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mercredi 19 août 2015

Fantasy organique : Les scarifiés, de China Mieville

Avant propos : que ceux qui ont le sentiment de lire un papier déjà publié ailleurs se rassurent, cette chronique est un recyclage honteux d'une fiche de lecture que j'avais écrite il y a quelques années pour le site Culture SF, mais je me devais de la publier ici puisqu'il s'agit de mon roman préféré de China Mieville. 


En 2003, les lecteurs français faisaient la connaissance de China Mieville, jeune auteur anglais à peine trentenaire dont le talent avait déjà fait couler beaucoup d'encre parmi les critiques anglo-saxons. La raison de ce succès, un certain Perdido Street Station, premier roman époustouflant de maîtrise, audacieux et incroyablement original. Avec Perdido, China Mieville est rapidement apparu comme un créateur d'univers hors-pair, dont l'imagination débordante n'avait d'égal que la maîtrise de la langue, dont la puissance et le style pourraient faire rougir bien des auteurs de littérature générale. L'édition française avait par ailleurs bénéficié d'une traduction de très haute tenue, due au talent remarquable de Nathalie Mège. Bien décidé à développer encore davantage le monde de Bas Lag, dans lequel se déroulait Perdido Street Station, China Mieville publia outre-manche The scar ainsi que Iron council

  Publié en France à la fin de l'année 2005, The scar, traduit littéralement par Les scarifiés, n'est pas à proprement parler la suite de Perdido Street Station, même s'il existe quelques liens ténus entre ces deux romans. Ce dernier se déroulait dans l'impressionnante ville de Nouvelle Crobuzon, puissante cité-état de Bas Lag, où se côtoient les races les plus étranges ; humains bien sûr, mais également Khépris (sortes d'humanoïdes à l'apparence insectoïde et à la carapace chitineuse), Vodyanois (des crapauds géants) ou bien encore cactacés (hommes cactus). Sans oublier les fameux "recréés", ces condamnés de droit commun auxquels on a greffé chirurgicalement des appendices issus du bestiaire très varié de Bas Lag (ou pire encore des pièces mécaniques) et que l'on a, cela va de soi, réduits à l'esclavage. Toutes ces créations imaginaires pourraient paraître grotesques, imaginez une jeune femme à qui l'on a coupé les deux jambes puis greffé le tronc sur une chaudière à vapeur montée sur roulettes, mais le talent de China Mieville a ceci d'étonnant qu'il est capable de rendre crédible les créations les plus improbables et de les faire vibrer d'une étonnante humanité. Pour en revenir plus précisément sur l'intrigue des scarifiés, celle-ci nous conduit sur les traces de Bellis Frédevin, jeune linguiste de Nouvelle Crobuzon, qui, suite aux événements étranges de Perdido Street Station est amenée à fuir loin de sa cité natale, vers les contrées éloignées d'une obscure colonie. Un exil qu'elle anticipe la mort dans l'âme, mais qui lui permettra probablement de revenir un jour, lorsque les autorités de Nouvelle Crobuzon auront oublié ses liens improbables avec un obscur savant des bas quartiers dont les expériences ont mis la cité en effervescence. Afin de payer son voyage, Bellis s'engage comme interprète sur le Terpsichoria, un navire marchand qui lui permettra de rejoindre la colonie de Nova Esperium. La cale remplie d'un important chargement de recréés, le navire fait route sur des mers obscures et peu accueillantes, où foisonnent des créatures étranges et inquiétantes. Si ce n'était cette profonde aversion pour l'océan, un mépris affiché pour les autres passagers du bateau et une colère sourde et muette qu'elle ne réussit pas à surmonter, Bellis pourrait prendre plaisir à ce voyage. Mais voilà que le sort s'acharne à nouveau, le Terpsichoria est attaqué par une flottille pirate, le commandant et son second sont exécutés tandis que les prisonniers sont libérés et les passagers emmenés de force vers Armada. Armada, cette gigantesque cité flottante que des pirates libertaires entretiennent et développent depuis près d'un millénaire, un assemblage hétéroclite d'embarcations et de navires capturés, sur lequel une ville s'est élevée grâce à une économie prospère et dynamique. Armada est gouvernée par les Amants, un couple mythique qui pratique un rituel amoureux à la fois cruel et fascinant, fait de scarifications corporelles symétriques censées marquer leur attachement mutuel et leur relation d'égalité. Accompagnés de leur homme lige, le très puissant Uther Doll, les amants semblent poursuivre un but mystérieux, une quête impérieuse à laquelle Bellis se retrouve mêlée bien malgré elle.


  Étrange et fascinant, le monde de Bas Lag est probablement l'une des créations imaginaires les plus orginiales de ces dernières années. A la fois baroque, sombre et sensuel Les scarifiés apparaît comme un étrange bricolage, un assemblage composite de personnages et de créatures improbables auquel l'énorme talent de China Mieville donne vie. Stylistiquement très impressionnant, le roman bénéficie également d'une construction narrative solide, bien qu'assez classique dans sa forme en dépit d'une narration à plusieurs niveaux. Les scarifiés peut se lire de manière indépendante, mais bien évidemment il prendra davantage d'ampleur si le lecteur a auparavant emprunté les chemins tortueux de Perdido Street Station

lundi 22 juin 2015

Polar deep south : Galveston, de Nic Pizzolatto

Avant de devenir le scénariste très en vue de la série True detective, Nic Pizzolatto s’est distingué par la publication en 2010 d’un premier roman fort remarqué, Galveston, récompensé en 2011 par le prix du meilleur roman étranger. Pourtant rien ne prédestinait ce natif de Louisiane, qui s’orientait initialement vers une carrière universitaire, à devenir un des producteurs les plus cotés de la télévision américaine. Une réussite d’autant plus étonnante que True detective était sa première tentative en tant que scénariste et showrunner (pour l’anecdote, Nic Pizzolatto avait initialement envisagé d’écrire une pièce de théâtre, avant de se rendre à l’évidence et de faire de True Detective une série télé). Galveston n’est donc pas le roman d’un arriviste ou d’un parvenu d’Hollywood qui aurait voulu se draper d’une certaine respectabilité en endossant le rôle prestigieux de l’écrivain, mais l’oeuvre d’un auteur qui un beau jour choisit de claquer la porte de l’enseignement pour se consacrer entièrement à l’écriture.

    Homme de main d’un truand de la Nouvelle Orléans, Roy Cady se retrouve en l’espace d’une seule journée en très mauvaise posture. Il vient non seulement d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer des poumons, mais il semblerait également que son patron ait décidé de l’éliminer en l’envoyant tout droit dans un piège. Mais l’homme a du métier et réussit à prendre la tangente, moyennant un carnage d’une rare violence. Problème : Roy hérite d’un compagnon de route imprévu, une prostituée d’à peine 18 ans, qui a par miracle échappé au massacre. Qui plus est, la jeune femme insiste pour aller chercher sa petite soeur, confiée depuis la mort de leur mère à un père notoirement alcoolique et irresponsable. Le roman aurait pu se transformer en road movie à travers le sud des Etats-unis, si Nic Pizzolatto n’avait plutôt choisi d’échouer ce trio improbable du côté de Galveston, cité balnéaire du Texas, fréquentée pour ses longues plages de sable par les habitants de la très affairée métropole de Houston, située à quelques encablures.

