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dimanche 2 juillet 2017

Polar rural : Seules les bêtes, de Colin Niel

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas lu de roman policier francophone, je pense que le dernier en date devait être Le boucher des Hurlus de Jean Amila, que j’aurais dû chroniquer si j’avais été un peu moins dilettante. A la réflexion, il ne s’agissait d’ailleurs pas à proprement parler d’un polar, bien qu’il fut publié en son  temps dans la collection Série Noire, pas plus que Seules les bêtes n’est lui-même un roman policier stricto sensu. J’en vois déjà au fond de la classe qui s’agitent et se demandent s’il vont pouvoir s’éclipser avant la fin car, c’est bien connu, nous n’écrivons que des bêtises sur ce blog. D’ailleurs c’est marqué sur l’étiquette qu’il s’agit d’un roman policier et même que Colin Niel a été à de multiples reprises récompensé pour cet ouvrage (le roman a reçu le prix Quais du polar et le prix Landerneau). Na ! Oui bon, ben il va falloir par conséquent se montrer un tantinet moins lapidaire pour que vous puissiez saisir mon point de vue. Donc restez, j’explique, ça ne durera que 5000 signes et c’est sans douleur.

Contrairement à ses romans précédents, qui se déroulaient en Guyane où l’auteur a longtemps séjourné, il faut se diriger vers le Causse pour situer l’action de Seules les bêtes (pour ceux qui ne sauraient pas, c’est une région qui se situe à cheval entre la Corrèze, le Lot, la Lozère et l’Aveyron. Si vous visualisez le plateau du Larzac, vous y êtes), une région donc agraire tournée essentiellement vers l’élevage et dont la population est vieillissante. En temps normal, le coin est plutôt calme et, nonobstant les révoltes d’éleveurs de brebis durant les années 70, on y envoie rarement des cars de CRS. Sauf que la disparition de la femme d’un riche homme d’affaire local met la police en émois, d’autant plus qu’en dépit des recherches intensives, le cadavre n’a toujours pas été retrouvé. Autant dire que les enquêteurs n’ont pas l’ombre d’une piste. D’ailleurs, de l’enquête officielle nous ne saurons rien puisque les flics sont les grands absents de ce roman ; tout au plus croise-t-on un gendarme au détour d’un chapitre. Seules les bêtes est en réalité un roman à cinq voix, si on était dans le coup on parlerait de roman choral ou polyphonique, enfin bref, vous voyez de quoi il s’agit sans faire d’effort démesuré. Chaque chapitre est donc consacré à un personnage dont le destin, cela va de soi, est intimement lié à celui de ses coreligionnaires. Pour préserver le suspense, on évitera donc d’en révéler davantage sous peine d’éventer ce qui fait, en grande partie, l’intérêt de ce roman. Le procédé aurait pu paraître artificiel, mais il se justifie parfaitement dans la mesure où le roman ne s’intéresse en aucune manière à l’enquête et encore moins aux procédures policières. Il permet donc de faire progresser l’intrigue par empilement d’indices, sous l’éclairage du vécu de chaque personnage. Colin Niel pousse même l’exercice plus loin en usant du récit à la première personne, adoptant pour chaque personnage un style (très oral) différent suivant son origine sociale ; et le moins que l’on puisse dire c’est que le procédé est d’une efficacité redoutable.

    Plus qu’un polar au sens classique du terme, Seules les bêtes est donc un roman sur la ruralité, sur la solitude et la détresse paysannes dans une région qui se dépeuple inexorablement. La solitude de ces hommes ou de ces femmes qui se retrouvent de plus en plus isolés dans leur campagne, vivent sans conjoint pour partager leur quotidien ou bien encore croulent sous le poids des dettes et de la charge de travail. La tonalité du roman reste donc assez sombre et un brin pessimiste dans sa première partie avant que le récit ne bascule dans un registre un peu différent afin de révéler dans un chapitre final assez étonnant les clés de l’intrigue.

dimanche 25 juin 2017

Retour au pays : Les désorientés, d'Amin Maalouf

Est-il bien nécessaire de présenter ici l’écrivain et académicien d’origine Libanaise Amin Maalouf ? Question purement rhétorique à laquelle nous ne répondrons que ceci : si vous n’avez jamais lu la prose de cet immense écrivain, dépêchez-vous de vous procurer Les jardins de lumière, Léon l’Africain ou bien encore Samarcande. C’est un ordre !  Publié en 2012, Les désorientés est le dernier roman en date d’Amin Maalouf, mais aussi et surtout son oeuvre la plus personnelle. L’auteur s’éloigne donc du roman historique, qui a en grande partie contribué à son succès, pour nous offrir une oeuvre plus intime, une déclaration d’amour au pays qui l’a vu naître et qu’il a dû quitter lors du conflit qui embrasa le Liban au milieu des années soixante-dix.

    L’amitié et l’exil (ou plutôt le déracinement) sont au coeur de ce roman alimenté par une profonde nostalgie et dont on se demande dans quelle mesure il est autobiographique. Adam, âgé d’une cinquantaine d’années, historien reconnu, vit depuis vingt cinq ans à Paris. Depuis, il n’est jamais revenu dans son pays natal, le Liban. Jusqu’au jour où il reçoit l’appel d’un de ses amis de jeunesse, Mourad, sur le point de mourir d’un cancer et avec lequel il s’était croyait-il définitivement brouillé. Mais face à l’insistance de son ami, Adam décide de faire le voyage jusqu’au Liban afin de l’accompagner dans les derniers moments de sa vie. A son arrivée au Liban, Adam apprend que Mourad est déjà mort. Pris par la nostalgie du retour, il décide néanmoins de rester sur place, histoire de profiter de cette parenthèse pour se ressourcer. Alors, désormais envahi par les souvenirs, que les odeurs, les paysages et la langue font remonter à la surface, Adam prend la décision de renouer le contact avec ses amis et d’organiser une réunion de vieux camarades. Certains sont restés au pays, d’autres ont choisi l’exil et se sont dispersés au quatre coins du monde, quelques-uns sont morts, laissant un grand vide dans le coeur de leurs amis.

