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mardi 23 janvier 2018

Autopsie du couple : La fenêtre panoramique, de Richard Yates

Grand classique de la littérature américaine contemporaine, La fenêtre panoramique souffre en France de la réputation plus que discrète de son auteur, Richard Yates, considéré pourtant aux Etats-Unis comme un auteur majeur et une figure incontournable des lettres américaines. Mais cela n’a pas toujours été le cas, l’écrivain new-yorkais ayant même failli tomber dans l’oubli, délaissé par les universitaires et presque oublié par la critique (en son temps le prestigieux New Yorker refusa obstinément de le publier). Mais ses pairs ont toujours reconnu son influence, de Tennessee Williams à Raymond Carver en passant par Richard Ford ou Joyce Carol Oates, nombreux sont les écrivains à avoir salué son oeuvre, lui permettant à titre posthume d’entrer au panthéon des auteurs respectés et admirés. Yates désormais devenu auteur culte ! Le bonhomme s’en retournerait sans doute dans sa tombe de dépit, lui qui mourut dans le dénuement le plus total, abandonné de tous, mais laissant en héritage une oeuvre dont aujourd’hui tout le monde s’accorde à citer les louanges. La fenêtre panoramique est considéré comme son chef d’oeuvre et bénéficia en 2007 d’une adaptation cinématographique assez réussie (Les noces rebelles), signée Sam Mendes.


USA, fin des années cinquante. April et Frank Wheeler semblent incarner à eux seuls le couple parfait. Jeunes, beaux, intelligents et cultivés, ils occupent avec leurs deux enfants un joli petit pavillon de banlieue, non loin de New-York. Mais leur bonheur de façade cache mal leur désespoir et la crise qui couve déjà depuis plusieurs années, car le couple aspire en réalité à autre chose. Cette petite vie tranquille et confortable, à laquelle tout bon Américain se doit de rêver, fait surtout le lit de leur frustration, intellectuelle, morale et professionnelle. Plus jeune, April se voyait déjà comédienne, son insolente beauté alliée à son talent pour le théâtre allaient directement la propulser vers Broadway. Quant-à Frank, son esprit brillant devait le mener bien plus loin que son modeste poste d’employé de bureau pour une société de machines à calculer. Mais le talent ne suffit pas toujours face aux aléas de la vie et lorsque vint accidentellement le premier enfant, Frank et April firent une croix sur leurs rêves. Ils quittèrent leur modeste appartement new-yorkais et achetèrent un pavillon en banlieue, une voiture, une télévision et tout l’électroménager auquel aspire toute mère de famille qui se respecte. Solution non satisfaisante pour construire sur des bases plus que fragiles les fondations de leur future vie. Désormais arrivés à un croisement de leur existence, les Wheeler prennent la décision de renouer avec leurs vieux rêves, bien décidés à ne plus se laisser piéger par les vicissitudes de la vie, ils envisagent de partir à l’étranger et de se donner le temps d’accomplir quelque chose. C’était sans compter sur le sort, April tombe à nouveau enceinte et Frank se voit offrir une promotion, remettant en cause le bien fondé de leur départ.


Construit à la manière d’une tragédie grecque, Le fenêtre panoramique est un roman difficile, sombre et désespéré. Yates y ausculte la face cachée du rêve américain, cette obligation de bonheur conditionnée par une consommation frénétique, la réussite matérielle étant la preuve d’une vie réussie et épanouie. Et c’est sans doute ce constat qui secoue le plus le lecteur, ce n’est ni le manque d’amour, ni même l’infidélité qui brise le couple Wheeler, mais tout simplement le rythme usant et monotone de la vie moderne. Perdre ses rêves, perdre la foi et se bercer d’illusions de bonheur, devenir la marionnette de sa propre vie et se faire broyer par le rouleau compresseur d’une société qui étouffe les élans du coeur et les véritables aspirations intellectuelles ou artistiques à coup de slogans publicitaires, sacrifiant les femmes et les cantonnant dans leur rôle de mère de famille.  Lentement et méthodiquement Yates décrit la lente implosion d’un couple qui se ment à lui-même pour sauver les apparences et préserver les conventions sociales. Se conformer au modèle, se couler dans le moule pour correspondre à ce que le société attend de vous, quitte à foncer droit dans l’impasse et s’écraser contre le mur à pleine vitesse. Sidérant et toujours aussi moderne cinquante ans plus tard.

mardi 9 janvier 2018

NYFD blues : Les petites consolations, de Eddie Joyce

Si vous ne connaissiez pas Eddie Joyce jusqu’à présent, eh bien figurez-vous que moi non plus, mais il faut dire que ce jeune écrivain, natif de Staten Island et vivant à Brooklyn, est l’auteur d’un premier roman certes fort remarqué par la critique, mais resté relativement confidentiel sur le plan médiatique. Avocat dans un prestigieux cabinet new-yorkais, le bonhomme a un beau jour claqué la porte, fait une croix sur un salaire annuel à six chiffres, pour se consacrer exclusivement à l’écriture, preuve qu’il croyait dur comme fer en son talent et en sa bonne étoile. En tout état de cause, si ce New-yorkais pur sucre continue sur sa lancée initiale, nul doute qu’il faudra  à l’avenir surveiller de près sa carrière littéraire.

