre, elle pue le coup fourré, le traquenard monté de toute pièce. Alors McNihil n'en fait qu'à sa tête, il enquête sans enquêter, se paye la tête des cadres de DZ et accessoirement dessoude un pauvre pirate à la manque qui tentait de refourguer les bouquins numérisés d'un vieil écrivain oublié de romans noirs.



NOIR est en quelque sorte un synchrétisme de l'oeuvre de JETER, voire un testament tant ce roman dégage une sensation de finitude, comme si l'auteur avait jeté ses dernières forces dans une bataille ultime qu'il savait perdue d'avance ; une synthèse de tous les éléments développés par JETER depuis l'écriture de son premier roman, Dr Adder. Ce dernier était le fruit d'une réflexion encore inaboutie mais pleine de force et de vigueur ; le roman d'un jeune écrivain qui voulait balancer ses mots à la face du monde comme s'ils pouvaient avoir une influence sur le cours des choses. Rien de tout cela dans NOIR, la réflexion est ici plus personnelle que dans les précédents romans de JETER, NOIR est truffé de passages d'une rare fulgurance où l'auteur épingle tous les travers de la société, en forçant nettement la dose sur le néocapitalisme sauvage, le piratage et la religion. De violence, le roman n'en manque pas, qu'elle soit sociale ou physique, on pense en particulier à la scène de vivisection sur le jeune pirate, d'une brutalité insoutenable, justifiée (pour McNihil) par un discours à peine moins intolérable. A elle seule cette scène fâchera plus d'un lecteur, qui, fatigués par tant de rage, de scepticisme et de nihilisme forcené, finiront par reposer ce roman épuisant. A moins que ce ne soit la propension de l'auteur à faire durer les dialogues qui n'ait raison de leur patience. Les autres, comme votre serviteur, prendront leur pied face à tant de lucidité et de perspicacité quant-aux réalités du monde moderne, dont finalement NOIR n'est guère éloigné, comme toute oeuvre de SF qui se respecte oserais-je avancer. Il y aurait encore bien d'autres points à évoquer, comme certaines similitudes entre le film Blade Runner et le roman de JETER, rien d'étonnant lorsqu'on sait que le même auteur a publié trois suites au film de Ridley SCOTT. Les images générées par NOIR évoquent cette atmosphère urbaine déliquescente, ce Los Angeles pollué, gris, sale, envahi par une faune miséreuse et hétéroclite. Plane également sur le roman le fantôme de Deckard, qui à bien des égards rappelle McNihil, bien que ce dernier soit bien plus impitoyable encore.


« Vous voyez, c’est là que les dernières variations, notamment dans les films, ont mal tourné (…) Elles ont confondu les images, l’apparence d’un vieux chef d’œuvre de Billy Wilder, en croyant que c’était tout ce qui comptait (…) [elles n’avaient] pas la moindre idée de cette putain de notion, de ce que voulait dire l’essence, l’âme du noir. (…) L’apparence, toutes ces ténèbres et ces ombres, toutes ces rues banales trempées de pluie – ça n’était rien. Ça n’avait rien à voir. »
(…) « C’était quoi, alors ? »
« Oh… c’est la trahison. » (…) « Ça a toujours été ça. C’est ce qui rend ce monde si réaliste, même lorsqu’il est totalement miteux et onirique, quand on croirait sur une autre planète. Celle que nous avons perdue et dont nous n’avons aucun souvenir, mais que nous voyons quand nous fermons les yeux… »



NOIR c'est avant tout une ambiance, une esthétique à la fois rétro et ultramoderne qui n'est pas sans rappeler certaines oeuvres cyberpunk [sans l'aspect gadgeto-matriciel, à mon sens d'une pénibilité sans égal] ; c'est glauque, violent, sale et répugnant, mais c'est aussi fascinant, lucide et diablement intelligent. NOIR est une oeuvre imparfaite, mais incroyablement puissante, une lecture dont on ne sort pas totalement indemne, à condition d'arriver jusqu'au bout du voyage.

lundi 19 novembre 2018

Born to kill : Pukhtu primo, de DOA

Plongée glaçante dans l’enfer afghano-pakistanais, Pukhtu Primo est le premier volet du diptyque que Doa consacre au conflit qui embrase le Moyen-Orient depuis bientôt quarante ans et qui connut son apogée avec l’intervention des forces américaines (à partir de 2001). Un roman qui mêle habilement considérations géopolitiques, espionnage et thriller, mais qu’il convient cependant de mettre en perspective avec d’autres oeuvres pour avoir une vision d’ensemble. Je vous renvoie donc vers la lecture de Mille soleils splendides de Khaled Hosseini, qui propose un regard féminin sur le conflit et un point de vue très intéressant sur la montée en puissance des Talibans, ou bien encore le visionnage de Zero dark thirty, film sobre et maîtrisé racontant la traque de Ben Laden par les services de renseignement américains.