Inclassable, Galveston ne fonctionne ni comme un polar classique ni même comme un road movie, mais plutôt comme un huis clos centré sur deux personnages écorchés par la vie. Le récit est émaillé d’une galerie de personnages à l’avenant, marginaux et autres paumés, délaissés par une Amérique qui n’a que faire des électrons libres.  Admirablement écrit et très bien construit (l’auteur alterne deux périodes bien distinctes de la vie de Roy Cady), Galveston est un roman sincère et touchant, celui de la rédemption d’un homme au seuil de la mort ; un grand méchant au coeur tendre capable de dispenser la mort avec une efficacité peu commune comme de ployer le genou pour satisfaire les besoins d’une petite fille de cinq ans en mal d’affection. Sans véritablement échapper à certains clichés (homme fort, jeune fille en détresse, petite fille adorable…), Nic Pizzolatto réussit le tour de force de s’en emparer pour mieux les contourner et c’est sans doute de cette contradiction que naît une certaine poésie. Un mélange de détresse, de maladresse contenue et de violence qui n’est pas sans rappeler un certain Kitano dans ses plus grands moments.

mardi 9 juin 2015

Histoire du RPG, de Raphaël Lucas

En France, en dépit de l’émergence des game studies ces dernières années, il reste compliqué de trouver des livres intéressants concernant le jeu vidéo, c’est à dire des ouvrages qui ne soient pas des making of à la limite du publi-rédactionnel ou bien des art books certes joliment illustrés mais un peu vides de contenu. Les éditions Pix n’love proposent depuis quelques années des ouvrages à vocation historique ou analytiques, mais dans l’ensemble les éditeurs restent bien frileux. On me rétorquera que les éditions Questions théoriques ont publié deux ouvrages tout à fait passionnants d’Olivier Mauco ou bien encore que les éditions Zones ont édité l’excellent livre de Mathieu Triclot, mais en dehors de ces rares exemples, c’est un peu le néant. Curieux pour un média dont ont ne cesse de nous affirmer qu’il est devenu depuis quelques années l’un des loisirs préférés des Français (désolé pour le poncif). Il est certain qu’une très grande majorité de joueurs n’a pas vocation à s’intéresser aux dimensions neuropsychologiques d’une pratique assidue des jeux vidéo, au débat entre les tenants de la narratologie et les défenseurs de la ludologie ou bien encore aux représentations culturelles dans les jeux d’aventure ; de même que tout amateur de cinéma n’est pas forcément un lecteur compulsif des Cahiers du cinéma, on peut évidemment pratiquer avec passion un loisir sans autre but que le divertissement. Mais tout en restant un loisir de premier plan, le jeu vidéo est aussi un mode de discours et son analyse se révèle souvent passionnante, comme a pu le démontrer hélas trop brièvement la revue Les cahiers du jeu vidéo. Le livre de Raphaël Lucas s’inscrit donc dans cette démarche à la fois historique et analytique concernant un type de jeu longtemps resté à la marge (en dépit de succès parfois considérables) : le RPG. Levons immédiatement toute ambiguïté, nul snobisme de ma part dans l’emploi de ce terme, je préfère simplement utiliser l’acronyme anglais RPG (Role playing game) car aussi curieux que cela puisse paraître, son équivalent français (JDR) est la plupart du temps associé au jeu de rôle sur table.

L’approche de Raphaël Lucas ne se veut évidemment pas exhaustive, en trois cents pages (illustrées qui plus est) ce serait une erreur que de prétendre le contraire ; l’ambition est autre, à savoir brosser une vue d’ensemble de plus de quarante ans d’histoire du RPG sur ordinateur et sur console en s’intéressant davantage à la dynamique de cette évolution qu’aux détails. Le sous-titre du livre est d’ailleurs suffisamment explicite pour lever toute ambiguïté. N’attendez donc pas d’anecdotes inédites ou de focus approfondi sur tel ou tel RPG considéré comme fondamental, en revanche l’auteur a pris la peine d’interroger de nombreux concepteurs de jeux vidéo (des gamedesigners et des producteurs essentiellement), des pointures comme Richard Garriott, Chris Avellone, Brian Fargo ou bien encore Don Daglow ; on aurait juste aimé que ces entretiens figurent dans leur intégralité par exemple en annexe du bouquin (certains bonus sont néanmoins disponibles sur le site web de l’auteur : http://geekomatick.com/ ). Mais revenons à l’essentiel, Raphaël Lucas s’interroge dès le préambule sur la nature exacte du RPG et le développement de l’ouvrage adopte certes une perspective historique, en revenant sur la naissance du jeu de rôle papier et la création en particulier de Dungeons & Dragons, mais tente également d’une certaine manière de définir ce qui caractérise le RPG, en s’intéressant tout particulièrement à ses mécaniques. La première partie de l’ouvrage est donc en très grande partie consacrée à la genèse du jeu de rôle et à son appropriation par le milieu geek/hacker durant les années soixante-dix afin de simuler les mécaniques de jeu grâce à des systèmes informatiques. C’est la création du Computer RPG, dont les principaux représentants (le système PLATO, Ultima, Wizardry….) vont tenter de transposer, de manière un peu générique, l’univers et les règles de Dungeons & Dragons sous forme vidéoludique. Les graphismes sont évidemment dans un premier temps sommaires, constitués pour l’essentiel de tableaux et de textes. Statistiques et lancers de dés vont donc constituer le socle de base des premiers RPG, essentiellement des dungeons crawlers, c’est à dire une succession de combats de salle en salle, régis par des règles simulées informatiquement. Mais déjà, la narration tente de damer le pion à la simulation grâce à une approche plus immersive et moins mécanique. Cette dialectique entre narration et statistique, qui a longtemps caractérisé l’opposition entre CRPG et JRPG (Japan RPG), est encore aujourd’hui d’actualité, comme si le RPG n’avait toujours pas réussi à fusionner définitivement ces deux approches, en dépit de réussites ponctuelles, mais finalement assez rares. Au travers de nombreux exemple, Raphaël Lucas montre à quel point les gamedesigners ont tenté de s’affranchir, avec plus ou moins de réussite, des modèles hérités de ces précurseurs du RPG, oscillant sans cesse entre la narration et la nécessité de proposer un système de progression assurant l’implication totale du joueur. Les jeux développés par Bioware sont un excellent exemple de cette recherche permanente en matière de gamedesign. Bien qu’ayant trouvé un système de jeu à la fois salué par la critique et apprécié par les joueurs et décliné (Baldur’s Gate 1 et 2, Icewind Dale 1 & 2) grâce au moteur Infinity, Bioware s’est éloigné des principes qui avaient fait son succès (système de combat semi-temps réel tactique, gestion d’équipe poussée, foisonnement de quêtes annexes, dialogues conséquents….), à la recherche permanente d’un nouveau mode de narration. Le passage à la 3D temps réel n’est d’ailleurs pas étranger à cette évolution du gameplay et des mécaniques de jeu

En dépit d’expérimentations hasardeuses, mais parfois aussi réussies, on n’a cependant guère trouvé mieux que la progression par niveau. Au point que ce type de progression a aujourd’hui contaminé une grande partie de la production, les FPS par exemple mais également des jeux plus surprenant comme les simulations de voiture (Gran Turismo par exemple n’applique rien moins qu’une recette autrefois propre aux RPG) ou les sandbox. Mais si d’autres jeux lui empruntent désormais un certain nombre de mécaniques, le RPG semble achopper sur un élément fondamental : le roleplay. Une question qui d’ailleurs ne trouve aucune réponse satisfaisante dans la réflexion de Raphaël Lucas, même si elle est (trop) rapidement esquissée lorsque l’auteur évoque une tentative qui restera probablement encore longtemps isolée : Neverwinter nights (l’un des rares RPG ayant proposé un véritable module maître du jeu). La complexité de la mise en oeuvre de parties multiplayers pour Neverwinter nights explique que ce modèle n’aie jamais réellement inspiré d’autres développeurs, ce module reste cependant l’une des expériences les plus intéressantes et les plus proches du jeu de rôle sur table. On regrettera en outre que la question du MMORPG soit si rapidement traitée, la place accordée au roleplay étant par essence plus importante dans ce type de RPG, même s’il faut bien l’avouer les joueurs tentés par cette approche ne sont pas toujours les plus nombreux.

