Rechercher dans ce blog

lundi 3 novembre 2014

Fantasy historique : Les lions d'Al-Rassan, de Guy Gavriel Kay


Initialement pressenti comme un disciple de Tolkien, en raison de sa collaboration au milieu des années soixante-dix avec Christopher Tolkien, qui s’était attelé au projet d’édition du Silmarillion, oeuvre laissée alors inachevée par son père, Guy Gavriel Kay s’est rapidement éloigné de l’influence de son mentor pour se consacrer à l’écriture d’une fantasy plus personnelle, largement inspirée par l’histoire et non plus par la mythologie nordique. On passera outre ses premiers essais, en particulier la Tapisserie de Fionavar, trilogie insipide et formatée à laquelle l’auteur ne donnera heureusement pas suite, pour se concentrer sur ses oeuvres majeures, comme l’excellent Tigane, dont la trame se déroule dans une Renaissance italienne largement revisitée ou bien encore La mosaïque de Sarance, librement inspirée par l’histoire de l’empire Byzantin. Les lions d’Al-Rassan s’inscrit dans cette démarche que l’on pourrait qualifier de fantasy historique et constitue à ce jour l’un des romans les plus réussis de l’écrivain canadien.



Conquise quelques siècles plus tôt par les Asharites la péninsule d’Esperagne est en proie à d’importants troubles politiques depuis l’assassinat du dernier Khalife  de l’empire d’Al-Rassan. Au nord, les Jaddites regroupent leurs forces si longtemps divisées sous une seule bannière, celle du roi du Vallédo, Ramiro, qui a réussi à prendre l’ascendant sur les royaumes voisins. Son rêve : reconstruire le royaume d’Esperagne tel qu’il était avant la conquête asharite. A Cartada*, autrefois centre de l’empire d’Al-Rassan, l’instabilité politique et les troubles à l’ordre public, notamment envers les minorités Kindaths, traduisent l’anxiété et la fébrilité des Asharites. Les luttes de pouvoir laissent dans leur sillage un chapelet de cadavres et affaiblissent davantage encore l’Al-Rassan. Autrefois l’empire semblait briller de mille feux, sa puissance commerciale, militaire et politique lui assurait un avenir radieux, tandis que sa culture désormais florissante, à la croisée des influences de chaque communauté, était admirée et enviée partout à travers le monde connu. Mais aujourd’hui son déclin semble inéluctable et définitif. Chaque jour les positions asharites semblent plus précaires et il paraît bien difficile à ces cités-états de s’unir pour résister aux armées jaddites désormais puissamment armées et commandées par un chef dont l’autorité parait durablement installée. Dans cette période trouble, trois destins se croiseront, celui de Jehane, brillant médecin Kindath, de Rodrigo Belmonte** puissant commandant Jaddite et d’Ammar ibn Khairan, poète célèbre, guerrier non moins renommé et surtout assassin en titre du dernier khalife d’Al-Rassan.


    Le cadre du roman de Guy Gavriel Kay se superpose à celui de l’Andalousie musulmane à la veille de la Reconquista et la proximité des noms, des lieux et de manière générale de la trame historique ne doit évidemment rien au hasard. Ceux qui ne sont pas familiers de l’histoire de l’Al Andalus se laisseront porter par  la dimension exotique et le décalage historique du roman, les autres ne manqueront pas d’opérer constamment des rapprochements entre la fiction et l’histoire. Evidemment la liste des correspondances serait à la fois trop longue à établir, et certainement un peu vaine, mais il parait difficile de résister au plaisir de démêler le canevas historique habilement tissé par l’auteur. A ce petit jeu, Guy Gavriel Kay se montre à la fois suffisamment subtil et érudit pour stimuler l’imagination du lecteur sans se montrer démesurément  didactique, mais le lecteur ne peut néanmoins s’empêcher de penser que l’auteur aurait sans doute gagné à écrire un pur roman historique étant donné que la dimension “fantasy” est ici réduite à sa plus simple expression ; nulle magie, nulle créature fabuleuse, nulle mythologie alambiquée, tout juste est on confronté à un cas de prescience inexpliquée. Le choix d’une histoire et d’une géographie revisitées autorise néanmoins de nombreuses libertés narratives, que le strict respect des faits historiques n’aurait sans doute pas permis. Il n’en demeure pas moins que l’on reste sous le charme  de ce brillant exercice  littéraire, à la fois puissamment poétique, éminemment romanesque et incroyablement tragique. Guy Gavriel Kay reste avant toute chose un merveilleux conteur dont l’écriture cède rarement à la facilité et l’on ne peut qu’admirer la capacité de l’auteur canadien à combiner harmonieusement rigueur intellectuelle (nul doute que ce roman, en dépit de son cadre imaginaire, a demandé un gros travail de documentation), qualité de la narration et exigence littéraire. Mais Les lions d’Al-Rassan est un peu plus que la somme de ses qualités, il se dégage de ce roman un charme particulier lié à la fois au cadre choisi, mais aussi et surtout à sa dimension tragique ; une fois la dernière page tournée, un sentiment bien étrange s’empare du lecteur, celui qu’il vient d’assister à la disparition d’une civilisation à nulle autre pareil, à la fois élégante, racée et tolérante, un creuset culturel où s’épanouirent de manière harmonieuse les arts, les lettres, la médecine, les sciences et la philosophie.  Quoi de plus tragique en effet que la disparition d’une civilisation ayant atteint un tel degré de sophistication ?



*la cité de Cartada correspond dans la réalité à Cordoue, siège d’un puissant califat aux alentours de l’an mille

**Le personnage de Rodrigo Belmonte évoque immanquablement Rodrigo Diaz de Viva, autrement dit Le Cid



mardi 30 septembre 2014

Ocean Spray : La patrouille de l'aube, de Don Winslow

Successivement comédien, metteur en scène, directeur d’une salle de cinéma, détective privé (spécialisé dans les affaires d’adultère), prof, journaliste et même guide de safari au Kenya, Don Winslow n’a rien du petit écrivain casanier ou du rat de bibliothèque. L’avantage avec les baroudeurs c’est que leur littérature est en général à l’image de leur vie, brute de décoffrage, enfiévrée et pleine d’aspérités. Cette urgence dans l’écriture, cette violence qui suinte de certains de ses romans n’est pas vraiment au coeur de La patrouille de l’aube, un roman qui se déroule dans le milieu du surf à San Diego, comme par hasard désormais port d’attache de Don Winslow. L’auteur américain se serait-il rangé après avoir découvert la coolitude des surfeurs californiens ? On serait tenté de le croire tant La patrouille de l’aube apparaît comme un roman, certes plaisant et bien mené, mais finalement mineur dans la carrière de l’auteur.

