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jeudi 24 mai 2018

La cantine de minuit, de Yarô Abe

C’est un petit troquet qui ne paie pas de mine, un restaurant retranché dans une étroite rue piétonne de Tokyo, qui ouvre de minuit jusqu’au petit matin et dans lequel des habitués partagent quelques verres accompagnés de plats très simples concocté par un chef attentif aux envie de ses clients, mais également confident de tous les instants. Ainsi commence La cantine de minuit, manga de Yarô Abe, adapté par Netflix en une série d’une dizaine d’épisodes (Midnight diner) extrêmement réussis, preuve que la matière première était déjà de grande qualité.

Sans prétention particulière sur le plan scénaristique, La cantine de minuit est une sorte de manga choral dans lequel les personnages se croisent et s’entrecroisent, partageant des tranches de vie tantôt d’une grande simplicité tantôt truculentes. S’y croisent un yakuza amateur de petites saucisses taillées en forme de pieuvre, une stripteaseuse au coeur d’artichaut, une jeune femme qui alterne les phases boulimiques et les régimes en tous genres au gré de ses amours, un boxeur au coeur tendre amateur de Katsudon, un sportif raffolant de beignets d’oignon….   de quoi assurer une galerie de personnages hauts en couleurs, brossés en quelques traits de caractères simples mais révélateurs. Tout cela n’a l’air de rien au départ, mais l’accumulation de petits détails, la récurrence de certains personnages, que l’on suit parfois sur deux ou trois saynètes, donnent de la substance à ce petit monde de la nuit, un peu en dehors du temps et foncièrement attachant. C’est à la fois frais, amusant, souvent drôle et touchant.

Côté cuisine, le manga parlera forcément aux gourmands et aux amateurs de spécialités culinaires japonaises, mais il n’est pas question ici de gastronomie de haute volée, simplement de cuisine de tous les jours, quasiment familiale ; le restaurant se faisant également un point d’honneur à préparer tout ce que le client souhaite pourvu que les ingrédients soient en stock. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de croiser dans ce restaurant de très nombreux habitués, qui nouent des relations, s’échangent des nouvelles, s’inquiètent de ne plus voir certains, deviennent amis, amants ou même se marient . On sourit, on prend partie à l’occasion d’une polémique (sauce salée ou sauce sucrée ?) on s’étonne, on grimace au diapason de tout ce petit monde à la fois simple, tolérant et humaniste.

lundi 14 mai 2018

Littérature turque : La bâtarde d'Istanbul, de Elif Shafak

Encore peu visible il y a 20 ans, la littérature turque contemporaine sort de ses frontières avec un succès incontestable. Sans doute l’attribution du prix Nobel à Orhan Pamuk en 2006 n’est-elle pas totalement étrangère à cette évolution, mais il ne faudrait pas occulter pour autant toute une nouvelle génération d’auteurs apparus dans les années 90, épris d’une certaine modernité, conscients que leur pays doit résoudre ses problématiques les plus aigües (montée de l’islamisme, multiculturalisme) et persuadés que nombre de sujets autrefois tabous peuvent être abordés en toute franchise et avec un certain recul, notamment historique (on pense évidemment à la question du génocide arménien). L’occasion pour nous lecteurs francophones de découvrir, au-delà des clichés habituels, un pays en profonde mutation, dynamique et soucieux de trouver sa place au sein de la mondialisation. Parmi ces nouvelles voix, Elif Shafak semble s’être désormais taillé une place de choix sur les étagères de nos librairies, avec un succès critique et populaire qui semble ne pas se démentir.



Publié initialement en anglais (Elif Shafak écrit en turc, mais également en anglais) et traduit en 2007 en français,  La bâtarde d’Istanbul est l’oeuvre d’une auteure déjà confirmée et reconnue dans son pays. Il s’agit d’une chronique familiale s’étalant sur près de quatre générations au travers de laquelle Elif Shafak évoque en toute liberté la question du génocide arménien. On y découvre la famille Kazanci, stambouliote depuis des générations, victime d’une sorte de malédiction qui atteint ses représentants masculins ; tous les hommes de la famille, ou presque, meurent prématurément vers l’âge de quarante ans. Restent donc les femmes, qui, par solidarité familiale, ont décidé de vivre sous le même toit. Tout ce petit monde (l’arrière grand-mère, la grand-mère, la mère et ses trois soeurs) a fédéré ses efforts et porté son attention sur la petite dernière, Asya, une enfant née hors mariage (et dont le père demeure un illustre inconnu), désormais jeune femme de 19 ans à peine sortie de l’adolescence. Un électron libre à l’esprit acéré et rebelle, mais au physique sans grâce particulière. De l’autre côté de l’océan Atlantique, Amy (diminutif d’Armanoush), jeune étudiante d’origine arménienne, se partage entre l’Arizona, où vit sa mère, et San Francisco, où vit son père. Alors qu’elle n’était qu’un bébé, ses parents divorcèrent, sa mère n’ayant jamais réussi à partager son mari avec sa très grande et très envahissante famille arménienne. S    a mère, Rose, se remaria avec un Turc venu étudier à Tucson, un certain Mustapha, ultime représentant masculin de l’illustre famille Kazanci. Déchirée entre ses origines américaine et arméniennes, Amy décide de s’envoler pour Istanbul, elle espère que sur place elle pourra renouer en toute quiétude avec ses racines arméniennes et stambouliotes. Peut-être comprendra-t-elle enfin la douleur qui déchire la famille de son père depuis presque un siècle. Sur place, elle fait la rencontre d’Asya et se lie d’amitié avec la jeune femme, qui s’empresse de lui faire découvrir la culture et l’histoire de son pays.