    A la lecture de cet ouvrage, à la fois synthétique et bien documenté, on reste néanmoins sur sa faim. Il est évident qu’une telle somme aurait mérité trois cents pages de plus pour assurer le fan-service, la première partie, celle consacrée à la naissance du CRPG est de loin la mieux maîtrisée, mais la grande période des années 90 est trop rapidement traitée (quant aux amateurs de JRPG ils resteront probablement très déçus de la place accordée à leur genre de prédilection, réduite peu ou prou à la portion congrue) ; la faute sans doute à une quantité de jeux certainement conséquente, mais n’oublions pas que ce livre ne doit pas être abordé comme un making of ou un art book, mais plutôt comme un essai. Je terminerai par un petit conseil, si l’envie vous prend de vous procurer cet ouvrage, privilégiez impérativement la couverture rigide car la version souple est fragile et très peu pratique à lire et à manipuler.

mardi 12 mai 2015

Polar classique : Les égoûts de Los Angeles, de Michael Connelly

Dans la catégorie polars à gros tirages, Michael Connelly est un poids lourd. Adapté à deux reprises au cinéma (Créance de sang, en 2002 et La défense Lincoln en 2012), l’auteur américain aura néanmoins attendu 2014 avant de voir son personnage le plus célèbre, l’inspecteur Harry Bosch, tenir le rôle principal d’une série télévisée. Étonnant au vu du succès de l’auteur depuis une bonne vingtaine d’années. D’abord journaliste pour divers quotidiens de Floride, Connelly fut finaliste du prix Pulitzer en 1986, grâce à un article qui lui permit de pousser la porte du Los Angeles Times, afin d’y occuper la fonction de chroniqueur judiciaire. Autant dire que le bonhomme a vu passer bon nombre d’affaires durant sa carrière et que les procédures policières et judiciaires ne sont plus un secret pour lui.

Au cours de sa prolifique carrière, Michael Connelly a créé plusieurs personnages de fiction récurrents, plus ou moins liés par des éléments communs. L’inspecteur Harry Bosch est évidemment le premier d’entre-eux, mais l’on peut désormais compter également Mickey Haller (La défense Lincoln), avocat de son état et accessoirement demi-frère de Bosch, ainsi que le journaliste Jack McEvoy. Ces personnages se livrent à des caméos répétés, dont on cherche parfois vainement l’utilité, mais qui contribuent à l’unité de l’univers judiciaire de Michael Connelly. Honnêtement l’intérêt réside ailleurs, dans la capacité de l’auteur à proposer un roman à l’intrigue solidement bâtie et à la narration aisée, l’ensemble étant soutenu à bouts de bras par le personnage central d’une grand partie des romans de Michael Connelly : l’excellent inspecteur Harry Bosch. Détective solitaire et peu amène, il est qualifié de franc-tireur par sa hiérarchie, se moque des procédures inutilement bureaucratiques et ne s’embarrasse guère d’une quelconque once de diplomatie lorsqu’il faut mettre les points sur les i. Son caractère entier n’est pas sans lui créer de nombreux ennuis avec ses supérieurs, qui reconnaissent volontiers son savoir-faire et ses talents de fin limier, mais ne supportent guère sa propension à s’affranchir des procédures standards (et donc à les envoyer bouler). Bosch ne supporte ni la hiérarchie ni les bureaucrates, ces gratte-papier focalisés sur les statistiques, obnubilés par la communication et les tractations politiques des hautes sphères de la police. Personnage attachant et savamment construit (son passé d’enfant de l’assistance publique, son expérience du Vietnam), Harry Bosh accumule les casseroles, mais sa posture de flic allergique à l’autorité le rendent foncièrement sympathique. Nul doute qu’avec un personnage de flic rangé et procédurier, les romans de Michael Connelly n’auraient certainement pas la même saveur.

Dans ce premier roman, le lecteur est invité à suivre les pas de l’inspecteur Harry Bosh, ancien flic d’élite du LAPD désormais affecté à la brigade d’Holywood à titre de rétrogradation. A la suite d’une enquête longue et délicate, Bosch a en effet tiré sur un suspect alors qu’il se croyait menacé et donc en état de légitime défense, hélas ce dernier n’était pas armé. Depuis cette affaire, Bosch est dans le collimateur de la hiérarchie et de l’inspection générale des services, mais cela ne l’a pourtant pas incité à faire profil bas. L’affaire qui se présente, alors qu’il était de garde un dimanche, a tout de l’enquête de routine. Le corps d’un ancien toxicomane est retrouvé dans un tunnel désaffecté près du réservoir de west Hollywood, une zone particulièrement appréciée des zonards en tous genres. Les différents éléments qui se présentent ne laissent guère planer le doute, l’enquête sera rapidement bouclée, le médecin légiste conclura à une overdose et tout le monde pourra gentiment rentrer chez lui pour profiter de son dimanche et regarder le match de football. Sauf que les indices trouvés sur les lieux laissent Bosch dubitatif, certains éléments ne concordent pas et surtout, la victime est un ancien vétéran du Vietnam, un rat de tunnel dont la spécificité était de mener la chasse au viet dans les souterrains qui parcouraient la jungle…. comme un certain Harry Bosch. Une coïncidence qui chiffonne le policier et qui risque de le plonger à nouveau dans le pétrin.

L’intrigue du roman en soi n’a rien d’exceptionnel, mais le savoir faire de l’auteur en matière de construction narrative permet au lecteur d’être pris dans le rythme de l’histoire et de tourner les pages avec plaisir non feint. Certes, l’ensemble reste de facture classique, les rebondissements paraissent parfois forcés et un brin artificiels, mais ne boudons pas notre plaisir, il s’agit là d’un divertissement tout à fait honnête, qui n’a certes ni la profondeur d’un Jack O’Connell ni la rage d’un James Ellroy, mais qu’importe, ce n’est de toute façon pas ce qu’on lui demande.

mardi 5 mai 2015

Pause napolitaine : Montedidio, de Erri de Luca

Ecrivain populaire, poète, dramaturge et alpiniste chevronné, Erri de Luca est originaire de Naples, mais quitta à l’âge de 18 ans la grande cité de Campanie pour Rome afin de s’engager dans la lutte révolutionnaire. Refusant d’entrer dans la clandestinité en raison de ses prises de position politiques, Erri de Luca devint ouvrier chez Fiat poursuivant son combat politique dans l’action syndicale. Ce n’est qu’en 1995, qu’il abandonna sa carrière d’ouvrier pour se consacrer entièrement à la littérature. Il vit actuellement dans les Alpes italiennes et a récemment défrayé la chronique par son activisme à l’encontre du projet de construction de ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin. Cet engagement, profondément enraciné dans ses origines populaires et ouvrières, transparaît dans son oeuvre, qui puise directement sa source dans son passé napolitain modeste et profondément authentique. Erri De Luca apparaît donc comme une figure aujourd’hui singulière de la littérature italienne, celle de l’écrivain-ouvrier, dont la sensibilité n’est pas très éloignée de celle d’un François Cavanna (d’origine italienne et issu lui aussi d’un milieu modeste). Primé à de multiples reprises, Erri de Luca a reçu en 2002 le prix Femina pour Montedidio.


