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jeudi 27 avril 2017

Australian flow : Respire, de Tim Winton

Les romans sur le surf sont, c’est un fait, loin d’être légion et s’il fallait de plus ne retenir que les plus réussis, il est fort probable que les doigts d’une seule main suffiraient : Surf city de Kem Nunn (ainsi que Le sabot du diable et Tijuana Straight du même auteur), Surfer la nuit de Fiona Capp et Shangrila de Malcom Knox. Avec Respire de Tim Winton, il faudra désormais utiliser sa seconde main pour faire le décompte, et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle. Il faut bien reconnaître qu’évoquer le surf à travers la littérature, c’est un peu comme faire de la poésie au cinéma, c'est rarement convaincant ; probablement parce que le surf reste une expérience des sens et du corps, un combat autant qu’une communion avec la puissance de l’océan, que l’on peut tenter de décrire avec des mots, mais qui définitivement se ressent. Certains rétorqueront que les sentiments et les sensations peuvent se coucher sur le papier, certes, mais il est fort probable que pour ceux qui n’ont jamais senti sous leurs pieds la puissance phénoménale d’une vague qui se soulève, ce mélange de peur et de jubilation lorsqu’elle menace de vous engloutir et que dans une subtile manoeuvre vous échappez au déferlement tant redouté, les mots ne suffisent pas. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que les meilleurs romans sur le surf, sont les oeuvres d’écrivains adeptes eux-mêmes de cette pratique. Le fil conducteur de la réussite de ces quelques romans est finalement assez évident, tous ont un propos qui dépasse largement le cadre du surf. Oui, c’est bête comme chou, mais pour faire un bon roman, il faut avant tout une bonne histoire.

    Bruce Pike, dit Pikelet, âgé d’une douzaine d’années, se lie d’amitié avec une tête brûlée du nom de Loonie. Ensemble ils font les quatre cents coups, se lancent des défis et tentent de tuer l’ennui qui menace de les terrasser chaque jour qu’ils passent dans leur petit village perdu de la côte occidentale australienne. C’est que Perth, la grande ville de l’Ouest, est bien éloignée de leur centre de gravité. De l’océan pourtant tout proche, ils ne savent rien ou pas grand chose, tout juste comprennent-ils que les adultes s’en méfient et osent tout au plus aller pêcher dans l’embouchure de la rivière les week-ends de grand beau. Mais Pikelet et Loonie ont l’esprit aventureux, et, bravant les interdictions parentales, se lancent à l’assaut de l’océan et de ses vagues majestueuses. Très vites ils deviennent les grommets les plus en vue de ce petit coin paumé de l’Australie, faisant la nique aux surfeurs plus âgés venus taquiner le swell. Mais c’est leur rencontre avec Sando, un surfeur-baroudeur de légende, adepte des grosses vagues et de la houle qui tabasse, qui leur mettra définitivement le pied à l’étrier. En compagnie de celui qui fera désormais autant office de gourou que de grand frère, ils repousseront leurs limites, frôleront la mort pour atteindre des sensations hors de portée du commun des mortels. Surfant des murs d’eau de plus de six mètres, risquant leur vie sur des vagues réputées insurfables, ils pulvériseront les règles et forgeront leur légende. Mais de cette amitié puissante, naîtra également une compétition mortifère, une rivalité mesquine qui sera le ferment de leur séparation.

"La formidable accélération du corps qu'on sentait au moment de l'envol sur les déferlements de lame, le vent dans les oreilles. On a vite compris ce que cette sensation avait de narcotique, et le degré d'accoutumance qu'elle entraîna ; dès le premier jour, j'ai été défoncé rien que de regarder."

    Roman initiatique par excellence, Respire est bien plus qu’un livre sur le surf, même si son apprentissage et sa philosophie (tout du moins son pendant libertaire) sont au coeur de l’ouvrage de Tim Winton. Le choix de l’époque n’est d’ailleurs pas tout à fait innocent et colle parfaitement aux propos de l’auteur, à cette recherche de liberté et d’absolu dans la pratique du surf. Les années soixante-dix représentent en effet un âge d’or du surf, une période souvent évoquée avec nostalgie par ceux qui ont vécu cet âge révolu où la compétition n’avait pas encore pris le dessus, où ce sport n’était pas encore devenu un business, mais représentait un art de vivre et, à la marge, une pratique extrême. A travers le personnage de Sando, Respire semble s’être directement abreuvé à la fontaine du Endless Summer de 1966 (film devenu mythique, dans lequel deux surfeurs parcourent la planète à la recherche de la vague parfaite), mais ce qui le distingue du film de Bruce Brown c’est la dimension initiatique qui lie les trois principaux personnages, car avant d’être un roman sur le surf, Respire est un roman sur l’adolescence, sur le passage de l’enfance à l’âge adulte. Le grand talent de Tim Winton, c’est d’avoir compris à quel point la pratique du surf correspond parfaitement aux lignes de fracture qui caractérisent cette époque de la vie, cette période de tous les possibles où chacun est en capacité de tracer un chemin de vie, celle où l’on expérimente, où l’on se met en danger pour s’éprouver avant de faire ses propres choix. Cette capacité à transcender son sujet, fait de Respire, en dépit de quelques termes techniques lors des scènes de surf, un roman parfaitement accessible aux non-intiés, le style de Tim Winton étant par ailleurs d’une fluidité exemplaire, comme à son habitude.

mardi 18 avril 2017

Manifeste écolo : Le gang de la clef à molette, de Edward Abbey

Le combat écologique peut-il passer par la littérature ? Voilà une question à laquelle l’écrivain américain Edward Abbey répondit en 1975 en publiant The monkey wrench gang, roman qui eut un succès retentissant outre-Atlantique. Traduit initialement chez Stock en 1997 et affublé d’un titre plus que discutable (Ne meurs pas ô mon désert), il fut repris chez Gallmeister en 2006, puis bénéficia d’une nouvelle traduction toujours chez le même éditeur en 2013, récupérant par la même occasion un titre plus proche de l’original (Le gang de la clef à molette). Il est d’ailleurs amusant de constater que pour l’éditeur, le terme de clef à molette semble commercialement plus porteur que celui de clef anglaise (monkey wrench). Mais bon, cessons de pinailler sur des détails techniques sans grande importante pour nous concentrer sur l’oeuvre d’un auteur connu pour ses positions radicales et son militantisme écologique. Souvent comparé par ses pairs à Thoreau ou bien encore Mark Twain, Edward Abbey a également quelque chose de Théodore Monod (le radicalisme en plus), ne serait-ce que pour son amour du désert et son action militante qui contribua en partie à l’éveil des consciences en matière d'écologie aux Etats-Unis.