Subtil mélange de chronique familiale et de récit initiatique, La bâtarde d’Istanbul est un roman qui prend le temps d’installer une véritable atmosphère, mais loin de ne jouer que sur la fibre exotique et le dépaysement, Elif Shafak a fait le choix de nous plonger au coeur de la Turquie moderne et quel lieu plus fabuleux qu’Istanbul pour l’incarner. Creuset de tout un pan de la civilisation méditerranéenne, carrefour entre l’Orient et l’Occident, les lieux communs ne manquent pas. Istanbul est tout cela et au-delà, mais l’auteure préfère insister sur deux points fondamentaux ; aussi mythique et fabuleuse soit-elle, la ville, à l’instar de toute la Turquie, doit faire face à un défi majeur : accepter son passé et construire un avenir sur les bases du multiculturalisme et d’un nationalisme apaisé. Cohabitent à Istanbul, des musulmans, mais également des juifs, des chrétiens, tous d’origines et de contrées diverses autrefois contrôlées par la puissance ottomane. A travers l’évocation du génocide arménien, Elif Shafak a le courage d’évoquer un thème fort et encore très polémique en Turquie (Orhan Pamuk en a fait les frais au milieu des années 2000, menacé de mort après avoir évoqué cette question sensible). Son message de tolérance est ouvert sur les autres mais ferme et sans ambiguïté quant à la responsabilité des autorités ottomanes. Il ne suffit pas de rejeter la faute sur un régime désormais révolu, il faut reconnaître les torts causés aux autres peuples (Arméniens notamment), qui eux, en contrepartie, doivent cesser de vivre dans le passé et dans la commémoration éternelle, en un mot, il doivent enfin pardonner. Un discours qui paraît aller de soi, mais qui reste pourtant bien difficile à mettre en oeuvre. En creux apparaît également un autre message fondamental, celui de la place de la femme au sein de la société turque, dont la dichotomie est parfaitement illustrée au sein de la famille Kazanci où tradition et modernité se conjuguent quasiment exclusivement au féminin. Aux figures féminines traditionnelles (comme la grand-mère ou les tantes), s’opposent des figures plus modernes, féministes, revendicatrices de leurs droits et de leurs libertés (la mère et la fille), sans pour autant que ces différences les empêchent de cohabiter, de vivre ensemble, de se respecter et de s’aimer. Une leçon de tolérance sans moralisme excessif, d’une simplicité désarmante, mais d’une rare intelligence. Pour ceux qui en revanche aiment les romans où la ville se déploie dans toute sa démesure, prenant même parfois l’ascendant sur les personnages centraux, La bâtarde d’Istanbul n’est pas exactement le livre idéal. Bien qu’on y découvre de nombreuses traditions (notamment culinaires) et coutumes turques, la cité millénaire reste finalement assez discrète, l’action se déroulant essentiellement dans la maison des Kanzanci (un konak, autrement dit une maison plutôt cossue), dans un café…. et c’est à peu près tout. Ce qui n’est pas très étonnant pour un roman qui se veut plutôt intimiste et tourné vers la famille.

lundi 7 mai 2018

Littérature égyptienne : La belle du Caire, de Naguib Mahfouz

Prix Nobel de littérature 1988, décédé en 2006 à l’âge plus que respectable de 94 ans, Naguib Mahfouz est l’auteur d’une oeuvre considérable. Au cours de sa carrière, l’écrivain cairote a publié plus de 50 romans et recueils de nouvelles, observant avec beaucoup d’acuité et d’intelligence les évolutions de la société égyptienne au cours du XXème siècle. Mahfouz fut donc un témoin privilégié de son temps aux convictions politiques fortes (libérales, mais au sens premier du terme), qu’il exprima dans sa littérature aussi bien qu’à travers ses prises de positions publiques, ce qui lui valut quelques ennuis dans le monde arabe où il fut censuré, ainsi qu’une tentative d’assassinat à laquelle il échappa par miracle en 1994 (par deux jeunes extrémistes qui avouèrent ne pas avoir lu une seule ligne de son oeuvre). Mahfouz fut le premier écrivain arabe à recevoir le prix Nobel de littérature, ce qui lui ouvrit bien évidemment les portes du marché mondial.


C’est donc sur les conseils éclairés de l’ami Soleilvert (insérer le lien vers le blog) que j’ai entrepris de me plonger dans l’oeuvre de Naguib Mahfouz, en commençant tout d’abord par un très bon recueil de nouvelles, Le monde de Dieu, que je ne chroniquerai pas sur ce blog, hélas, étant bien trop souvent sujet à la procrastination, j’ai fini par trop repousser cet exigeant travail qui consiste à faire le compte-rendu de ce type d’ouvrage… et comme je n’avais pas pris de notes ! Sachez néanmoins que ce recueil comporte de très bons textes et permet d’avoir un aperçu assez pertinent de l’évolution de l’oeuvre de Naguib Mahfouz (et des mutations de son pays), depuis les années trente jusqu’au début des années quatre-vingt dix. L’écrivain se montrant plus introspectif et davantage enclin à la métaphysique dans ses textes les plus récents. De quoi se faire une idée assez précise de la littérature du bonhomme et choisir éventuellement une période de production précise pour partir à la découverte de son oeuvre. Pour ma part, j’ai été immédiatement attiré par les romans les plus anciens, sans doute parce qu’ils me semblaient revêtir une dimension un peu plus exotique et l’évocation d’un passé oriental révolu, une sorte de paradis perdu probablement très cliché (et qui fleure un peu le colonialisme si l’on y réfléchit bien) mais auquel je ne peux résister. Bien heureusement, la littérature de Naguib Mahfouz échappe à ce genre de cliché éculé, l’auteur étant très attaché à inscrire son pays dans une certaine modernité tout en étant conscient que les héritages du passé (clientélisme, lourdeurs et inertie du système politique, hiérarchisation sociale….) ne peuvent s’effacer d’un simple revers du bras.