Comme nombre de ses romans, Montedidio se déroule à Naples et se révèle en grande partie autobiographique. Le récit prend place quasiment intégralement dans le quartier populaire de Monte di dio (littéralement le mont de Dieu) qui surplombe la vieille ville et dont on peut aujourd’hui arpenter les ruelles décrépites à peu près dans le même état de conservation qu’il y a cinquante ans. C’est dans cet environnement populaire, haut en couleurs et grouillant de vie, que grandit le narrateur du roman, à peine âgé de 13 ans. Fils unique, il reçoit un jour en cadeau un “boumran” rapporté du port par son père docker, l’objet fascine le garçon, qui le manipule et le contemple jusqu’à plus soif, fait mine de s’entraîner au lancer, mais n’ose jamais véritablement lui laisser prendre son envol (par peur de ne jamais pouvoir le récupérer). Mais cette douce insouciance de l’enfance n’est déjà plus que le reflet du passé, son corps change, la voix mue et les muscles, doucement façonnés par le travail du bois chez l’ébéniste auprès duquel il a été placé en apprentissage, commencent à saillir sous la chemise de toile. Et puis il y a le regard de Maria, à peine plus âgée que lui, dont les formes s’esquissent avec encore plus de fermeté, suscitant forcément le regard des hommes. De l’amitié naît l’amour entre deux jeunes gens qui se comprennent et dont les coeurs battent au même rythme. Mais la vie n’a que peu de considération pour le bonheur et le rapprochement des deux adolescents doit tout autant à leur attirance mutuelle qu’aux contingences familiales et sociales. La mort de la mère, des suites d’une longue maladie, et la douleur du père, désormais retiré derrière un rideau de chagrin , laisse une place béante, que la jeune fille s’empresse d’occuper.

Magnifique roman sur le passage de l’enfance à l’âge adulte, Montedidio respire l’authenticité, la mélancolie d’un passé à jamais révolu, mais exalté par la puissance des sentiments qui l’ont définitivement inscrit dans la mémoire de leur auteur. Douloureux et pourtant rarement pesant, le roman d’Erri de Luca brasse des thèmes ancestraux (la pauvreté, la famille, l’amour, le viol….) sans jamais sombrer dans la caricature ou le pathos. Montedidio est au contraire porteur d’espoir et vibre au rythme de ses personnages, mais aussi et surtout au diapason de cette ville extraordinaire de Naples, pauvre par bien des aspects, mais d’une richesse culturelle et patrimoniale extraordinaire. Pour qui a déjà parcouru ses ruelles sombres et étroites, mais riches d’odeurs, de couleurs et de sons, Naples apparaît telle qu’elle est, une cité faite de bric et de broc, où derrière les façades outrageusement marquées par le temps apparaissent de magnifiques palais chargés d’histoire, où la saleté d’une arrière-cour laisse entrevoir la richesse d’un passé historique et architectural hors-normes. Ce mélange de misère sociale, de traditions populaires et d’opulence patrimoniale demeure l’empreinte indélébile de la ville, le fondement de son âme séculaire. Porté par une écriture sèche et incisive, entrecoupée de passages en napolitain (langage parlé par le peuple et notamment par les parents du narrateur), Montedidio n’est pas dénué de poésie dans la simplicité de son approche. Une certaine grâce émerge du dénuement, mettant en exergue la beauté de ces gens simples, attachés à leurs racines, maladroits dans leurs sentiments mais profondément humains.

jeudi 19 mars 2015

SF épuisante : Excession de Iain M. Banks

N’y allons pas par quatre chemins, s’il fallait conseiller à un néophyte un roman de science-fiction de qualité mais facile d’accès, le cycle de la Culture de Iain M. Banks n’en ferait certainement pas partie, nullement en raison de ses qualités intrinsèques, mais assurément parce qu’il s’agit d’un univers difficile d’accès, parfois un peu cryptique pour qui n’a pas un minimum d’expérience dans le domaine de la science-fiction et qui, à fortiori, ne suit pas la série depuis le début de sa publication. Par ailleurs, on conseille très souvent au lecteur qui voudrait s’y frotter, de commencer par L’usage des armes ou bien L’homme des jeux, réputés plus accessibles, que les romans suivants. Autant dire que débuter par Excession serait le moyen le plus sûr de lâcher l’affaire avant d’avoir pu goûter une once du talent de Iain M. Banks, tant le roman s’avère âpre et complexe dans son approche.

Faut-il à nouveau présenter la Culture, cette civilisation pan-galactique hédoniste, tolérante, anarchiste et incroyablement avancée sur le plan technologique ? Pas nécessairement (vous vous pouvez vous référer à la chronique de Trames pour avoir plus de détails), d’autant plus que Excession, comme la plupart des romans du cycle, se déroule une fois de plus à la marge de la Culture, au contact d’autres civilisations, ici représentées par les Affronteurs, des créatures proches du poulpe ou de la méduse, mais technologiquement très avancées. La civilisation des Affronteurs repose sur des relations de domination, physiques ou psychologiques, que les mâles exercent sur les créatures les plus faibles (femelles, autres espèces, mâles plus jeunes ou moins élevés socialement) ; leur attitude provocatrice et conquérante, voire expansionniste, à l’égard des autres civilisations galactiques est sévèrement contrôlée par la Culture, certes pacifique, mais néanmoins bien plus puissante sur le plan technologique et militaire. Conscients de ce handicap,  mais redoutablement retors, les Affronteurs maîtrisent tant bien que mal leurs velléités bellicistes tout en échafaudant des plans pour s’affranchir de cette tutelle, attendant la bonne occasion pour prendre de vitesse la Culture et, pourquoi pas, lui causer de profonds dégâts. Cette occasion se présente plus ou moins sous la forme d’une Excession, une entité ayant pris l'apparence d’une sphère noire impossible à pénétrer, apparue dans un secteur de la galaxie peu fréquenté. Cette entité qui semble appartenir à une autre dimension, voire à un autre univers, représente un mystère dans le sens où elle résiste à toute tentative d’analyse ou de sondage, se défend avec des moyens technologiques d’une puissance inouïe, mais sans pour autant faire preuve d’une quelconque agressivité. Cet événement est considéré dans les hautes sphères du pouvoir comme un “problème extérieur au contexte”, une menace grave et peut-être létale pour la Culture et les civilisations qui gravitent dans sa sphère d’influence. Un groupe de mentaux, ces IA extrêmement développées qui dirigent avec plus ou moins de transparence les affaires de la Culture, prend donc les choses en mains pour élaborer une stratégie vis à vis de cette Excession, qui attire par ailleurs la convoitise de Affronteurs, bien décidés à exploiter la moindre faille et à pousser leur avantage le plus loin possible. Au milieu de ces tractations hautement stratégiques et quelque peu obscures, tentent de survivre plusieurs personnages clés, des humains comme Genar Hofoen, ancien ambassadeur de la Culture auprès des Affronteurs, Dajeil Gelian, enceinte depuis quarante ans et contrainte de quitter le vaisseau qu’elle occupe depuis des décennies, ou bien encore Ulver Seich, jeune et riche écervelée, qui accepte une obscure mission pour le compte des Circonstances Spéciales (le bras armé de la section Contact).