Oui bon d’accord, mais de quoi ça cause Le gang de la clef à molette. Contrairement à son oeuvre précédente, Désert solitaire (récit mystico-politico-philosophique de son expérience de ranger dans le parc national des Arches), qui contribua en grande partie à faire d’Abbey une icône de la contre-culture américaine, Le gang de la clef à molette est un véritable roman, une oeuvre détonnante à la fois engagée, drôle et parfaitement déjantée. Construit de manière somme toute assez classique, le récit met en scène quatre personnages hauts en couleurs : Doc Sarvis, un médecin d’Albuquerque qui prend un malin plaisir à tronçonner les vilains panneaux publicitaires qui bordent les routes du Nouveau Mexique, son assistante (et amante) la superbe et non moins intelligente Bonnie, Seldom Seen Smith, mormon polygame et guide expérimenté, spécialiste des excursions dans les différents parcs nationaux qui bordent le Colorado, et enfin, George Hayduke, un vétéran du Vietnam (ancien béret vert) fasciné par les explosifs et légèrement fêlé. Ces quatre hurluberlus se rencontrent un peu par hasard à l’occasion d’une descente des gorges du Colorado et forment rapidement un groupuscule écolo-terroriste (quel vilain mot), dont l’objectif est de bouter hors du désert du grand Ouest, les profiteurs, exploitants miniers, pollueurs en tout genre et autres promoteurs avides de profits. Autant dire que la tâche est ardue tant les menaces qui pèsent sur ces espaces fragiles sont nombreuses : barrages hydro-électriques, mines à ciel ouvert, pont et viaducs, autoroutes….. L’idéal serait de pouvoir dynamiter le grand barrage de Glen Canyon (à l’origine de la création du lac Powell), qui selon Seldom Seen Smith a défiguré le paysage de la région, en plus d’avoir englouti sa ville natale, Hitte, sous les flots. Oui mais voilà, le barrage est un gros morceau et nos quatre lascars manquent encore d’expérience et de moyens techniques, car il faut un peu plus que dix bâtons de dynamite pour réduire en poussière un tel mastodonte. Qu’à cela ne tienne, autant se faire la main sur des cibles plus accessibles. La fine équipe, en grande partie financée par ce bon doc Sarvis, parcourt donc les grands espaces de l’Utah et de l’Arizona, semant des caches aux quatre coins du désert, sabotant quantité de chantiers (les bulldozers ont en particulier les faveurs de George Hayduke, qu’il prend plaisir à balancer depuis les hauteurs du grand canyon), de ponts et de voies ferrées…. L’ennui, c’est qu’à force de mettre la pagaille d’un coin à l’autre de l’Utah et de l’Arizona, ces défenseurs un peu extrêmes de la cause écologique finissent par se mettre à dos l’ensemble des autorités locales, voire fédérales. Commence alors une vaste course-poursuite à travers les étendues désertiques du Grand Ouest américain, à la fois rocambolesque et empreinte d’une certaine gravité. 

    Par certains aspects, Le gang de la clef à molette peut donc paraître déroutant, essentiellement parce qu’il traîte un sujet sérieux à la manière d’une comédie burlesque, une approche que les Monty Python n’auraient pas reniée. Certains éléments du roman paraissent même vaguement contradictoires, notamment le personnage de George Hayduke, qui prétend sauver les paysages du désert, tout en semant un peu partout une quantité phénoménale de canettes de bière vides. Puisque les routes enlaidissent le paysage, George considère que semer des détritus tout au long de ses trajets constitue un acte militant. Dont acte ! On atteint sans doute là les limites de l’exercice tenté par Edward Abbey, qui nous offre un roman formellement très réussi, à la fois drôle, haletant, divertissant et par certains aspects fort jouissif, mais qui sur le fond peine à convaincre. On se plaît même à penser que finalement, ce bon Dr Asimov avait raison, “La violence est le dernier refuge de l’incompétence”. Dans un genre un peu similaire, Zodiac de Neal Stephenson était nettement plus convaincant, réussissant une critique au vitriol des grandes organisations écologistes, tout en préservant le fond, à savoir un discours sensé sur la préservation de l’environnement et de la biodiversité.

dimanche 26 mars 2017

Australian flow : Cinq matins de trop, de Kenneth Cook

Publié en Australie au début des années soixante, Cinq matins de trop est probablement l’oeuvre la plus connue de l’écrivain Kenneth Cook et fait figure de roman culte à plus d’un titre puisqu’il fut même adapté au cinéma en 1971 (Réveil dans la terreur) par le réalisateur Ted Kotcheff. Mais en France, c’est aux éditions Autrement que l’on doit d’avoir découvert, sur le tard il faut bien l’avouer (l’auteur étant décédé en 1987), cet écrivain atypique, qui cultive l’humour décalé et l’absurde avec brio, notamment au travers de nombreuses nouvelles réunies dans trois recueils indispensables pour ceux qui s’intéressent à la littérature australienne (Le koala tueur, La vengeance du wombat et  L’ivresse du kangourou).