Publié en 1945, La belle du Caire est le quatrième roman de Naguib Mahfouz. Dans les années 1930, quatre jeunes étudiants de l’université du Caire sont sur le point de décrocher leur licence de lettres. Quatre amis issus de familles relativement aisées, sans pour autant appartenir à l’élite de la société égyptienne, et dont un avenir prometteur semble tendre les bras. Parmi eux, Mahgoub est paradoxalement le plus insouciant et le plus cynique, mais aussi celui dont l’équilibre financier est le plus précaire. Alors qu’il ne lui reste que trois mois avant son examen final, il apprend que son père vient d’être victime d’une attaque cérébrale, bien qu’ayant échappé à la mort in extremis, il reste en grande partie paralysé et ne pourra probablement plus jamais travailler. Pour subvenir à ses propres besoins, ainsi qu’à ceux de sa femme, il doit donc réduire en grande partie la rente qu’il versait à son fils pour ses études. Mahgoub devra donc survivre durant trois mois avec à peine un tiers de ce qui lui permettait jusqu’à présent d’assurer son train de vie. Mais par fierté, le jeune homme refuse de demander l’aide de ses amis, préférant se débrouiller par lui-même. Alors il déménage de son foyer d’étudiant plutôt confortable pour une chambre beaucoup plus modeste, réduit ses frais de bouche, se contentant parfois d’un seul repas constitué d’une poignée de fèves bouillies, ne s’autorise plus guère de sorties. Malgré ses efforts et sa persévérance, Mahgoub est au bord de la rupture, mais rongé par son désir de réussir il est prêt à tout pour s’en sortir et gravir les échelons de la société égyptienne. Il en est certain, une fois son diplôme en poche, plus rien ne pourra stopper son ascension professionnelle et sociale. Mais la désillusion est sévère, sans appui il ne peut guère espérer obtenir les fonctions auxquelles il aspire et rien ne le terrorise davantage que de terminer sa vie comme petit fonctionnaire à Assouan. En désespoir de cause, mais aussi par cynisme, Mahgoub accepte une proposition qui pourrait bien changer la donne, mais également lui coûter beaucoup en cas d’échec. Une vague connaissance de son village, désormais devenue haut fonctionnaire, lui propose rien moins qu’un mariage de façade avec une très belle jeune femme devenue la maîtresse de Qassim bey Fahmi, un aristocrate promis aux plus hautes fonctions ministérielles, un homme à la fois riche et puissant. Aux abois, Mahgoub accepte, sans savoir que la femme en question est l’ancienne fiancée de l’un de ses plus proches amis, une beauté qu’autrefois il avait espéré séduire. Commence alors un ménage à trois, qui en apparence a tout pour le satisfaire : un poste comme secrétaire du bey, une certaine aisance matérielle et une femme splendide.


Récit de l’ascension fulgurante et de la chute tout aussi vertigineuse d’un jeune homme aux ambitions démesurées et aux principes contestables, La belle du Caire n’est pas exactement une comédie dramatique, tout au plus pourrait-on rapprocher ce roman de l’étude de moeurs. Empreint d’un grand réalisme social, il décrit très finement les mécanismes qui régissent la société égyptienne à l’orée des années 1940, son désir d’accéder à une certaine forme de modernité, sa volonté contradictoire de s’affranchir de toute forme de colonialisme, tout en maintenant coûte que coûte des structure hiérarchiques héritées d’un passé révolu et pesant. Mahgoub est indiscutablement un personnage antipathique, amoral, peu charitable, démesurément ambitieux, peu respectueux des valeurs sociales traditionnelles comme la famille ou les amis. Mais le carcan social dans lequel il évolue et dont il ne peut s’extraire malgré ses mérites, sa capacité de travail et sa volonté, en font le porte-parole idéal d’une certaine catégorie sociale qui aspire à une meilleure condition, mais ne peut que baisser les bras face à la corruption, au clientélisme et aux barrières érigées par une classe dominante cynique, peu patriote et encline à vendre les intérêts du pays au plus offrant. Une plongée édifiante dans l’Egypte des années trente, un roman absolument fascinant, admirablement écrit et incroyablement moderne.


jeudi 3 mai 2018

Les années douces, de Hiromi Kawakami

Les amateurs de manga connaissent déjà probablement l’adaptation très fidèle et très touchante  réalisée par Jiro Taniguchi de ce beau roman de Hiromi Kawakami, mais peut-être n’ont-ils jamais eu l’occasion ou la curiosité de lire l’oeuvre originelle, qui mérite assurément qu’on s’y attarde un peu. Publié en 2005 aux éditions Picquier, Les années douces fait partie de ces romans qui semblent en apparence céder aux sirènes de la sensiblerie éhontée, on serait presque tenté, au vu du résumé de la quatrième de couverture, de le voir plutôt figurer au catalogue de la collection harlequin…. Jugement hâtif et erroné, voire un peu méprisant à l’égard de ceux qui aiment les romans à l’eau de rose, après tout chacun est libre d’avoir quelque passion coupable.



Tsukiko, jolie jeune femme de 37 ans, mène une vie de célibataire un peu solitaire. Mais alors que certains comblent leur vide affectif en multipliant les sorties entre amis, Tsukiko se contente d’aller boire du saké après le travail, dans un petit troquet à l’abri de l’agitation d’une mégapole toujours très affairée. C’est là qu’un soir elle fait la rencontre de l’un de ses anciens professeurs de lycée, de trente ans son aîné, et qu’elle surnomme affectueusement le maître. Ensemble ils se souviennent de leurs vies passées, partagent de nombreux verres de saké, ainsi que les petits plats que l’on consomme traditionnellement pour accompagner cette boisson. Lentement des liens se tissent, balisés par ces rencontres désormais devenues rituelles sans qu’aucun d’eux ne se concerte : même heure, même lieu, mêmes gestes… bercés par le rythme de leurs conversations feutrées. De temps à autre, les deux amis s’autorisent quelques sorties, une cueillette de champignons, une balade au marché ou bien encore la fête des cerisiers en fleur. Jusqu’au jour où Tsukiko réalise qu’elle est bien plus attachée au maître qu'elle ne l'avait imaginé.



