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mardi 25 juin 2013

Manga nostalgique : Quartier lointain, de Jiro Taniguchi

Évoquer sur ce blog l’une des oeuvres les plus connues de Jiro Taniguchi apparaît certainement comme une facilité, mais une facilité que je m’autorise pour une raison finalement assez simple, c’est le premier manga grâce auquel j’ai découvert que la bande dessinée japonaise avait autre chose à raconter que des histoires de robots et d’enfants dotés de pouvoirs surhumains. Certes, j’avais auparavant lu Akira ou bien encore Mother Sarah, mais leurs thématiques restaient assez conventionnelles dans le paysage du manga, même si le ton était résolument différent. Quartier lointain a été pour moi une véritable révélation, enfin le manga devenait adulte et brassait des thématiques plus matures. Évidemment, cette réflexion était surtout révélatrice de mon manque de connaissances de l’univers du manga, dont la profusion et la richesse sont amorties par le filtre des frontières ; malgré l’abondance, une partie infime de ce qui est publié au Japon arrive en France. A tort ou à raison, Jiro Taniguchi m’est toujours apparu comme un mangaka singulier, voire isolé, un artiste qui prend le temps de créer et de penser, loin du rythme effréné de la production actuelle, et après avoir exploré une bonne partie de sa production traduite, j’avoue n’avoir quasiment jamais été déçu. Quant à Quartier lointain c’est un peu ma madeleine de Proust en matière de manga, un livre que je relis régulièrement avec toujours autant de plaisir. Et puis sait-on jamais, il y a encore peut-être des internautes qui ne connaissent pas Taniguchi, auquel cas je les envie de découvrir un auteur si rare et si précieux.

Quartier lointain est une oeuvre que l’on peut rattacher à la seconde phase de production de Jiro Taniguchi, la plus personnelle et la plus intéressante sur le plan thématique, elle  fait d’ailleurs écho à une autre oeuvre maîtresse de Jiro Taniguchi, Le journal de mon père. On y sent poindre des éléments autobiographiques bien plus prégnants et l’influence européenne atteint ici son paroxysme, à la fois dans le dessin et dans la narration. Hiroshi Nakahara, quadragénaire fatigué et légèrement dépressif, prend le train qui le ramène d’Osaka à Tokyo. Sur le trajet il découvre qu’en réalité ce train le conduit tout droit vers la ville de Kurayoshi, dans la préfecture de Tottori (région dans laquelle Taniguchi a grandi et qui était déjà le décor du Journal de mon père), une petite ville tranquille et sans histoire dans laquelle il a vécu toute son enfance. Durant le trajet, le paysage évoque des souvenirs qui resurgissent des profondeurs de sa mémoire et se mêlent au présent. Hiroshi profite néanmoins de ce petit contretemps pour faire un pèlerinage sur les lieux de son enfance et sur la tombe de sa mère, décédée quelques années auparavant. Sans que l’on en connaisse les raisons, Hiroshi est en réalité propulsé vers le passé  et se retrouve incarné dans son propre corps, à l’âge de 14 ans (Il s’agit du seul élément fantastique du livre et il fait fonction de procédé narratif avant tout). Dépositaire de l’intégralité de sa mémoire d’adulte, de ses compétences et de sa connaissance des événements futurs, Hiroshi, après une phase d’incrédulité assez brève, réalise qu’il a désormais une prise sur son destin, mais aussi et surtout sur celui de sa famille. Sans qu’il en connaisse ni les raisons ni les motivations, dans quelques mois, son père quittera le foyer familiale et abandonnera, sans un mot, femme et enfants pour ne plus jamais réapparaître. Du haut de ses 14 ans, mais fort de toute l’expérience d’un homme de 48 ans, Hiroshi va donc tenter de comprendre pour quelles raisons son père, un homme en apparence heureux et fier de sa famille, s’apprête à prendre une décision aussi douloureuse. Hiroshi peut-il modifier l’avenir, doit-il le faire, quelles pourraient en être les conséquences sur sa vie future ? En d’autres termes, influencer le cours des événements fera-t-il peser une menace sur sa propre famille trente ans plus tard. Tels sont les questionnements qui le traversent alors que le cours du temps semble avoir déjà dévié.

Empreint d’une grande nostalgie, Quartier lointain est une oeuvre puissante et chargée en émotion, qui évoque avec intelligence et finesse des thématiques rarement abordées dans la bande dessinée. On pourrait croire l’oeuvre définitivement tournée vers le passé, mais elle est puissamment ancrée dans le présent, dans les réflexions qui émergent chez Hiroshi adulte, en résonance avec son propre passé. Dans sa volonté inconsciente de reproduire sa propre histoire, dans son incapacité initiale à donner du sens à sa vie de famille et à saisir un bonheur qui lui tend les bras, Hiroshi présente tous les symptômes de l’homme malade de son passé, un passé occulté, sur lequel il a posé une chape plomb en apparence hermétique. D’une lenteur savamment orchestrée, Quartier lointain prend le temps de saisir toute la poésie de ces instants magiques et porte sur le passé un regard certes nostalgique, voire mélancolique, mais rempli d’amour et de compréhension.