Construit comme un vaste puzzle constitué de courts chapitres au départ sans lien direct, Excesssion peut rapidement décontenancer le lecteur, perdu dans un récit qui ne distille ses explications qu’au compte-gouttes. Attendez-vous à revenir très souvent en arrière pour vérifier une information ou tout simplement le nom d’un vaisseau ou d’un personnage, tant ces derniers sont nombreux et parfois à peine esquissés. Rappelons qu’au sein de la Culture, humains, autres espèces intelligentes, mais également vaisseaux, IA et mentaux, sont traités comme des citoyens à part entière, disposant les mêmes droits, et contrairement à son habitude Iain Banks laisse ici largement place à ces intelligences artificielles, les humains ne jouant qu’un rôle très minoritaire.  L’auteur laisse ainsi se déployer son imagination débridée et son humour, toujours largement empreint de second degré, dans le nom des vaisseaux et des mentaux croisés au fil du récit : “Service couchettes”, “Attente de l’arrivée d’un nouvel amant”, “Baiseur de viande” ou bien encore “Descend les plus tard”, autant de noms plus ou moins sérieux pour des vaisseaux à la personnalité bien marquée, voire excentrique (terme utilisé dans la Culture pour dénommer les vaisseaux qui ont plus ou moins pris leur retraite et se sont démarqués du comportement traditionnel qui était attendu d’eux). Ainsi le dénommé Service couchettes, autrefois glorieux représentant de la classe des VSG (véhicule système général, vaisseaux gigantesques de plusieurs kilomètres de long), est un grand amateur de reconstitutions historiques, il transporte à son bord de nombreux humains qui ont décidé de se retirer du monde et que le vaisseau utilise comme figurants pour les besoins de ses scènes de bataille, qu’il compose comme des tableaux.

Maniant l’ellipse comme jamais, ne s’accordant aucune facilité (la transcription des dialogues entre mentaux n’a rien d’une sinécure), adoptant un ton pince sans rire parfois déconcertant, Iain M. Banks épuise et malmène son lecteur, quitte à le perdre en route, mais il sait aussi le récompenser à la mesure de ses efforts ; les trois cents dernières pages sont tout simplement brillantes et foisonnantes d’idées. Lentement les pièces du puzzle s’assemblent et permettent enfin d’apercevoir les enjeux et les fins mécanismes qui régissent la Culture. Banks ne nous avait jusqu’à présent jamais emmenés observer les arcanes du pouvoir, ces cercles de mentaux qui, loin de la vaine agitation des humains, tirent les ficelles dans l’ombre, complotent et mettent au point des plans d’une rare subtilités. On osera pourtant soulever quelques limites, aussi brillante que puisse paraître cette construction, les lecteurs les plus affûtés auront bien avant la fin éventé la machination la plus évidente du roman. Rien de gênant tant l’exécution de ce jeu de dupes est brillamment intelligente.

lundi 23 février 2015

Fantasy brutale : L'épée brisée, de Poul Anderson

Pour nombre de lecteurs français Poul Anderson reste avant tout l’auteur de La patrouille du temps ou des Croisés du cosmos, mais c’est oublier un peu vite le caractère prolifique de son oeuvre et le fait qu’il fut l’un des précurseurs de la fantasy moderne. Heureusement, les éditions du Bélial ont entrepris, avec l’aide du traducteur Jean-Daniel Brèque, de publier tout un pan de l’oeuvre de Poul Anderson qui jusqu’à présent n’était accessible qu’aux lecteurs anglophones, avec en ligne de mire l’objectif de redonner à cet auteur essentiel, mais un peu boudé en France pour ses prises de position politiques durant les années soixante, la visibilité qu’il aurait mérité. L’épée brisée ayant initialement été publiée en 1954 (Poul Anderson remaniera d’ailleurs son roman en 1971, pour l’édulcorer quelque peu ; heureusement les éditions du Bélial ont choisi de traduire l’édition initiale), c’est à dire la même année que la publication du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien, il était évidemment séduisant de comparer ces deux romans, voire même de les mettre en concurrence, ce que fait hélas Michael Moorcock dans la préface de L’épée brisée, sans pour autant  verser dans l’épanchement fielleux. La comparaison est évidemment facile, mais pas forcément pertinente tant les approches respectives de Tolkien et d’Anderson paraissent différentes ; certes tous deux s’inspirent de la mythologie scandinave dans leurs récits, mais c’est à peu près la seule similitude qui les rapproche. Il n’y a pas à mon sens de création d’univers similaire au travail effectué par J.R.R. Tolkien durant près de quarante ans, rien d’aussi vertigineux et surtout rien qui ne dépasse du cadre strict du récit. Anderson insère son histoire dans un univers qui emprunte au légendaire scandinave, on y croise des elfes, des trolls et des géants, la magie y est omniprésente, mais une fois le livre refermé cet univers disparaît pour n’appartenir qu’à lui-même. On est très loin de la démesure créatrice et du vertige que peut procurer une immersion prolongée dans l’univers de Tolkien, qui hante durablement le lecteur. Cela n’enlève rien aux qualités du roman de Poul Anderson, mais cela explique sans doute que L’épée brisée n’aie eu ni le retentissement littéraire ni le succès populaire du Seigneur des anneaux.


Afin de se venger d’Orm,  un guerrier viking qui a massacré toute sa famille en venant s’installer en Angleterre, une sorcière incite un seigneur elfe, le duc Imric, à lui jouer un bien vilain tour. Grâce à un puissant sortilège, Imric conçoit avec la fille du roi des trolls un changelin qui a toutes les apparences du fils d’Orm nouvellement né, Valgard, et procède à une habile substitution des bébés à l’occasion d’une nuit orageuse. Ainsi Valgard le changelin grandira au milieu des hommes, y semant le trouble et la discorde, alors que le jeune humain, désormais rebaptisé Skafloc deviendra le fils adoptif d’Imric, à qui il enseignera tous les savoirs des elfes. Nés pour s’opposer, Skafloc et Valgard auront maintes occasions de se défier et de combattre puisqu’une fois devenus de puissants guerriers à l’âge adulte, ils se retrouveront mêlés à une guerre sans merci entre les trolls et les elfes. Pour sauver son peuple d’adoption de l’anéantissement, Skafloc devra faire appel à l’épée brisée offerte par les Ases afin qu’elle soit reforgée par le géant Bölverk et accomplisse son destin de mort par le truchement d’un humain désormais maudit.