Don Winslow nous fait à nouveau le coup de la bande de potes, la fameuse patrouille de l’aube, constituée de surfeurs du cru (quatre garçons et une fille), des locaux comme on dit, amoureux des vagues et de l’océan, qui se retrouvent tous les jours pour une session de glisse à l’heure où certains tombent tout juste du lit.  C’est évidemment l’occasion d’oublier les tracas du quotidien et de se ressourcer au contact de l’élément marin, car l’océan ne ment pas comme disent les surfeurs et il châtie évidemment ceux qui ne respecteraient sa puissance, qu’elle soit mystique ou physique. Au milieu  de ces joyeux drilles, Boone fait un peu figure de parrain, ancien flic désormais détective privé, il ne vit que pour et par le surf, crèche plus ou moins dans son vieux van déglingué (en fait non, mais ça on ne le saura que plus tard) et ne bosse que pour subvenir à ses besoins les plus élémentaires. Un pur et dur on vous dit, mais sous la carapace se cache en réalité un homme qui souffre et dont les plaies, certes engourdies, ne sont toujours pas refermées. Evidemment, pour une bande de surfeurs, l’arrivée d’une très grosse houle venue du fin fond du Pacifique devrait être le seul sujet de conversation au line up. Las c’est un autre type de vague qui risque de disloquer la patrouille, celle constituée par une sordide affaire de prostitution infantile levée par le camarade Boone alors qu’il enquêtait sur une simple affaire d’incendie d'entrepôt. De quoi mettre à mal l’entente cordiale qui régnait jusqu’à présent et réveiller de douloureux souvenirs.

Intrigue rondement mené, personnages attachants, La patrouille de l’aube est un roman plutôt plaisant mais qui manque clairement d’ambition, on aurait bien voulu que cette affaire de prostitution infantile soit un levier un peu plus substantiel sur le plan narratif, même si l’on comprend les réticences de l’auteur à sombrer dans le sordide. En l’état il reste essentiellement un ressort  dramatique un peu chargé en pathos ; Winslow joue sur la corde sensible sans aller au fond des choses. Dans un genre similaire, Kem Nun avait réussi avec Surf City à traduire de manière remarquable cette impression de paradis pourri qui n’est pas totalement étrangère au roman de Winslow mais demeure trop sommairement traitée.  Reste l’ambiance, plutôt réussie, ainsi qu’une écriture fluide et nonchalante, qui entraîne parfois le lecteur sur un faux rythme pas déplaisant. Finalement le point le plus intéressant du roman réside dans ses très nombreuses digressions, sur des sujets aussi variés que l’histoire de San Diego, la culture polynésienne ou les relations familiales dans les Samoa ; étonnant et souvent bien vu.  La patrouille de l’aube fait donc office de lecture détente, sans prise de tête, mais sans relief particulier, en tous cas bien loin de la profondeur thématique et de l’ambition de La griffe du chien, chef d’oeuvre du sieur Winslow.

jeudi 25 septembre 2014

Littérature des grands espaces : Le chant des plaines, de Kent Haruf

Premier roman de l’écrivain américain Kent Haruf, dont on a déjà pu apprécier la plume sur ce blog avec Colorado Blues, Le chant des plaines est enfin réédité dans la collection Pavillon, après avoir figuré au catalogue des éditions 10/18, qui semblent, mais peut-être n’est-ce qu’une vague impression, se délester de certains de leurs titres. Voilà une initiative salutaire tant Kent Haruf, auteur rare et discret, mérite d’être apprécié à la mesure de son talent. D’autres ont probablement été saisis d’un sentiment similaire, puisqu’en 2006, Kent Haruf eut l’insigne honneur de recevoir le prix John Dos Passos, qui récompense aux Etats-Unis un auteur dont le talent n’a pas reçu toute l’attention qu’il méritait. On pourrait se gausser de la valeur d’un prix faiblement doté (2000$) et décerné par une obscure université de Virginie, si le palmarès ne contenait pas des noms aussi prestigieux que ceux d’Annie Proulx, Tom Wolfe, Russel Banks, James Welsh, Sherman Alexie ou bien encore Percival Everett. On souhaite bien évidemment à Kent Haruf de connaître une destinée littéraire aussi réussie, mais le moins que l’on puisse dire c’est que pour le moment, l’auteur américain commet un sans-faute.

    Comme tout bon écrivain, forcément hanté par des démons qui reviennent sans cesse à la charge, Kent Haruf semble condamné à explorer sans cesse le quotidien de la petite bourgade de Holt, une cité quelque peu austère, perdue dans les vastes plaines du Colorado, à peine troublée par le rythme paisible des activités agricoles, principales ressources de la région. Kent Haruf nous plonge dans un récit choral, parcours croisé entre plusieurs personnages, Guthrie, professeur d’histoire au lycée de la ville, sa femme, totalement dépressive et au bord de la rupture, ainsi que leurs deux enfants, Ike et Bobby. Leur destinée croisera celle d’une jeune lycéenne à moitié indienne, tombée enceinte à la suite d’une relation avec un garçon plus âgé et chassée du domicile familial par sa mère. Elle finira par trouver refuge, aussi improbable que cela puisse paraître, auprès de deux vieux célibataires endurcis, deux frères exclusivement attachés à leur ferme et à leurs vaches. Concédons qu’à partir d’éléments narratifs aussi faibles, l’intérêt du roman puisse ne pas sauter pas aux yeux immédiatement et pourtant…

Par son rythme paisible et nonchalant, Le chant des plaines prend le temps  de diffuser sa petite musique entêtante, de dresser un portrait tout en nuances de la vie dans une petite ville du Midwest à travers une galerie de personnages attachants et profonds. On grimace, on sourit, un s’indigne,  sans jamais que l’émotion ne dégouline de pathos, Kent Haruf nous livre un roman tout en retenue mais profondément humaniste. Il n’y juge personne, mais se contente de décrire avec justesse la vie simple et ordinaire des habitants de Holt, une vie parfois difficile et semée d’embûches, alternant fulgurances et douce torpeur. Cette chronique sociale douce-amère n’est pas sans rappeler un certain Larry McMurty, le côté loufoque et décalé de Texasville en moins, l’espérance en plus. Car Le chant des plaines est un roman résolument optimiste où pour une fois le happy end se profile de manière logique et libératoire. Rien à voir avec la fin abrupte et violente de Colorado blues, ici les choses s’apaisent calmement et se résolvent avec délicatesse.

vendredi 5 septembre 2014

Féerie chinoise : La magnificence des oiseaux, de Barry Hughart

Longtemps disponible uniquement en grand format chez Denoël/Lune d’encre, La magnificence des oiseaux est désormais (oui bon, depuis l’année dernière) disponible en poche chez Folio SF. Et ce qui ne gâche rien à l’affaire, ses deux suites, La légende de pierre et Huit honorables magiciens, sont également proposées au catalogue.  Seule ombre au tableau, les magnifiques illustrations Lune d’encre n’ont pas été conservées, remplacées par des couvertures à l’esthétique plus cartoon et probablement plus en phase avec un lectorat adolescent ou jeune adulte. Qu’importe le flacon, l’intérêt est de toute façon ailleurs. Ecrivain et scénariste Barry Hughart est un auteur relativement confidentiel, aux Etats-Unis comme en France, la faute sans doute à une carrière littéraire en panne sèche depuis la publication du troisième volet des aventures de maître Li et de son comparse Boeuf numéro dix. La série devait initialement compter sept romans, mais des différends éditoriaux stoppèrent cet élan initié au milieu des années 80. Plusieurs années après ces conflits éditoriaux, Barry Hughart déclara dans une interview qu’il ne donnerait probablement jamais suite aux aventures de ses deux héros, faute de perspectives éditoriales (faibles ventes, difficulté à catégoriser l’oeuvre pour les éditeurs) mais également d’inspiration. Fatigué du manque de soutien de ses éditeurs successifs, mais également probablement déçu par des ventes assez modestes, Barry Hughart ne se remit jamais à la tâche ; avec le recul lui apparut même le sentiment qu’aller au-delà de ces trois livres ne ferait que contribuer à répéter inlassablement le même schéma littéraire. Une décision que l’on peut regretter, mais qui est tout à l’honneur de l’écrivain américain.