dimanche 2 juin 2013

Western culte : Lonesome Dove, de Larry McMurtry

Le western, en tant que genre littéraire ou cinématographique, a-t-il encore quelque chose à nous dire ? Au vu de son succès florissant au cours de ces trente dernières années (notez le ton ironique), aussi bien dans les salles obscures que sur les étals des libraires, on est en droit d’en douter ; comme si le genre était définitivement épuisé, lessivé par la surexploitation dont il fut l’objet jusque dans les années soixante. S’il fallait dresser une liste des romans incontournables on serait d’ailleurs bien en peine de le faire, mais il demeure néanmoins une certitude Lonesome Dove en ferait indiscutablement partie. J’avais déjà évoqué Larry McMurtry, auteur de deux excellents romans, La dernière séance et Texasville, mais Lonesome Dove constitue la pièce maîtresse de la carrière littéraire de l’auteur américain, un roman pour lequel il reçut le prix Pulitzer, excusez du peu.
La genèse du roman date du début des années soixante-dix alors que Larry McMurtry finalise le scénario d’un film, The streets of Laredo, dont la réalisation doit être confiée à Peter Bogdanovich alors très en vue à Hollywood. James Stewart et John Wayne sont pressentis pour interpréter les rôles principaux jusqu’à ce que les deux acteurs fassent machine arrière, mettant un terme au projet. Dix ans plus tard, Larry McMurtry redonne vie à ses personnages sous la forme d’un roman, suivi quelques années plus tard de trois suites. Pour l’anecdote, le succès littéraire  de Lonesome Dove fut tellement important, que l’idée d’une adaptation cinématographique refit surface, avec aux commandes John Huston et John Milius, mais l’auteur décida finalement de décliner, probablement pour des raisons de narration et de budget, les aventures d’Augustus McRae et Woodraw Call sous forme de mini série pour la télévision. Du côté des éditeurs français, Lonesome Dove fit l’objet d’une première tentative de publication chez First au début des années 90, un succès d’estime qui ne donna pas suite à de nouvelles traductions. Il faudra pour cela attendre que les éditions Gallmeister reprennent Larry McMurtry sous leur aile et se décident à faire traduire d’autres romans de l’écrivain texan pour que Lonesome Dove ressorte des cartons vingt ans plus tard.


L’histoire se déroule évidemment dans le grand Ouest américain, à l’époque de la République du Texas, c’est à dire quelques décennies avant que cet état ne soit annexé par les Etats-Unis (1845). Augustus McRae et Woodraw Call sont deux anciens rangers. Durant plusieurs années ils ont surveillé la frontière avec le Mexique et protégé les colons des populations indiennes hostiles (Apaches et Comanches essentiellement) et des bandes de desperados. Une fois la frontière sécurisée durablement, ils se sont recyclés dans l’élevage de chevaux, plus ou moins en dilettante, pratiquant lorsque les nécessités l’imposaient des expéditions de l’autre côté du Rio Grande, histoire de récupérer au nez et à la barbe des Mexicains quelques dizaines de têtes de bétail. La vie est plutôt tranquille en réalité du côté de Lonesome dove, une bourgade pourvue d’une unique rue, écrasée par la chaleur du soleil texan et rythmée par quelques habitudes bien rodées ; habitudes qui consistent surtout pour Gus à faire la sieste à l’ombre, à siroter du whisky en regardant le soleil se coucher;  à jouer aux cartes au saloon et accessoirement à rendre visite à la très jolie Lorena, l’unique prostituée du patelin. En réalité si la Hat Creek Company réussit tant bien que mal à gagner de l’argent, c’est surtout le fait de Woodraw Call, infatigable travailleur et  toujours à pied d’oeuvre. L’oisiveté calculée de Gus est d’ailleurs pour Call un motif de contrariété de tous les instants et la source de nombreuses disputes, mais les deux hommes ont vécu tellement longtemps ensemble que mettre fin à leur association paraît impensable. Pourtant les deux hommes ont un caractère diamétralement opposé, Call est un taiseux qui cherche souvent la solitude alors que Gus est un bavard invétéré, un philosophe en puissance (hédoniste évidemment) qui aime les joutes verbales et les discussions acharnées, quitte à mener la conversation seul lorsque Call, excédé, finit par se murer dans un silence distant. Autour de ce couple improbable mais diablement attachant, évoluent des personnages secondaires formidablement campés : Deets, ancien ranger, employé émérite, éclaireur de talent et excellent pisteur, Pea Eye, ancien ranger également et célibataire endurci, le jeune Newt, fils illégitime de Call ignorant tout de son père, Bolivar le cuisinier mexicain dont les talents culinaires se limitent au ragoût de haricots agrémenté de serpent à sonnette, Dish l’excellent cow boy amoureux fou de Lorena....
La vie aurait pu suivre son cours sur ce rythme jusqu’à la fin des temps si l’arrivée quelque peu précipitée de Jake Spoon n’avait chamboulé ces habitudes immuables. Jake, l’ancien ranger, Jake l’ami de toujours, Jake le dandy, Jake le joueur de cartes invétéré, mauvais tireur mais séducteur infatigable. Jake, donc, est recherché par le shériff d’un petit patelin de l’Arkensas pour avoir tué accidentellement un dentiste lors d’une fusillade ponctuant une mauvaise partie de poker. C’est à Lonesome Dove qu’il espère trouver refuge, la réputation de Call et de Gus lui assurant une certaine sécurité, mais sur un coup de tête il propose à ses anciens camarade de réunir un troupeau et de rejoindre le Montana, encore territoire vierge, pour y faire fortune. Contre toute attente Call et Gus acceptent, réunissent rapidement un troupeau de bêtes volées au Mexique et recrutent une bonne équipe de cow boys. Débute alors un long voyage vers le nord, ponctué d'embûches, de fusillades, de traîtrises et de rencontres imprévues.
Superbement écrit, Lonesome Dove est un roman extrêmement bien maîtrisé dans sa narration, mais qui repose avant tout sur la complexité des personnages et de leurs relations. Tantôt bavard, tantôt contemplatif mais sans vrai temps mort, le roman est à des années lumières des clichés habituels du western, on y découvre une vie certes rude et parfois cruelle où la mort peut frapper avec une rare violence, mais on est loin de l’imagerie traditionnelle telle que peut la véhiculer par exemple un certain John Wayne. Si les chevaux ont une importance capitale dans la vie des cow boys, tous ne sont pas des as de la gâchette, on y découvre même un jeune shérif  plus habitué à ramasser les poivrots locaux après la fermeture du saloon qu’à manier le six coups. Aucune exaltation pseudo libertaire, aucune mythologie triomphaliste (notamment vis à vis des Indiens), aucune fascination pour la violence et les armes à feu dans Lonesome Dove,  mais ce qui étonne c’est l’absence de machisme et le rôle central des femmes dans ce roman, des femmes dotées de caractères bien trempés, à la fois belles, fragiles et fortes. Mais tout ceci ne serait rien sans ce couple fabuleux représenté par Woodraw Call et Augustus McRae, un tandem improbable, complexe et incroyablement attachant, faut-il voir dans leur relation des éléments résiduels d’une homosexualité latente, peu probable, mais si l’on garde en tête que quelques années plus tard Larry McMurtry co-signera le scénario de Brokeback Mountain, on ne peut qu’être intrigué par ces résonances; gardons tout de même à l’esprit que le film est avant tout inspiré d’une nouvelle d’Annie Proulx.