Les présentations étant faites, autant prévenir ceux qui chercheraient dans Cinq matins de trop l’humour léger et décalé des nouvelles de Kenneth Cook, ce roman est résolument sombre voire un tantinet glauque. Oubliez la gold coast ou les plages huppées de Sydney, direction l’outback, sa poussière rougeâtre, sa chaleur infernale et sa sécheresse légendaire. John Grant est un jeune instituteur muté au fin fond du territoire de l’ouest, dans un hameau famélique peuplé d’éleveurs de bétail et de mineurs au visage grêlé par les tempêtes de poussière. La ville la plus proche, Bundenyabba (une ville imaginaire, mais pour info le film a été tourné à Broken Hill, probablement l’une des bourgades les plus isolées du pays) ne vaut guère mieux si ce n’est qu’elle offre quelques raffinements à peine moins rustiques ; essentiellement des pubs crasseux et étouffants qui écoulent une bière d’une qualité discutable. Fin de l’année scolaire oblige, John jette un dernier coup d’oeil à l’unique salle qui tient lieu d’école et s'apprête à prendre des vacances bien méritées ; son chèque de paie en poche il prend donc le train pour Bundenyabba, où se situe le seul aéroport de la région, afin de regagner Sydney. Hélas, en attendant son vol prévu le lendemain, John décide d’aller écluser quelques bières en ville, une manière comme une autre de tuer le temps. Mais à force d’aligner les demis, notre brave instituteur se laisse entraîner dans une série de paris stupides, qui lui font perdre toutes ses économies. John se retrouve donc à la rue, avec quelques shillings en poche et ses maigres effets bouclés dans deux valises. Adieu, Sydney, adieu la civilisation, adieu plages de rêves et jolies filles…. bienvenue dans la rudesse de l’outback australien. Pris à la gorge par sa propre bêtise, John entreprend une longue descente en enfer, essentiellement éthylique, ponctuée de rares moments de lucidité.


Voilà une caractéristique bien particulière des gens de l'Ouest, songea Grant. Tu peux coucher avec leurs femmes, spolier leurs filles, vivre à leurs crochets, les escroquer, faire presque tout ce qui te frapperait d'ostracisme dans une société normale ils n'y prêtent guère attention. Mais refuser de boire un coup avec eux et tu passes immédiatement dans le camp des ennemis mortels.


    Plus de cinquante ans après sa publication initiale, Cinq matins de trop n’a pas perdu grand chose de sa superbe. Mais ce roman coup de poing, vaut moins pour son côté sulfureux que pour l’image qu’il laisse entrevoir de l’Australie intérieure. Loin de l’imagerie traditionnelle d’un pays qui se plaît à surfer sur sa propre coolitude, Kenneth Cook dresse le portrait sans concession d’une région morne et ennuyeuse, misérable par bien des aspects, peuplée de types sympas mais un peu limités, dont les activités quotidiennes consistent à descendre des bières et du whisky en attendant l’heure d’aller tirer à toute berzingue sur des kangourous, façon mad max. Cette vision est sans doute parcellaire, mais elle n’est jamais méprisante ; Kenneth Cook raconte l’autre Australie, celle des mineurs et des éleveurs de bétail, pour qui Sydney et son affairisme paraissent à des années lumières de leurs préoccupations. Dans l’enfer de l’outback il faut survivre, à la chaleur, au manque d’eau et surtout à l’ennui.

dimanche 26 février 2017

La trêve, de Mario Benedetti

Second roman de l’écrivain uruguayen Mario Benedetti, La trêve est unanimement considéré à travers le monde comme son chef-d’oeuvre, mais pour nous autres Français, la comparaison ne sera guère aisée puisque la grande majorité de son oeuvre n’a jamais été traduite dans nos contrées. Mais il me semble avoir déjà évoqué ce problème dans un billet précédent, souhaitons que les éditeurs entendent cet appel (mais plus probable qu’ils regardent plutôt leurs chiffres de vente). Publié en 1960, La trêve a ceci de particulier que ce court roman semble avoir totalement échappé aux outrages du temps, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités, mais heureusement loin d’être la seule.

A cinquante ans, Martin Santomé a mené une carrière exemplaire, veuf depuis de longues années, employé modèle du service comptable d’une entreprise de pièces détachées automobiles, il aspire désormais à une retraite bien méritée alors même que ses enfants sont en passe de s’envoler du nid familial pour mener leur future vie d’adulte. Mais de tout ceci sourd comme un léger parfum d’ennui, la vie de Martin semble bien trop rangée pour être gaie. Les amis sont peu nombreux et des femmes il ne tire qu’un plaisir limité, le temps d’une soirée, comme si depuis la mort de sa femme Martin n’était plus capable de s’engager et de s’épanouir dans une véritable relation. Jusqu’au jour où une jeune employée est affectée dans son service, Laura Avellaneda. Discrète mais efficace, la jeune femme ne frappe pas Martin par sa beauté, mais il émane d’elle une certaine fraîcheur, une grâce et une douceur qui finissent par s’imposer à lui de manière entêtante ; et l’intérêt distant qu’il lui témoigne les premiers jours se transforme au fil du temps en un amour qui le bouleverse au plus profond de son être. Cet amour lui apparaît initialement comme une douce folie, une passade de vieux grincheux qui hésite à sauter le pas vers une retraite qui le classera désormais de l’autre côté de la barrière. Mais que peut la raison face à la force des sentiments car, contre toute attente, la jeune Avellaneda (qui n’est jamais appelée par son prénom par Martin) partage les mêmes sentiments. Commence alors une idylle que la morale de l’époque réprouve, mais dont la pureté et l’innocence n’ont d’égal que la force et la puissance.

Roman intimiste qui se présente sous la forme d’un journal intime, La trêve ne laisse que peu entrevoir l’engagement politique de son auteur (qui lui valut de s’exiler durant la dictature), même si, au détour d’une remarque de Martin, apparaissent quelques saillies à posteriori lourdes de sens, notamment la description en filigrane de la société uruguayenne, à laquelle Benedetti donne quelques coups de griffes (importance démesurée de la fonction publique, corruption devenue endémique). Il n’empêche que La trêve demeure avant tout un roman d’amour un peu en dehors du temps, qui exsude un parfum de nostalgie entêtant et lancinant, dont la petite musique accompagne doucement et chaleureusement le lecteur avant de lui asséner un coup de massue final, de ceux que l’on n’oublie pas et qui sont sans doute la marque de fabrique des Grands. Le temps et l’amour, voilà deux thèmes étroitement liés dans cette oeuvre et qui font toute la force d’un roman qui se plaît à refuser toute urgence. Il y a évidemment la différence d’âge qui, bien que les moeurs aient évolué depuis les années soixante, n’a rien de commun, même si évidemment l’auteur reste dans un schéma relativement classique (un homme plus âgé qui séduit une femme bien plus jeune), mais c’est surtout le regard de Martin, empreint de nostalgie (en particulier pour sa femme défunte) et que l’on sent basculer vers la dernière phase de sa vie, qui impriment ce ton à la fois mélancolique et quasi philosophique ; il y a du Sénèque dans la manière de penser de Martin.  Mais il y a surtout l’histoire d’un homme sensible à qui la vie n’a accordé que deux parenthèses de bonheur total, réduisant le reste à un néant d’une tristesse absolue. Tout en pudeur et en retenue, Mario Benedetti signe avec La Trêve un grand roman d’amour, une réflexion douce-amère sur le temps qui passe, sur la solitude et la mélancolie.