    La magnificence des oiseaux met donc en scène deux personnages hauts en couleurs, maître Li Kao, un vieil érudit largement porté sur la boisson (mais toujours maître de ses facultés) et son acolyte Boeuf numéro dix, un jeune homme dont le physique massif et la force brute sont les principales qualités.  Originaire de la petite bourgade de Kou-Fou, spécialisée dans l’élevage des vers à soie, Boeuf numéro dix fait appel aux services de maître Li a la suite de l’empoisonnement de tous les enfants de son village. Sans que personne n’en comprenne les raisons exactes, les enfants ont subitement et presque simultanément sombré dans un comas profond dont aucune médecine ne semble pouvoir les sortir. Il faudra toute la science de maître Li pour comprendre la nature de cet empoisonnement et découvrir le remède capable de les guérir, la mythique Grande Racine de Ginseng. L’occasion pour nos deux compères de mener tambour battant une aventure rocambolesque et riche en péripéties à travers la Chine.


Le roman, mené à un rythme d’enfer du début à la fin, vaut moins pour la qualité de son intrigue initiale, qui paraît au départ assez légère, que pour ses qualités narratives et littéraires. L’ensemble révèle cependant toute sa richesse au fil d’un récit qui se complexifie par ses liens avec la mythologie chinoise. Le travail de création et de composition (ou plutôt de recomposition), sur une Chine imaginaire et partiellement réinventée, est probablement l’apport le plus considérable de Barry Hughart. Evidemment la tradition et la culture chinoises ont très profondément irrigué le travail de l’auteur, qui manipule avec une certaine dextérité un matériel littéraire et culturel d’une rare richesse mais grandement ignoré en Occident. Contes traditionnels et poèmes épiques sont repris de manière brute ou légèrement remaniés, pour être intégrés avec beaucoup d’à-propos à la trame narrative imaginée par Barry Hughart. La lecture de son roman est l’occasion de réaliser à quel point la culture chinoise est méconnue en France ; autant la fantasy historique emprunte volontiers ces dernières années à la mythologie scandinave, celtique ou greco-romaine, voire même japonaise, autant certaines contrées asiatiques restent un vaste champ inexploré. C’est sans doute la raison pour laquelle l’univers créé par Barry Hughart paraît si exotique et rafraîchissant, d’autant plus qu’il est ici mis en valeur par des qualités d’écriture tout à fait remarquables. L’auteur emploie un style extrêmement travaillé pour coller au plus près des tonalités employées dans la littérature chinoise traditionnelle, l'ensemble étant rehaussé par une pointe d’humour qui évoque il faut bien le reconnaître un certain Terry Pratchett, bien que les deux auteurs n’emploient pas l’humour à des fins similaires (contrairement à Pratchett, l’humour n’est jamais chez Hughart une fin en soi)  ; mais le duo maître Li / Boeuf numéro dix n’est pas non plus sans rappeler un autre duo célèbre de la fantasy, à savoir Fafhard et le Souricier Gris de Fritz Leiber. En revanche, la référence de la quatrième de couverture aux célèbres enquêtes du juge Ti est à mon sens un poil abusive, tant Barry Hughart est à mille lieues du souci de réalisme historique qui caractérise les romans de Robert Van Gulik. On navigue ici dans une féerie loufoque et jubilatoire qui charme irrémédiablement le lecteur. Un véritable enchantement, à la fois drôle et léger, mais pas exempt d’une certaine profondeur.

samedi 30 août 2014

Sociologie ou ethnologie ? Dans la peau d'un chef de gang, de Sudhir Venkathesh

Depuis le temps que je le recommande à mes élèves, je me suis dis que je devais le lire, ce pavé. Me voici donc embarquée avec un étudiant en sociologie dans un quartier pauvre de Chicago, à vouloir poser des questions ineptes à des locataires fantômes. Ça aurait pu très vite se conclure, car les gars du gang local ne voient pas d'un bon œil ce fouineur ingénu qui est trop candide pour être honnête... Heureusement, le chef de ce gang se pique de curiosité pour ce type descendu de son université et décide de l'embarquer avec lui pour lui faire découvrir son travail quotidien et lui donner quelques leçons sur la méthodologie de l'enquête sociologique en milieu hostile...
La traduction du titre est trompeur, le titre anglais était plus correct (Gang leader for au day), car jamais, sauf une journée où il a très très vite compris ses limites dans l'exercice, Sudhir Venkatesh n'a été chef de gang. Mais il a accompagné pendant plusieurs années J.T., le chef des Blacks Kings de Lake Park, et en a tiré la matière de ses travaux de sociologue aujourd’hui reconnu internationalement.

Ce récit à la première personne conjugue donc l'histoire de l'étude sociologique de terrain qui a conduit l'auteur à sa thèse de doctorat, mais aussi son mûrissement personnel durant toutes ces années au contact le plus proche des pauvres et des gangsters de ce quartier de Chicago aujourd'hui radicalement transformé. C'est aussi le portrait de J.T. et de quelques habitants de cette cité, où il n'y a pas les anges d'un côté et les démons de l'autre, mais une misère crasse où tout le monde s'en sort plus ou moins bien avec les magouilles et les arrangements, où la seule morale qui tient est celle de surnager dans cette gabegie.
Mais revenons au commencement. Sudhir, étudiant d'origine indienne de la classe moyenne, décide de s'intéresser aux Noirs pauvres de Chicago. Après avoir tenté de les rencontrer avec le succès qu'on sait, Sudhir passe une très, très mauvaise nuit en compagnie de jeunes types nerveux qui détaillent devant lui les sévices qui attendent les latinos qui osent s'aventurer sur leur territoire, son teint légèrement basané ayant entraîné une méprise dangereuse sur son ethnie, et par là même sur ses intentions...
A l'aube enfin, J.T. le sort du pétrin, et commence entre eux une relation qu'il est difficile de qualifier, un mélange de respect amical et d'intérêt des deux côtés, mais qui permet à notre jeune étudiant de circuler tranquillement dans le quartier, et d'écouter les gens qui s'habituent à sa présence plutôt que leur asséner des questionnaires décalés par rapport à leur quotidien. Au fil de ces rencontres, le quartier se dévoile, non sans heurts, sans coups fourrés, sans échecs, sans maladresses parfois dramatiques. Évoluer au cœur des gangs, même protégé, ne vous écarte pas de tous les dangers, parfois physiques, mais surtout moraux. Non que notre jeune sociologue se sente fasciné par J.T. et son mode de vie, ou attiré par le trafic de drogue et ses revenus substantiels. Mais comment faire quand on est témoin d'une agression ou de la planification d'un meurtre ? Comment rester un observateur neutre quand on doit ce statut au chef du gang du quartier étudié ?
Ces questions, Sudhir Venkatesh se les pose, parfois trop tard, quand il est déjà pris dans un engrenage bien délicat, mais heureusement pour lui bien épaulé à l'université de Chicago. et Comme il continue sa vie à l'extérieur, il échappe au pire, et reste spectateur.
Sachant être léger, mettant sa naïveté en avant pour mieux expliquer ses interrogations et nous les faire partager, Sudhir a donné ici un récit haut en couleurs de son observation et de son questionnement, qui rejoint celui de certains ethnologues. J'y ai retrouvé parfois la verve des livres de Nigel Barley, qui relatait les dessous de l'anthropologie, mais avec une gravité qui tient à la misère grave et dure qui l'entoure durant toute son étude.
Aujourd'hui, Sudhir Venkatesh est devenu un spécialiste de l'économie souterraine dans les quartiers pauvres, en Amérique comme en Europe.