    Les désorientés n’est pas à proprement parler un roman polyphonique, car il est bien trop centré sur le personnage d’Adam, mais la construction narrative choisie par Amin Maalouf, qui alterne successivement le récit à la troisième personne, des extraits de son journal intime, ainsi que sa correspondance avec ses amis, permet de multiplier les points de vue et de donner davantage de force à un récit qui aurait pu se montrer trop linéaire. Mais si Les désorientés joue allègrement la carte de la  fibre nostalgique, ce n’est pas uniquement pour le plaisir de tirer quelques larmes au lecteur, mais pour évoquer de manière indirecte l’histoire récente du Liban, de cette guerre qui a mis à terre un pays qui demeurait jusqu’à lors la perle du Levant. Des souvenirs d’enfance aux soirées entre amis sur la terrasse de la maison de Mourad, en passant par les amours perdus ou l’histoire familiale, c’est tout le passé de ce Liban perdu qui ressurgit alors qu’on le croyait profondément enfoui. On découvre sa géopolitique complexe, liée notamment à la mixité confessionnelle d’un pays que l’on pensait plus tolérant et ouvert qu’il ne l’était en réalité (ou qu’il aurait pu être s’il n’avait pas été cerné par la Syrie et Israël), sa culture riche et sophistiquée, mais également ses démons, à l’origine d’un conflit dont plus de trente ans après les secousses continuent de faire trembler la société libanaise. Plus que l’histoire personnelle de ces vieux amis qui retrouvent leurs origines (et donc leur intégrité culturelle), Les désorientés pose des questions essentielles sur l’exil et le déracinement ; et à ceux qui seraient tentés de croire que l’on peut du jour au lendemain tirer un trait sur son passé, oublier sa famille, ses amis et ses racines, Amin Maalouf répond par la négative, infusant dans son récit une nostalgie et une mélancolie qui agissent, aussi surprenant que cela puisse paraître, comme un baume. Oui, vous pourrez vous construire une nouvelle vie n’importe où dans le monde, mais jamais vous ne vous sentirez chez vous comme dans votre pays natal, entouré par vos amis, les yeux posés sur les paysages dans lesquels vous avez grandi et assailli par les odeurs et les saveurs qui ont marqué votre enfance. La leçon pourrait apparaître comme une évidence, mais ce sont souvent les choses les plus simples qui renferment le plus de force.

jeudi 1 juin 2017

Fantaisie britannique : L'âme des horloges, de David Mitchell

Quatre ans que les fans de David Mitchell attendaient une nouvelle traduction d’un roman de l’écrivain britannique le plus en vue de sa génération, depuis la publication des Mille automnes de Jacob de Zoet, formidable roman historique qui lorgnait très légèrement sur le fantastique. Depuis, c’était silence radio aux éditions de L’Olivier, alors que l’auteur avait publié outre-manche The bone clocks (2014) et Slade House (2015). On était donc en droit de s’inquiéter tout en élaborant des théories défaitistes sur le manque d’abnégation et l’absence de courage des éditeurs français face aux ventes trop timides de leur poulain (point de vue typique du lecteur totalement déconnecté des réalités économiques du secteur éditorial). Le cheval de course se serait-il transformé en vieux poney Shetland asthmatique ? Mystère, toujours est-il que L’Olivier semble à nouveau croire en la bonne étoile de David Mitchell, tout en essayant de se raccrocher aux branches les plus solides, en témoigne le bandeau promotionnel qui accompagne le livre et surfe allégrement sur le succès (littéraire et cinématographique) de Cartographie des nuages. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas d’une critique, il faut bien rafraîchir la mémoire des lecteurs, qu’ils ont parfois fort courte, en utilisant les techniques commerciales les plus évidentes. Non, ce qui est fort dommage c’est que le public se montre aussi inconstant et volage, au risque de voir certains auteurs étrangers disparaître du paysage littéraire francophone, faute de lecteurs suffisants pour assurer le coût d’une traduction. Phénomène bien connu des amateurs de science-fiction, qui attendent désespérément la traduction d’oeuvres importantes (au hasard The baroque Cycle de Neal Stephenson), mais devront nécessairement se faire une raison : pas assez de lecteurs potentiels pour justifier le risque économique que représente une traduction. Observez également l’ouverture de la collection Lunes d’encre aux auteurs francophones, certes l’arrivée de manuscrits de langue française de qualité a certainement oeuvré en ce sens, mais ne nous voilons pas la face, les impératifs économiques y ont également largement contribué. Dont acte !

Mais revenons à l’essentiel, à savoir l’arrivée de ce nouveau roman de David Mitchel sur les étals des libraires, un pavé comme il se doit, auréolé du prestigieux World Fantasy Award, qui fleure bon le mélange des genres à la manière de Ecrits fantômes ou Cartographie des nuages. Après avoir exploré des narrations plus linéaires, Mitchell revient donc aux constructions sophistiquées de ses premiers romans, multipliant les arcs narratifs, les personnages et les époques, mais sans pour autant sombrer dans le piège de la répétition (même si l’on retrouve quelques traits caractéristiques de son oeuvre).