Roman choral extrêmement dense, Pukhtu se déroule pour l’essentiel entre l'Afghanistan et le Pakistan, s’autorisant à peine quelques détours du côté de la France et de l’Afrique. On y suit les parcours croisés de Fox et de sa bande de mercenaires employés par Longhouse, une société privée auprès de laquelle la CIA sous-traite certaines opérations commando et des missions de renseignement. Second personnage central, Peter Dang, reporter de guerre américain qui tente de percer à jour les activités menées par certains membres peu recommandables de Longhouse, essayant vainement de mettre en lumière la vilaine petite arrière-cuisine d’une CIA peu regardante sur le plan éthique. Enfin, le roman s’attarde longuement sur la vendetta que mène un chef de clan pachtoune, Sher Ali Khan, à l’encontre de ceux qui sont responsables de la mort de son fils aîné et de sa fille la plus chère, au cours d’une opération des forces américaines destinée à éliminer un chef taliban. Complexe par le foisonnement de ses personnages secondaires, aussi bien que par sa dimension géopolitique, Pukhtu est aussi une plongée au coeur de la culture afghano-pakistanaise, de son étonnant système tribal étranger à toute idée de frontière et fonctionnant selon ses propres règles. Certes, ces éléments culturels et politiques sont connus, mais la forme romanesque leur rend davantage de substance qu’une simple description clinique et purement documentaire. La tension entre les multiples clans et les différentes ethnies de la région, la codification extrême des relations sociales, la place centrale de la religion dans la vie de ces populations…. tous ces éléments acquièrent un certain relief, une densité qui, au-delà de la fiction, devient incroyablement authentique. Authenticité renforcée par l’insertion de coupures de presse, rapports et autres comptes-rendus officiels tout au long texte.



Par son aspect composite, mêlant habilement fiction et documentaire, Pukhtu nous plonge au coeur de l’action avec un grand souci de réalisme et une approche sans concession du terrain. C’est sale, brutal, laid…. comme la guerre, surtout lorsqu’elle devient un business. Mais le plus douloureux réside dans l’incapacité de ce pays mille fois brisé à sortir de cette dynamique mortifère. Perspectives économiques limitées, corruption, islamisme endémique, trafics en tous genres (la culture du pavot en fait l’une des plaques tournantes du trafic d’héroïne), contrebande… c’est comme si l’Afghanistan réunissait tous les maux d’un monde en perdition. Dans un tel chaos, le fondamentalisme religieux fait office de boussole, les esprits les plus faibles s’y raccrochent pour ne pas sombrer définitivement et maintenir un semblant de repères et de cadre, alors que les plus cyniques n’y voient qu’un moyen d’accroître leur pouvoir et leur emprise. Triste époque, triste monde où même ceux que l’on envoie sauver les innocents en profitent pour s’enrichir sur leur dos, avec un cynisme sans commune mesure.



Un grand roman donc, qui n’évite pas quelques longueurs et quelques écueils mineurs (l’arc narratif des personnages français est pour le moment peu convaincant, à voir avec la suite), mais qui réussit à convaincre par sa maîtrise formelle et la profondeur de son propos.