dimanche 29 janvier 2017

Australian flow : Par dessus le bord du monde, de Tim Winton

Romancier (y compris pour la jeunesse), nouvelliste, dramaturge, essayiste, scénariste… Tim Winton est probablement l’un des écrivains australiens les plus prolifiques de sa génération et aussi probablement le plus traduit à travers le monde ; la France n’est d’ailleurs pas en reste puisqu’une douzaine de ses ouvrages ont été publiés chez nous et on ne s’en plaindra pas. J’avais déjà tenté d’explorer la bibliographie de cet auteur il y a de cela quelques années en piochant chez les adultes (Les ombres en hiver), mais également en jeunesse (L’amour est la septième vague), me promettant d’y revenir plus sérieusement quand ma pile à lire aurait diminué de volume. Et comme les choses sont bien faites, la pile en question a fini par atteindre la strate Par dessus le bord du monde, roman publié initialement en 2001 en Australie (et traduit en 2003 chez Rivages). Alors bonne pioche ou pas ?


Direction l’Australie donc, plus précisément la région de Perth sur la côte occidentale, dans la petite ville de White Point (ne cherchez pas sur une carte, cette bourgade est purement imaginaire), peuplée essentiellement de pêcheurs de langoustes, de surfeurs et autres hobos écorchés par la vie restés pour l’ambiance de bout du monde. Vilain petit canard issue d’une famille de la bourgeoisie australienne, Georgie n’a jamais voulu suivre le destin qui semblait déjà tout tracé par son père, quittant ses études de médecine, elle devient infirmière spécialisée en oncologie, puis vagabonde sur les océans du globe avec plus ou moins de bonheur, avant de s’échouer à White Point, lessivée, sans but précis. Elle y fait la connaissance de Jim, veuf, deux enfants, pêcheur de langoustes. Cinq ans plus tard, Georgie noie son ennui dans la Vodka, passant ses nuits à errer sur le web, sans but, sans volonté autre qu’arriver au bout de la nuit, puis, enfin terrassée par la fatigue, s’endormir comme une masse. Quant à Jim, il semble résigné, emmuré dans son silence et le souvenir de sa femme morte d’un cancer quelques années plus tôt. Jusqu’au jour où Georgie fait la rencontre de Lu, alias Luther Fox, ancien musicien désormais reconverti dans le braconnage ; une activité pour le moins risquée dans un village de pêcheurs de langoustes où les patrons de bateaux sont pour le moins sourcilleux avec ce genre de pratique. Ceux qui s’aventurent dans leur pré carré, s’exposent à de sévères mesures de rétorsion. Mais Lu est habile, il connait le coin comme sa poche et de toute façon il n’a pas grand chose à perdre, l’ensemble de sa famille ayant été décimé dans un accident de voiture. Depuis Lu vit seul, dans la vieille ferme de ses parents peuplée de souvenirs et de fantômes, entouré seulement de ses livres et de vieux objets qui lui rappellent sans cesse un bonheur révolu. L’alchimie entre ces deux êtres perdus est immédiate, mais dans une petite ville où tout le monde se connaît, s’épie et se jalouse, cet amour n’a pas sa place.


Alors soyons précis et concis, ce roman est absolument magnifique, c’est une merveille de sensibilité, de retenue et de poésie. J’avais beaucoup aimé ce que j’avais jusqu’à présent lu de Tim Winton, mais cette fois la barre est placée encore plus haut. C’est remarquablement écrit et raconté, dans un style à la fois travaillé mais très simple d’accès, et, ce qui ne gâche rien à l’affaire, la traduction, que l’on doit à Nadine Gassie, me paraît exempte de tout reproche. La nature (l’océan surtout) et la musique sont dans ce roman intimement liés, et l’écriture de Tim Winton réussit parfaitement à susciter les images et les sons qui s’imposent au lecteur avec une acuité peu commune. La brutalité des éléments, leur beauté aussi, se mêle aux tonalités de la musique évoquée tout au long du roman, aux sons d’une nature sauvage et implacable, conférant au roman une atmosphère d’immensité et de plénitude. Il y a un petit côté road movie dans ce roman, qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère d’un Paris Texas. Mais c’est cette fois l’Australie qui s’offre à nous, dans toute sa splendeur et sa démesure. Par dessus le bord du monde respire les embruns de l’océan et la poussière rouge venue de l’outback,  la rudesse de la nature n’a d’ailleurs d’égal que la beauté époustouflante des paysages qu’elle nous offre dans ce décor de bout du monde.

samedi 21 janvier 2017

Qui de nous peut juger, de Mario Benedetti

Romancier, poète, essayiste et même dramaturge célébré à travers toute l’Amérique du Sud, l’écrivain uruguayen Mario Benedetti fut l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages traduits partout à travers le monde…. sauf en France où l’auteur n’a jamais bénéficié de la stature et du succès qu’il aurait pourtant largement mérités. Deux romans, La trève (chef d’oeuvre absolu) et L’étincelle, une poignée de nouvelles, c’est à peu près tout ce que l’on peut se mettre sous la dent en langue française, et encore à condition de chercher patiemment les ouvrages en question sur le marché du livre d’occasion ;  avouez que c’est un peu léger. Donc, après des années de disette (et d’oubli, soyons honnêtes), les éditions Autrement sortent de leur besace le manuscrit de Qui de nous peut juger (Quien de nosotros, 1953), premier roman de l’auteur, et se décident à en proposer une traduction française… il était temps. Difficile de connaître les projets de l’éditeur pour la suite, mais l’on imagine que d’autres traductions pourraient venir si ce roman inédit en français rencontre son public.