Le roman se déroule dix ans après les événements du 11 septembre, mais ne s’intéresse pas véritablement aux attentats, préférant ausculter le devenir des Amendola, une famille Italo-irlandaise, dont le fils Bobby, pompier au NYFD, est mort à la suite de l’effondrement des tours du World trade center. Les Amendola sont installés dans le quartier populaire de Staten Island depuis deux générations et ont construit leur identité comme nombre de leurs concitoyens ; avant d’être new-yorkais ils sont avant tout originaires de leur quartier, un quartier populaire habité par de nombreux immigrés de la seconde génération, dont les parents ou les grands parents étaient essentiellement originaires d’Irlande et d’Italie. Mais alors que Brooklyn ou le Queens ont eu tendance à se gentrifier, leur quartier avait été relativement épargné par le phénomène. Cet élément est loin de n’être qu’un point de détail, car si les Amendola ont perdu un fils ce n’est pas pour combattre le feu du côté de Staten Island, mais pour avoir porté secours aux cols blancs de Manhattan, dont les habitants ont toujours éprouvé un certain mépris pour les classes laborieuses de la périphérie. Le père Michael, fils unique d’un couple d’Italiens venus s’installer aux Etats-Unis durant l’entre-deux guerres, avait au grand dam du pater familias refusé de reprendre l’épicerie italienne qu’il tenait avec amour depuis son installation à New York pour épouser la carrière de pompier. Le vieil Italien n’avait jamais compris pour quelles raisons son fils abhorrait la profession d’épicier et préférait risquer sa vie pour de parfaits inconnus. A l’heure de la retraite, Michael refusa même de reprendre la boutique de son père, qu’Enzo revendit à son apprenti, faisant ainsi sa fortune. Pour le plus grand désespoir de sa mère, Gail, Bobby choisit donc de suivre les traces de son père Michael et devint lui aussi pompier, un bon pompier même, bravant le feu et le danger au péril de sa vie… ce qui lui fut fatal le jour du 11 septembre. Cette disparition fut un électrochoc pour la famille. La place laissée vacante par Bobby était immense, béante… démesurée. Il laissait derrière lui une femme, Tina, jolie et énergique jeune femme enceinte de leur deuxième enfant, ainsi qu’une fille à peine âgée de deux ans. Malgré la blessure, la famille tente de se reconstruire, Gail et Michael se rapprochent, entourent Tina et ses deux enfants de tout l’amour possible. Les deux frères de Bobby, Peter et Franky essaient également de surmonter la douleur…. avec plus ou moins de réussite.

Construit à la manière d’un récit choral, chaque chapitre offrant le point de vue de l’un des membres de la famille avec force flashbacks et retours dans le passé, Les petites consolations est une véritable pépite pour les lecteurs qui aiment les romans au rythme lent, centrés essentiellement sur le vécu et le ressenti des personnages. Eddie Joyce réussit avec brio à retranscrire le vide laissé par la perte d’un être cher, le lent travail de deuil et de reconstruction pour non pas combler la place manquante, mais réussir justement à l’accepter. Car si la douleur finit par s’estomper avec le temps les souvenirs restent présents, mélancoliques certes, parfois sources de tristesse mais aussi de joie, celle d’avoir partagé la vie de l’être aimé, de lui avoir apporté amour et réconfort dans les moments difficiles. Traversé il faut bien l’avouer par un certain spleen mais loin de tout pathos, Les petites consolations n’est pas un roman triste, mais agit au contraire comme un baume. Une vraie leçon de vie et de courage, mais aussi probablement l’un des romans les plus réussis sur l’après 11 septembre, car au-delà du destin de la famille Amendola, le roman nous raconte New York comme seuls les plus grands auteurs de la big city avaient su le faire. Chapeau bas Mr Joyce, pour un premier coup c’est tout simplement un coup de maître.