dimanche 14 octobre 2018

Les plus belles mains de Delhi, de Mikael Bergstrand

Après avoir abandonné à mi-parcours la lecture de La vieille sirène, roman de José Luis Sampedro sur lequel je fondais de grands espoirs, il me fallait un roman léger et facile à lire, une petite friandise livresque sans ambition démesurée (genre j’ai envie de rentrer à l’académie espagnole des belles lettres et je me regarde écrire avec beaucoup de complaisance). Comme quoi, on peut réunir tous les bons ingrédients (un auteur que j’apprécie, un sujet intéressant, une période historique qui me fascine le tout mâtiné d’une grande sensualité) et se prendre les pieds dans le tapis. Mais passons, là n’est pas le sujet de ce billet. Donc Mikael Bergstrand, écrivain suédois inconnu de votre serviteur mais visiblement très apprécié par son libraire, est l’auteur d’une trilogie qui rencontre un certain succès puisque le premier tome, Les plus belles mains de Delhi, s’est tout de même écoulé à plus de 15 000 exemplaires dans son pays. Rappelons pour les plus distraits, qu’en ces temps de disette culturelle et de crise du livre, un éditeur sabre le champagne à partir de 10 000 exemplaires et se paie une Rolls Royce à partir de 100 000 (oui je sais, c’est mathématiquement impossible, pas la peine de m’écrire pour me signaler qu’aucun éditeur français n’a les moyens de rouler en Rolls Royce phantom).

Dans Les plus belles mains de Delhi, un quinquagénaire originaire de Malmö (Göran Borg) se découvre une passion pour l’Inde et décide de s’y installer. Oui bon, en réalité Göran vient de perdre son boulot de webdesigner et n’encaisse toujours pas que sa femme l'ait quitté pour un bellâtre au portefeuille bien rempli il y a de cela quelques années. Alors le bonhomme déprime plus ou moins, cesse de surveiller sa ligne en s'empiffrant de crème glacée Ben & Jerry, traîne des journées entières sur d’obscurs forums consacrés au football club de Malmö et finit par perdre toute estime de lui-même. Alors quand l’un de ses plus vieux potes l’invite à partir séjourner deux semaines en Inde, Göran finit par se laisser tenter, pas tout à fait convaincu par l’intérêt du voyage, mais légèrement terrorisé à l’idée de se retrouver seul dans son appartement vide, sans boulot, sans femme et sans enfants puisque ces derniers vivent leur vie de jeunes adultes insouciants. Las, arrivé en Inde, Göran réalise que le voyage organisé par son ami ne fait pas exactement partie du gratin des tour operators : transports en bus interminables et inconfortables, hôtels miteux, restaurants douteux et visites touristiques à la limite du cliché. Pour l’authenticité tant promise, il faudra repasser. Pour couronner le tout, Göran est atteint dès les premiers jours d’une intoxication alimentaire qui le cloue au lit. Impossible pour lui de continuer avec le reste du groupe. Son ami Erik le laisse donc aux bons soins d’un certain Yogi, un Indien jovial et bon-vivant, éternel optimiste toujours prêt à voir la vie du bon côté. En compagnie de ce petit homme replet qui ne paie pas de mine, Göran découvrira l’Inde véritable, celle des contrastes ahurissants où la modernité côtoie la misère la plus effrayante, où les tours de la Silicon Valley indienne jouxtent les bidonvilles surpeuplés. Mais dans ce pays étonnant, notre Suédois découvrira aussi l’amour et s’ouvrira à nouveau à la simple joie de vivre.

Léger et enlevé, voilà ce qui caractérise le mieux ce roman sans prétention écrit sur un ton vif et légèrement ironique.  N’y cherchez pas un récit d’une grande profondeur ou une étude sociologique de l’Inde moderne, pas plus que vous n’y trouverez un guide touristique rempli de promesses de couleurs, de sensations ou d’odeurs que l’on associe forcément à ce pays. Le roman est même assez trivial, observant néanmoins l’Inde avec une certaine curiosité et ponctuant de nombreux chapitres de remarques assez fines sur les moeurs et les habitudes d’une contrée que l’on imagine forcément exotique (les ravages d’un soubresaut d’Orientalisme). Cette sobriété est finalement la bienvenue, nous épargnant ainsi de nombreux clichés et même tout misérabilisme. Le roman est finalement un point de vue sur la classe moyenne indienne, que l’on découvre avec un certain plaisir et même une grande dose de bonne humeur, à l’image de nombreux personnages que l’on y croise. De quoi secouer bien fort, et avec une pointe d’humour, les poncifs habituels ; on n’en attendait pas autant.