lundi 28 juillet 2014

Pulp fictions : Les rois des sables, de George R.R. Martin

L’une des conséquences attendues du succès considérable de Game of Thrones, à la télévision comme en librairie, est la réédition depuis quelques temps  de nombreux livres de George Martin appartenant au domaine de la SF et de la fantasy. L’opportunisme de la démarche n’étonnera personne, et il serait malséant de reprocher aux éditeurs de tirer leur épingle du jeu, surtout en ces temps difficiles pour le secteur de l’édition, mais on se désolera néanmoins de la focalisation du public sur une oeuvre, certes plaisante par certains aspects, mais tout de même bien générique au regard de ce que la littérature a produit depuis vingt ans dans le domaine. Alors les éditeurs ont-ils raclé les fonds de tiroir pour satisfaire les lecteurs en mal de complétude, avides de découvrir l’intégralité de l’oeuvre de George Martin ? Eh bien pas cette fois, car avant de connaître le succès avec le Trône de fer, George Martin a roulé sa bosse et révisé ses gammes, remportant un succès modeste mais solide dans le domaine des littératures de l’imaginaire. Les textes qui composent ce recueil publié chez J’ai lu, enrichi dans cette réédition d’une nouvelle indédite, sont ceux d’un écrivain qui a déjà atteint toute la maturité de son talent et chose plus étonnante lorsque l’on connaît la propension de Martin à tirer à la ligne et à développer ses intrigues sur plusieurs tomes interminables, le bonhomme a un véritable talent pour la forme courte et sait se plier au format très particulier de la nouvelle. Un exercice dans lequel néanmoins, les écrivains anglo-saxons se montrent souvent plus à l’aise que leurs homologues francophones (ceci est juste une constatation, pas une règle absolue, certains écrivains francophones apprécient et excellent dans l’art de la nouvelle).

Les rois des sables se compose donc de sept textes de science-fiction qui se déroulent  dans un univers de space opera que l’on peut tout à fait imaginer commun, même si George Martin n’est pas forcément explicite à ce sujet. Néanmoins, quelques indices le laissent présager, notamment les noms de planètes ou d’étoiles que l’on retrouve dans plusieurs nouvelles. On se plait ainsi à imaginer que chaque texte apporte un nouvel éclairage à cet univers composite, aux races extraterrestres et aux planètes qui le composent. Ce foisonnement, cette diversité exotique, n’est d’ailleurs pas sans donner une touche pulp à cet univers, avec néanmoins une profondeur de champ qui démarque nettement Martin de ses prédécesseurs de l’âge d’or ; on est loin des gentilles aventures d’un Flash Gordon ou d’un John Carter. 

Le recueil commence avec un texte d’une efficacité redoutable. “Par la croix et le dragon” met en scène un puissant chevalier de l’Inquisition, envoyé par son supérieur (une sorte de pape moderne) sur la planète Arion pour mettre fin à une hérésie qui rassemble de plus en plus de fidèles. L’affrontement entre cet inquisiteur et le prélat hérétique est l’occasion pour l’auteur de démontrer toute l’étendue de son talent dans le domaine de la controverse théologique. Un débat qui met rapidement à nue toutes les contradictions sur lesquelles les religions sont fondées et révèle que le mensonge est souvent plus fédérateur que la vérité nue. De quoi ébranler la foi la plus solidement établie. On enchaîne ensuite avec une nouvelle beaucoup plus poétique, “Aprevères”, qui se déroule sur une planète glacée, soumise à des saisons extrêmement longues. Ce texte est une sorte de variation moderne sur le thème de Morgane (oui oui, la fée), qui envoûte le lecteur par son ambiance et sa narration très proche du conte.  “Dans la maison du ver”  est également une nouvelle qui tient par son ambiance extraordinaire, mais cette fois Martin abandonne le registre du conte pour celui de l’horreur. L’histoire se déroule sur une planète au bord de l’extinction, l’étoile autour de laquelle elle gravite est sur le point de mourir et les êtres qui la peuplent se sont enterrés dans les profondeurs du sol. Les hommes sont les plus proches de la surface et vivent dans le souvenir de leur gloire passée, perpétuant des traditions dont ils ont oublié les origines, se complaisant dans des rites cruels et vides de sens, fascinés par leur puissance désormais révolue. Dans les profondeurs, désormais laissées à l’abandon, vivent les Grouns, une autre race plus ou moins humanoïde, que les hommes chassent pour se procurer de la viande. Entre les deux peuples l’incompréhension est totale et ils en oublient qu’une autre menace gronde, bien plus terrifiante et létale. Un texte d’une grande efficacité, qui tient à son ambiance crépusculaire et à son rythme sans aucun temps mort. Divertissant certes, mais loin d’être vain.


“Vifs amis” apparaît comme le texte le plus faible du recueil, une histoire d’amour impossible entre un vieux baroudeur de l’espace et son ancienne petite amie, désormais fusionnée avec une créature de l’espace profond. Avec tout le respect que j’ai pour George Martin, il faut bien avouer que l’idée, pas forcément inintéressante, ne bénéficie pas d’un traitement à la hauteur des enjeux et la sauce ne prend jamais. Sans pour autant crier au génie, on sera un brin moins circonspect concernant “La cité de pierre”, qui met en scène l’équipage d’un vaisseau humain aux prises avec l’administration tatillonne d’une obscure planète gérée par les Dan’Laï, des hommes-renards aussi procéduriers que des fonctionnaires soviétiques. Bloqués sur la planète depuis plusieurs années faute de laisser-passer, les membres de l’équipage finissent par se perdre dans les vapeurs d’une drogue locale surpuissante ou par disparaître dans les méandres de l’étrange cité de pierre, vestiges d’une civilisation aujourd’hui disparue. Une nouvelle intelligemment construite, mais qui laisse quelque peu le lecteur sur sa faim.