mercredi 20 décembre 2017

Sociologie du monde numérique : C'est compliqué, de danah boyd

J'ai fait connaissance de danah boyd grâce à la très regrettée émission de Xavier de la Porte Place de la toile. Tout de suite, j'ai aimé son approche des problèmes : écouter d'abord, analyser ensuite, expliquer enfin dans un langage simple des réalités complexes. Sociologue chez Microsoft et professeure à la New York University, ellemène ses enquêtes de terrain comme une ethnologue. Son domaine de recherche, ce sont les rapports des gens avec les technologies numériques. Notre bonheur, c'est qu'elle restitue le fruit de ses recherches dans des livres passionnants comme un bon roman.
Les éditions C&F ont eu la très bonne idée de traduire le plus connu de ses livres qui s'intitule C'est compliqué. Il traite, comme le souligne le sous-titre, de la vie numérique des adolescents, américains bien sûr puisque le terrain de chasse de danah boyd est le territoire des États-Unis. On y parle donc des ados et de leurs terminaux informatiques, mais pas seulement. On y parle surtout de la place de la jeunesse dans la société. Et ce n'est pas si simple.
Depuis Françoise Dolto, on sait que l'adolescent·e est un cactus fragile : ça pique, ça mord, mais ça ne sait pas trop où se mettre et comment se définir par rapport aux autres. Pour les parents c'est un casse-tête : c'est trop jeune mais ce n'est plus un bébé non plus. Trouver un équilibre, c'est compliqué. Et c'est là que la guéguerre commence. Pour les adolescent·e·s, le numérique est un outil formidable pour conquérir l'espace public, se forger une vie sociale, mais aussi délimiter leur vie privée. Ce qui est compliqué, c'est que tout cela se construit avec des exigences contradictoires, et des obstacles posés par les parents qui protègent, voire surprotègent leurs enfants.
danah boyd approche la question d'un point de vue spatial très intéressant. Elle souligne combien les adolescent·e·s américain·e·s sont souvent subtilement enfermé·e·s et ne peuvent plus sortir en dehors des chemins très balisés par les parents, mais aussi par les nombreuses contraintes dues aux inégalités sociales et raciales. Pour ces ados, l'espace virtuel remplace l'espace physique de rencontre, parce que ce dernier n'est plus disponible.
Elle montre aussi que les inégalités sociales et raciales se retrouvent sur les réseaux sociaux comme dans l'espace physique, avec l'utilisation de certaines applications plus que d'autres dans certaines communautés, et des ségrégations fortes sans même parfois que les utilisateur·trices (ados et adultes confondus) s'en rendent compte !
Elle montre enfin que les peurs des parents liées à Internet ne sont que le reflet d'un malaise général de la société américaine qui amplifie les peurs diverses au point de refuser une émancipation graduelle des jeunes, alors que beaucoup de ces angoisses sont amplifiées et déformées, sans aucune mesure avec la réalité.
Ce tableau de la société américaine vue du clavier des adolescent·e·s ne reflète pas tout à fait les sociétés européennes, mais les thèmes abordés sont les mêmes là-bas et ici. Les pratiques peuvent varier, les applications évoluer au gré des nouveaux outils proposés ou des modes, selon les pays, mais les aspirations des ados et les peurs des parents demeurent.
danah boyd plaide pour un accompagnement des jeunes sur les voies informatiques comme on apprend aux enfants à parcourir la ville et les espaces physiques qui les entourent. Sur Internet, la frontière entre espace public et privé est floue, parce que cette frontière est floue dans la tête des adolescents. Elle plaide aussi pour une littératie (litteracy), un apprentissage de l'Internet sous deux angles complémentaires : les algorithmes et le code d'une part, la construction du savoir d'autre part. Elle plaide pour une confiance raisonnée dans nos adolescent·e·s.
Ce livre est rafraichissant par bien des aspects, rassurant sur l'adolescence en général, mais pose les enjeux d'une éducation au monde numérique. C'est une réflexion salutaire sur les modalités et les enjeux de cette éducation. Pour qui s'intéresse un peu à la question, il ouvre de nombreuses réflexions non seulement sur les adolescent·e·s, mais sur nos propres pratiques, en tant que parents, enseignant·e·s ou mêmes dans nos propres utilisations quotidiennes. Sommes-nous si différent·e·s de ces ados qui se construisent un réseau social, non seulement sur la toile, mais aussi dans la vraie vie ?
Décidément nos relations au numériques sont comme les relations amoureuses des jeunes, du moins si on en croit le statut massivement indiqué sur leur page Facebook : C'est compliqué...

lundi 11 décembre 2017

Uchronie féministe : Mes vrais enfants, de Jo Walton

Depuis la publication en 2014 du très remarquée Morwenna, récompensé par les trois prix les plus prestigieux de la F&SF (Prix Hugo, Nebula et British fantasy award), l’écrivaine britannique Jo Walton fait désormais partie des auteures qui comptent dans le paysage des littératures de l’imaginaire. Mais plus intéressant encore, ses romans ont très rapidement dépassé les frontières de genres, s’adressant tout autant aux amateurs de fantasy et de SF qu’aux lecteurs de littérature générale. Cette porosité tout à fait bienvenue est liée bien évidemment à une politique éditoriale parfaitement bien pensée, mais aussi et surtout à la qualité et au caractère universel des thématiques qui traversent l’oeuvre de Jo Walton : l’enfance, la famille, l’évolution de la société et de ses moeurs….  sans compter que les éléments disruptifs de ses récits ne sont toujours que très faiblement mis en avant, à peine esquissés et toujours amenés par petites touches discrètes. On est très loin des récits de science fiction hard science ou d’heroic fantasy brutale, qui plongent immédiatement le lecteur dans un univers où il devra élaborer rapidement de nouveaux repères… quitte à en perdre en route un certain nombre. Et le fait est que la technique fonctionne à merveille, nombre de lecteurs de Morwenna n’ont sans doute   réalisé que très tardivement qu’il s’agissait d’un roman de fantasy, de même, Mes vrais enfants ne laisse pas entrevoir avant une bonne soixantaine de pages qu’il s’agit d’une uchronie, si bien que le lecteur néophyte a déjà eu le temps d’entrer dans l’histoire avant de devoir digérer les éléments les plus déstabilisants  du récit. Nous n’irons pas jusqu’à affirmer que la technique est parfaitement nouvelle, mais Jo Walton l’exploite ici avec beaucoup de talent.

Mes vrais enfants est donc à la fois une uchronie et le récit des vies parallèles de Patricia, alias Patsy, Pat ou même Tricia suivant le contexte. Deux destins donc pour un seul et même personnage. Née durant l’entre-deux guerres, Patricia est issue de la classe laborieuse, mais réussit à force de travail à intégrer l’un des prestigieux collèges d’Oxford. Hélas pour les femmes, l’égalité des sexes n’est pas encore à l’ordre du jour et au lieu de poursuivre une carrière universitaire prestigieuse, ce qu’elle aurait pu faire si elle avait été un garçon, elle doit se résoudre à devenir simple enseignante dans une école pour filles. Mais avant d’intégrer son nouvel établissement dans le nord de l’Angleterre, Patricia fait la rencontre de Mark, brillant étudiant au destin tout tracé avec qui elle noue une idylle purement platonique, mais qui les conduits tous deux sur le chemin du mariage. Après quelques années de séparation, à peine ponctuées de rares retrouvailles mais de multiples lettres d’amour, Mark, dont les résultats n’ont finalement pas été à la hauteur de ceux escomptés, se résout à demander Patricia en mariage. C’est cette demande qui fait office de point de bascule, durant une fraction de seconde la jeune femme hésite, suivra-t-elle le destin de Tricia, qui épousera Mark et découvrira la véritable nature de cet homme qui la rendra profondément malheureuse, ou bien suivra-t-elle le destin de Pat, qui renoncera à l’homme  qu’elle croit aimer par dessus tout, mais se construira une vie épanouie et émancipée, à l’avant-garde du combat des femmes pour leurs libertés.  Dans ces deux chemins de vie, les enfants joueront un rôle considérable, jusqu’à ce que ses deux destins se confondent.