    Commençons tout d’abord par évacuer une question fondamentale, L’âme des horloges est un roman relevant du fantastique, même si comme à son habitude, et en bon marionnettiste, Mitchell brouille les pistes et n'hésite pas à utiliser d’autres codes à loisir (thriller, science-fiction, chronique familiale). Cet épineuse question étant réglée (je suis ironique si je veux), intéressons-nous au contenu, qui se présente sous la forme d’un récit choral dont le personnage central n’est autre qu’une certaine Holly Sykes, jeune fille d’une quinzaine d’années vivant dans une petite ville non loin de Londres. Expliquons-nous avant que certains ne prennent la fuite, L’âme des horloges est bien un roman choral, mais Holly Sykes tient une importance capitale dans chacun des récits qui le composent, à la manière des poupées gigogne, les récits s'emboîtent et s’entremêlent. Holly est le fil directeur autour duquel l’auteur compose la savante architecture de son oeuvre, il n’est donc guère étonnant qu’il s’agisse du personnage qui débute et qui clôt le roman. Donc Holly est une jeune fille un peu rebelle, fille d’un couple de tenanciers de pub, qui, à la suite d’un chagrin d’amour et d’une discussion un peu houleuse avec sa mère, décide de fuguer plus ou moins temporairement. Durant son errance, la jeune fille fait d’étranges rencontres qui semblent résonner avec les voix qu’elle entend depuis sa petite enfance et cet étrange don qui lui permet de deviner beaucoup de choses à l’avance. Et puis il y a son étrange petit frère, étonnamment sage et mature pour son âge, un adulte en miniature, coincé dans un corps d’enfant et qui semble évoluer hors du temps. Alors cette mystérieuse femme au bord de la rivière, qui semble tout connaître d’elle et lui pose d’étrange questions, est-ce à nouveau un tour de son esprit tourmenté ou bien un être doté de pouvoirs surnaturels ? Changement de décor dans le second récit, avec Hugo Lamb, jeune loup issu des classes supérieures de la société britannique. Etudiant à Cambridge, Hugo a les dents qui rayent le parquet, un sens moral plus que douteux, mais un physique de jeune premier qui lui permettent largement de compenser auprès de la gent féminine. En vacances dans une
station de ski Suisse, Hugo fait la rencontre de Holly Sykes, désormais âgée d’une vingtaine d’années et qu’il trouve fort à son goût, quoiqu’un peu déplumée. Mais la jeune femme résiste à son charme ravageur, se refusant à lui, se dérobant à la moindre occasion. Marquée par la disparition subite de son jeune frère, Holly se méfie des énergumènes du calibre du jeune britannique… jusqu’à un certain point. Pourtant, malgré une nuit d’amour partagé, Hugo cède aux sirènes d’un certain A. Pfenninger, un homme à la prestance imposante, chef d’une société secrète, les Anachorètes, dont les membres semblent échapper aux outrages du temps et possèdent d’étonnants pouvoirs psychiques.
Acte trois avec Ed Brubeck, ancien ami d’enfance, devenu désormais le compagnon de Holly. Ed est reporter de guerre, un défoncé du boulot et un accro à l’adrénaline, la guerre c’est sa vie et Holly l’accepte mal, surtout depuis qu’ensemble ils ont eu cette merveilleuse petite fille nommée Aoife (prénom irlandais issu du gaélique qui signifie Eve). Le couple connaît sa pire crise au moment où l’enfant de cinq ans, disparaît en plein milieu d’un mariage, rappelant la triste disparition du jeune frère de Holly de longues années auparavant. Aoife sera finalement retrouvée (grâce aux fameuses intuition de Holly), non sans avoir au passage fait la rencontre de Désirée Constantin, qui n’est autre que le bras droit d’un certain A. Pfenninger.
Acte quatre. Crispin Hershey, écrivain sur le déclin, longtemps surnommé “l’enfant terrible” des lettres britanniques (tiens tiens, un peu comme un certain David Mitchell), aura lui aussi une incidence sur la vie de Holly Sykes, entre temps devenue auteur d’un livre à succès. Crispin et Holly (désormais veuve) se croiseront à de multiples reprises sur des salons littéraires et finiront par forger une amitié solide, malgré le caractère entier, voire franchement désagréable, d’un Crispin Hershey qui peine à encaisser sa baisse de popularité.

"Le plan A consistait à alerter la Terre entière par la poésie. Mais c'est un échec. Il va donc falloir passer au plan B."

L’essentiel de l’intrigue étant désormais dévoilée, le lecteur aura compris que Holly, personnage central du roman, se retrouve bien malgré elle au coeur d’une bataille séculaire, qui oppose depuis plus de deux siècles les Horlogers et les Anachorètes, des immortels aux pouvoirs psychiques considérables, qui se livrent une guerre fratricide. Les premiers tentant par tous les moyens de protéger l’humanité du comportement prédateur des Anachorètes, qui se livrent à une forme de vampirisme psychique pour préserver leur immortalité. Cet enchevêtrement de destins pourrait paraître complexe, mais il est en réalité assez fluide, le roman étant, en dépit de sa taille imposante, facile à lire et véritablement prenant. Le talent de conteur de David Mitchell n’étant évidemment pas étranger à ce plaisir de lecture, on notera que si l’écriture reste d’une certaine élégance, le style est dans ce roman moins travaillé que dans les précédents, plus moderne et plus accessible que par le passé. L’âme des horloges aurait pu être un roman prétentieux, voire même ridicule, si David Mitchell s’était pris au sérieux, mais l’auteur fait preuve d’un recul salutaire, d’une distanciation empreinte de second degré qui évitent au roman de sombrer, ne serait-ce que d’un poil de micron, dans la farce pompeuse. Le personnage de Crispin Hershey, à travers lequel l’auteur se met en scène, en est l’exemple le plus évident, mais avouez qu’il est difficile de prendre au sérieux les membres d’une société secrète appelés Anachorètes de la chapelle du cathare aveugle. Un mot tout de même sur la fin du roman, qui rompt totalement avec le ton initial du récit et se veut plus sombre et plus réflexive, dans une ambiance crépusculaire annonciatrice d’âges difficiles. Cette rupture peut paraître abrupte pour les non initiés, mais les lecteurs de David Mitchell ne seront pas surpris par ce changement de braquet en fin d’ouvrage.

Si L’âme des horloges n’est probablement pas le roman le plus impressionnant de David Mitchell, il n’en demeure pas moins un ouvrage prenant, bien écrit et admirablement construit, auquel il manque toutefois de ce petit supplément d’âme et d’ambition, qui faisait de Cartographie des nuages un véritable petit chef d’œuvre.

jeudi 11 mai 2017

Space Opera basique : L'éveil du Leviathan, de James S.A. Corey

Arghhhh, un roman de space opera grand public écrit par un illustre inconnu (deux en fait puisqu’il s’agit d’un pseudonyme commun), voilà qui devrait faire frémir d’horreur les quelques survivants du cafardcosmique qui traînent de temps à autre leurs guêtres sur ce blog (j’en profite pour vous saluer, ça fait une paye les gars). Oui mais bon voilà, parfois lire un roman grand public, qui ne nécessite aucun effort, un page-turner calibré aux petits oignons par des années d’apprentissage dans des ateliers d’écriture anglo-saxons, ben ça détend le soir lorsque les batteries sont à plat. Bon très honnêtement, l’arrivée d’Actes Sud dans le domaine de la SF m’avait également quelque peu intrigué et j’avais tout simplement envie de découvrir ce qu’un éditeur aussi prestigieux et exigeant avait à nous proposer après avoir eu le nez creux (commercialement) concernant la publication de Silo, énorme succès public s’il en est. Mais soyons honnêtes, avant d’en dire davantage concernant The expanse, ce n’est pas chez l’éditeur arlésien qu’il faudra aller chercher le frisson de la nouveauté, zéro prise de risque et des incursions dans le domaine de la SF que l’on aurait plutôt vu du côté de Bragelonne tant Silo et The expanse font figure d’oeuvres génériques et consensuelles (ouille, je vais encore me faire traiter de connard élitiste). Bref, les éditeurs spécialisés dans la SF n’ont pas d’inquiétude à avoir, ce n’est pas Actes Sud qui viendra leur tailler des croupières dans leur pré carré, même si je conçois que le succès de romans, somme toute assez peu ambitieux littérairement parlant, puisse exaspérer ceux qui tentent depuis des décennies de construire un catalogue de qualité et oeuvrent pour sortir la SF de la niche culturelle dont elle souffre encore aujourd’hui. Mais ne soyons pas aigris et essayons de sortir du schéma élitiste classique consistant à mépriser cordialement le space opera (sauf quand c’est du Iain M. Banks, faut quand même pas pousser) et voyons ce que nous réserve ce The expanse, succès considérable outre-atlantique désormais décliné en série TV (très cheap soyons honnêtes, c’est pas une production HBO).