Les années douces est un roman d’amour à la fois doux et subtil, mais aussi un récit étonnant sur le Japon contemporain, qui nous permet de mieux cerner certaines facettes de la société japonaise et de ses moeurs, que l’on a tendance à réduire à l’agitation tokyoïte des quartiers les plus animés, en oubliant que tous les Japonais ne sont pas des poulpes scotchés à leur téléphone portable ou bien encore des salarymen avides de réussite professionnelle.  Pour être tout à fait honnête, le roman semble échapper à l’agitation qui caractérise la vie urbaine actuelle de façon sans doute un peu trop romanesque pour être totalement réaliste. C’est probablement ce décalage, cette dimension en dehors du temps, qui lui confère autant de charme et rend l’histoire si touchante, mais également sa grande délicatesse et son extrême pudeur. Lent, contemplatif, le roman de Hiromi Kawakami aime à prendre son temps, berçant le lecteur sur un rythme auquel il est peu habitué, s’attardant sur les détails qui font tout le sel de l’existence et donnent du relief aux personnages. A lire impérativement, ainsi que l’excellente adaptation graphique de Jiro Taniguchi.


dimanche 29 avril 2018

Western : Lune comanche, de Larry McMurtry

Commençons cette petite chronique par une message à caractère informatif destiné à tous ceux qui auraient eu l’outrecuidance de ne jamais avoir lu Lonesome Dove, sachez qu’il s’agit d’une faute de goût caractérisée. Que vous aimiez ou non le western, c’est une oeuvre fondamentale de la littérature contemporaine (qui obtint le prix Pulitzer), un grand roman sur l’Amérique et, ce qui ne gâche rien à l’affaire, un immense plaisir de lecture. Faut-il pour autant avoir impérativement lu les deux premiers volumes de Lonesome Dove avant de s’attaquer à cette nouvelle préquelle ? Précisons tout d’abord que Lune comanche fait suite à La marche du mort, roman qui se déroulait quarante ans avant les événements de Lonesome Dove et que, oui, il est préférable d’avoir lu les précédents romans pour profiter pleinement de ce nouveau développement de l’histoire d’Augustus McCrae et de son comparse Woodrow Call. Bref, si vous n’êtes pas passé par la case départ, vous feriez mieux de vous empresser de réparer cette erreur, vous ne toucherez pas 20 000 francs pour autant, mais je vous garantis que 2000 pages plus tard vous me remercierez.

    Ceux qui ont donc lus les précédents opus retrouveront avec bonheur les personnages de Gus et de Call, âgés de quelques années de plus, mais désormais éléments expérimentés du corps des Texas rangers. Guidés par le capitaine Inish Scull, un homme dur et nerveux, mais également très cultivé de par ses origines bourgeoises, ils arpentent les plaines et les déserts du Texas, afin de sécuriser la frontière et protéger les colons des raids menés par les tribus indiennes locales, en particulier les féroces Comanches, dont le chef Buffalo Hump leur donne du fil à retordre. Ces prodigieux cavaliers que sont les Comanches sont des adversaires redoutables et redoutés, y compris par les autres tribus indiennes, qui craignent leur science du combat et leur cruauté légendaire. L’un d’entre-eux, Kicking Wolf, est l’un des plus habiles, si ce n’est le plus habile, voleurs de chevaux du Texas. Son talent n’a pas d’égal et il est capable de voler n’importe quel cheval au nez et à la barbe des sentinelles les plus aguerries. En temps normal, les rangers n’auraient pas grand chose à craindre de ses forfaits étant donné la piètre qualité de leurs montures, mais le capitaine Scull monte un véritable phénomène, un cheval immense et puissant, qui lui valut d’être surnommé Big Horse Scull. Voler ce cheval représenterait un immense exploit et Kicking Wolf se plaît à rêver de le réaliser. Ainsi on chanterait ses hauts faits dans toutes les tribus à l’est du Rio Grande. Avec la ruse du renard et la discrétion d’un félin, Kicking Wolf s’empare à l’occasion d’une nuit sans lune du cheval tant convoité, mais que faire d’un tel trophée, sans compter que le capitaine Scull tentera certainement de récupérer sa monture en le traquant sans relâche. Accompagné de son plus fidèle ami, Kicking Wolf se rend donc en direction du Mexique, à la rencontre d’Ahumado, un terrible chef indien, dont la cruauté est devenue légendaire et qui terrifie jusqu’aux Comanches les plus intrépides. En lui offrant cette superbe bête, il espère faire d’Ahumado son allié. De son côté, le capitaine Scull est bien décidé à récupérer son bien et part sur les traces de Kicking Wolf, à pied, accompagné seulement d’un éclaireur indien. Bombardés capitaines, Gus et Call devront reprendre en main les Texas rangers, afin de mener à bien leurs missions de surveillance et de protection des colons.