Jo Walton nous raconte donc alternativement les deux vies de Patricia, selon deux lignes temporelles qui pourraient paraître similaires, mais qui en réalité divergent sur de nombreux points, mais reconnaissons tout de même que l’uchronie reste très légère et n’est en aucun cas le point central du roman. Ecrit d’une plume simple et élégante, qui rend la lecture très fluide, Mes vrais enfants vaut surtout pour la justesse de ses personnages tout en nuances et dont le double destin permet d’explorer toutes les facettes des possibles ; c’est bien là toute l’originalité et l’intérêt du roman que de mettre en exergue et en comparaison ces deux vies. Ainsi le roman nous questionne sur les choix que nous effectuons dans nos vies, ceux que l’on regrette, ceux que l’on aurait voulu différents pour donner un autre sens à notre existence. Mais ce sont surtout les thèmes évoqués tout au long du récit qui lui donnent toute sa profondeur : l’amour évidemment, la sexualité (le thème de l’homosexualité a rarement été aussi joliment évoqué, avec force et simplicité), les enfants, le féminisme et la lutte pour les droits des femmes, mais aussi la vieillesse et la maladie. A la fois touchant et universel, Mes vrais enfants fait partie de ces romans qui résonnent encore longuement dans l’esprit du lecteur une fois la dernière page tournée.

jeudi 23 novembre 2017

L'assassin qui venait du zen: Shibumi, de Trevanian

Il est des romans qui divisent les lecteurs en deux catégories, ceux qui adorent et les autres, Shibumi en fait indiscutablement partie, de même que la plupart des romans de Trevanian.  Il faut dire que l’objet est à classer dans les OLNI. Au premier degré, Shibumi peut se lire comme un bon roman d’espionnage plutôt efficace, bien qu’un poil verbeux, au second degré, il se présente comme une critique au vitriol de de l’Amérique et de la société occidentale de manière plus générale. Le problème c’est que Shibumi cache en réalité un troisième niveau de lecture, bien moins facile à appréhender et avec lequel le lecteur peut se sentir quelque peu mal à l’aise, au point d’avoir le sentiment que Trevanian prend ses lecteurs pour de parfaits imbéciles incapables de comprendre son génie (Trevanian, alias Rodney William Whitaker, n’a jamais caché sa misanthropie). De fait, Shibumi ne ressemble à rien de connu, tout au plus pourrait-on rapprocher le roman des écrits de Ian Fleming, pour le côté un peu outrancier (voire parodique) des personnages, mais le reste n’appartient qu’à Trevanian. Ne cherchez aucun réalisme  dans ce roman, car l’auteur américain n’a jamais eu la prétention ni l’envie d’être un nouveau John Le Carré. Ces balises étant posées, intéressons-nous au contenu.

Né à Shangaï, fils d’une aristocrate russe exilée, Nicholaï fait preuve dès son plus jeune âge de capacités étonnantes. Très doué pour les langues, il semble disposer également d’un don inné pour le raisonnement, l’abstraction mathématique et la rhétorique. Alors qu’il est tout juste âgé de 14 ans, un général japonais se prend d’affection pour lui et lui enseigne les rudiments du jeu de Go, pour lequel il semble développer d’incroyables facultés ; au point qu’à la mort de sa mère, le général envoie Nicholaï étudier au Japon, auprès d’un grand maître de Go. Grâce à ces années d’apprentissage, le jeune homme devient un excellent joueur de Go et intègre tous les codes et les usages de la culture japonaise. Mais la seconde guerre mondiale met à genoux le Japon. Son maître meurt d’une longue maladie et Nicholaï, désormais sans attaches et sans patrie, erre dans un Japon dévasté par la guerre et réduit à néant. Quarante ans plus tard, Nicholaï est devenu une légende, le tueur le plus doué de sa génération, capable de se servir du moindre objet comme d’une arme létale, un surhomme qui déjoue avec une facilité déconcertante les plans des plus grandes agences de renseignement du monde et de leurs forces de sécurité. Mais cette fois, la Mother compagnie, cette entité secrète qui contrôle la CIA et de nombreux gouvernements, a décidé de mettre le paquet pour l’éliminer une bonne fois pour toute. Pour cela, elle met tout en oeuvre pour l’atteindre chez lui, dans sa retraite du Pays Basque où il s’adonne au jardinage zen, à la spéléologie et aux joies simples de la contemplation et du Shibumi, cet art qui consiste à percevoir la beauté de toute chose et à en saisir en un seul regard toute l’harmonie.