lundi 13 mai 2013

Balade japonaise (part II) : Manabé Shima, de Florent Chavouet

"Le Japon est tellement une île qu'il est un archipel"


Après l’excellent Tokyo Sanpo, carnet de croquis issu de son séjour de six mois au Japon, Florent Chavouet récidive selon un principe identique avec Manabé Shima. Cette fois le jeune dessinateur français a quitté le bruit et la fureur de Tokyo et de ses trente millions d’habitants pour la petite île de Manabé, un bout de terre minuscule situé dans la mer intérieure (au large d’Osaka). Un îlot peuplé d’un peu plus d’une centaine d’habitants et d’une palanquée de bêtes en tous genres (serpents, crabes, chats, poissons fugu, insectes divers et variés....). Bien décidé à passer les deux mois d’été sur l’île, Florent Chavouet loue une petite chambre dans le seul hôtel du coin, fermé l’hiver et à peine sur le point de redémarrer la haute saison touristique ; un bien grand mot puisque l’essentiel des touristes fréquente surtout l’ïle voisine de Shiraishi, dont les infrastructures sont nettement plus développées et en mesure de répondre aux attentes des touristes pressés et avides d’activités nautiques (et plus si affinités).  Manabé c’est un peu l’antithèse du dynamisme outrancier tokyoïte, un territoire au ralenti qui se laisse doucement porter par le rythme des saisons et le mouvement lancinant du ressac. N’y résident que des pêcheurs, des retraités (pêcheurs à la retraite faut-il préciser) et quelques hurluberlus fatigués par la vie moderne à la japonaise. Au milieu de ce petit monde foncièrement sympathique, Florent Chavouet semble à son aise, sa maîtrise du japonais reste très limitée, mais le bonhomme communique avant tout par le dessin et dispose d’une aptitude remarquable pour mettre les habitants dans sa poche.

    Ce qui fascine chez l’auteur c’est son talent inné pour l’observation, sa capacité à donner du sens à chacun de ses dessins à travers les détails. Lancé sur ce faux rythme qui fait toute la force de ses albums, Chavouet semble partir dans toutes les directions, dessinant au gré de ses pérégrinations et de ses découvertes, s’arrêtant sur de petits détails insignifiants au premier abord, mais lourds de sens lorsqu’on prend la peine de suivre la démarche du dessinateur. C’est d’ailleurs cet aspect composite, cette accumulation de détails, d’anecdotes et de portraits, qui fait toute la saveur de ses albums et permet, une fois la dernière page tournée, d’appréhender avec une grande proximité et beaucoup de tendresse les lieux qu’il nous décrit. 