    “La dame des étoiles”, est probablement l’un des textes les plus réussis de ce recueil. Sur le “Caillou”, une planète de seconde zone peuplée des pires malandrins de la galaxie (proxénètes, coupe-jarets, dealers et autres raclures de bas étages), une jeune touriste et son compagnon (une sorte de créature enfantine et lunaire) sont détroussés au coin d’une ruelle sombre. Dépouillés de leur argent et de leurs papiers, ils sont condamnés à errer dans les bas fonds du caillou. Hal le poilu, maquereau de son état et as du couteau tombé en disgrâce, recueille les deux victimes, et s’empresse de les mettre sur le trottoir, car sa générosité a des limites et il faut bien survivre. Racailles en tous genres, créatures étranges, violence sociale, le caillou fascine par son authentique décor de polar, qui fleure bon la pègre de l’espace. On croirait la cantina de Mos Esley, en nettement moins accueillant, dans laquelle auraient échoué la belle au bois dormant et son prince charmant, un peu abruti mais gentil ; on se doute que ça va être leur fête et on s’en réjouit. Néanmoins, le texte vaut surtout pour sa chute, désespérante de cynisme mais tellement bien menée qu’on en redemande encore. 

    On termine ce recueil avec un autre morceau de choix, “Les rois des sables”, nouvelle qui met en scène un odieux connard du nom de Simon Kress qui aime collectionner les animaux exotiques et les renouveler le plus souvent possible. Il faut dire que les traitements qu’il leur inflige, des combats sanglants la plupart du temps, conduisent assez régulièrement à leur trépas. Cette fois Simon, dont le portefeuille paraît bien garni, fait l’acquisition d’étranges créatures sociales, les rois des sables. Ces insectes vivent en colonie selon une organisation remarquable, construisent des châteaux pour protéger leur reine et se font la guerre avec méthode, selon des stratégies que n’auraient pas reniées les plus grands généraux de l’histoire. Devenu leur Dieu, Simon n’a qu’une hâte, que ses colonies se développent rapidement pour qu’elles se livrent par la suite à des guerres fratricides, occasions en or pour organiser des paris juteux avec ses amis. Evidemment, Simon ne suit pas exactement les recommandations de son revendeur et se livre à des traitements d’une rare cruauté, ce qui, on l’imagine aisément, lui vaudra quelques déconvenues. Honnêtement, le déroulement de cette nouvelle est parfaitement prévisible, mais la narration est si bien menée et le rythme si bien maîtrisé, qu’on se laisse prendre au jeu. Quoi de plus jubilatoire en effet qu’un pervers pris à son propre jeu.

mardi 1 juillet 2014

SF italienne : L'homme vertical de Davide Longo

A 42 ans, et une carrière littéraire déjà bien remplie, Davide Longo est devenu un auteur incontournable dans le paysage de la littérature italienne ; il faut dire que la parution de L’homme vertical lui a valu en Italie une pluie d’éloges parfois dithyrambiques (notamment de la part d’Alessandro Barrico). En France, l’auteur est plus confidentiel, mais à la lecture de ce roman, on comprend aisément les raisons de cet engouement de l’autre côté des Alpes. On aurait bien vu L’homme vertical figurer au catalogue  Lunes d’encre, tant son exigence littéraire et son ambition paraissent concorder avec la ligne éditoriale de la collection dirigée par Gilles Dumay, mais c’est en littérature générale, chez Stock, que cette traduction est proposée. Dont acte ! On pourrait trouver là une explication à la relative indifférence dont jouit le roman dans le fandom, mais d’autres livres du même calibre ont été publiés dans des collections blanches tout en suscitant l’enthousiasme des amateurs de science-fiction, comme par exemple La route de Cormac McCarthy. On comprend bien que Davide Longo ne dispose pas de l’aura et de la célébrité de l’écrivain américain, mais il est bien dommage qu’il n’aie pas bénéficié des mêmes attentions. La référence au roman de Cormac McCarthy n’est en rien due au hasard puisque L’homme vertical s’inscrit également dans la longue tradition du roman post-apocalyptique, qui depuis les années soixante ne cesse de promettre, non sans raison, un avenir sombre à l’humanité. Pourtant le roman de Davide Longo ne ressemble à rien de connu et se démarque par sa singularité. Evidemment, l’ambiance, par sa violence débridée, rappelle Mad Max et la place que tient la jeunesse n’est pas sans évoquer un certain Quinzinzinzilli, mais les similitudes s’arrêtent là car l’auteur italien, par son talent et son érudition, réussit le tour de force de proposer un regard neuf sur le genre.


Le roman se déroule en Italie, dans un futur proche. Sans que l’auteur ne s'appesantisse démesurément sur le sujet, on devine que le pays a connu une crise d’une gravité jamais atteinte. Les structures étatiques, le tissu socio-économique, tout a volé en éclat pour laisser place à une période d’anarchie de plus en plus sombre, que les autorités sont totalement incapables de juguler. Les frontières avec la France et la Suisse sont verrouillées alors qu’à l’Est elles semblent ne plus exister, le pays est envahi “d’extérieurs”, de bandes plus ou moins organisées qui commencent à piller les commerces et les maisons abandonnées. Les banques gèlent les avoirs puis disparaissent comme le reste de l’économie, la radio et la télévision ne diffusent plus rien d’autre que des programmes enregistrés, plus aucune source d’information ne fonctionne et même l’armée est en déshérence, faute d’instructions venues de l’état-major et d’approvisionnement. Les villes et les villages se dépeuplent progressivement, les routes sont envahies d’hommes, de femmes et d’enfants, mal équipés et mal préparés à leur exil, mais persuadés qu’ils trouveront un moyen de rejoindre la France ou la Suisse. Au fil du temps l’essence et la nourriture se font rares, les bandes plus violentes, les routes principales deviennent dangereuse et l’on peut  se faire détrousser  pour une paire de chaussure ou quelques victuailles. Au milieu de cet enfer, Leonardo, un ancien professeur d’université retiré à la campagne à la suite d’une affaire de moeurs, tente d’échapper à cette barbarie qui s’étend comme un cancer à travers tout le pays. Calme, posé, passionné de littérature et grand lecteur, Leonardo continue de cultiver les vignes qui entourent sa petite maison de campagne, perdue dans les collines du Nord-Ouest de l’Italie. De temps à autre il fait un saut jusqu’au village pour se ravitailler tant bien que mal à la petite épicerie locale et tailler le bout de gras avec les rares habitants restés au village. Jusqu’au jour où son ex-femme vient frapper à sa porte, accompagnée de leur fille et du fils issu d’un second mariage. A charge pour Leonardo de prendre soin des enfants jusqu’à son retour une semaine plus tard. On l’imagine aisément, la femme ne reviendra jamais, probablement interceptée sur la route par une bande de pillards, puis violée, dépouillée et sans doute tuée ; au mieux a-t-elle été faite prisonnière, pour faire office d’esclave sexuel ou de monnaie d’échange auprès de bandes rivales. On ne le sait pas exactement, mais on le devine aisément. Leonardo n’essaiera pas de la retrouver, mais en revanche il a promis d’accompagner les enfants jusqu’à la frontière Suisse, où, grâce à leurs sauf-conduits, ils ont une chance de traverser. Toute la seconde partie du roman est centrée sur le voyage qu’effectueront Leonardo et les enfants, un périple semé d’épreuves douloureuses au milieu d’un pays ravagé par la violence et l’anarchie.
   