    Pas de surprise avec cet ultime opus de Lonesome Dove, qui se situe dans la droite lignée des précédents. Toujours aussi bien mené, le récit se dévore avec un rare plaisir de lecture, grâce à l’écriture fluide et prenante de Larry McMurtry. Mais le roman vaut moins pour son style que pour la qualité de sa narration et pour l’extrême soin que l’auteur apporte à ses personnages. Qu’ils soient déjà éprouvés (Gus, Call, Kicking Wolf ou bien Buffalo Hump) ou inédits (Scull, Deets ou Ahumado), tous sont des personnages complexes, très bien caractérisés et pour la plupart attachants (ou à défaut fascinants) grâce au sens du détail dont McMurtry fait preuve pour chacun d’eux. Loin de tout manichéisme, ce qui paraît le minimum attendu pour un western moderne, Lune Comanche réserve son petit lot de surprises et de révélations sur la vie de Gus et de Call, qu’il serait évidemment du plus mauvais effet de révéler ici. Si vous avez déjà lu Lonesome Dove, Lune Comanche est donc un passage obligé puisqu’il pose la dernière pièce du puzzle, cette grande fresque commencée dans les années 80 et qui à mon sens représente la quintessence du western contemporain. D’autres oeuvres ont indiscutablement marqué le genre (on pense en particulier aux nouvelles de Dorothy Johnson), mais peu ont réussi à le faire de manière aussi brillante et humaniste. Se plonger dans l’oeuvre de Larry McMurtry, c’est toucher du doigt l’essence même de l’Amérique, de son histoire douloureuse, de ses fondements et de ses contradictions… Cet attachement viscéral à la liberté, cette fascination pour la violence (ou plutôt son acceptation résignée), cette obstination à vouloir conquérir, au prix du sang et de la mort, des terres souvent ingrates demeurent parfois un mystères pour nous autres européens modernes et lorsque les livres d’histoire ne sont pas suffisants pour en cerner les contours, la fiction vient en renfort, nous aidant à mieux toucher du doigt cette grande aventure humaine que fut la conquête du grand ouest américain.

mardi 6 mars 2018

SF psychologique : Planetfall, de Emma Newman

Encensé par la critique outre-manche, Planetfall est un roman écrit par une jeune auteure britannique inconnue dans nos contrées, mais déjà bien installée dans le paysage des littératures de l’imaginaire anglo-saxon, Emma Newman. Plus connue pour ses romans de fantasy urbaine, il s’agit pour elle de sa première incursion dans le domaine de la science-fiction et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’essai est plutôt concluant. On pourrait même annoncer sans trop prendre de risque, qu’il s’agit d’un des romans de SF les plus intéressants publiés en 2017, mais moins pour sa dimension prospective que pour sa dimension humaine et dramatique.

Dans un futur indéterminé mais relativement proche, la Terre est en déliquescence, politiquement aussi bien qu'économiquement. Au sortir d’un coma lié à l’ingestion d’une plante non répertoriée au catalogue des espèces végétales d’origine terrestre, la jeune Lee Suh-Mi reçoit une révélation prophétique. Sa vision lui montre une planète inconnue mais semble-t-il capable d’abriter la vie. La jeune femme se plait-à croire qu’elle vient de recevoir un message divin. Convaincue par le caractère sacré de sa mission, elle réussit à enrôler d’éminents scientifiques et quelques généreux donateurs prêts à  financer la construction d’un vaisseau spatial capable de rejoindre cette planète et d’y installer une colonie. Guidés par celle que l’on appelle désormais l’Eclaireuse, les futurs colons embarquent pour un voyage sans retour à bord de l’Atlas. Sur place ils découvrent un mystérieux artefact organique dont Lee Suh-Mi assure qu’il est à l’origine du message qu’elle a reçu. Vingt ans plus tard, la colonie s’est durablement implantée sur cette étonnante planète, mais curieusement les colons ne semblent pas pressés de s’en emparer. Lee Suh-Mi a disparu à l’intérieur de l’artefact (désormais baptisé “cité de Dieu”) sans jamais en ressortir, tous les ans un message parvient à ses compagnons, leur assurant qu’elle est toujours en vie, à l’écoute du message divin que l’artefact semble lui communiquer. Et tout ceci aurait pu durer jusqu’à la fin des temps, rituel immuable donnant lieu à une cérémonie quasi mystique, hautement symbolique, mais toujours aussi avare en révélations concrètes. Jusqu’au jour où un inconnu se présente à l’entrée de la colonie, prétendant être le petit-fils de Lee Suh-Mi. Et le fait est que le jeune homme ressemble énormément à sa grand-mère. Un choc pour Ren, ingénieure spécialisée dans la maintenance des imprimantes 3D, qui fut durant des années la meilleure amie de Lee Suh-Mi. Depuis des décennies, les colons pensaient qu’il n’y avait eu aucun survivant des nacelles de descente qui s’étaient écrasées loin du site d’atterrissage prévu. Hypersensible, fragilisée par l’absence de son amie, Ren vit un peu  à l’écart du reste de la colonie, cultive son jardin secret et préserve farouchement son intimité… à un point qui confine à la pathologie. L’arrivée de Sung Soo met à mal le fragile équilibre que Ren avait soigneusement réussi à maintenir, faisant remonter à la surface des souvenirs qu’elle avait enfouis au plus profond de son subconscient.

Planetfall, par son fonds de commerce un poil mystique mâtiné de considérations morales n’est pas sans rappeler Le moineau de Dieu de Mary Doria Russel ou bien encore Un cas de conscience de James Blish, mais alors que ces deux romans lorgnaient allègrement du côté du conte philosophique Planetfall se veut davantage psychologique et fonctionne comme un huis-clos.. La culpabilité rode au fil du roman, pesante, reléguant finalement la dimension prospective du récit à sa plus simple expression. L’histoire est centrée presque  exclusivement autour du personnage de Ren, c’est à travers ses yeux, ses pensées, ses névroses et son cheminement psychologique que l’on découvre progressivement les enjeux réels du roman. Non pas qu’il n’y ait aucune idée de science-fiction dans Planetfall, car l’auteur brasse de nombreux thèmes chers à cette littérature (en particulier l’impact de l’homme sur son environnement), mais ils ne sont pas réellement au coeur d’un récit construit entièrement autour d’un énorme mensonge et de ses effets dévastateurs sur une communauté qui évolue en vas clos. Planetfall aurait pu être rébarbatif s’il s’était transformé en fable théologique ou en conte philosophique, mais Emma Newman a eu suffisamment d’intelligence pour ne pas suivre cette voie (n’est pas James Blish qui veut), se concentrant sur la dimension humaine et dramatique du récit, nous offrant un roman d’une grande finesse psychologique, à l’ambition certes mesurée mais totalement maîtrisée. Pas le roman du siècle, mais une bonne surprise assurément.