lundi 1 octobre 2018

Cold case : Le dernier Lapon, d'Olivier Truc

“Moi j’aime pas le froid”, comme disait ma fille de deux ans lorsqu’on la menaçait de la priver de glace (oui, comme tous ces parents cruels qui obligent leurs enfants à manger des légumes, il faut parfois user de méthodes coercitives pas franchement reluisantes). Bon ben son père c’est pareil, il n’aime pas le froid, mais alors pas du tout. Par contre il aime la glace. Bref, vous l’aurez compris, les contrées nordiques ne m’ont jamais réellement attiré, non pas que les paysages du Grand Nord ne possèdent aucun charme, loin de là, mais je préfère les admirer sur carte postale plutôt qu’en vrai, les pieds bien au chaud. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais cédé à la mode des polars venus du froid qui sévit depuis quelques années dans le milieu de l’édition, je crois même n’en avoir jamais lu aucun jusqu’à ce jour. C’est mal d’avoir des préjugés, oui c’est vrai, c’est la raison pour laquelle je vais dire du bien du livre d’Olivier Truc, qui pour le coup n’est pas vraiment scandinave, même s’il vit en Suède où il occupe la fonction de correspondant pour Le Monde.

Pour les incultes comme votre serviteur, la Laponie est un territoire d’Europe du Nord situé à cheval sur plusieurs pays (Norvège, Suède, Finlande et même une petite part de Russie) et à l’origine peuplé par les Samis (nous éviterons d’user du terme Lapons, issu du Suédois et péjoratif puisqu’à l’origine il signifiait “Porteurs de haillons”), qui furent colonisés par nos amis vikings à partir du XIIème siècle. Classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, la Laponie n’est pas seulement le pays du Père Noël, du steak de renne et des aurores boréales, mais une région à l’histoire complexe, dotée de structures politiques et administratives d’exception, destinées à reconnaître le statut, la culture et le mode de vie du peuple Sami. Ces exceptions concernent surtout des droits de pêche et de chasse, des droits de passage destinés à l’élevage des rennes, des frontières plus souples entre les différents pays qui se partagent la Laponie et une police particulière, transnationale, appelée “Police des rennes” et chargée de veiller à la bonne entente entre les différents éleveurs d’une région où près de 150 000 têtes de bétail (des rennes, hein, pas des vaches ou des moutons) se disputent une nourriture peu abondante en hiver. Ce particularisme peut faire sourire, mais l’élevage reste la principale ressource économique de la région ( riche en ressources naturelles, mais très protégée) et un élément fondamental de la culture sami. Les conditions climatiques peuvent parfois devenir compliquées et exacerber les tensions dans une communauté non violente par essence (le mot guerre n’existe pas en sami), mais où les esprits peuvent tout de même s’échauffer.

Klemet est d’origine Sami, membre expérimenté de la police des rennes, il parcourt des centaines de kilomètres sur sa motoneige à travers les steppes glacées en compagnie de sa jeune coéquipière, Nina, à qui il enseigne les bases du métier. Observation et préservation de la nature, visites auprès des éleveurs, parfois très isolés, surveillance des zones de pâturage… leurs missions sont nombreuses et capitales dans cette région, même si elle fait sourire certains de leurs homologues de la police de Kautokeino, leur base de rattachement. Mais leur routine quotidienne est subitement bouleversée par deux affaires d’importance, la première concerne le vol d’un tambour cérémoniel sami, récent don au musée de Kautokeino. La seconde n’est autre que le meurtre d’un éleveur de rennes, à qui les deux policiers avaient très récemment rendu visite. Associés, mais seulement à la marge, à ces deux enquêtes, Klemet et Nina sont persuadés que les deux affaires sont liés et que l’enquêteur principal fait fausse route. Mais les autorités mettent la pression sur les membres de la police locale car une conférence de l’ONU se tiendra très prochainement dans la région et l’enquête du tambour volé doit être résolue avant que les projecteurs ne se tournent vers la Laponie.