L’épée brisée est donc un roman de fantasy épique, qui emprunte tout autant au légendaire celtique qu’à la mythologie scandinave, le résultat est de toute façon très différent de celui de J.R.R Tolkien et rappelle davantage les romans de la tradition arthurienne. Anderson adopte dans son roman une narration très proche de la geste, sans pour autant en employer les procédés littéraires ou la prose. Brutal et sans concession, mature diront certains, L’épée brisée relève par ses accents oedipiens tout autant de la tragédie antique que du récit épique. Si l’on fait abstraction du parallèle un peu malvenu avec l’oeuvre de Tolkien, il s’agit même d’un roman de très bonne facture, bien rythmé, solidement construit et franchement prenant…. mais dont l’ambition et l’ampleur restent néanmoins bien plus mesurées. Ne cédant en rien aux sirènes des romans à tendance inflationniste publiés depuis plus de trente ans, L’épée brisée a le grand mérite de faire dans la concision et l’efficacité, gagnant ainsi en puissance et en impact ce qu’il perd peut-être en immersion prolongée. En tout état de cause, cette brièveté est fort bien venue et certains auteurs devraient largement s’en inspirer au lieu de nous délayer dans des trilogies, tétralogies et autres décalogies interminables, des histoires qui mériteraient certainement un peu plus de densité par feuillet. Bref, à lire de toute urgence, mais sans pour autant attendre de ce roman ce qu’il ne peut donner, Poul Anderson est certainement un très bon conteur, mais pas un faiseur d’univers.

lundi 2 février 2015

Oeuvre culte : Nouvelle traduction du Seigneur des anneaux par Daniel Lauzon

Depuis la sortie des adaptations cinématographiques du Seigneur des anneaux au début des années 2000, et plus récemment avec les trois films tirés du Hobbit, l’oeuvre de J.R.R Tolkien a bénéficié d’un renouveau éditorial qui a de quoi largement satisfaire les lecteurs les plus acharnés. Non seulement les livres sur l’univers de la Terre du milieu fleurissent un peu partout, avec plus ou moins de bonheur, mais  les éditions Christian Bourgois, à qui l’on doit la traduction initiale du Seigneurs des anneaux au milieu des années 70, semblent vouloir donner un coup de brosse à leur catalogue en proposant de relancer la traduction de L’histoire de la Terre du milieu, brutalement stoppée au milieu des années 90, mais également en lançant un projet de retraduction du Hobbit puis du Seigneur des anneaux.

Ce qui au départ n’était qu’une simple révision s’est finalement transformé en retraduction complète au regard du travail que cela engageait nécessairement de la part du traducteur (Daniel Lauzon). Il faut dire que le chantier était conséquent, c’est la raison pour laquelle les éditions Christian Bourgois, en phase avec l’actualité cinématographique, ont tout d’abord proposé aux lecteurs une nouvelle traduction du Hobbit, qu’il fallait impérativement mettre en cohérence avec les traductions des oeuvres ultérieures de Tolkien. Il est impératif de bien comprendre qu’en 1969, au moment où parait la traduction initiale du Hobbit, son traducteur, Francis Ledoux, travaille en aveugle, c’est à dire sans indications précises de la part de J.R.R Tolkien, ce n’est que plus tard que ce dernier proposera un guide à ses traducteurs, notamment pour la traduction des noms de lieux et des noms propres. Les traductions de Francis Ledoux ont depuis quelques années subi les critiques de nombre de lecteurs agacés par certains incohérences, mais aussi par le style de l’auteur que d’aucuns trouvaient trop ampoulé ou pas assez fidèle au style de Tolkien. Reste que cette traduction a permis à plusieurs générations de lecteurs francophones de découvrir l’univers de la Terre du milieu et nul doute que ces lecteurs y resteront attachés pour de nombreuses raisons. Par ailleurs, s’il est de bon ton de tirer à boulets rouges sur le travail de Francis Ledoux, il ne faudrait pas pour autant lui nier toute qualité. En lui confiant la traduction initiale du Hobbit puis du Seigneur des anneaux, les éditions Bourgois avaient l’assurance de faire appel à un traducteur chevronné à qui l’on devait, excusez du peu, les versions françaises de nombreux classiques de la littérature anglo-saxonne (Brontë, Dickens, Defoe, Poe, Shakespeare, Melville….). Si l’on peut effectivement reprocher à la traduction de Ledoux un style parfois un peu lourd, ce sont surtout les textes poétiques et les chansons qui émaillent le récit qui pâtissent d’une transposition parfois trop littérale, plus que la narration en elle-même, dont le rythme et la cadence finissent au fil des pages par s’imposer au lecteur. Quant aux traductions de noms propres et de lieux, elles ont leur charme et se sont fait une place au fil des décennies dans l’imaginaire collectif. C’est aussi sans doute l’une des raisons pour lesquelles proposer une nouvelle traduction d’une oeuvre aussi puissamment ancrée dans notre imaginaire n’a rien d’une évidence. Dans ce cas là, pourquoi ne pas avoir repris la traduction des noms établie par Francis Ledoux ? Eh bien tout simplement pour des questions de droits d’auteur, il fallait donc au nouveau traducteur, Daniel Lauzon, s’approprier le texte de Tolkien de bout en bout, en s’appuyant sur les indications de Tolkien mais également sur l’ensemble des travaux effectués depuis des décennies (mais surtout depuis une quinzaine d’années) par les universitaires et les amateurs éclairés.

A l’annonce du travail accompli par Daniel Lauzon, supervisé par notre spécialiste national es Tolkien, Vincent Ferré, le fandom s’est alors divisé en deux parties. Ceux qui ont juré leurs grands dieux qu’il ne pourraient jamais lire une autre traduction que celle de Francis Ledoux  (pensez donc, transformer Frodon Sacquet en Frodo Bessac mérite ni plus ni moins que le bûcher) et les autres, les curieux, les néophytes, les complétistes et autres collectionneurs jusqu’auboutistes…. Pour ma part, j’avoue avoir longuement hésité avant que la curiosité finalement ne l’emporte. Il faut dire que l’édition intégrale reliée et illustrée (par Alan Lee) trônait depuis quelques années dans ma bibliothèque et l’idée de dépenser 20€ pour chaque tome nouvellement traduit (60€ au final, soit 15€ de plus que l’édition intégrale précédemment évoquée) avait de quoi refroidir ; d’autant plus que chaque volume paraît de manière séparée, Les deux tours et Le retour du roi étant attendus pour 2015. Le premier tome ayant paru en octobre (La fraternité de l’anneau), et laissant augurer évidemment le contenu éditorial des deux autres volumes, qu’est-on en droit d’attendre de cette nouvelle édition grand format ? En dehors de la nouvelle traduction, peu de nouveautés, si l’on excepte une version révisée de la carte de la Terre du milieu, hélas imprimée sur une double page (la partie centrale est quasiment illisible à cause de la reliure, mais au moins il ne vous faudra plus de loupe pour lire les noms de lieux). Plus gênant à mon sens, les illustrations d’Alan Lee sont toujours présentes, mais regroupées en cahiers et non plus disséminées au fil du récit, ce qui est nettement moins agréable et en atténue l’impact ; on passera sur l’argument commercial concernant re-numérisation des illustrations, censée leur redonner une nouvelle jeunesse, la différence est sensible et les couleurs sont un poil plus intenses, mais encore eut-il fallu avoir les originaux sous les yeux pour trancher entre les deux.