lundi 12 février 2018

Les gens de Holt county, de Kent Haruf

Décédé en 2014, l’auteur américain Kent Haruf est longtemps resté confidentiel, mais l’adaptation de son dernier roman au cinéma (Nos âmes la nuit, 2017) lui a cependant donné un petit regain de notoriété. Originaire de l’état du Colorado et très attaché à sa terre natale, Kent Haruf est un écrivain du terroir, qui aime raconter la vie pas toujours simple des petites gens de son pays, leurs peines et de leurs tracas, avec une sensibilité et une justesse qui ne sont pas sans rappeler un certain Larry McMurtry. J’ai très honnêtement déjà beaucoup évoqué cet auteur sur ce blog, mais une petite piqûre de rappel me semble appropriée tant cet écrivain mérite d’être découvert et apprécié à sa juste valeur.

    Troisième roman de l’auteur à être traduit en français, Les gens de Holt county fait suite à l’excellent Le chant des plaines, chef d’oeuvre de délicatesse et de retenue dans lequel le lecteur découvrait la petite ville de Holt et de ses habitants. Parmi cette galerie de personnages foncièrement attachants : les deux frères McPheron et leur ranch perdu au milieu des plaines, Guthrie et ses deux garçons, Ike et Bobby, mais aussi et surtout la jeune Victoria Roubideaux, tout juste 19 ans, sur le point d’accoucher de son premier enfant. Tous sont à nouveau au coeur des Gens de Holt County, mais viennent s’y ajouter de nouveaux protagonistes, qui permettent à ce roman d’être autre chose qu’une simple suite, une vision enrichie de l’histoire et de la vie à Holt.  Victoria et sa petite fille ont donc quitté le ranch des frères McPheron, la jeune fille pourra  désormais poursuivre ses études à l’université tout en élevant la petite Katie dans des conditions acceptables. Raymond et Harold se retrouvent donc à nouveau seuls au ranch, mais gardent le contact avec Victoria pour qui les deux frères font littéralement offices de soutien familial. Guthrie et ses deux garçons viennent de temps en temps leur donner un coup de main, pour leur soulager la tâche et leur tenir compagnie. A Holt, Rose, l’assistante sociale du comté, tente d’aider une famille démunie. Luther et Betty, élèvent leurs deux enfants dans un vieux mobil-home défraîchi, sans travail ils vivent de bons alimentaires et des soins de l’assistance publique. Ils tentent d’appliquer les recettes simples et pleines de bon sens de Rose pour joindre les deux bouts, mais l’arrivée de l’oncle de Betty, un homme violent, alcoolique et peu respectueux des femmes met en péril ce fragile équilibre ; les parents se révélant incapables de protéger leur deux progénitures des accès de violence de cet homme malsain et dangereux. A quelques encablures de là, le jeune DJ vit avec son grand-père à la suite du décès de sa mère. Taciturne mais sérieux et travailleur, il tente de concilier ses obligations scolaires tout en prenant soin de son grand-père vieillissant, assumant des responsabilités qui ne sont pas celles qui devraient échoir à un garçon de son âge. Pris en affection par sa jeune voisine, qui élève seule ses deux filles à la suite du départ de son mari pour l’Alaska,  tous les quatre vont se soutenir mutuellement le jour où le mari en question décide de ne plus jamais revenir à Holt.

A la suite de ce bref résumé, sombre et en apparence désespéré, j’en vois déjà certain qui filent dans la direction opposée à brides rabattues, persuadés que Kent Haruf n’est autre que la réincarnation américaine d’Emile Zola et de Charles Dickens confondus (Oliver Twist, sors de ce corps). Mais c’est bien mal connaître le travail de l’écrivain américain, Les gens de Holt county n’a rien du récit larmoyant auquel on aurait pu s’attendre, Kent Haruf ne cherche pas à faire pleurer dans les chaumières mais décrit sans concessions les conditions de vie au coeur des hautes plaines, loin des grands villes affairées et des centres de décisions politiques et économiques. La vie y est rude, voire rustique, avec son lot de détresse et son cortège de galères. En plus d’une misère économique réelle, on perçoit en écho une certaine misère affective, liée à la solitude et à l’isolement. Celle des deux frères McPheron est profondément touchante alors que leur attitude respire la bonté et la bienveillance, leur solitude atteint le lecteur au plus profond de son être. Et alors même qu’elle résonne comme une fatalité, un peu d’espoir vient illuminer ce tableau magnifique et c’est là le grand talent de Kent Haruf, que de nous faire espérer en un avenir meilleur et plus lumineux. Simplicité de l’écriture, à la fois belle et sans fioritures, narration claire et limpide, personnages extrêmement bien définis,  touchants d’humanité et de sensibilité (oui oui, même les salauds comme Hoyt sont des personnages bien campés et extrêmement bien écrits).... le tout avec une économie de mots et de moyens qui frôle le génie, du grand art tout simplement.

samedi 27 janvier 2018

Black America : Une colère noire de Ta-Nehisi Coates

J'ai commencé à écrire dans ce blog sur une colère italienne, une rage impuissante mais qui devait s'exprimer. En voici une autre, américaine.