    Mal préparé pour survivre dans un environnement aussi hostile, rappelons que Leonardo est un écrivain et un intellectuel au physique peu endurci et à la personnalité douce et tranquille, on peine à imaginer qu’il survivra plus de quelques jours à l’enfer de son périple. Mais comme un phare au milieu de la tempête il subit avec un courage admirable les pires humiliations et les violences les plus atroces ; il se fait dépouiller à de nombreuses reprises, bastonner, torturer, on lui retire toute dignité, mais il résiste moralement et ne perd jamais de vue que sa seule raison d’endurer tout cela est de préserver la vie de sa fille. Cette attitude, il lui faut du courage et de la volonté pour ne pas s’en éloigner, afin de préserver cette once d’humanité et de civilisation au milieu de la barbarie, mais Leonardo en sortira littéralement transformé. En somme, L’homme vertical fait figure de roman post-apocalyptique initiatique. Comme en contrepoint, l’image de la jeunesse (et donc de la société en devenir) évoquée par Davide Longo  est fortement anxiogène, à la limite de la caricature, mais la science-fiction a toujours eu l’habitude d’accentuer le trait pour le rendre plus évident, sans pour autant l’invalider par son aspect outrancier ; heureusement certains personnages (Lucia et Salomon par exemple), viennent atténuer cette vision catastrophiste de la jeunesse, mais on a bien compris que dans cette univers ultra-violent, il n’y a plus de place pour l’enfance, seule compte la survie. Indiscutablement, le roman entre en résonance avec notre époque  socialement destructurée et en perte de repères. Du roman de Longo transpire cette peur du lendemain et de l’avenir, comme s’il exprimait tout haut l’angoisse du déclassement qui traverse la société occidentale, particulièrement en Europe. Cette ambiance de fin de civilisation est néanmoins atténuée par la dernière partie du roman, beaucoup moins sombre et presque porteuse d’espoir, on y sent comme l’héritage d’un certain Candide de Voltaire, à ceci près que les problématiques et les questionnements sur la nature de l’homme et du mal, ne sont ici qu’esquissées. Nul doute que certains lecteurs resteront sur le faim, avides d’explorer ces thématiques philosophiques en profondeur, mais pour Longo une chose est certaines, à la fin c’est l’intelligence et la culture qui l’emportent sur l’instinct animal et la barbarie, même si la figure tutélaire de l’intellectuel a été furieusement malmenée durant 400 pages.

    Sobre, poétique, voire parfois contemplatif, L’homme vertical est également un roman dur et violent qui emprunte aux schémas classiques de la science-fiction post-apocalyptique, tout en lui apportant une certaine fraîcheur.  La force du roman réside également dans ses qualités d’écriture, la plume de Longo, à la fois simple et élégante, apporte une certaine douceur, qui tranche avec la violence du propos et confère au roman sa touche la plus originale.

jeudi 19 juin 2014

Petit manuel du parfait délinquant : American Desperado, de Jon Roberts & Evan Wright

Depuis sa publication fin 2013, American desperado poursuit son petit bonhomme de chemin auprès des libraires et des lecteurs. Certes on a peine à imaginer que cet épais volume réunissant les mémoires de l’un des plus gros barons du trafic de cocaïne aux Etats-Unis figure au palmarès des meilleures ventes d’Amazon, mais le livre bénéficie d’une bonne couverture dans la presse et d’un bouche à oreille très favorable en librairie. Son éditeur, 13ème note, peut sans doute espérer non pas un best seller, mais au moins une opération rentable sur le long terme. Au Etats-Unis, Jon Roberts est depuis quelques années une figure incontournable du banditisme repenti, son succès tient à la fois à son parcours digne d’un Tony Montana (Scarface de Brian de Palma) aussi bien qu’à la montée en puissance de la culture  gansta dans la société américaine depuis les années 90, glorifiée en particulier par le rap, MTV et consort. Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver des référence à Jon Roberts dans certaines chansons de rap, le personnage étant révéré par de nombreux artistes, qu’il a d’ailleurs à de très nombreuses reprises reçus chez lui. Son succès tient également à la diffusion il y a quelques années d’un documentaire,  CocaÏne cowboys, retraçant l’histoire du trafic de cocaïne dans le sud de la Floride, et dans lequel Jon Roberts tient une place prépondérante. Mais ce qui fascine sans doute le plus l’Amérique, c’est la relative impunité dont Jon Roberts bénéficia lors de sa chute, malgré la gravité de ses crimes (en plus du trafic colossal dont il fut le maître d’oeuvre, il fut l’instigateur et parfois le principal artisan de nombreux assassinats), il ne purgea qu’une peine de trois ans de prison, la justice américaine lui permettant de bénéficier d’une remise de peine massive (Roberts risquait près de 200 ans de prison) en échange de sa collaboration. Il faut dire que l’affaire Roberts mettait en cause des personnalités importantes, magistrats, flics ripoux, politiques véreux et même un haut responsable de la CIA, les autorités avaient tout intérêt à étouffer au maximum cette petite bombe.



"La majeure partie du temps que j'ai passée sur cette Terre, je n'ai eu aucun respect pour la vie humaine ; ça été la clé de ma réussite"


    Les présentations étant faites, une question reste en suspens, comment ce petit truand d’origine fort modeste (son père n’était qu’un homme de main de la mafia new yorkaise), réussit-il à devenir le principal collaborateur du cartel de Medellin aux Etats-Unis ? C’est ce parcours édifiant que raconte Jon Roberts au journaliste Evan Wright, qui l’a côtoyé durant plusieurs années pour recueillir ses mémoires. Deux phases apparaissent distinctement, celle de son enfance et de sa jeunesse à New York puis son exil plus ou moins forcé en Floride, où il se constituera une fortune absolument colossale (plus d’une centaine de millions de dollars) grâce à l’intelligence et à l’efficacité de son organisation. 