    Un peu comme l’était Tokyo Sanpo, Manabé Shima est un éloge de la curiosité doublé d’une étude en profondeur de la société japonaise, mais abordée par la bande avec force détails. C’est d’autant plus vrai que cette fois Chavouet s’éloigne du Japon moderne pour aborder une autre facette de cet étonnant pays, peut-être plus exotiques encore que ne l’était Tokyo tant elle correspond mal aux stéréotypes véhiculés habituellement sur le Japon. S’il fallait résumer le projet de Florent Chavouet ce serait celui de faire de la banalité des autres quelque chose de résolument exotique et fascinant. C’est probablement cette approche qui constitue l’élément de réussite de chacun de ses carnets car il faut bien avouer que ce sont ces différences qui nous attirent le plus lorsque nous observons nos voisins de l’étranger.

lundi 29 avril 2013

Polar vertigineux : The City & The City, de China Miéville

Il était jusqu’à présent de bon ton d’affirmer que China Miéville faisait figure de jeune prodige de la fantasy anglo-saxonne (ou de la weird fiction comme il se plait à la nommer), celui dont tout le monde causait dans les milieux autorisés et dans lequel les éditeurs plaçaient leurs plus fervents espoirs. Force est de constater que depuis la publication de Perdido Street Station, China Miéville a largement confirmé les attentes des uns et des autres, au point que l’écrivain britannique fait désormais figure de poids lourd du genre. Son parcours littéraire est exempt de fausse note et il aurait pu explorer à loisir l’univers baroque et crasseux de Bas Lag, dont il est le créateur un peu torturé, mais Miéville a pour The city & The city choisi de surprendre ses lecteurs et de s’échapper du carcan dans lequel on l’avait rapidement enfermé.


    Le roman se présente en effet comme un polar et l’univers dans lequel se déroule l’intrigue a tout du notre : même géographie, même histoire, même technologie... à ceci près que la ville décrite par China Miéville est purement imaginaire. On ne saurait d’ailleurs trop où la placer sur une carte du monde, quelque part en Europe continentale probablement, mais peu importe car ses spécificités résident ailleurs, dans sa gémellité contrariée puisqu’il s’agit en réalité de deux villes qui partagent le même territoire : Beszel et Ul Qoma. Le lecteur un peu pressé aura tôt fait d’établir un parallèle avec Berlin à l’époque de la guerre froide, ou bien encore avec Jerusalem, mais l’affaire est nettement plus complexe car les deux villes se superposent selon un maillage complexe établi depuis des siècles, un découpage administratif et politique ahurissant, quasi labyrinthique voire kafkaïen, qui donne lieu à des situations ubuesques en raison d’une frontière à géométrie variable. Ainsi certains quartiers sont situés à la fois à Ul-Qoma et à Beszel, les deux villes se partagent des immeubles, des rues, voire des trottoirs, ainsi les habitants de chaque ville peuvent emprunter une même artère mais chacun prendra bien soin de marcher du bon côté de la rue. Plus étonnant, les deux villes peuvent se partager un même trottoir ou une même route, les passants feront simplement semblant de ne pas voir les habitants de l’autre ville car tout contact entre eux est totalement proscrit, un simple regard, un pas du mauvais côté et la Rupture est invoquée, une police secrète implacable, transnationale et omnipotente qui intervient dans les plus brefs délais pour mettre au pas les contrevenants.


    Au milieu de ce casse-tête politico-administratif, l’inspecteur Borlù de la police criminelle de Beszel est chargé d’enquêter sur le meurtre d’une jeune étudiante américaine retrouvée éventrée dans une ruelle sordide de la ville. Seul problème, la jeune femme habitait et travaillait sur un site archéologique situé à Ul-Qoma, par ailleurs un faisceau d’indices laisse supposer que le meurtre a été commis dans la cité jumelle avant que le corps ne soit finalement transporté et abandonné à Beszel. L’affaire semble entendue pour l’inspecteur Borlù, qui monte un dossier complet à destination de la Rupture, qui devrait en toute logique reprendre à son compte l’enquête. Hélas pour ce policier aguerri, la commission refuse d’accéder à sa requête. Borlù devra donc enquêter à Ul-Qoma, avec l’aide d’un inspecteur du cru, et se sortir de cet imbroglio juridique et politique par ses seuls moyens.

    Dans un registre singulièrement différent de ce qu’il avait produit jusqu’à présent, mais toujours fidèle aux qualités qui ont fait son succès (qualités d’écriture, ambiance formidable), China Miéville nous offre un polar certes conventionnel au premier abord (un simple meurtre, pas de quoi déplacer les foules), mais dont le traitement est d’une rare originalité. Les implications sociétales et politiques de son univers son proprement renversantes, d’autant plus que l’auteur nous en révèle l’ampleur par petites touches successives, sans didactisme et avec la lenteur qui sied à ce genre d’entreprise. Le lecteur pourra certes trouver la mise en place de l’intrigue et de l’univers un peu longue, mais The City and The City est un roman qui mérite qu’on lui accorde un peu de ténacité. Progressivement, finement,  Miéville lève le voile sur la véritable nature de ces villes jumelles et au lecteur de se construire sa propre carte mentale, d’imaginer les perspectives vertigineuses d’une telle situation et de comprendre la complexité du sujet. Oui, disons le clairement The City and The City  est un roman d’une rare intelligence et d’une élégance folle. Il fallait oser une telle construction dans l’intrigue et Mièville s’en tire avec brio.