Avare en action débridée, ce qui me convient très bien, Le dernier Lapon compense largement ce menu défaut par une ambiance vraiment prenante, à la fois calme, pesante et un brin hors du temps. L’auteur ne cherche en aucune manière à impressionner son lectorat, à lui en mettre plein la vue à chaque page, mais s’attache au contraire à retranscrire avec simplicité et authenticité cet univers de glace et de nuit (le roman se déroule à la toute fin de l’hiver polaire, alors que le soleil réapparaît après plusieurs semaines d’absence). Il s’attache à décrire avec force détails et un grand sens du réalisme le mode de vie des hommes et des femmes qui peuplent cette région, leurs coutumes et leurs traditions, les relations entre les différentes populations et leurs éventuelles frictions, héritées parfois d’un lointain passé. Celui-ci ressurgit d’ailleurs à de multiples reprises et n’est pas sans rappeler l’histoire complexe des peuples amérindiens colonisés par les européens (on pourrait d’ailleurs facilement effectuer des rapprochements avec les romans de Tony Hillerman). L’enquête en elle-même, sans être foncièrement trépidante, est assez bien menée, sans violence (ou presque) et sans coup de feu, ce qui a tout de même le mérite d’être assez rare. Au cas où vous chercheriez des super-flics, des as de la déduction géniale doublés de champions de la gâchette, je vous conseillerais plutôt de vous diriger sur d’autres types de polar car les ressorts de celui-ci reposent sur d’autres arguments.

dimanche 16 septembre 2018

La compagnie : le grand roman de la CIA, de Robert Littell

Moins connu dans nos contrées que son fils Jonathan (auteur de Les bienveillantes, Goncourt 2006  écoulé à plus de 800 000 exemplaires en France), Robert Littell est pourtant une plume bien connue aux Etats-Unis. Journaliste à Newsweek spécialisé dans la géopolitique du Moyen-Orient (il a notamment couvert la guerre des Six jours comme reporter), son travail fut salué pour sa rigueur et sa grande qualité. Mais c’est dans les années soixante-dix que Robert Littell se lança dans l’écriture de romans d’espionnage, publiant une douzaine de romans, dont La Compagnie, retraçant l’histoire de la CIA depuis sa création jusqu’au début des années 2000. Largement romancé, mais s’inspirant évidemment de faits réels, le roman passe pour être une somme dans son domaine, un incontournable à classer aux côtés des classiques du genre. Alors ce pavé de 1200 pages tient-il toutes ses promesses et peut-il être comparé aux chefs d’oeuvres de John le Carré, maître à priori indépassable du roman d’espionnage ?

Petite précision avant d’entrer dans le vif du sujet. Je n’ai pas pour habitude de dire du mal des éditeurs, surtout que je n’ai absolument rien à reprocher à Points Seuil, mais si vous avez la possibilité d’acquérir ce roman en grand format, n’hésitez pas car l’édition poche est vraiment très peu confortable à lire, trop épaisse, trop rigide et imprimée dans une police minuscule… on en viendrait presque à souhaiter que l’éditeur scinde en deux volumes ce pavé de 1200 pages ou propose une version électronique. Mais passons, il ne s’agit que d’un point de détail purement ergonomique, qui ne remet nullement en cause les qualités intrinsèques de cet excellent livre.