"Le mal est plus fort que le bien – en cas de doute, choisis le camp du mal"
 


    Né à New York sous le nom de John Riccobono, dans une famille affiliée à la mafia sicilienne, Jon Roberts devint dans les années 80 l’un des plus gros trafiquants de drogue des Etats-Unis et la véritable cheville ouvrière du cartel de Medellin (le plus puissant cartel colombien, spécialisé dans la production et le trafic de cocaïne,  dirigé à l’époque par la famille Ochoa et son lieutenant principal, Pablo Escobar). Durant près d’une décennie, Jon Roberts et son organisation de trafic de drogue, établirent un système de contrebande à partir du sud de la Floride, qui permit littéralement d’inonder les Etats-Unis d’une cocaïne de bonne qualité, à prix défiant toute concurrence ; le cartel de Medellin s’imposa certes par sa violence extrême, mais réussit surtout à éliminer ses concurrents par une stratégie fort simple, proche des techniques commerciales traditionnelles, qui consistait à pratiquer des prix bien en dessous du marché et atteindre à terme une situation de monopole. Avant l’arrivée du cartel, la cocaïne colombienne restait aux Etats-Unis un produit extrêmement confidentiel et surtout très onéreux (la cocaïne resta longtemps la drogue des riches), Jon Roberts permit au cartel de faire transiter frauduleusement des tonnes  de drogue à des prix bien plus avantageux, ce qui assura à l’organisation de régner sans partage sur ce trafic juteux (la cocaïne restant une drogue peu onéreuse à fabriquer). Durant des années, Roberts, grâce à l’ingéniosité de son organisation et de ses collaborateurs, s’enrichit immensément, sans jamais être inquiété par la DEA, le FBI ou bien encore la police locale, de toute façon largement gangrenée par la corruption. A la fin des années 70, le trafic de drogue n’était pas une priorité pour les autorités américaines, aussi bien fédérales que locales, et les moyens étaient de toute façon orientés en direction des Bahamas, dont les îles les plus proches se situaient à peine à deux heures de bateau de Miami. Face à la recrudescence de la violence générée par le trafic de cocaïne, le paisible état de Floride, dont l’économie reposait jusqu’à lors essentiellement sur le tourisme et la production d’agrumes, dut prendre les choses en main, en particulier dans le comté de Miami. Les autorités locales tentèrent d’augmenter rapidement les effectifs de la police métropolitaine, mais les candidats se faisant rares, les critères furent très largement assouplis, trop sans doute car en quelques années la police de Miami fut réputée pour être l’une des plus corrompues des Etats-Unis. L’équation était de toute façon trop inégale, les trafiquants disposant de revenus colossaux pour acheter des policiers et des magistrats peu scrupuleux. L’économie de la Floride fut donc tirée vers le haut par le trafic de drogue, plusieurs dizaines de milliards de dollars, qui permirent à cet état de devenir la plaque tournante du blanchiment d’argent sale. 


"Si on se fonde sur ce que j'ai fait, je suis presque sûr d'être un sociopathe"

Roberts fut l’un des  principaux maîtres d’oeuvre de cette économie parallèle (pas le seul, mais le plus important. L’organisation de Roberts fut accusée d’avoir fait transiter environ 56 tonnes de cocaïne en provenance de Colombie), et s’il n’était pas officiellement le chef de la branche américaine du cartel de Medellin, le rôle étant officiellement tenu par Max Mermelstein, qui fut arrêté et placé sous la protection de la justice comme témoin principal, mais dont on sait qu’il ne fut pas le cerveau du trafic, (il tenait sa place au fait d’être mariée à l’une des nièce Ochoa), il fut très concrètement à l’origine de toute la logistique du trafic. Mickey Munday, un véritable génie de la mécanique, fut le principal collaborateur de Jon Roberts; la logistique reposait en effet sur une infrastructure technique de très grande qualité : communications radio, brouilleurs, voitures, avions et bateaux modifiés ; c’est grâce à ces moyens techniques, parfois très sophistiqués, mais également grâce à leur ingéniosité, que Roberts réussit à tenir en échec les services de police et la DEA. Mais dans le trafic de drogue, la contrebande n’est pas forcément la partie la plus difficile, le blanchiment relève, lui, de tout un art de la dissimulation et de la corruption, car il faut réintroduire des masses colossales de liquidités dans le circuit économique et financier traditionnel, sous peine de se retrouver avec des boites de chaussures pleine de billets enterrées dans son jardin…. ou dans celui du voisin comme l’indique avec une pointe d’humour l’auteur ; immobilier, achat de billets de loterie, boites de nuit, courses de chevaux, ou bien encore accords juteux avec un certain Manuel Noriega, dictateur du Panama…. autant d’expédients nécessaire à la dure vie de trafiquant de cocaïne. C’est d’ailleurs l’inflation inquiétante des dépôts en liquide, très supérieurs aux moyennes des autres états de l’Union, qui incitèrent les autorités fédérales à s’intéresser de près aux banques de Floride, spécialistes ès blanchiment d’argent sale.

 "Il y a plus d'abrutis chez les humains que chez les chiens"


Au-delà de la dimension romanesque du personnage, qui n’est pas sans rappeler effectivement Tony Montana de Scarface, Jon Roberts relève du parfait psychopathe. Très intelligent, déterminé, prêt à toutes les formes de violence, l’homme se caractérise par une absence totale  d’empathie et de remord. La violence est son credo, l’argent est une finalité. Mais curieusement l’homme est avenant, presque attachant tant il est  affable.  on y devine derrière cette carapace d’acier et cette absence de sentiments, quelques failles et parfois même une certaine souffrance, cela n’enlève rien à la gravité de ses actes, mais Jon Roberts est certainement un personnage plus complexe que ne le laisse supposer sa posture de criminel endurci. Derrière le caïd prêt à en découdre à tout moment se cache un homme qui se dit incapable d’aimer, mais qui souhaiterait que son fils ne suive jamais les pas de son père, tout en affirmant qu’il n’éprouve aucun regrets. Paradoxal. Avec plus de 700 pages au compteur, American Desperado n’échappe pas à l’embonpoint et certains passages auraient pu être élagués, mais globalement le livre de Roberts et Wright prend au tripes et saisit de bout en bout le lecteur. On aimerait que ce soit un roman, mais non, tout cela est vrai, confirmé par les notes (directement intégrées au fil de l’entretien, ce qui demeure une excellente idée) du journaliste. L’image des Etats-Unis qui émerge de ce récit n’est pas à la gloire de ce pays, d’ailleurs Wright raconte dès le préambule du livre une anecdote tout à fait édifiante. A l’occasion d’un match de basket, le speaker remarque le “Cocaïne Cowboy” dans le public, les caméras se braquent sur l’ancien trafiquant, ce jour là accompagné de son fils, Roberts est alors ovationné par le public et mitraillé par des spectateurs dont on se demande ce qu’ils peuvent bien admirer.  Au lecteur de s’interroger,  Roberts fascine-t-il l’Amérique par son statut de repenti (officiellement) ou  par celui d’ex gloire du banditisme ? Comme si l’homme n’était finalement qu’un personnage de fiction dont les crimes n’avaient aucune assise réelle. A moins qu’aux Etats-Unis, les milliards générés par le trafic de drogue ne soient considérés comme une certaine forme de réussite sociale.  Cet incident n’est pas sans interpeller le principal intéressé qui nous livre cette réflexion d’un cynisme consommé  :