Un jeune homme noir est abattu par un policier, et peu après ce dernier est acquitté. Un garçon de 15 ans, noir aussi, mais qui a grandi dans un environnement assez préservé, est bouleversé. Son père, qui a grandi à Baltimore, qui a connu la culture du ghetto, puis l'épanouissement intellectuel, décide alors de lui expliquer ce que ce que signifie être Noir aux États-Unis, à défaut de pourvoir trouver les mots de consolation. Viennent ensuite plus de 150 pages denses d'une colère froide, qui vous envoie toute la violence ordinaire de l'Amérique au visage, qui décortique le racisme ordinaire, la ségrégation invisible et pourtant omniprésente, le fossé infranchissable entre Noirs et Blancs, ceux qui vivent dans la peur et ceux qui vivent dans le Rêve de ceux qui se disent Blancs, inaccessible à ceux à qui on assigne la couleur noire, en fin de compte.
Le grand mérite à mes yeux de Ta-Nehisi Coates est de rapporter le racisme au corps, à la chair humaine, de rendre palpable le déni d'humanité dont la communauté afro-américaine souffre, et de la peur littéralement viscérale qui habite tous les Noirs de l'Amérique du Nord, cette évidence tragique de ne pas pouvoir non seulement se défendre, mais également défendre ceux qu'ils aiment.
Très personnelle, son analyse n'en est pas moins emblématique d'un état d'esprit qu'il nous est difficile de comprendre, car il nous manque une expérience essentielle et incontournable. Cette expérience est celle de l'esclavage, de la négation de l'humanité de l'autre. Et la blessure est entièrement, complètement, totalement ouverte. Elle imprègne partout aujourd'hui la société américaine, conditionne les réactions, alimente les innombrables non-dits, les tabous. Elle a fait naître des peurs dont nous n'avons aucune idée de l'ampleur.
Ce livre est effrayant à bien des égards, non par les faits qu'ils relatent et que connaissent tous ceux qui s'intéressent un peu à l'autre côté de l'Atlantique, mais par les angoisses profondes et les peurs inextinguibles qu'il révèle, et qui nous explique pourquoi la société étasunienne ne sera jamais une société de métissage, et qu'elle porte en elle une violence que nous avons du mal à imaginer en Europe, une violence entre races mais aussi au sein de la communauté noire elle-même. Car un autre mérite de ce livre est de montrer toute la complexité de cette communauté qui n'est une et unie qu'aux yeux des autres et dans des moments tragiques, Une communauté d'individus aux aspirations très diverses et parfois contradictoires, traversée de violences à la hauteur de celles qu'elle subit.
Ta-Nehisi Coates ne livre pas ici un essai fouillé, une étude sophistiquée, ni même une démonstration claire, mais un témoignage dont on sent qu'il vient d'une réflexion longuement mûrie, une colère peut-être noire, mais surtout froide, analytique.Une colère devant le racisme, mais aussi devant cette peur envahissante et paralysante. Une colère en forme de long et profond cri d'amour pour son fils. Une colère qui porte au combat. Une colère qui revendique la dignité humaine.


mardi 23 janvier 2018

Autopsie du couple : La fenêtre panoramique, de Richard Yates

Grand classique de la littérature américaine contemporaine, La fenêtre panoramique souffre en France de la réputation plus que discrète de son auteur, Richard Yates, considéré pourtant aux Etats-Unis comme un auteur majeur et une figure incontournable des lettres américaines. Mais cela n’a pas toujours été le cas, l’écrivain new-yorkais ayant même failli tomber dans l’oubli, délaissé par les universitaires et presque oublié par la critique (en son temps le prestigieux New Yorker refusa obstinément de le publier). Mais ses pairs ont toujours reconnu son influence, de Tennessee Williams à Raymond Carver en passant par Richard Ford ou Joyce Carol Oates, nombreux sont les écrivains à avoir salué son oeuvre, lui permettant à titre posthume d’entrer au panthéon des auteurs respectés et admirés. Yates désormais devenu auteur culte ! Le bonhomme s’en retournerait sans doute dans sa tombe de dépit, lui qui mourut dans le dénuement le plus total, abandonné de tous, mais laissant en héritage une oeuvre dont aujourd’hui tout le monde s’accorde à citer les louanges. La fenêtre panoramique est considéré comme son chef d’oeuvre et bénéficia en 2007 d’une adaptation cinématographique assez réussie (Les noces rebelles), signée Sam Mendes.


USA, fin des années cinquante. April et Frank Wheeler semblent incarner à eux seuls le couple parfait. Jeunes, beaux, intelligents et cultivés, ils occupent avec leurs deux enfants un joli petit pavillon de banlieue, non loin de New-York. Mais leur bonheur de façade cache mal leur désespoir et la crise qui couve déjà depuis plusieurs années, car le couple aspire en réalité à autre chose. Cette petite vie tranquille et confortable, à laquelle tout bon Américain se doit de rêver, fait surtout le lit de leur frustration, intellectuelle, morale et professionnelle. Plus jeune, April se voyait déjà comédienne, son insolente beauté alliée à son talent pour le théâtre allaient directement la propulser vers Broadway. Quant-à Frank, son esprit brillant devait le mener bien plus loin que son modeste poste d’employé de bureau pour une société de machines à calculer. Mais le talent ne suffit pas toujours face aux aléas de la vie et lorsque vint accidentellement le premier enfant, Frank et April firent une croix sur leurs rêves. Ils quittèrent leur modeste appartement new-yorkais et achetèrent un pavillon en banlieue, une voiture, une télévision et tout l’électroménager auquel aspire toute mère de famille qui se respecte. Solution non satisfaisante pour construire sur des bases plus que fragiles les fondations de leur future vie. Désormais arrivés à un croisement de leur existence, les Wheeler prennent la décision de renouer avec leurs vieux rêves, bien décidés à ne plus se laisser piéger par les vicissitudes de la vie, ils envisagent de partir à l’étranger et de se donner le temps d’accomplir quelque chose. C’était sans compter sur le sort, April tombe à nouveau enceinte et Frank se voit offrir une promotion, remettant en cause le bien fondé de leur départ.