vendredi 29 mars 2013

Chronique féroce : Journal d'une femme de chambre, d'Octave Mirbeau

Affiche du film de Bunuel, avec Jeanne Moreau
Sorti des placards grâce à Ebooks libres et gratuits, voici Octave Mirbeau et sa plume acérée dans une critique décapante de la société de la fin du 19e siècle, vue par le petit bout de la lorgnette, mais au coeur des bonnes maisons.
Célestine est femme de chambre mutine et délurée. Elle vient prendre une place en province dans une maison austère tenue d'une main de fer et avec pingrerie par sa nouvelle maitresse. Elle s'ennuie des places parisiennes qu'elle a sottement délaissées les unes après les autres par espièglerie ou caprice, et se confie à son journal, sur le ton de la nostalgie grivoise.
Car il n'y a guère de place où Monsieur ne cherche pas à la trousser, et où la gourgandine ne joue pas de son charme ! Quand ce n'est pas Madame qui la pousse dans les bras d'un fils trop dissippé dans une vaine tentative de lui offrir à la maison ce qu'il va chercher chaque nuit dans des lieux mal famés...
Jeunes amoureux phtisiques, vieux fétichistes, bourgeois hypocrites, folles maitresses dépensières, radines invétérées, colonel sous la coupe de sa bonne, veuve impitoyable... La bourgeoisie en prend un vilain coup, sans détour et sans fioriture !
Mais n'allez pas croire que l'office soit plus vertueux. Il s'en faut de loin. Célestine n'est pas une oie blanche qu'on mène à l'abattoir, et ses collègues, hommes et femmes, savent tirer leur épingle du jeu, gratter sur l'argent des commissions, piquer dans les tiroirs, flâner dans les meilleures places, trousser encore et toujours la soubrette mignonne. 
La grande différence toutefois, entre l'office et le salon, c'est la précarité de ces hommes et surtout de ces femmes qui vont de place en place au gré des aléas de la vie de leur maitres, doivent se soumettre à bien des caprices, pas seulement sexuels, doivent renoncer à leur propre vie pour rendre celle des autres plus agréable, parfois au détriment de leur santé et même de leur vie !

Il m'est revenu des échos de "la couleur des sentiments" dans ce vieux livre, et des nouvelles de Maupassant, un peu de "La règle du jeu" et de "Gosford Park". Toutes ces oeuvres racontent la même chose, le grand écart entre luxe et misère, les abus sexuels, les mesquineries des uns, la filouterie des autres, et surtout cette intimité dévoilée à de parfaits inconnus, que les employeurs refusent de considérer comme des égaux d'une quelconque manière. Autour de cela, pour que l'illusion tienne, des rituels, des convenances très précises sont à l'oeuvre. Dès que celles-ci sont seulement un peu chahutées, c'est la porte, irrémédiablement. Notre Célestine en fait les frais plus d'une fois, bien trop libre dans sa servitude.
Plutôt que de disséquer un cas, Octave Mirbeau, à travers les multiples expériences de Célestine, nous offre un panorama d'une bonne quantité de maisons bourgeoises  et finit par un retournement de situation qui serait cocasse s'il n'était pas si cruel. Car quand la femme de chambre devient maitresse à son tour, pauvre bonne !

C'est un roman qui a dû apporter son lot de scandale, à appeler un chat un chat et à mettre ainsi la bourgeoisie sur la sellette. Aujourd'hui, dans un style simple et dépouillé, il nous apporte un témoignage sur la vie de l'époque, une étude sociale sanglante, sans temps mort, avec un humour noir absolument décapant.

Balade japonaise : Tokyo Sanpo, de Florent Chavouet

"Il paraît que Tokyo est la plus belle des villes moches du monde. Plus qu'un guide, voici un livre d'aventures au cœur des quartiers de Tokyo. Pendant ces six mois passés à tenter de comprendre un peu ce qui m'entourait, je suis resté malgré tout un touriste. Avec cette impression persistante d'essayer de rattraper tout ce que je ne sais pas et cette manie de coller des étiquettes de fruits partout, parce que je ne comprends pas ce qui est écrit dessus. A mon retour en France, on m'a demandé si c'était bien, la Chine. Ce à quoi j'ai répondu que les Japonais, en tout cas, y étaient très accueillants."