Déstabilisant, voilà peut-être ce qui caractérise le mieux Shibumi, tant son auteur se plaît à brouiller les repères habituels du lecteur (surtout ceux qui aiment ranger les livres dans des cases). Faux roman d’espionnage empruntant allègrement aux codes du thriller et du roman historique, bourré par ailleurs de références culturelles et de réflexions amères sur la nature humaine, Shibumi est un roman à part, à la fois brillant, irritant et fascinant. Irritant parce que le lecteur ne peut pas se défaire de l’idée que le sieur Trevanian prend ses lecteurs pour des simples d’esprits incapables de détecter l’ironie de ses propos. Tout en affichant un certain mépris pour les littératures de genre, il use et abuse des codes propres au roman d’espionnage et au thriller, au point d’en devenir outrancier, mais sans pourtant sombrer complètement dans la parodie, ce serait trop simple (C’est sans doute très subtil, mais sincèrement un tantinet vexant). Shibumi demeure pourtant un roman fascinant sur bien des points, d’abord parce qu’il laisse apparaître la personnalité complexe de son auteur, mais aussi parce qu’il fait preuve de qualités littéraires remarquables. Ce mélange d’érudition, de critique acerbe, d’humour noir et de pur divertissement font de Shibumi un roman à part, à la fois drôle, intelligent et, en dépit de sa misanthropie, étonnamment attachant.

mardi 7 novembre 2017

Australian flow : Angelus, de Tim Winton

S’il est malvenu, voire franchement mal vu, d’afficher ouvertement ses préférences en matière d’éducation ou d’enseignement (ne le niez pas, chacun à ses petits préférés, le tout c’est de savoir dépasser ces affinités ou ces inclinations naturelles), en littérature il est de bon aloi de choyer ses auteurs favoris, voire même de mettre sur le devant de la scène ses chouchous. Bref, vous l’aurez sans doute remarqué, sur ce blog nous pratiquons ouvertement le favoritisme (voire parfois la mauvaise foi plus ou moins assumée) et nous défendons bec et ongles nos “préférés”. Parmi ces honteux privilégiés, vous aurez peut-être remarqué que Tim Winton, en toute discrétion l’écrivain australien le plus traduit à travers le monde, est savamment mis à l’honneur. Sans pour autant que cela ne devienne une obsession, nous explorons patiemment son oeuvre, émerveillés que nous sommes par ses talents d’écriture, la subtilité de sa description des relations humaines et sa sensibilité à fleur de peau. Alors certes, si Tim Winton est un bon styliste, il n’est à priori pas un architecte adepte des constructions narratives complexes et hyper ambitieuses, il est un artisan du quotidien, un écrivain attaché à la simplicité des choses de la vie, et c’est sans doute cette simplicité très authentique qui réussit à nous toucher immanquablement. Et si, faute d’avoir lu suffisamment l’auteur, nous nous étions légèrement trompés, et si finalement Tim Winton était lui aussi un architecte adepte des constructions complexes ? C’est ce que laisse entrevoir furtivement Angelus, roman choral ou recueil de nouvelles on ne sait trop, un peu des deux sans doute, qui se déroule comme de coutume chez cet auteur du côté de l’Australie occidentale.

Tenter de résumer ou même de condenser le contenu du roman, soyons honnête, relève purement et simplement de l’utopie tant les personnages, les situations et les époques sont différents. Seul point commun, Angelus, cette petite ville imaginaire située au Sud de la grande ville de Perth, dont la vie est rythmée par les activités de son petit port de pêche, l’abattoir local et la vie agricole. Autant dire que pour une grande majorité d’Australiens, Angelus est bien loin de vendre du rêve, tout au plus cette tranquillité infinie invite-t-elle quelques marginaux en quête de finitude et de bout du monde à venir s’installer dans la région ; on a vu mieux en matière de dynamisme démographique. Il se dégage pourtant de ce petit bout de terre une atmosphère étrange, à la fois apaisante et envoûtante, marquée par un spleen doux et coloré d’une lumière de fin d’après-midi hivernal. Il ne se passe pas grand chose à Angelus et suivre l’itinéraire d’un seul personnage aurait probablement quelque chose d’un tantinet ennuyeux, c’est la raison pour laquelle Tim Winton semble avoir choisi la voie du recueil de nouvelles ; chaque récit apporte sa petite pierre à l’édifice, formant au fil du texte une mosaïque qui prend tout son sens et permet d'avoir une vision globale de la vie à Angelus, de la croissance (modérée) de cette petite bourgade et de l’évolution de son microcosme. Mais pour entrer pleinement dans l’oeuvre de Tim Winton, le lecteur doit accepter de perdre un peu pied et d’être ballotté au gré des envie de l’écrivain australien, qui mêle les personnages et les époques avec une science qui ne laisse sans doute rien au hasard. Les personnages se croisent et s’entrecroisent, se répondent, parfois avec des années d'intervalle, les destins se tissent et parfois se perdent en douloureuses tragédies. Des personnages à peine esquissés dans un récit, deviennent centraux dans le suivant, voire plusieurs centaines de pages plus loin. Des thèmes puissants émergent de ce roman, la solitude, la mort, la violence, l’amour, le désir de partir et de voler de ses propres ailes, l’échec des relations familiales (fraternelles ou conjugales), qui marquent toute une vie de leur empreinte indélébile…. C’est beau, c’est poignant et comme souvent dans ce genre de projet, pour peu que la narration soit suffisamment maîtrisée, le tout est infiniment supérieur à la somme des parties.

vendredi 15 septembre 2017

Dans les pas de Salinger : Le fond des forêts, de David Mitchell

Troisième roman de David Mitchell, Le fond des forêts marque une rupture avec l’univers littéraire habituel de l’écrivain britannique, sur le plan thématique aussi bien que sur la forme. Alors que Ecrits fantômes et Cartographie des nuages  s’étaient fait remarquer par leurs constructions narratives complexes et élégantes, ce roman se veut plus simple dans sa narration, plus intimiste et plus proche de son personnage central.