Le gros changement c’est évidemment la nouvelle traduction de Daniel Lauzon, à qui l’on devait déjà celle du Hobbit il y a deux ans. Qu’en penser ? Les transformations les plus visibles concernent évidemment la traduction des noms, qui parfois peuvent perturber mais se révèlent souvent justifiés, on se consolera en se disant qu’il finiront un jour ou l’autre par être de nouvelles références pour les lecteurs et qu’il ne s’agit là que d’une question de temps et d’habitude. En attendant, les anciens lecteurs devront se plier à une petite gymnastique plus ou moins aisée selon leur familiarité avec l’oeuvre. Grands-Pas devient ainsi l’Arpenteur, plus fidèle au Strider original ; Frodon Sacquet devient Frodo Bessac et les nombreux patronymes hobbits ont également droit à une nouvelle traduction, souvent convaincante ; l’aubergiste du Poney Fringuant se transforme de Poiredebeuré en Fleurdebeurre et le reste est à l’avenant. En revanche les noms de lieux ont plus de mal à passer, Fondcombes se transforme ainsi en Fendeval (sans doute plus fidèle au Rivendell original) et les Hauts Galgals de la vieille forêt deviennent les Hauts Tertres (c’est pour moi la traduction la moins réussie, même si elle est tout à fait fidèle au texte de Tolkien). Nous ne citerons pas toutes ces modifications, ce serait bien trop fastidieux, mais au-delà des changements de noms, cette nouvelle traduction propose évidemment une évolution radicale de style. Plus direct, moins ampoulé, le style de Daniel Lauzon reste fidèle au texte de Tolkien, tout en permettant une lecture plus fluide et plus aisée, surtout pour les néophytes, mais nul doute qu’on y perde également par certains aspects tant la langue employée par Ledoux était travaillée, le vocabulaire riche et varié. On pourra toujours reprocher à la traduction initiale quelques défauts, souvent nichés dans les détails, mais il faut impérativement la réhabiliter et lui reconnaître ses nombreuses qualités, principalement celle de coller parfaitement à l’univers du Seigneur des anneaux et à sa dimension mythologique. Reste que cette nouvelle traduction est elle aussi un véritable plaisir de lecture car elle corrige de nombreuses erreurs répertoriées depuis des années par les lecteurs les plus assidus et respecte au mieux le style de Tolkien. Daniel Lauzon a par ailleurs eu l’intelligence de s’éloigner de la traduction littérale concernant les poèmes et les chansons, privilégiant le rendu final et la musicalité de ces textes, nombreux dans le Seigneur des anneaux. Que ceux qui n’ont jamais sauté ces passages dans la traduction de Ledoux me jettent la première pierre, mais cette fois j’ai pris grand plaisir à les lire.

Alors faut-il acheter cette nouvelle édition ? Pour les néophytes la question ne se pose pas vraiment, si le prix n’est pas un obstacle, il faut se diriger vers cette nouvelle édition, qui de toute façon deviendra désormais la référence. Pour les autres, il n’y a pas d’urgence et je ne saurais trop vous conseiller d’attendre une édition poche si vous disposez déjà d’une version illustrée ou dans le cas contraire d’attendre une nouvelle édition intégrale, sans doute un peu moins onéreuse et probablement plus luxueuse. En tout état de cause, il convient ici de saluer l’entreprise initiée par les éditions Bourgois et surtout le travail de Daniel Lauzon, qui, pris entre le marteau et l’enclume, n’avait pas la tâche facile et s’en est admirablement tiré ; mais nul doute que les contempteurs de tous bords sauront lui tailler des croupières et dénicher les erreurs de traduction, certains se sont déjà attelés à l’ouvrage sur les forums spécialisés.

mardi 20 janvier 2015

BD blues : Love in vain, de Jean-Michel Dupont et Mezzo

Je dois bien avouer qu’à l’annonce de la publication de Love in vain (titre d’une chanson de Robert Johnson, reprise entre autres par les Rolling Stones), j’ai ressenti comme une pointe d’agacement, certes fugace, mais néanmoins persistante. Entendons nous bien, je n’ai absolument rien contre le travail de Mezzo et de Jean-Michel Dupont, et pour lever immédiatement toute ambiguïté j’ai été pleinement conquis par cette adaptation du mythe de Robert Johnson, mais il faut bien avouer que ce Love in vain arrive après le travail d’un certain Frantz Duchazeau, dont l’approche artistique était sensiblement similaire sur Le rêve de Meteor Slim et sur Lomax, collecteurs de folk songs. Il y a pourtant de quoi enthousiasmer l’amateur de blues, une bande dessinée qui s’intéresse au blues rural, dans un format qui sort de l’ordinaire, avec un dessin fortement contrasté, tout en ombre et en lumière…. tiens, comme Duchazeau. Alors certes, l’auteur de Meteor Slim n’a pas le monopole du noir et blanc, et encore moins du blues, mais  l’agacement venait également du personnage choisi. Évidemment, pour le commun des mortels Robert Johnson n’évoque probablement rien, mais pour l’amateur de blues c’est devenu un lieu commun que de s’y référer, on ne compte plus les rockeurs qui se sont présentés comme les héritiers du bluesman d’Hazlehurst ou bien les références plus ou moins implicites au mythe de Crossroads ; selon la légende, Johnson, alors musicien sans relief, aurait hérité de son talent après avoir passé un pacte avec le diable rencontré quelque part au croisement de Clarksdale (à l’intersection de la route 61 et de la route 49, soyons précis). Alors après avoir lu dix-mille fois cette légende (y compris pour d’autres bluesmen), on se dit que Mezzo et Jean-Michel Dupont auraient pu choisir une autre piste, le blues est suffisamment vaste et varié pour autoriser une multiplicité d’approches. 

"You may bury my body
down by the highway side
so my old evil spirit
can get a Greyhound bus and ride"

R. Johnson, Me and the devil blues


    Honnêtement, ce procès d’intention n’a pas vraiment lieu d’être, tout simplement parce que les auteurs de Love in vain sont suffisamment intelligents pour ne pas sombrer justement dans le lieu commun, ensuite parce qu’ils ont pris la peine de se documenter pour s’éloigner du mythe et se rapprocher au mieux du personnage historique, et l’on sent bien dans les éléments biographiques, maniés avec beaucoup de précautions, l’influence du musicologue américain Peter Guralnick. Mais là où Duchazeau avait choisi de faire évoluer un personnage fictif dans un univers réaliste, Mezzo et J.M. Dupont ont pris le parti de s’inscrire dans une veine biographique. Evidemment, dès que l’on s’intéresse à un personnage aussi trouble que Robert Johnson, toute matière, qu’elle soit historique ou mythique, est sujette à interprétation, mais c’est finalement une aubaine puisqu’elle laisse justement un espace de liberté dans lequel viendront s'engouffrer les scénaristes. Il reste évidemment de grandes zones d’ombres dans la vie de Robert Johnson, que les témoignages de ses proches et de ceux qui l’ont côtoyé, tels les bluesmen Son House, Johnny Shines ou Robert Lockwood Jr, n’ont jamais pu éclairer suffisamment. Quand est-il exactement né ? D’où lui vint son talent subit pour la guitare, puisque Son House témoigne que dans sa prime jeunesse Robert Johnson n’était qu’un piètre guitariste ? De quoi est-il mort exactement ? Les circonstances de son décès demeurent encore aujourd’hui des hypothèses car on ne pratiquait pas d’autopsie à l’époque, à fortiori sur des gens de couleur, et si la piste de l’empoisonnement reste la plus probable cette version des faits ne fut jamais réellement attestée en raison de témoignages contradictoires. Même le lieu de son inhumation reste incertain car sa tombe est signalée à deux ou trois endroits différents de l’état du Mississippi. Reste que Mezzo et J.M. Dupont ont fait des choix cohérents et sans doute logiques compte-tenu de nos connaissances sur le personnage. Au lieu d’insister trop lourdement sur la dimension mythique de celui qui reste aujourd’hui encore l’un des piliers fondateurs du blues moderne, les auteurs de Love in vain l’ont au contraire dépeint dans toute sa dimension humaine et traumatique, son enfance difficile est évoquée, de même que ses errances et ses doutes, son amour immodéré des femmes et de l’alcool est très largement abordé, mais sans en faire pour autant un fond de commerce démesurément glauque. Robert Johnson était assurément un artiste sulfureux, mais l’aura néfaste dont il aimait se nimber, en plus d’entretenir le mystère, servait en grande partie à assurer sa réputation de musicien dur à cuir car la fréquentation des juke joint n’avait rien d’une sinécure ; il n’était pas rare que les soirées du samedi soir finissent en bagarre générale ou en règlement de compte et Robert Johnson avait la fâcheuse habitude d’emprunter les femmes des autres. Dans ces conditions (femmes faciles, alcool à flot, violence et trafics en tous genres, vie de Bohème), on comprend aisément que le blues ait été associé dans la logique de beaucoup d’esprits prudes à une musique maléfique ou tout du moins associée à des fréquentations pas très recommandables. Mais le plus amusant est que nombre de ceux qui remplissaient les juke joints le samedi soir, se présentaient le lendemain à l’église de la paroisse pour chanter le gospel en compagnie des fidèles les plus assidus. Le blues et le gospel n’étant finalement que les deux facettes d’une même culture musicale, l’une profane et l’autre religieuse.