Construite sur les cendres de l’OSS, organisme de renseignement américain dissous en 1945 alors que l’Amérique pensait ne plus avoir besoin des services d’une organisation taillée pour collecter des renseignements en temps de guerre, la CIA fut créée en 1947 par Harry Truman, contre l’avis de l’armée et du FBI, qui voyaient certaines de leurs prérogatives leur échapper. Le roman débute de manière chronologique dès 1950 et retrace les grandes étapes politiques et historiques du XXème siècle. Du Berlin des années cinquante, pas encore scindé par le mur, à la guerre d’Afghanistan, en passant par le désastre de la baie des cochons ou bien encore la crise des missiles de Cuba, Robert Littell évoque avec brio la guerre froide et l’affrontement du bloc soviétique et de l’Occident dans sa dimension la plus secrète et donc forcément la plus fascinante. Il nous fait entrer dans les coulisses du pouvoir, qu’il s’agisse du bureau ovale de la Maison blanche, des couloirs de Langley (base principale de la CIA) ou des obscures arcanes du pouvoir soviétique. L’auteur laisse également la part belle aux officiers de terrain, auteurs d’opérations risquées comme en témoigne l’échec cuisant de la mission en Hongrie en 1956 alors que le pays tente de se révolter et de s’affranchir de la tutelle communiste. Bien évidemment, Robert Littell n’oublie pas les personnages qui ont fait l’histoire, Truman, les frères Kennedy, Khrouchtchev ou bien encore  l’agent double Kim Philby, mais ses personnages les plus réussis sont ceux finalement qui relèvent de la fiction et lui laissent donc la plus grande marge de latitude (bien que certains soient inspirés par de véritables agents). Torriti alias le Sorcier, Jack McAuliffe ou bien encore Ebby sont parmi les personnages les plus creusés et les plus attachants du roman. Mais l’une des facettes les plus intéressantes de ce récit extrêmement riche réside dans l’affrontement entre les deux grands maîtres du contre-espionnage de la période guerre froide, à savoir James Angleton côté CIA (personnage ayant parfaitement existé) et Starik côté soviétique (personnage à priori fictif). Leurs manoeuvres de déstabilisation et de manipulation sont absolument fascinantes, mais n’atteignent néanmoins pas tout à fait la maestria déployée par George Smiley dans La Taupe. Petit exemple de manipulation et de travail de sape à l’usage des néophyte : lorsque Starik apprend que Kim Philby et deux autres agents doubles sont découverts, le maître-espion russe décide sciemment de lâcher Philby et de le faire passer de l’autre côté du rideau de fer, dans le seul but de déstabiliser Angleton, qui, trahi par l’un de ses amis les plus plus proches, perdra grandement confiance Ce très subtil affrontement intellectuel et psychologique aboutit à transformer Angleton en être déraisonnablement suspicieux et contribua à le mettre sur la touche au sein de la CIA. Angleton, probablement fragilisé par la trahison de Kim Philby (numéro 2 du contre-espionnage britannique, avec lequel il s’était lié d’amitié), surveillait tout et tout le monde, faisant preuve d’un zèle frôlant la paranoïa. On restera néanmoins un peu plus réservé sur le personnage de Starik en lui-même, dont Robert Littell a cru bon d’en faire un pédophile ; on ne voit pas bien en quoi cela sert le récit. Mais l’auteur a le souci de n’épargner personne et le constat qu’il dresse n’est pas à l’avantage des gens dont il évoque le parcours. Nombre de personnages ne sortent pas indemnes de leur passage au sein de la CIA et l’auteur ne glorifie ni l’Amérique ni l’Agence, se montrant savamment critique tout au long de son récit.

Formidablement bien documenté et parfaitement maîtrisé, le roman de Robert Littell a le mérite d’atteindre son objectif principal (dresser une vaste histoire de la CIA), mais pas forcément toutes ses ambitions. Si la première partie est ainsi très réussie et formidablement maîtrisée, la tension retombe dans le dernier tiers du roman, sans doute aussi parce que la menace évolue et se fait plus insaisissable, moins manichéenne. La guerre froide laisse place à un terrorisme international que la CIA n’a pas l’habitude de combattre et qui redéfinit les règles du jeux dans leur intégralité. Littel manque encore certainement de recul pour écrire sur le sujet à chaud, sans doute aurait-il un regard un peu différent quinze ans plus tard, alors que les services de renseignements américains ont désormais tiré la leçon de leur formidable erreur d’appréciation. Mais pour cela, je vous conseille de vous orienter vers la lecture du livre de Robert Baer, La chute de la CIA : mémoires d’un guerrier de l’ombre sur les fronts islamiques.

samedi 15 septembre 2018

Le mystère Henri Pick, de David Foenkinos

Rarement ces dernières années un auteur aura autant déchaîné les passions que David Foenkinos. Adulé par les uns, détesté par les autres, descendu en flamme par une partie de la critique… on lit et on entend dire tout et son contraire sur cet auteur qui, il est vrai, vend beaucoup ; ce qui en France est, comme chacun le sait, éminemment suspect. A titre personnel, je me fiche pas mal qu’un auteur vende des tombereaux d’exemplaires de ses romans, pourvu qu’ils soient bons, même si parfois je regrette que certains auteurs très talentueux ne trouvent pas leur place auprès des lecteurs. Mais il faut dire que la critique a parfois une vision trop romanesque du marché du livre, comme s’il fallait forcément être un écrivain maudit pour mériter le respect et entrer dans la légende. Alors Foenkinos est-il à classer parmi les Marc Levy et autres Guillaume Musso et, auquel cas, faut-il comme certains ne manquent pas de le faire, le brûler en place publique ?