    Autant prévenir ceux qui seraient tentés de voir en Mario Benedetti un énième représentant du réalisme magique, l’auteur uruguayen n’appartient en rien à cette mouvance, mais s’inscrit dans une littérature empreinte d’un réalisme bien plus ordinaire, celle du quotidien, de la classe moyenne naissante et des gens simples. Benedetti n’est pas un créateur d’univers à la manière d’un Juan Carlos Onetti, son compatriote, qui cherchait constamment à s’évader du réel par le rêve (selon la biographie que lui a consacré Mario Vargas Llosa). Tout ceci n’enlève évidemment absolument rien des qualités qui étaient les siennes, en particulier cette sensibilité à fleur de peau, cette introspection permanente qui traverse ses personnages et qui confère à ses romans cette douce amertume et cette profondeur qui caractérisent son oeuvre.

    Qui de nous peut juger met en scène trois personnages, dans ce que l’on imagine être un triangle amoureux. Ce point de départ conditionne la structure narrative du roman, qui alterne successivement les trois points de vue. Alicia et Miguel se sont rencontrés au lycée et de leur amitié émerge progressivement un amour solide et puissant, que rien ne semble pouvoir troubler. Jusqu’à l’arrivée du taiseux mais charismatique Lucas. Bien que largement plus extraverti, Miguel apprécie le calme et la sérénité de son nouvel ami, même son côté ombrageux, mais Alicia accepte mal leur amitié, se querellant sans cesse avec Lucas alors que Miguel déploie d’immenses efforts pour assurer leur entente. Onze ans plus tard, le couple Alicia-Miguel est sur le point d’imploser, comme si les erreurs commises durant leur jeunesse (les non-dits, les faux-semblants, les ellipses… voire les mensonges) avaient vicié dès le départ leur relation. La belle Alicia s’apprête donc à rejoindre un Lucas passablement surpris par ce brusque revirement, sous l’oeil à la fois complaisant et meurtri de son mari. Les trois récits empruntent une forme différente (journal intime pour Miguel, lettre pour Alicia et récit romancé pour Lucas) mais se répondent, se complètent et offrent au final une vision entière de cette relation triangulaire, éclairant les zones d’ombre, relevant les contrastes et mettant en lumière la nature même d’une relation marquée par l’illusion, les erreurs de jugement et le manque de communication. Il serait délicat à ce stade d’en révéler davantage, sous peine d’éventer ce qui fait l’originalité même de cet émouvant roman, qui revisite et réinterprète avec brio le thème du trio amoureux.

mercredi 18 janvier 2017

Space opera philosophique : Latium, de Romain Lucazeau

Le moins que le l’on puisse dire, c’est que dans l’art du teasing, Gilles Dumay est passé maître. Un an avant la parution de Latium, le directeur de la collection Lunes d’encre avait déjà fortement alléché le fandom en convoquant Iain M. Banks et Dan Simmons autour du berceau du nouveau prodige de la SF française, un certain Romain Lucazeau, jeune auteur sorti tout droit de normale sup et agrégé de philosophie. Evidemment, votre serviteur avait déjà réservé un ticket et se jeta sans réserve sur l’objet convoité lors de la parution des deux tomes de Latium au mois de novembre (un peu plus de 40€ tout de même pour cet ouvrage scindé en deux volumineux tomes). Ce qui n’est pas le moindre des exploits étant donné que sur ce blog la science-fiction était largement passée à la portion congrue ces dernières années. Reste qu’un teasing, aussi habile soit-il, est avant toute chose une technique de marketing et malgré tout le respect que l’on doit à l’excellent travail de Gilles Dumay à la tête de Lunes d’encre, on n’est jamais à l’abri d’une déception (ouais ouais, genre S.P. Somtow). Oui mais alors, s’impatiente le lecteur, c’est vachement bien Latium ou bien n’est-ce qu’un pavé abscons et indigeste survendu par un Gilles Dumay en mal de locomotive éditoriale ?
Tuons dans l’oeuf ce faux suspense entretenu par une suspicion de mauvais alois, depuis sa création la collection Lunes d’encre est probablement ce qui se fait de mieux à ce jour en grand format, surtout depuis qu’Ailleurs & Demain végète suite au départ de Gérard “Dieu” Klein ; et donc oui, Latium c’est très très bien. C’est même probablement l’un des meilleurs romans publiés dans la collection depuis cinq bonnes années (oui, cette affirmation est purement gratuite) et je m’en vais vous raconter pourquoi.


    L’un des grands points forts du roman de Romain Lucazeau c’est tout d’abord d’avoir su concilier la SF un poil intello de tradition française avec la démesure et le vertige que nous réservait jusqu’à présent la SF anglo-saxonne. Alors certes, Lucazeau n’est pas le premier à avoir réussi cette synthèse, on pense en particulier aux Galaxiales de Michel Demuth, mais il faut bien avouer que l’ambition de son projet reste sans commune mesure avec ce que l’on a pu lire dans la SF française jusqu’à présent. Cela n’enlève absolument rien à des  Laurent Genefort, Serge Lehman ou bien encore Pierre Bordage, qui avaient aussi su trouver leur voie sur cette route étroite du space opera, un genre qui reste encore aujourd’hui l’apanage des auteurs anglo-saxons. Il ne me revient évidemment ni le droit ni le talent d’analyser les raisons de cet étrange phénomène, sans doute essentiellement culturel, mais Latium prouve bien qu’il ne s’agit en rien d’une fatalité et que le talent et l’ambition littéraire permettent de faire aussi bien, sinon mieux, que les copains d’en face. Alors pour une fois, la comparaison évoquée en quatrième de couverture avec les grandes figures du space opera anglo saxon (ici Iain M. Banks et Dan Simmons), et qui en général suscite davantage l’amusement qu’autre chose, n’est en rien usurpée. Ceci dit, deux autres références mentionnées dans cette quatrième de couverture ont intrigué les premiers lecteurs potentiels, voire en ont effrayés certains, puisque Romain Lucazeau revendique clairement l’influence du théâtre classique (Corneille, Racine et par la même occasion les dramaturges grecs) ainsi que, excusez du peu, celle de la philosophie de Leibniz (sans compter les nombreuses références au pythagorisme et à l’aristotélisme). De quoi donner la migraine à ceux qui redoutaient déjà les cours de philo en terminale. Etant moi-même plus ou moins en délicatesse avec les philosophes d’obédience teutonne, je vous avoue que j’ai ouvert l’ouvrage avec une pointe d’appréhension, parce que bon, relire dix fois la même phrase pour en déchiffrer le sens ça va bien cinq minutes (oui oui, je trolle si je veux). Mais venons-en au fait, de quoi ça cause Latium ?