    Reste que Mezzo et son comparse ont réussi à partir de cette matière, à capter l’essentiel, à nous plonger dans une atmosphère d’où suinte la ségrégation et les inégalités raciales, une réalité rarement assénée de manière brutale mais souvent esquissée avec subtilité ; comme dans ce plan magnifique dans une gare misérable du sud (probablement Greenwood)* où la ligne de chemin de fer sépare symboliquement deux communautés, en arrière-plan, un bluesman, costume rayé et feutre enfoncé sur le crâne, effleure le manche de sa guitare de ses doigts fins et élégants, entouré d’hommes blancs qui n’attendent qu’un faux pas de sa part. Mais la scène est exposée depuis l’autre côté de la voie, celui des noirs. Le réalisme documentaire apparaît dans chaque scène, dans les détails des planches dont le trait n’est pas sans rappeler un certain Robert Crumb, dans les enseignes des boutiques, les panneaux publicitaires, les journaux et les affiches… ça fleure bon le sud profond, avec son cortège de pauvreté et de violence sociale. C’est dans ce creuset de misère que le blues est né, qu’il s’est épanoui pour conquérir le monde des blancs et inventer tout un pan de la musique du XXème siècle. Robert Johnson était son prophète maudit, figure éternelle du musicien génial mais torturé par ses démons. Un loser magnifique, mort à l’âge de 27 ans, fauché en pleine gloire puis oublié, avant d’être récupéré et porté au pinacle par toute une génération (notamment les grandes figures du british boom blues) pour tomber à nouveau dans l’oubli. Lui qui n’a légué que 27 chansons (enregistrées) et deux photographies énigmatiques et à qui pourtant la musique doit tant. Ce n’est finalement que justice que Mezzo et Jean-Michel Dupont lui rendent hommage.


Si jamais le personnage de Robert Johnson vous fascine un tant soit peu, je ne saurais trop vous conseiller la lecture du petit livre de Peter Guralnick, A la recherche Robert Johnson, publié au Castor Astral. Un livre où le personnage est évoqué et esquissé, notamment à travers le regard de ceux qui l'on côtoyé, plus qu'une biographie au sens strict du terme.

* Rappelons que le texte de la chanson Love in vain évoque une séparation sur un quai de gare

mardi 6 janvier 2015

Space Opera classique : La nef des fous, de Richard Paul Russo

Pour les lecteurs anglo-saxons, Richard Paul Russo est un habitué du paysage de la science-fiction et ses nouvelles figurent régulièrement au sommaire des revues spécialisées, mais en France l’auteur est nettement plus confidentiel puisque seulement deux de ses romans ont jusqu’à présent été traduits, tous deux au Bélial, La nef des fous et Le cimetière des saints ; Le premier ayant été auréolé du prix Philip K. Dick, à priori gage de qualité.


Voguant à travers l’espace insondable de la galaxie depuis plus de 400 ans, le vaisseau générationnel Argonos est un navire sans but et sans mission précise, ou tout du moins ses occupants semblent en avoir oublié les finalités au fil des générations. Progressivement, l’équipage s’est scindé en deux catégories, les soutiers sont les grouillots du vaisseau, ils assurent la maintenance et le bon fonctionnement des machines, alors que les classes supérieures se sont arrogé le commandement de l’Argonos et se sont alloué les droits les plus étendus. Au sommet de cette hiérarchie on trouve le capitaine Nikos, dont l’autorité vascille sous les coups de boutoir de la figure religieuse du vaisseau, l’évêque Soldano, homme de peu de foi mais ambitieux et retors. Le roman nous mène sur les pas de Bartoloméo, orphelin issu de la classe supérieure, mais affublé d’un exo-squelette en raison de malformations physiques ; un homme posé et réfléchi, conseiller principal du capitaine Nikos, mais écartelé entre son amitié pour ce dernier et son désir d’aider les soutiers à réaliser leurs rêves d’émancipation. Au cours de son errance, l’Argonos capte des émissions radio en provenance d’une planète que l’évêque s’empresse de baptiser Antioche, mais la mission d’exploration chargée d’effectuer les premiers repérages  n’y découvre que tristesse, mort et désolation : les habitants de la planète (des colons humains) ont tous été exterminés avec une violence hors du commun. Ont-ils été pris de folie ou bien ont-ils été victimes de la férocité d’une espèce extraterrestre ?


Inutile de ménager le suspense de manière démesurée, La nef des fous est un roman de SF de facture assez classique, qui s’inscrit dans une veine axée space opera et exploite des arguments conventionnels, mais avec un sens de la narration plutôt bien maîtrisé. Honnêtement, à défaut de faire preuve d’une originalité folle, le roman tient surtout à ses personnages, bien campés et attachants. L’autre qualité du roman réside dans son intrigue générale, dont les éléments sont très parcimonieusement distillés, Russo maîtrise parfaitement sa narration et sait dévoiler tout juste ce qu’il faut pour entretenir le suspense tout en préservant une certaine part de mystère. A défaut d’être novateur, l’auteur américain fait preuve d’un savoir-faire indéniable en matière de narration, d’intrigue ou même de dialogues et nous livre donc un roman divertissant et plaisant, mais hélas un peu trop superficiel. Il y avait pourtant matière, dans cette société repliée sur elle-même depuis des siècles, à explorer les pratiques et les évolutions sociétales d’une partie de l’espèce humaine coupée de ses racines depuis des temps si reculés, mais l’écrivain américain effleure à peine ces pistes. Las, tout semble dans ce vaisseau bien trop proche et commun, rien ne surprend ni n’émerveille, rien ne vient intriguer le lecteur et le bousculer dans ses certitudes. De vertige propre à la SF il n’y a pas, et c’est bien là tout le problème.