Florent Chavouet

Pour la génération des trentenaires, dont je fais partie, le Japon est une destination mythique, c’est le pays de l’animation à 12 images par seconde, des mangas à rallonge, des samouraïs et des Ninjas, mais aussi et surtout le Japon est le pays des jeux vidéo. Depuis quelques années, la puissance culturelle du Japon est pourtant sur la pente descendante, le secteur vidéoludique souffre de la concurrence des gros éditeurs occidentaux, qui ont su aborder le virage de la HD avec nettement plus de maîtrise technique, et il n’y a guère qu’en France que le secteur du manga et de l’animation japonaise soit aussi florissant (en dehors des frontière de l’archipel s’entend). Tout ceci fait écho aux difficultés économiques du Japon, qui peine à se relever de la crise et subit de plein fouet de dynamisme de la Chine et de la Corée du Sud. Il est d’ailleurs tout à fait symptomatique de constater la percée fulgurante de la pop coréenne depuis quelques années en France, le pays devient de plus en plus attractif et attire des milliers de jeunes Français sur les bancs des universités qui proposent des cours de coréen ; est-il utile de spécifier qu’il s’agit dans une majorité de cas  de futurs candidats à l’expatriation au pays du matin calme, un phénomène qui n’est pas sans rappeler l’attrait que le Japon exerçait (et exerce toujours dans une certaine mesure)  sur la jeunesse dans les années 80-90. 





    Difficile de déterminer si Florent Chavouet fait partie de ces japan addicts qui durant une grande partie de leur adolescence rêvent de fouler le sol sacré du Japon, collectionnant les mangas, les animés et les JRPG avec la maniaquerie qui caractérise les otakus, tout juste sait-on que le jeune homme accompagne sa petite amie durant six mois pour les besoins d’un stage, sans qu’il s’étende outre-mesure sur ses motivations. Peu importe finalement car le plaisir de la découverte et l’émerveillement face à des objets insolites, pourtant fatalement banals au Japon, demeurent intact à chaque page. Tokyo sanpo se présente sous la forme d’un carnet de voyage graphique retraçant les errances quotidiennes du jeune français dans les rues de la tentaculaire capitale japonaise. Feuilleter l’ouvrage sans s’y plonger a quelque chose de déstabilisant, Tokyo Sanpo a l’air au premier abord anecdotique ; de jolis dessins, quelques phrases sibyllines placées au petit bonheur la chance et puis la magie opère, le lecteur entre dans l’univers de Florent Chavouet, en perçoit la poésie et la subtilité. Il y a une finesse étonnante dans les observations du dessinateurs, mais également dans ses petits commentaires souvent très drôles, qui apportent de nombreux détails caractéristiques de la culture et de la tradition japonaise, mélange de coutumes ancestrales et de modernité. Ce sens du détail, cette capacité à saisir l’instant et à capter en quelques traits ce qui caractérise l’esprit japonais est la principale force de cet étonnant carnet de croquis, à tel point que l’on se demande s’il ne s’agit pas là du meilleur livre jamais publié sur Tokyo. C’est une chose que d’apprendre en quelques phrases sèches du Routard que les printemps y sont pluvieux et les étés chauds et humides, c’en est une autre de constater au travers de nombreux croquis que Florent Chavouet ne dessine jamais le ciel lorsqu’il pleut (et ces dessins sont fort nombreux). Même principe concernant le prix des fruits, très chers au Japon, Florent Chavouet s’amuse à dessiner des étiquettes de pommes, de bananes, de poires ou d’ananas, qu’il colle au fil des pages ; cela pourrait relever du détail ou du running gag futile, mais l’impact du procédé est là aussi très fort. le lecteur un peu subtil aura compris qu’offrir une corbeille de fruits lorsqu’on est invité chez des Japonais est probablement fort apprécié.  Progressivement, une géographie de Tokyo se dessine au fil des pérégrinations de l’auteur, là encore on échappe à toute lourdeur didactique, la découverte des différents quartiers de la ville se fait en douceur, Chavouet accentuant subtilement ce qui caractérise chaque secteur de la capitale (le quartier branché de Shibuya, le centre des affaires et ses gratte-ciel, le très animé arrondissement de Shinjuku, Akihabara et ses otakus...), tout en délaissant les zones qui ne l’intéressent pas, l’aspect parcellaire de la visite étant une composante qu’il faut évidemment rapidement intégrer, Chavouet ne prétendant aucunement à l’exhaustivité. Ce qui peut étonner dans les croquis de l’auteur c’est l’aspect composite de l’architecture et de l’urbanisme tokyoïte, les maisons ont l’air d’êtres faites de bric et de broc et leur entretien laisse parfois à désirer, les fils électriques et téléphoniques sont omniprésents dans les rues, tout comme les enseignes lumineuses, néons et autres pancartes publicitaires ; la ville donne globalement le sentiment d’avoir poussé au petit bonheur la chance, sans véritable plan d’urbanisme. 



Evidemment, Tokyo Sanpo ne s’adresse pas exactement aux touristes qui souhaitent planifier leur prochain voyage au Japon, le livre est avant tout destiné aux amoureux de cet étonnant pays, à ceux qui rêvent de parcourir les rues animées de Tokyo, de traverser le fameux carrefour de Shibuya ou de traîner dans les boutiques d’électronique et de jeux vidéo d’Akihabara (quartier de l’auteur apprécie finalement assez peu), à ceux qui s’émerveillent de découvrir un temple traditionnel coincé entre deux building ou qui restent fascinés par des détails exotiques de la vie quotidienne des Japonais. Tokyo Sanpo s’adresse également à ceux qui connaissent bien le Japon, y ont vécu ou séjourné longtemps, nul doute que les dessins et les commentaires de l’auteur les ramèneront avec nostalgie au pays.