Quatre mille ans après la disparition de l’humanité (l’Hécatombe), ce qui reste de la civilisation humaine ne subsiste que grâce à des intelligences artificielles supérieures, transformées en immenses nefs stellaires, qui attendent en vain le retour de leurs créateurs en contemplant une éternité devenue désormais vide de sens. Ces vestiges de l’imperium, dont le coeur est nommé l’Urbs, sont délimités par le Limes, une frontière à la fois zone tampon et no man’s land qui protège l’ancienne sphère humaine des invasions barbares venues du fin fond de la galaxie. Mais à force d’attente, ces IA, régies par un principe proche des trois lois de la robotique dénommé “carcan” (une limitation qui leur interdit de porter atteinte aux êtres humains et par extension aux êtres vivants dotés d’un minimum d’intelligence), ont développé des névroses obsessionnelles, cherchant inlassablement à ressusciter l’espèce humaine. Parmi ces princes et ces princesses de l’Urbs, Othon et Plautine, autrefois alliés et désormais plus ou moins bannis à la suite d’un complot avorté, errent aux confins de l’espace, en marge du pouvoir central, surveillant la progressions des barbares extraterrestres et oeuvrant à des projets personnels censés leur permettre de lutter contre l’ennemi. Car le limes ne résistera sans doute plus très longtemps aux assauts répétés des barbares, leur niveau technologique leur permettant désormais de se déplacer de plus en plus vite et de plus en plus loin, menaçant sans cesse de transpercer les lignes de défense. Après un sommeil prolongé de plusieurs siècles, Plautine est réveillée par ses noèmes (des IA de second rang) inquiets à la suite de la réception de signaux à proximité du limes. Consciente du danger, elle demande l’aide d’Othon, désormais exilé sur une planète mineure d’où il mène des expériences génétiques pour créer une race d’hommes-chiens, capables de l’assister dans la lutte contre les barbares. Mais avant qu’il puisse rejoindre Plautine, cette dernière est taillée en pièce par trois vaisseaux ennemis, ne survit qu’un modeste avatar expérimental, qui rejoint Othon en catastrophe.


Très concrètement inspiré de la pièce de théâtre Othon de Corneille (si l’on en croit Wikipedia, puisque très honnêtement je ne l’ai jamais lue), Latium est cependant bien davantage qu’une transposition dans un univers futuriste, car au-delà de la trame générale et des noms des personnages, le roman de Romain Lucazeau est moins une critique du pouvoir qu’une réflexion sur la notion d’intelligence (et d’humanité par la même occasion). Autrement dit, qu’est-ce qui constitue l’essence même de l’humanité, est-ce notre intelligence, nos sentiments, notre culture, notre organisation sociale ou bien encore notre libre-arbitre…. et par extension, cette spécificité est-elle transmissible ou reproductible par une autre espèce, que ce soient les IA ou bien la race des hommes-chiens créée de toute pièce par Othon. Les réflexions philosophiques qui sous-tendent donc cette habile construction littéraire, auraient pu êtres absconses, voire franchement ennuyeuse si elles avaient été empreintes d’un didactisme trop poussé, mais c’est tout de contraire que nous offre Romain Lucazeau ; son roman est fluide et agréable à lire, en plus d’être d’une rare subtilité. Et ce qui ne gâche rien à l’affaire, sans se prendre au sérieux, l’auteur semble s’amuser comme un petit fou à développer ses intrigues de palais à la manière du théâtre classique ; ça tombe bien, nous aussi on adore. Dernier point, et pas des moindres, lisez les notes de bas de page, elles paraissent alourdir inutilement le texte, mais elles sont indispensables pour comprendre des éléments essentiels de l’histoire, en particulier le contexte historique.

mardi 3 janvier 2017

Psychiatrie loufoque : Les remèdes du Dr Irabu, de Hideo Okuda

Ceux qui ont lu mon papier concernant Lala Pipo savent désormais que Hideo Okuda n’est pas exactement un auteur conventionnel, mais dans son pays l’écrivain japonais est tout simplement une star. Ses romans se sont vendus à plusieurs millions d’exemplaires et ont donné lieu à des adaptations pour le grand et le petit écran. A l’origine de cet étonnant succès, on retrouve la trilogie du Dr Irabu, florilège de nouvelles mettant en scène deux personnages récurrents, le Dr Irabu, psychiatre de son état, et son assistante, une infirmière aussi sexy que mal embouchée.

Charlatan ou génie incompris, le Dr Irabu, héritier du fondateur de la clinique éponyme, est un homme jovial, obèse, affublé d’un complexe d’Oedipe carabiné et fétichiste de la seringue. Chacune de ses consultations débute par une injection, administrée par la très peu accorte Mayumi, une infirmières aux mensurations diaboliques légèrement exhibitionniste (et sans doute un peu sadique). Ce rituel a le don de mettre en joie notre bon docteur, qui semble hériter de patients affublés de troubles plus ou moins sévères. A un homme atteint d’importants troubles gastriques, le Dr Irabu prescrit rien moins que des séances de piscine, aussi régulières qu’intensives, à un jeune salaryman atteint de priapisme, il assène d’entrée un sérieux coup de genou dans l’entrejambe avant de constater que le traitement est hélas sans effet, il faudra changer de méthode. Au cours des nouvelles suivantes, le lecteur aura l’occasion de découvrir un adolescent accro des SMS dont la vie est régulée par les alertes de son smartphone, une jeune femme narcissique persuadée d’être harcelée par des inconnus et enfin un gros fumeur obsédé par la peur d’incendier son appartement avec un mégot de cigarette. Pour chaque cas, le traitement est évidemment personnalisé et le docteur n’hésite pas à donner de sa personne, s’investissant corps et âme dans la thérapie (accompagner un patient à la piscine, acheter une dizaine de smartphones dernier cri pour communiquer avec le second ou bien encore participer au concours Nouvelle star).

On l’aura compris, Hideo Okuda use et abuse du comique de répétition et manie à l’envi la fantaisie et le burlesque, sans compter que ses méthodes ont de quoi laisser perplexe. Mais au-delà de l’apparence loufoque des situations, ses récits sont souvent empreints d’une certaine gravité. Sous une apparence cocasse, ce sont de véritables troubles qui sont évoqués avec plus ou moins de sérieux ; et à travers le prisme de l’individu, c’est toute la société japonaise qui est épinglée, ses pulsions, ses névroses ou ses obsessions : culture de la performance, superficialité des relations, culte de l’apparence….  