Jason Taylor, âgé de 13 ans, mène une vie en apparence tout ce qu’il y a de plus paisible dans une petite bourgade du Worcestershire, un coin de campagne anglaise comme il y en a tant d’autres, un peu maussade et austère, bien loin de l’agitation de la capitale londonienne. Issu d’une famille aisée, qui loge dans la partie résidentielle la plus cossue du village, Jason est un garçon calme et posé, très légèrement introverti mais doté d’une grande sensibilité. C’est avec une certaine aversion qu’il observe les jeux stupides et inutilement violents de ses camarades, bien obligé d’y participer malgré lui afin d’éviter d’être mis au ban de sa propre classe. Autant dire que sa passion pour la poésie, Jason la cache avec le plus grand soin, publiant ses textes sous pseudonyme dans le petit journal de la commune. Si ses camarades de classe venaient à avoir vent de cette petite activité clandestine, il deviendrait assurément la risée du quartier et subirait quantité d’outrages et de quolibets. D’ailleurs Jason a déjà fort à faire avec ce petit défaut d’élocution qui lui pourrit la vie, ce n’est guère qu’un léger bégaiement, mais il lui cause bien des soucis, notamment en classe lorsqu’il lui faut prendre la parole devant tout le monde. Certains de ses professeurs se montrent compréhensifs, mais d’autres restent inflexibles, laissant même libre cours aux moqueries des autres élèves. La vie de Jason ressemble en réalité à un sport de combat, chaque jour est un nouveau round pour tenter de préserver les apparences et ne pas être l’objet de la vindicte dont font les frais les élèves les moins populaires du collège, l’outrage suprême consistant à être affublé d’un surnom aussi ridicule qu’humiliant. Et puis il y a cette fille très populaire et très jolie, à laquelle il jette des coups d’oeil à la dérobée, sans grand succès il faut bien l’avouer, laquelle semble s’amuser de son petit manège, jouant avec ses sentiments comme on agacerait un jeune chiot à l’aide d’une ficelle.
    A la maison, en dépit des apparences et du train de vie assez confortable de la famille, ses parents se livrent une guerre larvée dont Jason ne saisit pas tous les enjeux. Entre son père et sa mère la tension est palpable et Jason a le sentiment qu’un terrible secret est au coeur de leur animosité, sans jamais qu’aucun des deux n’ose aborder directement la question.


En réalité la vie de Jason Taylor n’est pas tellement différente de celle d’autres enfants de son âge, sans doute est-il un peu plus sensible que la moyenne, plus attentif à la place qu’il occupe au sein du microcosme adolescent, mais alors d’où provient la fascination totale qu’exerce ce roman sur le lecteur ? L’authenticité du récit, à travers lequel David Mitchell a très probablement instillé une grande part de vécu, n’est sans doute pas totalement étrangère à la réussite de ce roman, dont chaque chapitre est construit comme une petite nouvelle qui illustre un passage important d’une année de la vie de Jason (l’année de ses 13 ans pour ceux qui n’auraient pas suivi). Le récit pourrait donc paraître quelque peu elliptique, mais il n’en est rien, l’auteur se focalisant sur l’essentiel et remisant aux oubliettes l’accessoire. Ce vécu ne relève pas de l’anecdote ou de la mise en scène (comme le personnage de Crisin Hershey dans L’âme des horloges), il est au coeur même du projet de l’auteur. Sans égotisme et avec une certaine pudeur, Mitchell dévoile une part de son enfance, dont il sera bien difficile de distinguer dans quelle mesure elle a été romancée. Pour autant, il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais bel et bien d’un roman. Cette authenticité, cette absence d’artifices littéraires donnent de la substance au personnage de Jason Taylor, tout autant que l’arrière plan politico-économique, celui de l’Angleterre de Thatcher et de ses découpes sociales à la serpe.  Un livre d’une grande intelligence et d’une grande finesse, dont on se plait à croire qu’il est également l’un des romans les plus intéressants sur l’adolescence, celle de Jason Taylor, que l’on observe au fil des pages grandir et construire sa personnalité avec un certain pincement au coeur tant de nombreux passages du récit entrent en résonance avec notre propre vécu. C’est beau, c’est brillant, c’est du David Mitchell, cet homme est un génie.

jeudi 7 septembre 2017

L'histoire autrement : les enquêtes de Louis Fronsac et de Nicolas le Floch

Le roman, c'est passionnant ! Grâce à lui, on s'envole pour des mondes lointains, on vit plusieurs vies, et, ce que j'aime le plus, on voyage dans le temps. Ainsi deux enquêteurs,  Louis Fronsac et Nicolas le Floch, nés des imaginations fertiles d'un professeur en économie et d'un diplomate, nous emmène dans les contrées lointaines du passé.

Voici donc Louis Fronsac, jeune notaire à Paris,  qui résout des énigmes avec son ami le bouillant Gaston du Tilly au début du 17e siècle. Doté d'un esprit d'analyse que lui envie le jeune Blaise Pascal en personne, anobli par Mazarin après une enquête particulièrement brillante et délicate, il évolue dans un Paris crotté et peuplé de coupeurs de bourses et de gorge. Plongé dès l'enfance dans les aventures (une histoire de ferrets, entre la jeune reine Anne et le bellâtre Buckingham...), Louis Fronsac risque sa vie et plonge dans tous les complots de la fin du règne de Louis XIII et de la régence d'Anne d'Autriche.Il doit également ménager les partis dans une époque où on est soit au cardinal, soit aux princes, et où l'amitié de l'un peut vous entrainer une haine mortelle de l'autre.
Jean d'Aillon brosse de cette période un tableau dur, et s'amuse à tous les clins d'œil. Il connait son nobiliaire par cœur, et vous pose une scène de la vie quotidienne sans anachronisme ni dans les détails matériels, ni dans la psychologie des personnages. On croise tous les protagonistes des frondes, les pires canailles des bas-fonds de Paris, et aussi Charles de Batz et le seigneur de Porteau, le duc d'Enghien, des cryptographes, des parlementaires, le prince de Conti, et tant d'autres. On s'y bat contre des détourneurs de fonds, des bandits de grand chemin, des faux-monnayeurs, et même des mères supérieures vindicatives. Si le style est parfois un peu descriptif et sec, il s'accorde bien avec la rudesse des temps.