Doté d’un background qui, à défaut d’être foncièrement original, paraît solide, The Expanse mise sur trois éléments pour constituer le coeur de son récit : l’arrière-plan politique, l’action et ….. et euh c’est tout en fait, bon ok, ça ne fait que deux. On vous avait prévenu, le scénario n’est pas d’une originalité folle, mais il a le mérite d’être efficace. Dans un futur plus ou moins éloigné, l’humanité a réussi à coloniser une grande partie du système solaire, la Terre est désormais surpeuplée (32 milliards d’habitants), sa population est rigoureusement contrôlée et ses ressources sont grandement dépendantes de l’exploitation des matières premières qui se situent sur d’autres planètes et dans la ceinture d’astéroïdes. Mais les relations entre la planète-mère et ses colonies sont très tendues et le système solaire repose sur un équilibre bien précaire entre d’une part les planètes intérieures (Terre, Mars, Vénus et Mercure) et d’autre part les planètes extérieures (principalement la ceinture d’astéroïdes), qui supportent de plus en plus difficilement la pression économique et sociale exercée par les grandes compagnies interplanétaires. Cette guerre froide tient à peu de choses, en réalité une seule, l’interdépendance des uns et des autres vis à vis des ressources exclusives de chaque zone. Mais au sein même des planètes intérieures, les relations entre Mars et la Terre sont loin d’être idylliques et il en faudrait peu pour qu’un conflit éclate au grand jour, juste une petite étincelle. Quelque part du côté de la ceinture, le Canterburry, un transport commercial chargé de ramener d’immense blocs de glace destinés à alimenter en eau les planètes extérieures, capte un signal de détresse en provenance du Scopuli. Mais alors qu’il tente de lui porter secours, le Canterburry est littéralement pulvérisé par un bâtiment de combat furtif d’origine inconnue. Seul, James Holden, le second, et quatre membres d’équipage survivent et prennent la fuite à bord d’une navette, rapidement interceptée par un destroyer martien. Le Donnager aurait dû être en mesure d’assurer leur sécurité, mais ce dernier est lui aussi attaqué par le vaisseau militaire furtif et succombe à l’assaut. Exfiltrés du Donnager en feu, James Holden et ses compagnons se retrouvent donc au coeur d’un conflit qui menace d’embraser le système solaire, les uns accusant les autres d’actes de piraterie ou de provocations caractérisées. Cet arc narratif n’est en réalité pas le seul de The Expanse, puisque le lecteur est invité à suivre l’enquête d’un flic, Miller, basé sur Cérès (principal port spatial de la ceinture), à qui l’on confie la mission de retrouver une jeune femme mystérieusement disparue. Son enquête le mènera étrangement sur les pas de James Holden et d’un mystérieux agent pathogène d’origine extraterrestre.


Une pincée de Philip K. Dick (pour l’aspect conglomérat surpuissant), un poil Kim Stanley Robinson (pour les intrigues politiques), un soupçon de Ken MacLeod (pour l’aspect conflit entre colonies et mère patrie), The Expanse lorgne par son ambiance du côté de Universal War One de Bajram. Mais il y a une référence moins évidente qui transparaît également à travers ce roman, l’enquête de Miller n’est pas sans rappeler Sylvia, le roman d’Howard Fast dans lequel un enquêteur, chargé d’élucider le meurtre d’une jeune-femme, tombe amoureux  d’elle après avoir reconstitué et idéalisé sa personnalité. Contre toute attente, c’est un élément qui fonctionne parfaitement et confère une peu d’humanité à un roman qui se montre relativement peu subtil dans ses développements psychologiques et dans la caractérisation des personnages. En dehors de cet élément, inattendu dans ce type d’ouvrage, The Expanse est un roman plutôt convenu mais pas déplaisant. C’est bien construit (malgré une qualité d’écriture très quelconque), efficace, parfois même intriguant… mais au final on n’en retient pas grand chose. Juste une lecture récréative, loin d’être honteuse, mais que l’on s’empressera d’oublier rapidement. Bref, vous feriez mieux d’aller jeter un oeil sur Sylvia d’Howard Fast, je m’engage à rembourser les déçus éventuels.