Allez, pour ceux qui hésitent encore, je vous invite à consulter l'excellent site web de Florent Chavouet, consacré en grande partie à Tokyo Sanpo et sur lequel vous pourrez trouver des dessins inédits et quelques photos qui complèteront ce magnifique voyage.

mardi 26 mars 2013

Dystopie argentine : L'employé, de Guillermo Saccomanno

Ami lecteur, tu ne connais sans doute pas l’auteur argentin Guillermo Saccomanno, sache que jusqu’à présent moi non plus et que c’était là,  pour certains, une grave faute de goût. Je me suis donc empressé de réparer cette erreur en dénichant L’employé (éditions Asphalte) qui jusqu’à preuve du contraire (mais je peux me tromper) est le second livre traduit en français de cet auteur multi-primé et hautement reconnu pour ses talents d’écrivain et de scénariste en Amérique latine. L’objet en lui-même inspire confiance, format sympathique, belle illustration, quatrième de couverture alléchante et surtout, surtout, une excellente préface de Rodrigo Fresan, qui contextualise très bien l’oeuvre et la rattache à d’illustres références, au premier rang desquelles on retrouve l’incontournable Philp K. Dick, mais également des poids lourds comme J.G. Ballard ou Kurt Vonnegut. Autant dire que cette lecture augurait du meilleur. Tu l’auras sans doute déjà compris ami lecteur, si je prends un tel luxe de précaution c’est pour mieux m’écarter du tombereau d’éloges dont ce roman a fait l’objet depuis sa sortie. Oh certes, il s’agit là d’un bon roman, supérieur en bien des points à la production moyenne. Mais faut-il pour autant le porter au pinacle et le classer irrémédiablement dans la catégorie des chefs-d’oeuvre intemporels. Tout ceci n’est-il pas symptomatique de l’état de la littérature de ce début de siècle, où la moindre pépite se retrouve auréolée d’un prestige démesuré, navigant seule dans un océan de médiocrité. Loin de moi l’idée de descendre ce très bon roman, mais la critique devrait en tout état de cause prendre un peu de recul et modérer son enthousiasme, sous peine de perdre quelques onces de crédibilité.


Le lecteur de SF sera peu surpris par les procédés narratifs employés par Guillermo Saccomanno tant ils ont été usités (voire usés) à maintes reprises dans la littérature dystopique :  absence de temporalité (un futur très proche), anonymat des personnages (l’employé, le collègue, le chef, la secrétaire, tous sont nommés par leur fonction et non par leur prénom, sans doute pour accentuer la perte d’identité), géographie très vague (quelque part dans une grande ville sud américaine), contexte fortement capitaliste dans lequel la productivité prend l’ascendant sur toute forme d’humanisme.... des composantes certes très efficaces, mais peu originales. Chez Saccomanno le cadre a finalement peu d’importance, du monde extérieur on ne sait rien, tout au plus prend-il des airs menaçants avec ses bandes qui hantent les rues de la ville ou le métro, commettant quelque agression sans justification, des explosions inopinées laissent présager une forme de rébellion hostile au pouvoir en place, mais c’est un arrière-plan finalement bien discret. Le roman est intégralement centré autour du  personnage de l’employé, dont rappelons-le nous ne connaissons pas le nom ; un personnage assez peu sympathique, souffreteux, plus ou moins dépressif, inquiet en permanence, terrorisé par sa propre femme, une matrone à l’aspect effectivement peu commode, et tyrannisé en permanence par ses enfants (une horde de goinfres mal élevés). Sa vie professionnelle est à l’avenant, l’employé est un travailleur modèle qui ne compte pas ses heures, exécute ses tâches sans passion mais avec méticulosité. L’employé est littéralement terrorisé par sa hiérarchie, dont les méthodes de management n’ont rien à envier à celles des multinationales pratiquant un capitalisme outrancier, centré uniquement sur la productivité et écrasant toute velléité créative. Le facteur humain est ici réduit à sa plus simple expression, les travailleurs ne sont que des objets interchangeables, débarqués sans préavis par haut parleur (les heureux élus sont emmenés de force par la sécurité, certains s’accrochant  à leur bureau de manière hystérique, sous le regard à la fois coupable et soulagé de leurs collègues). Dans ce climat de compétition délétère, les relations entre employés sont évidemment inexistantes ou foncièrement biaisées, comment faire confiance à des collègues qui peuvent vous dénoncer à la moindre occasion pour se maintenir à leur poste ou flatter la hiérarchie. Pourtant, on ne sait trop pourquoi ni comment, une idylle naît entre l’Employé et la Secrétaire (du chef), une histoire à sens unique, purement physique pour la jeune femme, qui de toute façon court deux lièvres à la fois. Mais l’Employé perd les pédales, la Secrétaire devient pour lui une obsession, elle occupe ses pensées en permanence, provoque par son comportement de multiples souffrances, fait l’objet de délires sévères. L’Employé plonge lentement et inexorablement dans une longue déchéance, une descente aux enfers ponctuées de vagues phases de lucidité.