Si le 17e siècle vous parait trop âpre, essayez le 18e siècle. Fin du règne de Louis XV : le jeune
Nicolas le Floch, enfant trouvé mais non dépourvu de protecteurs, est éloigné de sa Bretagne natale par son seigneur qui, bien que très attentif à son sort, refuse catégoriquement l'idée même d'un idylle entre son pupille et sa fille. Notre jeune provincial, élevé par les jésuites et clerc de notaire, ne manquant pas d'esprit et de logique, débarque au Châtelet afin d'y devenir lieutenant de police sous la houlette du lieutenant général de police Sartine. Entouré de ses amis, le marquis de Noblecourt, le médecin Secmagus, le premier valet de chambre du roi La Borde, le bourreau Sanson et l'indéfectible lieutenant Bourdeau qui lui apprend toutes les ficelles du métier, il résout sa première enquête avec succès et se voit récompensé par le roi en personne d'un office de commissaire au Châtelet.
Jean-François Parot, avec un style enlevé qui cadre bien avec le 18e siècle libertin, nous emmène dans son univers contrasté entre les bas-fonds et la cour, dans des enquêtes aux multiples rebondissements, où la vie du personnage principal est aussi mouvementée et intrigante que les énigmes qu'il résout au service du roi, et la table nettement mieux garnie que celle du notaire Fronsac ! Car un des plaisirs annexe aux enquêtes tortueuses de Nicolas, ce sont les descriptions des mets et victuailles dont se repaissent nos gentilshommes. Les recettes sont finement détaillées et mettent immanquablement l'eau à bouche ! Là encore l'auteur mêle les figures historiques à ses personnages de papier pour notre plus grand plaisir. Et nous emmène inexorablement au fil des enquêtes, des révélations sur le marquis de Ranreuil (alias Nicolas le Floch) et des scandales de la cour, vers la Révolution... Préférez les livres à l'adaptation télévisée. Cette dernière est bien agréable, mais n'est qu'un pâle reflet des richesses des romans.

Deux époques, deux héros, deux styles, mais un égal plaisir à se retrouver dans un ailleurs pendant la lecture de quelques centaines de pages menées au galop !

Illustrations : L'homme aux rubans noirs, de Sébastien Bourdon (1616-1671), musée Fabre (Montpellier), via Wilimedia Commons - Nicolas Le Floch, incarné par l'acteur Jérôme Robart dans la série télévisée adaptée des romans de J.-F. Parot.

mercredi 6 septembre 2017

La guerre selon Svetlana

Svetlana Alexievich est biélorusse, journaliste au très long cours, et prix Nobel de littérature. C'est une bonne carte de de visite pour entrer dans un livre qui s'intitule Œuvres et qui regroupent trois de ses grands récits.
 Sa méthode est simple et délicate : elle enquête longtemps, accumule les entretiens avec de nombreux témoins et nous restitue ensuite ces paroles comme autant de petits points sur un tableau impressionniste. Que ce soient les femmes vétérantes de l'URSS en guerre contre les Allemands, ou les souvenirs des enfances brisées pendant cette même guerre, Svetlana nous emmène dans l'intime des personnes, dans leurs traumatismes et leurs souvenirs terribles. Svetlana, on l'appelle par son prénom car elle sait créer cette confiance qu'on accorde à un proche à qui on va révéler ce dont on ne parle jamais car c'est trop triste, trop horrible, trop douloureux, trop intime, trop violent, mais que pourtant on a à cœur un jour de transmettre.
Dans "La guerre n'a pas un visage de femme", elle nous parle des vétérantes de la seconde guerre mondiale, des jeunes filles qui se sont engagées par patriotisme, qui sont devenues redoutables tireuses d'élite, infirmières au front, mécaniciennes, servantes de batterie, aviatrices, éclaireuses... qui ont été de tous les combats, même les plus durs. Elles ont une mémoire de la guerre différente de celles des hommes, derrière qui souvent elles s'effacent.
Car au lieu d'être accueillies en héroïnes après la victoire, elles ont dû faire face à une certaine hostilité, à une longue défiance. Beaucoup sont restées célibataires, ont enfouies leurs récits et leurs angoisses au fond d'elles-mêmes. Elles ont porté leurs blessures comme un calvaire et non comme les preuves de leur gloire combattante. Elles faisaient partie de cette race hybride entre hommes et femmes, supposées avoir perdue leur féminité au combat.
Les "Derniers témoins" sont ces hommes et ces femmes qui, quand la guerre a éclaté en 1941, avaient entre 3 et 13 ans, ont vu leur monde voler en éclats, le départ du père, la disparition soudaine de la mère, toutes les atrocités du front de l'Est où un massacre comme Ouradour-sur-Glane s'est perpétré dans des dizaines de villages.
Certains de ces enfants ont subi les bombardements, d'autres ont vu leur mère torturée, pendue, ont rejoint dès leur plus jeune âge les partisans, ont été recueillis dans les maisons d'enfants, ont crevé de faim ou ont été déportés dans les camps de concentration. Il leur a fallu se reconstruire sur des champs de ruines physiques et psychologiques, grandir très très vite. Plus encore que dans les récits des vétérantes, qui au moins gardaient la satisfaction du devoir accompli, toute l'atrocité de la guerre passe dans leurs yeux enfantins, incompréhensible.
Svetlana Alexievich à l'université de Kiev en 2016 - CC BY-SA Sergento