Il est certain que les procédés narratifs employés par l’auteur ne susciteront pas l’enthousiasme de tous les lecteurs, on peut en effet être lassé par le comique de répétition ou ne pas adhérer au côté burlesque des situations. Il n’en demeure pas moins que le roman de Hideo Okuda est bien plus intelligent que ne le laisserait supposer une lecture un peu hâtive. On sourit, on rit parfois, mais l’on est également touché par ces personnages en détresse ou en souffrance, écorchés par une société souvent impitoyable avec ceux qui s’écartent de la norme ou ne résistent pas à la pression des convenances sociales. Bref, un mal que l’on pourrait nommer stress contemporain et qui n’a, hélas, pas de frontière.

jeudi 15 décembre 2016

Western crépusculaire : Le tireur, de Glendon Swarthout

Publié comme il se doit chez Gallmeister, dont on connaît désormais l’appétence pour le western, Le tireur est un très court roman de Glendon Swarthout traduit pour la première fois en France en 1975 chez Gallimard. Écrivain plutôt en vue à Hollywood, dans les années soixante et soixante-dix, Glendon Swarthout fut abondamment adapté au cinéma, y compris récemment, puisque le film The Homesman (2014) de Tommy Lee Jones est tiré de l’un de ses romans. Le tireur donna également lieu à une adaptation cinématographique (Le dernier des géants, 1976), sous la direction de Don Siegel. Pour l’anecdote, ce fut l’ultime rôle de John Wayne au cinéma.

1901. El Paso, Texas. John Bernard Books, tireur émérite et ultime survivant d’une lignée de pistoleros légendaires, débarque en ville, tenant tant bien que mal sur une monture fourbue par un long et pénible voyage. Malade, épuisé et désespérément seul, Books trouve moyennant quelques dollars une pension pour l’accueillir, mais le moins que l’on puisse dire c’est que l’accueil que lui réserve son hôtesse  est quelque peu glacial. L’homme n’a en effet rien d’un enfant de coeur et son passé de tueur au tableau de chasse long comme le bras est une carte de visite qui n’incite guère à la confiance en ce début de XXème siècle. Le far west est désormais pacifié et la région se civilise, Books n’est plus que l’un des derniers de son espèce, une relique d’un passé violent et désormais révolu. Aussi lorsque la ville apprend que le tireur est atteint d’un cancer incurable, les vautours se massent à son chevet, certains espérant recueillir une once de gloire, dépouiller l’homme de ses derniers avoirs ou récupérer quelque relique du passé, notamment la fameuse paire de Remington qui ont tant fait parler la poudre. Tourmenté par d’atroces souffrances, seul face à une ville qui ne souhaite plus que sa mort, Books voit défiler à son chevet un chapelet de profiteurs en tous genres : quelques têtes brûlées bien décidées à descendre l’une des légendes de l’Ouest, un shérif qui n’attend que sa mort, un croque-mort venu prendre ses mensurations, un photographe qui tente de profiter de son image, un journaliste en mal de récit sensationnel ou bien encore une ancienne maîtresse désargentée.

Face à tant de cynisme, on se plait à croire que les règles de la jungle qui régnaient par le passé, en dépit de leur violence, avaient le mérite d’être franches et directes. Sous les oripeaux de la civilisation, le fond reste finalement le même : profiter de la faiblesse de l’autre afin de mieux le dépouiller. Dans cette ambiance crépusculaire naît pourtant une lueur d’espoir, un amour improbable et sans issue émerge délicatement du chaos. Le lecteur sait qu’il est sans espoir et n’arrivera jamais à terme, c’est ce qui en fait sa force et sa beauté.

Chronique douce-amère d’une mort annoncée, Le tireur est un très grand Western, aussi court que dense. Implacable, violemment cynique, porté par une plume sèche et acerbe, le roman de Glendon Swarthout reste quarante ans plus tard d’une incroyable modernité dans sa critique de la nature humaine. Grandiose, tout simplement !

mardi 1 novembre 2016

Roman culte : L'homme dé, de Luke Rhinehart

Diffusé plus ou moins sous le manteau lors de sa parution en 1971, L’homme dé fait partie de ces romans que tout le monde se doit d’avoir lu, mais qui curieusement reste une affaire d’initiés…. et c’est probablement l’une des raisons qui en font quarante ans plus tard encore un roman culte. La réédition de cet extraordinaire et déconcertant roman aux éditions de l’Olivier est donc l’occasion de se pencher sur le cas Luke Rhinehart, pseudonyme d’un certain George P. Cockcroft, professeur de psychologie aujourd’hui âgé de 81 ans, qui, si l’on en croit les biographes, aurait écrit ce livre en s’inspirant librement de son expérience personnelle.

«- Je m’ennuie. Je meurs d’ennui. Je regrette, mais c’est de cela qu’il s’agit. J’en ai marre de ramener des patients malheureux à l’ordre normal de l’ennui, marre des recherches banales, des articles vides…
– Ce sont des symptômes, ce n’est pas une analyse.
– Découvrir quelque chose pour la première fois : un premier ballon de baudruche, une excursion à l’étranger. Une bonne fornication sauvage avec une nouvelle femme. Un premier chèque à toucher, ou la surprise de gagner gros pour la première fois, au poker ou aux courses. Être seul, plein d’allégresse, à lutter contre le vent en faisant du stop sur une nationale, en attendant que quelqu’un s’arrête et me propose de monter, peut-être jusqu’à la prochaine ville, à cinq kilomètres de là, peut-être jusqu’à une nouvelle amitié, ou bien jusqu’à la mort. Le chaud bien-être que j’éprouvais quand je savais que j’avais finalement écrit un bon article, fait une brillante analyse ou lobé un beau revers de tennis. L’attrait d’une nouvelle philosophie de la vie. Ou une nouvelle maison. Ou un premier enfant. C’est cela qu’on demande à la vie et maintenant… tout ça a l’air de foutre le camp, bien que la psychanalyse et le zen aussi paraissent incapables de me le restituer.»