lundi 8 mai 2017

Petit manga féministe : Arte, de Kei Ohkubo

Il était une fois une petite Florentine du 16e siècle qui s'appelait Arte et qui adorait dessiner. Ce don, encouragé par son papa, était devenu une véritable passion. Malheureusement, papa meurt, et la mère d'Arte décide qu'il est temps pour sa fille de se consacrer à l'unique tâche importante de sa vie : son futur mariage.
Bien sûr, Arte ne l'entend pas de cette oreille et décide de partir de chez elle pour devenir artiste peintre. Mais est-ce qu'une jeune femme a la moindre chance de se faire embaucher comme apprentie peintre dans un atelier, à Florence, au 16e siècle ? C'est sans compter sur la détermination de notre héroïne, son caractère bien trempée et son enthousiasme échevelé. Et sa rencontre avec un maître peu banal, tout son contraire bien sûr : Maître Léo est un solitaire renfrogné, genre ours mal léché (mais beau gosse), et d'un caractère sombre et ombrageux. C'est un excellent peintre qui a dû s'imposer lui aussi dans le milieu, pour d'autres raisons.
Nous voici donc partis pour déjà  cinq tomes des aventures de la demoiselle dans un Florence couleurs Renaissance, à la découverte de toutes les strates de la société et de la condition féminine.
Soyons clair : si le lecteur souhaite une approche historique de l'Italie de la Renaissance, il vaut mieux se plonger dans un autre manga beaucoup élaboré : Cesare de Fuyumi Soryo (dont le 12e tome me fait languir, quelqu'un a-t-il des nouvelles ?). Arte a des côtés femme libérée qui cadre mal avec la société florentine de l'époque, les personnages sont bien typés (sans être caricaturaux) et les dialogues n'ont pas la finesse et la haute tenue des conversations politico-philosophiques d'Angelo et de Cesare. Mais Arte pose la question de la place des femmes dans la société (hier, aujourd'hui et hélas demain) en s'attachant à de nombreuses figures féminines : la courtisane Véronica, la couturière Dacia, ou la petite aristocrate Caterina. Elle étale les stéréotypes pour mieux s'y confronter ou les renverser. Et c'est bien là ce qui me plait...
D'abord c'est une héroïne, et il n'y en a pas tant dans les mangas (certes il y a le Major Kusanagi de Ghost in the Shell, mais comme elle se pose déjà des questions sur son humanité, alors son sexe, hein...). Ensuite, c'est une héroïne sans super-pouvoirs, sinon sa passion et sa volonté de fer de devenir artiste-peintre. Elle est naïve, maladroite, généreuse, curieuse, et elle respire la joie de vivre. Que du positif. Et son but est de s'imposer dans un monde d'homme, mais en tant que femme : il ne s'agit pas pour elle de devenir un garçon manqué, mais de prendre toute sa place d'artiste peintre dans ce monde à domination masculine.Et elle apprend à user de cette féminité. par certains aspects elle m'évoque la figure de Christine de Pizan, première femme qui a vécu de sa plume au temps du roi Charles VI.
La part féministe en moi ne peut qu'approuver cette ambition, et qui plus est portée par un manga à mettre en toutes les mains, surtout celles de mes collégiennes qui doivent chaque jour composer avec le machisme de leurs petits camarades. Le dessin est très agréable, très fin et dynamique (le dynamisme, c'est le charme d'Arte !). Le scénario est classique : une succession d'épreuves attendent notre apprentie, qui va les surmonter avec l'aide de ses ami·e·s, car elle a plein d'ami·e·s, on ne résiste pas à son charme ! Le suspense est bien amené est on est toujours en manque du prochain volume.

Alors, vive Arte et vive ses aventures, dont j'attends le 6e tome avec une grande impatience !

jeudi 27 avril 2017

Australian flow : Respire, de Tim Winton

Les romans sur le surf sont, c’est un fait, loin d’être légion et s’il fallait de plus ne retenir que les plus réussis, il est fort probable que les doigts d’une seule main suffiraient : Surf city de Kem Nunn (ainsi que Le sabot du diable et Tijuana Straight du même auteur), Surfer la nuit de Fiona Capp et Shangrila de Malcom Knox. Avec Respire de Tim Winton, il faudra désormais utiliser sa seconde main pour faire le décompte, et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle. Il faut bien reconnaître qu’évoquer le surf à travers la littérature, c’est un peu comme faire de la poésie au cinéma, c'est rarement convaincant ; probablement parce que le surf reste une expérience des sens et du corps, un combat autant qu’une communion avec la puissance de l’océan, que l’on peut tenter de décrire avec des mots, mais qui définitivement se ressent. Certains rétorqueront que les sentiments et les sensations peuvent se coucher sur le papier, certes, mais il est fort probable que pour ceux qui n’ont jamais senti sous leurs pieds la puissance phénoménale d’une vague qui se soulève, ce mélange de peur et de jubilation lorsqu’elle menace de vous engloutir et que dans une subtile manoeuvre vous échappez au déferlement tant redouté, les mots ne suffisent pas. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que les meilleurs romans sur le surf, sont les oeuvres d’écrivains adeptes eux-mêmes de cette pratique. Le fil conducteur de la réussite de ces quelques romans est finalement assez évident, tous ont un propos qui dépasse largement le cadre du surf. Oui, c’est bête comme chou, mais pour faire un bon roman, il faut avant tout une bonne histoire.

    Bruce Pike, dit Pikelet, âgé d’une douzaine d’années, se lie d’amitié avec une tête brûlée du nom de Loonie. Ensemble ils font les quatre cents coups, se lancent des défis et tentent de tuer l’ennui qui menace de les terrasser chaque jour qu’ils passent dans leur petit village perdu de la côte occidentale australienne. C’est que Perth, la grande ville de l’Ouest, est bien éloignée de leur centre de gravité. De l’océan pourtant tout proche, ils ne savent rien ou pas grand chose, tout juste comprennent-ils que les adultes s’en méfient et osent tout au plus aller pêcher dans l’embouchure de la rivière les week-ends de grand beau. Mais Pikelet et Loonie ont l’esprit aventureux, et, bravant les interdictions parentales, se lancent à l’assaut de l’océan et de ses vagues majestueuses. Très vites ils deviennent les grommets les plus en vue de ce petit coin paumé de l’Australie, faisant la nique aux surfeurs plus âgés venus taquiner le swell. Mais c’est leur rencontre avec Sando, un surfeur-baroudeur de légende, adepte des grosses vagues et de la houle qui tabasse, qui leur mettra définitivement le pied à l’étrier. En compagnie de celui qui fera désormais autant office de gourou que de grand frère, ils repousseront leurs limites, frôleront la mort pour atteindre des sensations hors de portée du commun des mortels. Surfant des murs d’eau de plus de six mètres, risquant leur vie sur des vagues réputées insurfables, ils pulvériseront les règles et forgeront leur légende. Mais de cette amitié puissante, naîtra également une compétition mortifère, une rivalité mesquine qui sera le ferment de leur séparation.

"La formidable accélération du corps qu'on sentait au moment de l'envol sur les déferlements de lame, le vent dans les oreilles. On a vite compris ce que cette sensation avait de narcotique, et le degré d'accoutumance qu'elle entraîna ; dès le premier jour, j'ai été défoncé rien que de regarder."