Construit à la manière d’une tragédie grecque, Le fenêtre panoramique est un roman difficile, sombre et désespéré. Yates y ausculte la face cachée du rêve américain, cette obligation de bonheur conditionnée par une consommation frénétique, la réussite matérielle étant la preuve d’une vie réussie et épanouie. Et c’est sans doute ce constat qui secoue le plus le lecteur, ce n’est ni le manque d’amour, ni même l’infidélité qui brise le couple Wheeler, mais tout simplement le rythme usant et monotone de la vie moderne. Perdre ses rêves, perdre la foi et se bercer d’illusions de bonheur, devenir la marionnette de sa propre vie et se faire broyer par le rouleau compresseur d’une société qui étouffe les élans du coeur et les véritables aspirations intellectuelles ou artistiques à coup de slogans publicitaires, sacrifiant les femmes et les cantonnant dans leur rôle de mère de famille.  Lentement et méthodiquement Yates décrit la lente implosion d’un couple qui se ment à lui-même pour sauver les apparences et préserver les conventions sociales. Se conformer au modèle, se couler dans le moule pour correspondre à ce que le société attend de vous, quitte à foncer droit dans l’impasse et s’écraser contre le mur à pleine vitesse. Sidérant et toujours aussi moderne cinquante ans plus tard.

mardi 9 janvier 2018

NYFD blues : Les petites consolations, de Eddie Joyce

Si vous ne connaissiez pas Eddie Joyce jusqu’à présent, eh bien figurez-vous que moi non plus, mais il faut dire que ce jeune écrivain, natif de Staten Island et vivant à Brooklyn, est l’auteur d’un premier roman certes fort remarqué par la critique, mais resté relativement confidentiel sur le plan médiatique. Avocat dans un prestigieux cabinet new-yorkais, le bonhomme a un beau jour claqué la porte, fait une croix sur un salaire annuel à six chiffres, pour se consacrer exclusivement à l’écriture, preuve qu’il croyait dur comme fer en son talent et en sa bonne étoile. En tout état de cause, si ce New-yorkais pur sucre continue sur sa lancée initiale, nul doute qu’il faudra  à l’avenir surveiller de près sa carrière littéraire.

Le roman se déroule dix ans après les événements du 11 septembre, mais ne s’intéresse pas véritablement aux attentats, préférant ausculter le devenir des Amendola, une famille Italo-irlandaise, dont le fils Bobby, pompier au NYFD, est mort à la suite de l’effondrement des tours du World trade center. Les Amendola sont installés dans le quartier populaire de Staten Island depuis deux générations et ont construit leur identité comme nombre de leurs concitoyens ; avant d’être new-yorkais ils sont avant tout originaires de leur quartier, un quartier populaire habité par de nombreux immigrés de la seconde génération, dont les parents ou les grands parents étaient essentiellement originaires d’Irlande et d’Italie. Mais alors que Brooklyn ou le Queens ont eu tendance à se gentrifier, leur quartier avait été relativement épargné par le phénomène. Cet élément est loin de n’être qu’un point de détail, car si les Amendola ont perdu un fils ce n’est pas pour combattre le feu du côté de Staten Island, mais pour avoir porté secours aux cols blancs de Manhattan, dont les habitants ont toujours éprouvé un certain mépris pour les classes laborieuses de la périphérie. Le père Michael, fils unique d’un couple d’Italiens venus s’installer aux Etats-Unis durant l’entre-deux guerres, avait au grand dam du pater familias refusé de reprendre l’épicerie italienne qu’il tenait avec amour depuis son installation à New York pour épouser la carrière de pompier. Le vieil Italien n’avait jamais compris pour quelles raisons son fils abhorrait la profession d’épicier et préférait risquer sa vie pour de parfaits inconnus. A l’heure de la retraite, Michael refusa même de reprendre la boutique de son père, qu’Enzo revendit à son apprenti, faisant ainsi sa fortune. Pour le plus grand désespoir de sa mère, Gail, Bobby choisit donc de suivre les traces de son père Michael et devint lui aussi pompier, un bon pompier même, bravant le feu et le danger au péril de sa vie… ce qui lui fut fatal le jour du 11 septembre. Cette disparition fut un électrochoc pour la famille. La place laissée vacante par Bobby était immense, béante… démesurée. Il laissait derrière lui une femme, Tina, jolie et énergique jeune femme enceinte de leur deuxième enfant, ainsi qu’une fille à peine âgée de deux ans. Malgré la blessure, la famille tente de se reconstruire, Gail et Michael se rapprochent, entourent Tina et ses deux enfants de tout l’amour possible. Les deux frères de Bobby, Peter et Franky essaient également de surmonter la douleur…. avec plus ou moins de réussite.

Construit à la manière d’un récit choral, chaque chapitre offrant le point de vue de l’un des membres de la famille avec force flashbacks et retours dans le passé, Les petites consolations est une véritable pépite pour les lecteurs qui aiment les romans au rythme lent, centrés essentiellement sur le vécu et le ressenti des personnages. Eddie Joyce réussit avec brio à retranscrire le vide laissé par la perte d’un être cher, le lent travail de deuil et de reconstruction pour non pas combler la place manquante, mais réussir justement à l’accepter. Car si la douleur finit par s’estomper avec le temps les souvenirs restent présents, mélancoliques certes, parfois sources de tristesse mais aussi de joie, celle d’avoir partagé la vie de l’être aimé, de lui avoir apporté amour et réconfort dans les moments difficiles. Traversé il faut bien l’avouer par un certain spleen mais loin de tout pathos, Les petites consolations n’est pas un roman triste, mais agit au contraire comme un baume. Une vraie leçon de vie et de courage, mais aussi probablement l’un des romans les plus réussis sur l’après 11 septembre, car au-delà du destin de la famille Amendola, le roman nous raconte New York comme seuls les plus grands auteurs de la big city avaient su le faire. Chapeau bas Mr Joyce, pour un premier coup c’est tout simplement un coup de maître.