« À l’époque où je suis né, l’Amérique était un pays propre où quelqu’un dans mon genre n’aurait pas été applaudi. C’est comme la musique que mon fils écoute, de la merde gangsta pondue par des mecs qui ne savent même pas s’exprimer correctement. Si c’est ce que les gens apprécient de nos jours, pas étonnant qu’ils m’applaudissent. »

lundi 2 juin 2014

Légende californienne : Le dernier des damnés, de Gerald Locklin

Ces dernières années, deux éditeurs m’ont séduit par leur ligne éditoriale et par la qualité de leur catalogue, il s’agit de Gallmeister, dont j’ai déjà chroniqué une bonne demi-douzaine de romans, ainsi que 13e Note. Si le premier semble plutôt bien se porter, ce n’est pas le cas de 13e Note, dont les activités sont désormais suspendues jusqu’à ce que l’éditeur trouve une meilleure assise financière, autant dire que l’on craint le pire malgré la mobilisation des libraires et des lecteurs car la situation du secteur de l’édition n’est pas franchement rassurante. Evidemment, sur ma pile à lire figurent quelques romans édités par 13e Note, dont je n’avais jusqu’à présent pas pris la peine de parler. Autant dire que ce petit électrochoc m’a remis dans le droit chemin, et pour tout dire, j’avoue avoir un peu d’amertume en écrivant ces mots car il est décourageant de constater que la qualité, l’intégrité et le professionnalisme ne paient pas toujours. Ce couperet est profondément injuste au vu du travail effectué depuis 2008 (date de sa création) par 13e Note. Miser sur la littérature étrangère underground, même si le terme est un peu réducteur, avec des auteurs pour une grande part confidentiels et des textes pas toujours faciles d’accès (et parfois même inédits dans leur pays d’origine), était un pari risqué et courageux et l’on espère vivement que la mobilisation en faveur de l’éditeur portera ses fruits.


    La publication du Dernier des damnés de Gerald Locklin chez 13e Note n’a rien d’étonnant, l’auteur américain est une figure majeure de la littérature californienne, mais un illustre inconnu en France, faute d’y avoir été traduit et publié. Le bonhomme a pourtant des références conséquentes et ses liens avec Bukowski, aussi bien littéraires qu’amicaux, auraient pu lui assurer une certaine notoriété dans notre pays, mais il faut croire que sa littérature  était impubliable ou tout du moins financièrement trop incertaine pour convaincre les éditeurs français, jusqu’à ce que 13e Note franchisse le pas avec ce livre constitué d’un échantillon plutôt représentatif de textes de Locklin publiés depuis les années 70. On y retrouve des nouvelles, ainsi qu’un florilège de textes évoquant son amitié avec Bukowski. Evidemment, à vu de nez on se doute bien qu’il n’y a pas là de quoi faire un best seller.  L’éditeur aurait également pu émailler l’ouvrage de poèmes de Locklin, mais il faut croire que l’équation était déjà commercialement suffisamment suicidaire (il est entendu que le terme est ici employé de manière élogieuse) pour ne pas insister trop lourdement ; si littérairement cet ouvrage est indiscutablement bien pensé et franchement enthousiasmant, on comprend aisément que le menu soit difficile à vendre auprès du grand public, surtout en France où la nouvelle n’est pas un genre très populaire. Poète, pilier de comptoir durant sa jeunesse, écrivain emblématique de la côte ouest, Gerald Locklin est l’auteur de plus d’une centaine d’ouvrages qui s’inscrivent dans la droite lignée des grands écrivains américains. Evidemment on pense à Bukowski, mais également à Hemingway ou Fante, l’héritage est évident mais rarement pesant car l’écrivain californien a forgé son propre style, faussement léger, et son propre univers littéraire, avec des textes semi-autobiographiques teintés d’humour noir et d’ironie savamment distillée, dans lesquels intervient très souvent son alter-ego “The toad”. Le présent ouvrage permet d’avoir un aperçu de l’évolution de son style et de ses thématiques grâce à un choix de textes judicieux, présentés de manière chronologique. 

Au premier abord, l’oeuvre de Locklin pourrait être abusivement confondue avec celle d’un poivrot au bout du rouleau, dont le seul mérite serait de mettre en scène sa misérable existence dans un style relâché, ponctué d’argot et mâtiné de philosophie de comptoir. Mais Locklin est un peu plus qu’un clown triste, il est un fin observateur de la nature humaine et de son temps. Son utilisation du burlesque est suffisamment originale pour provoquer à l’occasion une sorte de vertige, que l’on ne retrouve que rarement chez ses contemporains et qui lorgne presque du côté du fantastique. Cette approche très caractéristique est parfaitement illustrée par la nouvelle intitulée “La chemise” dans laquelle un petit assureur terne se prend de passion pour une chemise hippie dont lui a fait don un auto-stoppeur, au point de rompre avec tous les codes et toutes les conventions sociales auxquels il s’était jusqu’à présent conformé. L’hypocrisie de la société vole ici en éclat sous les coups de boutoir d’un humour qui épingle les petites travers du quotidien, jusqu’à confiner parfois à l’absurde, et que l’on retrouvera dans les textes suivants consacrés à Jimmy Abbey, son alter-ego littéraire.  Au fil des nouvelles, la dimension autobiographique du récit se révèle de plus en plus prégnante, on y découvre de fait  un parcours personnel un peu trop proche de la rédemption (dans son acception américaine) à mon goût mais salutaire car nettement moins autodestructeur ; Locklin s’y fait plus sage et le pilier de comptoir désabusé laisse la place à un homme plus mature, sobre et adepte du sport en salle. Évolution logique, la fiction laisse la place dans la dernière partie de l’ouvrage au récit personnel, dans une succession de textes où Locklin évoque son amitié avec Bukowski et livre ainsi des passages éclairants concernant la personnalité et le parcours du grand Buk.
Il n’en fallait pas tant pour me convaincre du bien fondé de cette édition, souhaitons que cet ouvrage ne demeure pas un coup d’essai et que Locklin soit à l’avenir davantage traduit.

dimanche 1 juin 2014

Les éditions 13ème note sur le point de mettre la clé sous la porte




Faute d'avoir trouvé son lectorat, en dépit d'un catalogue franchement enthousiasmant, les éditions 13ème note sont en grande difficulté et s'apprêtent à mettre la clé sous la porte d'ici la fin de l'année. Son fondateur, Eric Vieljeux, avait tout misé sur la littérature américaine underground, dans la droite lignée de Fante, Bukowski, Kerouac ou bien encore Selby, mais il faut croire que le pari, audacieux il est vrai, n'aura pas convaincu les lecteurs français malgré le soutien de très nombreux libraires (l'éditeur avait une très bonne visibilité, notamment dans les librairies indépendantes). 


Reste que depuis sa fondation en 2008, l'éditeur est riche d'un catalogue d'un peu plus de 70 oeuvres originales, souvent inédites en français, que je ne saurais trop vous conseiller d'explorer rapidement ; l'éditeur assure que pour le moment son catalogue reste disponible, notamment grâce à un accord de distribution avec Flammarion, mais on ne saurait trop être prudent. Bref, si vous aimez la littérature de la marge, celle qui vient des tripes et qui vous retourne comme une crêpe, vous savez ce qu'il vous reste à faire.