    Roman initiatique par excellence, Respire est bien plus qu’un livre sur le surf, même si son apprentissage et sa philosophie (tout du moins son pendant libertaire) sont au coeur de l’ouvrage de Tim Winton. Le choix de l’époque n’est d’ailleurs pas tout à fait innocent et colle parfaitement aux propos de l’auteur, à cette recherche de liberté et d’absolu dans la pratique du surf. Les années soixante-dix représentent en effet un âge d’or du surf, une période souvent évoquée avec nostalgie par ceux qui ont vécu cet âge révolu où la compétition n’avait pas encore pris le dessus, où ce sport n’était pas encore devenu un business, mais représentait un art de vivre et, à la marge, une pratique extrême. A travers le personnage de Sando, Respire semble s’être directement abreuvé à la fontaine du Endless Summer de 1966 (film devenu mythique, dans lequel deux surfeurs parcourent la planète à la recherche de la vague parfaite), mais ce qui le distingue du film de Bruce Brown c’est la dimension initiatique qui lie les trois principaux personnages, car avant d’être un roman sur le surf, Respire est un roman sur l’adolescence, sur le passage de l’enfance à l’âge adulte. Le grand talent de Tim Winton, c’est d’avoir compris à quel point la pratique du surf correspond parfaitement aux lignes de fracture qui caractérisent cette époque de la vie, cette période de tous les possibles où chacun est en capacité de tracer un chemin de vie, celle où l’on expérimente, où l’on se met en danger pour s’éprouver avant de faire ses propres choix. Cette capacité à transcender son sujet, fait de Respire, en dépit de quelques termes techniques lors des scènes de surf, un roman parfaitement accessible aux non-intiés, le style de Tim Winton étant par ailleurs d’une fluidité exemplaire, comme à son habitude.

mardi 18 avril 2017

Manifeste écolo : Le gang de la clef à molette, de Edward Abbey

Le combat écologique peut-il passer par la littérature ? Voilà une question à laquelle l’écrivain américain Edward Abbey répondit en 1975 en publiant The monkey wrench gang, roman qui eut un succès retentissant outre-Atlantique. Traduit initialement chez Stock en 1997 et affublé d’un titre plus que discutable (Ne meurs pas ô mon désert), il fut repris chez Gallmeister en 2006, puis bénéficia d’une nouvelle traduction toujours chez le même éditeur en 2013, récupérant par la même occasion un titre plus proche de l’original (Le gang de la clef à molette). Il est d’ailleurs amusant de constater que pour l’éditeur, le terme de clef à molette semble commercialement plus porteur que celui de clef anglaise (monkey wrench). Mais bon, cessons de pinailler sur des détails techniques sans grande importante pour nous concentrer sur l’oeuvre d’un auteur connu pour ses positions radicales et son militantisme écologique. Souvent comparé par ses pairs à Thoreau ou bien encore Mark Twain, Edward Abbey a également quelque chose de Théodore Monod (le radicalisme en plus), ne serait-ce que pour son amour du désert et son action militante qui contribua en partie à l’éveil des consciences en matière d'écologie aux Etats-Unis.

Oui bon d’accord, mais de quoi ça cause Le gang de la clef à molette. Contrairement à son oeuvre précédente, Désert solitaire (récit mystico-politico-philosophique de son expérience de ranger dans le parc national des Arches), qui contribua en grande partie à faire d’Abbey une icône de la contre-culture américaine, Le gang de la clef à molette est un véritable roman, une oeuvre détonnante à la fois engagée, drôle et parfaitement déjantée. Construit de manière somme toute assez classique, le récit met en scène quatre personnages hauts en couleurs : Doc Sarvis, un médecin d’Albuquerque qui prend un malin plaisir à tronçonner les vilains panneaux publicitaires qui bordent les routes du Nouveau Mexique, son assistante (et amante) la superbe et non moins intelligente Bonnie, Seldom Seen Smith, mormon polygame et guide expérimenté, spécialiste des excursions dans les différents parcs nationaux qui bordent le Colorado, et enfin, George Hayduke, un vétéran du Vietnam (ancien béret vert) fasciné par les explosifs et légèrement fêlé. Ces quatre hurluberlus se rencontrent un peu par hasard à l’occasion d’une descente des gorges du Colorado et forment rapidement un groupuscule écolo-terroriste (quel vilain mot), dont l’objectif est de bouter hors du désert du grand Ouest, les profiteurs, exploitants miniers, pollueurs en tout genre et autres promoteurs avides de profits. Autant dire que la tâche est ardue tant les menaces qui pèsent sur ces espaces fragiles sont nombreuses : barrages hydro-électriques, mines à ciel ouvert, pont et viaducs, autoroutes….. L’idéal serait de pouvoir dynamiter le grand barrage de Glen Canyon (à l’origine de la création du lac Powell), qui selon Seldom Seen Smith a défiguré le paysage de la région, en plus d’avoir englouti sa ville natale, Hitte, sous les flots. Oui mais voilà, le barrage est un gros morceau et nos quatre lascars manquent encore d’expérience et de moyens techniques, car il faut un peu plus que dix bâtons de dynamite pour réduire en poussière un tel mastodonte. Qu’à cela ne tienne, autant se faire la main sur des cibles plus accessibles. La fine équipe, en grande partie financée par ce bon doc Sarvis, parcourt donc les grands espaces de l’Utah et de l’Arizona, semant des caches aux quatre coins du désert, sabotant quantité de chantiers (les bulldozers ont en particulier les faveurs de George Hayduke, qu’il prend plaisir à balancer depuis les hauteurs du grand canyon), de ponts et de voies ferrées…. L’ennui, c’est qu’à force de mettre la pagaille d’un coin à l’autre de l’Utah et de l’Arizona, ces défenseurs un peu extrêmes de la cause écologique finissent par se mettre à dos l’ensemble des autorités locales, voire fédérales. Commence alors une vaste course-poursuite à travers les étendues désertiques du Grand Ouest américain, à la fois rocambolesque et empreinte d’une certaine gravité. 

    Par certains aspects, Le gang de la clef à molette peut donc paraître déroutant, essentiellement parce qu’il traîte un sujet sérieux à la manière d’une comédie burlesque, une approche que les Monty Python n’auraient pas reniée. Certains éléments du roman paraissent même vaguement contradictoires, notamment le personnage de George Hayduke, qui prétend sauver les paysages du désert, tout en semant un peu partout une quantité phénoménale de canettes de bière vides. Puisque les routes enlaidissent le paysage, George considère que semer des détritus tout au long de ses trajets constitue un acte militant. Dont acte ! On atteint sans doute là les limites de l’exercice tenté par Edward Abbey, qui nous offre un roman formellement très réussi, à la fois drôle, haletant, divertissant et par certains aspects fort jouissif, mais qui sur le fond peine à convaincre. On se plaît même à penser que finalement, ce bon Dr Asimov avait raison, “La violence est le dernier refuge de l’incompétence”. Dans un genre un peu similaire, Zodiac de Neal Stephenson était nettement plus convaincant, réussissant une critique au vitriol des grandes organisations écologistes, tout en préservant le fond, à savoir un discours sensé sur la préservation de l’environnement et de la biodiversité.

dimanche 26 mars 2017

Australian flow : Cinq matins de trop, de Kenneth Cook

Publié en Australie au début des années soixante, Cinq matins de trop est probablement l’oeuvre la plus connue de l’écrivain Kenneth Cook et fait figure de roman culte à plus d’un titre puisqu’il fut même adapté au cinéma en 1971 (Réveil dans la terreur) par le réalisateur Ted Kotcheff. Mais en France, c’est aux éditions Autrement que l’on doit d’avoir découvert, sur le tard il faut bien l’avouer (l’auteur étant décédé en 1987), cet écrivain atypique, qui cultive l’humour décalé et l’absurde avec brio, notamment au travers de nombreuses nouvelles réunies dans trois recueils indispensables pour ceux qui s’intéressent à la littérature australienne (Le koala tueur, La vengeance du wombat et  L’ivresse du kangourou).