Svetlana Alexievich arrive même à rendre palpable l'invisible, en recueillant les témoignages d'une tragédie qui n'est pas une guerre comme les autres, car elle se déroule contre un ennemi insaisissable : les radiations de la catastrophe de Tchernobyl. "La supplication" s'ouvre sur l'histoire d'un jeune pompier de Tchernobyl, dont l'agonie est racontée par sa jeune épouse. On y trouve tous les ingrédients de la catastrophe : soudaineté imprévisible de l'événement, déni des autorités, secret, incompréhension de ceux qu'on va bientôt évacuer, et puis le terrible mal des rayons qui vous tue de l'intérieur et qui contamine l'entourage. 
Et c'est la litanie des habitants de Pripiat déracinés, des babouchkas des villages environnants arrachées à leur terre, des liquidateurs et des soldats appelés à la rescousse sans connaître les dangers, des mères d'enfants malformés, des chasseurs, des pilotes d'hélicoptère... C'est le chant de la rumeur d'autant plus forte et plus folle qu'on ne voit rien, qu'on ne comprend pas, qu'aucune autorité n'explique la réalité de cette mort invisible.

Svetlana Alexievich nous donne à voir un réel sensible à travers le factuel, qui nous emporte dans une déferlante d'empathie. Avertissement aux âmes sensibles : les témoignages sont bouleversants, car c'est au cœur de la douleur que nous emmène la journaliste.

dimanche 2 juillet 2017

Polar rural : Seules les bêtes, de Colin Niel

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas lu de roman policier francophone, je pense que le dernier en date devait être Le boucher des Hurlus de Jean Amila, que j’aurais dû chroniquer si j’avais été un peu moins dilettante. A la réflexion, il ne s’agissait d’ailleurs pas à proprement parler d’un polar, bien qu’il fut publié en son  temps dans la collection Série Noire, pas plus que Seules les bêtes n’est lui-même un roman policier stricto sensu. J’en vois déjà au fond de la classe qui s’agitent et se demandent s’il vont pouvoir s’éclipser avant la fin car, c’est bien connu, nous n’écrivons que des bêtises sur ce blog. D’ailleurs c’est marqué sur l’étiquette qu’il s’agit d’un roman policier et même que Colin Niel a été à de multiples reprises récompensé pour cet ouvrage (le roman a reçu le prix Quais du polar et le prix Landerneau). Na ! Oui bon, ben il va falloir par conséquent se montrer un tantinet moins lapidaire pour que vous puissiez saisir mon point de vue. Donc restez, j’explique, ça ne durera que 5000 signes et c’est sans douleur.

Contrairement à ses romans précédents, qui se déroulaient en Guyane où l’auteur a longtemps séjourné, il faut se diriger vers le Causse pour situer l’action de Seules les bêtes (pour ceux qui ne sauraient pas, c’est une région qui se situe à cheval entre la Corrèze, le Lot, la Lozère et l’Aveyron. Si vous visualisez le plateau du Larzac, vous y êtes), une région donc agraire tournée essentiellement vers l’élevage et dont la population est vieillissante. En temps normal, le coin est plutôt calme et, nonobstant les révoltes d’éleveurs de brebis durant les années 70, on y envoie rarement des cars de CRS. Sauf que la disparition de la femme d’un riche homme d’affaire local met la police en émois, d’autant plus qu’en dépit des recherches intensives, le cadavre n’a toujours pas été retrouvé. Autant dire que les enquêteurs n’ont pas l’ombre d’une piste. D’ailleurs, de l’enquête officielle nous ne saurons rien puisque les flics sont les grands absents de ce roman ; tout au plus croise-t-on un gendarme au détour d’un chapitre. Seules les bêtes est en réalité un roman à cinq voix, si on était dans le coup on parlerait de roman choral ou polyphonique, enfin bref, vous voyez de quoi il s’agit sans faire d’effort démesuré. Chaque chapitre est donc consacré à un personnage dont le destin, cela va de soi, est intimement lié à celui de ses coreligionnaires. Pour préserver le suspense, on évitera donc d’en révéler davantage sous peine d’éventer ce qui fait, en grande partie, l’intérêt de ce roman. Le procédé aurait pu paraître artificiel, mais il se justifie parfaitement dans la mesure où le roman ne s’intéresse en aucune manière à l’enquête et encore moins aux procédures policières. Il permet donc de faire progresser l’intrigue par empilement d’indices, sous l’éclairage du vécu de chaque personnage. Colin Niel pousse même l’exercice plus loin en usant du récit à la première personne, adoptant pour chaque personnage un style (très oral) différent suivant son origine sociale ; et le moins que l’on puisse dire c’est que le procédé est d’une efficacité redoutable.

    Plus qu’un polar au sens classique du terme, Seules les bêtes est donc un roman sur la ruralité, sur la solitude et la détresse paysannes dans une région qui se dépeuple inexorablement. La solitude de ces hommes ou de ces femmes qui se retrouvent de plus en plus isolés dans leur campagne, vivent sans conjoint pour partager leur quotidien ou bien encore croulent sous le poids des dettes et de la charge de travail. La tonalité du roman reste donc assez sombre et un brin pessimiste dans sa première partie avant que le récit ne bascule dans un registre un peu différent afin de révéler dans un chapitre final assez étonnant les clés de l’intrigue.