L’homme dé se présente comme les mémoires d’un certain Luke Rhinehart, brillant psychiatre New Yorkais sorti tout droit de Yale et bénéficiant d’une réputation plutôt flatteuse parmi ses confrères. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si l’homme en question, un géant taillé comme une armoire à glace qui se définit lui-même comme un sosie de Clark Kent (sans doute le port des lunettes), n’était pas terrassé par un profond ennui. Marié à une jeune femme à la fois belle et intelligente, père de deux magnifiques enfants, Rhinehart possède un bel appartement au coeur de New York, ainsi qu’une petite villégiature au bord de la mer. Sa carrière est à son apogée et ses revenus plus que généreux lui permettent de mener une vie confortable sans travailler plus que de raison. Oui mais voilà, quelque chose taraude depuis quelque temps déjà notre homme, sa vie semble comme engluée dans un ennui d’une profondeur abyssale. Les doutes l’assaillent et son quotidien devient étouffant et insupportable, au point de le faire sombrer dans la dépression. A l’issue d’une partie de poker entre amis, Rhinehart a soudain une idée de génie, et si pour tromper la monotonie de sa vie il confiait toutes ses décisions non plus à la raison, mais au hasard.  Ainsi, chacune de ses actions sera dictée par un lancer de dés. L’objectif du psychiatre est désormais de faire émerger les personnalités multiples que son propre moi avait étouffées en développant la personnalité du Dr Rhinehart. En réalité, le hasard est à chaque fois plus ou moins orienté par les multiples choix qu’il s’autorise, ainsi de décisions plus ou moins anodines, il finit par proposer aux dés des alternatives de plus en plus folles, parfois loufoques, d’autres fois véritablement dangereuses voire totalement délirantes. Evidemment l’issue ne peut être que tragique tant les décisions suivent un rythme crescendo et une escalade dans la radicalisation ; rappelons à tout hasard que sa première décision consiste à aller violer la femme de son meilleur ami, que suivant le jour de la semaine, voire l’heure de la journée, nostre homme est capable d’incarner plusieurs rôles parfaitements contradictoires (gentil mari, odieux connard, parfait imbécile), d’entrer en transe charismatique ou bien en catatonie pendant plusieurs heures, d’inciter ses patients à laisser libre cours à leurs pulsions meurtrières…. Un programme qui n’est pas sans mettre les nerfs de ses proches à rude épreuve.
Et le résultat dépasse ses espérances lorsqu’il se met à convertir ses propres patients à la thérapie (perversion ?) du Dé. Puisqu’après tout la psychanalyse n’est pas capable de soigner massivement les malades qui viennent le consulter et que ses propres confrères reconnaissent le caractère empirique voire hasardeux de leurs méthodes de soin, pourquoi les dés ne seraient-ils pas capables d’atteindre un niveau de réussite comparable ? Assez rapidement, les théories de Rhinehart se répandent dans la population, et pas seulement parmi les malades, nombre de ses proches et de ses amis se laissent séduire et portent la bonne parole dans leur entourage. Au point que les autorités commencent sérieusement à s’intéresser au cas Rhinehart. Les théories du Dé seraient-elles sur le point d’atomiser la société américaine et de transformer les masses obéissantes en schizophrènes déjantés ?


Sur le point d’aller me coucher, j’aperçus, sur la petite table près du fauteuil d’où le Dr Mann m’avait sermonné, une carte, la reine de pique, posée de telle manière qu’elle paraissait en porte à faux sur quelque chose. Je m’approchai, considérai la carte, et compris que le dé se trouvait dessous. Je restai comme ça une minute entière, à sentir monter en moi une rage incompréhensible [...] Puis venant de l’East River, une sirène de brume beugla sur la plainte dans la pièce et la terreur m’arracha les artères du coeur et les noua dans mon ventre : “si c’est l’as, je vais violer Arlene.” [...] S’il ne marque pas l’as je vais me coucher, la terreur fondit, remplacée par une agréable excitation, et ma bouche s’enfla d’un rictus gigantesque : l’as c’est le viol, les autres numéros le lit. Le Dé est jeté. Qui suis-je pour mettre le dé en doute ? Je retirai la reine de pique et vis un oeil cyclopéen me fixer : l’as.
Je restai pétrifié durant peut-être cinq secondes, mais finis par effectuer un brusque demi-tour militaire pour gagner le porte de notre appartement.”

Subversif, anticonformiste et radicalement libertaire, L’homme dé a dès sa publication aux Etats-Unis suscité à la fois fascination et rejet. Initialement censuré, le livre circulait sous le manteau dans les campus américains et fut rapidement l’une des pierres angulaires de la contre-culture des années soixante-dix et des anarchistes de tout poil, avant de progressivement sombrer dans un oubli relatif. Sa réédition en 2014 avait davantage une valeur patrimoniale que subversive, mais il n’empêche que le roman de G.P. Crockcroft n’a pas pris une ride et interroge de manière tout aussi dérangeante qu’en 1970 les grandes lignes de fracture qui traversent la société moderne. Evidemment, le livre a lors de sa publication été perçu comme le manifeste déjanté de tous les fantasmes, une incitation à se libérer des contraintes sociales, du politiquement correct et de la bien-pensance. L’homme dé, ne se réduit pourtant pas à ses aspects les plus racoleurs, certes la débauche de sexe débridé, l’incitation à l’expression et au développement des pulsions les plus morbides a sans doute beaucoup oeuvré à son succès car il choquait l’Amérique conservatrice et collet-monté de l’époque, ce qui n’était pas pour déplaire aux héritiers du mouvement hippie et de la beat generation, mais débarrassé de son decorum tape à l’oeil, le roman se montre en réalité bien plus subtil qu’il n’y paraît au premier abord. La critique sociale (et religieuse) est certes évidente, mais l’on ne saurait déterminer à quel point l’auteur prend lui-même tout ceci au sérieux car la critique s’effondre parfois sous le poids de sa propre loufoquerie et le lecteur de s’interroger si tout ceci est bien sérieux. L’auteur souffle régulièrement le chaud et le froid, laissant entrevoir que le culte du dé est tout autant une libération qu’une servitude. Bien malin qui pourra déterminer dans quelle mesure G.P. Crockcroft s’est lui-même pris à son propre jeu. Et c’est probablement cette ambiguÏté qui fait de L’homme dé un roman tout à fait remarquable, en dépit des quelques longueurs qui émaillent le récit (500 pages tout de même).