Les présentations étant faites, autant prévenir ceux qui chercheraient dans Cinq matins de trop l’humour léger et décalé des nouvelles de Kenneth Cook, ce roman est résolument sombre voire un tantinet glauque. Oubliez la gold coast ou les plages huppées de Sydney, direction l’outback, sa poussière rougeâtre, sa chaleur infernale et sa sécheresse légendaire. John Grant est un jeune instituteur muté au fin fond du territoire de l’ouest, dans un hameau famélique peuplé d’éleveurs de bétail et de mineurs au visage grêlé par les tempêtes de poussière. La ville la plus proche, Bundenyabba (une ville imaginaire, mais pour info le film a été tourné à Broken Hill, probablement l’une des bourgades les plus isolées du pays) ne vaut guère mieux si ce n’est qu’elle offre quelques raffinements à peine moins rustiques ; essentiellement des pubs crasseux et étouffants qui écoulent une bière d’une qualité discutable. Fin de l’année scolaire oblige, John jette un dernier coup d’oeil à l’unique salle qui tient lieu d’école et s'apprête à prendre des vacances bien méritées ; son chèque de paie en poche il prend donc le train pour Bundenyabba, où se situe le seul aéroport de la région, afin de regagner Sydney. Hélas, en attendant son vol prévu le lendemain, John décide d’aller écluser quelques bières en ville, une manière comme une autre de tuer le temps. Mais à force d’aligner les demis, notre brave instituteur se laisse entraîner dans une série de paris stupides, qui lui font perdre toutes ses économies. John se retrouve donc à la rue, avec quelques shillings en poche et ses maigres effets bouclés dans deux valises. Adieu, Sydney, adieu la civilisation, adieu plages de rêves et jolies filles…. bienvenue dans la rudesse de l’outback australien. Pris à la gorge par sa propre bêtise, John entreprend une longue descente en enfer, essentiellement éthylique, ponctuée de rares moments de lucidité.


Voilà une caractéristique bien particulière des gens de l'Ouest, songea Grant. Tu peux coucher avec leurs femmes, spolier leurs filles, vivre à leurs crochets, les escroquer, faire presque tout ce qui te frapperait d'ostracisme dans une société normale ils n'y prêtent guère attention. Mais refuser de boire un coup avec eux et tu passes immédiatement dans le camp des ennemis mortels.


    Plus de cinquante ans après sa publication initiale, Cinq matins de trop n’a pas perdu grand chose de sa superbe. Mais ce roman coup de poing, vaut moins pour son côté sulfureux que pour l’image qu’il laisse entrevoir de l’Australie intérieure. Loin de l’imagerie traditionnelle d’un pays qui se plaît à surfer sur sa propre coolitude, Kenneth Cook dresse le portrait sans concession d’une région morne et ennuyeuse, misérable par bien des aspects, peuplée de types sympas mais un peu limités, dont les activités quotidiennes consistent à descendre des bières et du whisky en attendant l’heure d’aller tirer à toute berzingue sur des kangourous, façon mad max. Cette vision est sans doute parcellaire, mais elle n’est jamais méprisante ; Kenneth Cook raconte l’autre Australie, celle des mineurs et des éleveurs de bétail, pour qui Sydney et son affairisme paraissent à des années lumières de leurs préoccupations. Dans l’enfer de l’outback il faut survivre, à la chaleur, au manque d’eau et surtout à l’ennui.

dimanche 26 février 2017

La trêve, de Mario Benedetti

Second roman de l’écrivain uruguayen Mario Benedetti, La trêve est unanimement considéré à travers le monde comme son chef-d’oeuvre, mais pour nous autres Français, la comparaison ne sera guère aisée puisque la grande majorité de son oeuvre n’a jamais été traduite dans nos contrées. Mais il me semble avoir déjà évoqué ce problème dans un billet précédent, souhaitons que les éditeurs entendent cet appel (mais plus probable qu’ils regardent plutôt leurs chiffres de vente). Publié en 1960, La trêve a ceci de particulier que ce court roman semble avoir totalement échappé aux outrages du temps, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités, mais heureusement loin d’être la seule.

A cinquante ans, Martin Santomé a mené une carrière exemplaire, veuf depuis de longues années, employé modèle du service comptable d’une entreprise de pièces détachées automobiles, il aspire désormais à une retraite bien méritée alors même que ses enfants sont en passe de s’envoler du nid familial pour mener leur future vie d’adulte. Mais de tout ceci sourd comme un léger parfum d’ennui, la vie de Martin semble bien trop rangée pour être gaie. Les amis sont peu nombreux et des femmes il ne tire qu’un plaisir limité, le temps d’une soirée, comme si depuis la mort de sa femme Martin n’était plus capable de s’engager et de s’épanouir dans une véritable relation. Jusqu’au jour où une jeune employée est affectée dans son service, Laura Avellaneda. Discrète mais efficace, la jeune femme ne frappe pas Martin par sa beauté, mais il émane d’elle une certaine fraîcheur, une grâce et une douceur qui finissent par s’imposer à lui de manière entêtante ; et l’intérêt distant qu’il lui témoigne les premiers jours se transforme au fil du temps en un amour qui le bouleverse au plus profond de son être. Cet amour lui apparaît initialement comme une douce folie, une passade de vieux grincheux qui hésite à sauter le pas vers une retraite qui le classera désormais de l’autre côté de la barrière. Mais que peut la raison face à la force des sentiments car, contre toute attente, la jeune Avellaneda (qui n’est jamais appelée par son prénom par Martin) partage les mêmes sentiments. Commence alors une idylle que la morale de l’époque réprouve, mais dont la pureté et l’innocence n’ont d’égal que la force et la puissance.