Autant mettre les choses au point, Le mystère Henri Pick n’est que le second roman de l’auteur que j’ai eu entre les mains. Le précédent, Charlotte, m’avait en grande partie séduit, par sa prise de risque (le sujet n’avait rien d’évident), par son écriture (sobre et dépouillée, malgré quelques tics un peu gênants) et par l’attachement que l’auteur semblait éprouver à l’égard du personnage principal, Charlotte Salomon (peintre d’origine juive morte pendant la déportation). Alors quand deux de vos plus proches amies vous glissent le livre entre les mains et vous le recommandent chaudement, il paraît difficile de résister à l’envie d’en savoir un peu plus sur le mystère Foenkinos.



Le roman se veut au départ assez léger et mystérieux. En Bretagne, à Crozon, un bibliothécaire un brin farfelu s’est pris de passion pour les auteurs atteints de disgrâce  et entreprend d'accueillir dans sa bibliothèque tous les manuscrits refusés par les éditeurs (une idée directement inspirée par Richard Brautigan, éminent représentant de la beat generation, qui ouvrit dans le Vermont une bibliothèque fonctionnant sur ce principe). L’idée fait sourire et la bibliothèque de Crozon acquiert une petite notoriété, avant que l’attrait de la nouveauté ne disparaisse et qu’elle ne retombe dans un confortable anonymat. Mais les auteurs oubliés ont continué à affluer, faisant de Crozon le temple des manuscrits jamais publiés, jusqu’au jour où une jeune éditrice y découvre semble-t-il un chef d’oeuvre passé inaperçu, une pépite qu’elle projette désormais de publier. Mais un mystère demeure, qui est Henri Pick, l’auteur parfaitement inconnu qui se cache derrière ce chef-d’oeuvre ? Delphine, l’éditrice, et son compagnon partent donc sur une piste cousue de fils blancs, qui les mène tout droit sur les traces d’un pizzaiolo du cru, un brave homme décédé depuis deux ans et qui selon sa veuve n’ouvrit jamais un seul livre de son vivant. Mais comment un homme, certes gentil mais un poil bourru, peut-il être à l’origine d’un roman d’amour aussi fin et sensible, imprégné par la poésie de Pouchkine et magnifié par le destin de sa fin tragique ? C’est un mystère que Delphine et sa maison d’édition espèrent bien exploiter afin d’assurer le succès du livre, avec un sens du marketing qui n’a d’égal que le flair et le talent qu’elle déploie pour dénicher les nouveaux talents.


Léger et enlevé, le roman de David Foenkinos n’est pas dénué de profondeur lorsqu’il se penche sur les sentiments qui tourmentent ses personnages ; car au creux de ce mystère se cache une très belle histoire d’amour que les premiers lecteurs d’Henri Pick imaginent forcément autobiographique. En réalité c’est tout le roman de Foenkinos qui est littéralement irrigué par le sentiment amoureux, celui qui unit indéfectiblement Delphine et son compagnon écrivain, celui qui se délite entre l’assistante bibliothécaire et son mari fatigué par les années passées à l’usine, celui qui fut irrémédiablement contrarié entre l’ancien bibliothécaire et une jeune Allemande quelques années après la seconde guerre mondiale…. Foenkinos se penche sur ces destins amoureux, d’une manière à la fois légère et délicate, mais avec la gravité nécessaire pour que le lecteur se laisse emporter par le flux d’émotions. Et la recette de l’auteur fonctionne vraiment bien, avec ce savant mélange de sentimentalisme un peu fleur bleue (mais pas niais contrairement à ce que j’ai pu lire), agrémenté d’un soupçon de mystère et d’une pointe de critique lorsqu’il évoque le cynisme qui semble propre au monde de l’édition. Chaque personnage est délicieusement campé, touchant et profondément humain, avec cette simplicité qui, semble-t-il, caractérise la plume de David Foenkinos. On pourra certes regretter que la critique reste un tantinet superficielle ou que la réflexion sur la condition d'écrivain  ne soit que trop brièvement évoquée, mais en définitive cela n’empêche en rien Le mystère Henri Pick d’être une petite pépite de douceur qui fait du bien à l’âme. Et qu’importe s’il vous tire une larme un peu facile, vous aurez bien un carré de tissus pour effacer délicatement cette petite perle salée qui fait briller intensément le regard et fondre les coeurs.
Autrement dit, laissez-vous un peu aller bordel, on ne peut pas tous les jours lire du Dos Passos ou du Dostoievski.