Roman intimiste qui se présente sous la forme d’un journal intime, La trêve ne laisse que peu entrevoir l’engagement politique de son auteur (qui lui valut de s’exiler durant la dictature), même si, au détour d’une remarque de Martin, apparaissent quelques saillies à posteriori lourdes de sens, notamment la description en filigrane de la société uruguayenne, à laquelle Benedetti donne quelques coups de griffes (importance démesurée de la fonction publique, corruption devenue endémique). Il n’empêche que La trêve demeure avant tout un roman d’amour un peu en dehors du temps, qui exsude un parfum de nostalgie entêtant et lancinant, dont la petite musique accompagne doucement et chaleureusement le lecteur avant de lui asséner un coup de massue final, de ceux que l’on n’oublie pas et qui sont sans doute la marque de fabrique des Grands. Le temps et l’amour, voilà deux thèmes étroitement liés dans cette oeuvre et qui font toute la force d’un roman qui se plaît à refuser toute urgence. Il y a évidemment la différence d’âge qui, bien que les moeurs aient évolué depuis les années soixante, n’a rien de commun, même si évidemment l’auteur reste dans un schéma relativement classique (un homme plus âgé qui séduit une femme bien plus jeune), mais c’est surtout le regard de Martin, empreint de nostalgie (en particulier pour sa femme défunte) et que l’on sent basculer vers la dernière phase de sa vie, qui impriment ce ton à la fois mélancolique et quasi philosophique ; il y a du Sénèque dans la manière de penser de Martin.  Mais il y a surtout l’histoire d’un homme sensible à qui la vie n’a accordé que deux parenthèses de bonheur total, réduisant le reste à un néant d’une tristesse absolue. Tout en pudeur et en retenue, Mario Benedetti signe avec La Trêve un grand roman d’amour, une réflexion douce-amère sur le temps qui passe, sur la solitude et la mélancolie.

dimanche 29 janvier 2017

Australian flow : Par dessus le bord du monde, de Tim Winton

Romancier (y compris pour la jeunesse), nouvelliste, dramaturge, essayiste, scénariste… Tim Winton est probablement l’un des écrivains australiens les plus prolifiques de sa génération et aussi probablement le plus traduit à travers le monde ; la France n’est d’ailleurs pas en reste puisqu’une douzaine de ses ouvrages ont été publiés chez nous et on ne s’en plaindra pas. J’avais déjà tenté d’explorer la bibliographie de cet auteur il y a de cela quelques années en piochant chez les adultes (Les ombres en hiver), mais également en jeunesse (L’amour est la septième vague), me promettant d’y revenir plus sérieusement quand ma pile à lire aurait diminué de volume. Et comme les choses sont bien faites, la pile en question a fini par atteindre la strate Par dessus le bord du monde, roman publié initialement en 2001 en Australie (et traduit en 2003 chez Rivages). Alors bonne pioche ou pas ?


Direction l’Australie donc, plus précisément la région de Perth sur la côte occidentale, dans la petite ville de White Point (ne cherchez pas sur une carte, cette bourgade est purement imaginaire), peuplée essentiellement de pêcheurs de langoustes, de surfeurs et autres hobos écorchés par la vie restés pour l’ambiance de bout du monde. Vilain petit canard issue d’une famille de la bourgeoisie australienne, Georgie n’a jamais voulu suivre le destin qui semblait déjà tout tracé par son père, quittant ses études de médecine, elle devient infirmière spécialisée en oncologie, puis vagabonde sur les océans du globe avec plus ou moins de bonheur, avant de s’échouer à White Point, lessivée, sans but précis. Elle y fait la connaissance de Jim, veuf, deux enfants, pêcheur de langoustes. Cinq ans plus tard, Georgie noie son ennui dans la Vodka, passant ses nuits à errer sur le web, sans but, sans volonté autre qu’arriver au bout de la nuit, puis, enfin terrassée par la fatigue, s’endormir comme une masse. Quant à Jim, il semble résigné, emmuré dans son silence et le souvenir de sa femme morte d’un cancer quelques années plus tôt. Jusqu’au jour où Georgie fait la rencontre de Lu, alias Luther Fox, ancien musicien désormais reconverti dans le braconnage ; une activité pour le moins risquée dans un village de pêcheurs de langoustes où les patrons de bateaux sont pour le moins sourcilleux avec ce genre de pratique. Ceux qui s’aventurent dans leur pré carré, s’exposent à de sévères mesures de rétorsion. Mais Lu est habile, il connait le coin comme sa poche et de toute façon il n’a pas grand chose à perdre, l’ensemble de sa famille ayant été décimé dans un accident de voiture. Depuis Lu vit seul, dans la vieille ferme de ses parents peuplée de souvenirs et de fantômes, entouré seulement de ses livres et de vieux objets qui lui rappellent sans cesse un bonheur révolu. L’alchimie entre ces deux êtres perdus est immédiate, mais dans une petite ville où tout le monde se connaît, s’épie et se jalouse, cet amour n’a pas sa place.


Alors soyons précis et concis, ce roman est absolument magnifique, c’est une merveille de sensibilité, de retenue et de poésie. J’avais beaucoup aimé ce que j’avais jusqu’à présent lu de Tim Winton, mais cette fois la barre est placée encore plus haut. C’est remarquablement écrit et raconté, dans un style à la fois travaillé mais très simple d’accès, et, ce qui ne gâche rien à l’affaire, la traduction, que l’on doit à Nadine Gassie, me paraît exempte de tout reproche. La nature (l’océan surtout) et la musique sont dans ce roman intimement liés, et l’écriture de Tim Winton réussit parfaitement à susciter les images et les sons qui s’imposent au lecteur avec une acuité peu commune. La brutalité des éléments, leur beauté aussi, se mêle aux tonalités de la musique évoquée tout au long du roman, aux sons d’une nature sauvage et implacable, conférant au roman une atmosphère d’immensité et de plénitude. Il y a un petit côté road movie dans ce roman, qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère d’un Paris Texas. Mais c’est cette fois l’Australie qui s’offre à nous, dans toute sa splendeur et sa démesure. Par dessus le bord du monde respire les embruns de l’océan et la poussière rouge venue de l’outback,  la rudesse de la nature n’a d’ailleurs d’égal que la beauté époustouflante des paysages qu’elle nous offre dans ce décor de bout du monde.