Finalement le roman souffre d’un défaut important, à savoir d’être centré sur à peu de choses près un seul personnage que l’on prend progressivement en grippe, faisant fi des dimensions sociologiques et politiques de toute bonne dystopie. La ville aurait pu devenir le personnage central de ce roman, une créature d’asphalte et de béton, déshumanisée, destructurée, gangrenée par la violence et les inégalités, car si tout cela apparaît en filigrane on reste quelque peu sur sa faim. L’ensemble manque d’ampleur et de démesure, on est bien loin du vertige d’un Philip K. Dick, de la profondeur d’un Ballard  ou de la folie d’un Vonnegut, quant à Orwell il vogue à des hauteurs inaccessibles. Pour autant, si l’on fait abstraction du côté un peu trop enthousiaste de la préface (et de certaines critiques), L’employé reste un bon roman, aride dans son écriture mais intelligent dans son propos, hélas pas forcément inédit. Il manque certainement à Guillermo Saccomanno, qui fait figure d’écrivain prometteur, encore une once de folie, ainsi qu’un poil d’inventivité pour passer à la postérité.

lundi 11 mars 2013

SF postapo : La route, de Cormac McCarthy

Couronné par le prix Pulitzer, La route est le roman qui a permis au romancier américain Cormac McCarthy de percer auprès du grand public, en particulier aux Etats-Unis où il s’est écoulé à plus de 2,5 millions d’exemplaires (600 000 en France). L’auteur s’était déjà largement frotté à la littérature de genre (le western avec entre autre Méridien de sang, au polar psychologique avec No country for old men), mais il est étonnant de constater que c’est un livre de science-fiction foncièrement pessimiste (voire anxiogène) qui a fait exploser sa notoriété, alors que le genre est en perte de vitesse depuis une bonne vingtaine d’années, cannibalisé par la fantasy et la bit litt. On peut s’en réjouir ou tout simplement déclarer qu’il s’agit d’un épiphénomène, ce qui est certain c’est que de nombreux lecteurs ont plongé dans l’univers de la SF postapocalyptique par son intermédiaire et il faut avouer qu’il y a bien pire entrée en matière, même si le genre a été fécond en oeuvres de qualité.

La route est un roman fondamentalement minimaliste, aussi bien sur le plan structurel que littéraire, les personnages se comptent sur les doigts d’une main et le décor principal est une route qui traverse les Etats-Unis du Nord au Sud, alors que le pays a été intégralement dévasté par un cataclysme (probablement nucléaire). Du contexte antérieur, McCarthy n’évoque rien ou presque et l’intérêt du roman réside de toute façon ailleurs. Evidemment le lecteur de SF chevronné aura tôt fait de se retrouver en territoire connu, Mad Max, Malévil, Niourk, Le facteur, La fin du rêve ou bien encore La forêt d’Iscambe... les références abondent sans pour autant que McCarthy inscrive directement ses pas dans ceux de ses prédécesseurs, l’auteur américain trace son propre sillon, apportant une nouvelle pierre à l’édifice de son oeuvre étonnante et singulière. Dans ce désert de cendres, plombé en permanence par un ciel sombre et menaçant d’où n’émerge jamais le soleil, deux ombres avancent sur la route, un homme et son fils (dont on ne connaîtra jamais les prénoms) poussant un caddie rempli d’objets ayant survécu au désastre et nécessaires à leur survie ; des couvertures, un bidon d’essence, un briquet, une bâche, quelques boites de conserve et un pistolet dont le barillet ne contient que trois balles constituent l’essentiel de leurs maigres possessions. Un trésor de guerre misérable qu’il leur faut pourtant protéger à tout prix. Bien que les survivants soient très peu nombreux, le danger guette à chaque instant et la perte de ces objets mettrait leur existence déjà précaire en grand péril. Aussi fuient-ils en permanence le moindre signe d’activité humaine et on les comprend au regard du comportement bestial et inhumain de leurs congénères, dont une majorité pratique la chasse à l’homme et le cannibalisme ; chaque survivant est en réalité une réserve de nourriture potentielle, les vestiges de la civilisation étant trop chiches pour nourrir cette poignée de miséreux. L’homme et son fils font partie des rares survivants à fouiller inlassablement les ruines qui émergent du chaos, ils y dénichent tout juste de quoi survivre quelques jours de plus, remettant à plus tard l’instant fatidique où leur corps refusera de les porter plus loin. Parfois ils découvrent un véritable trésor, une maison isolée et oubliée par les pillards, une cave dissimulée par les décombres, mais il s’agit là de havres provisoires et la peur qui les taraude sans cesse les pousse inlassablement à reprendre leur chemin vers le sud. Le sud, ni un lieu ni une destination, une maigre étincelle d’espoir à laquelle ils s’accrochent mais qui au fil de leur périple devient chaque jour un peu moins tangible tant les paysages monotones de décrépitude et de désolation s'enchaînent de jour en jour.

« Il n’y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes. »

Stylistiquement aride, violent et sombre, voire désespéré, sur le fond, La route n’est pas une simple métaphore de la fin d’un monde, c’est une démonstration implacable de la fragilité de notre civilisation et de sa violence intrinsèque, à peine contenue par des barrières sociales si fines qu’elles ont tôt fait de voler en éclat. Que restera-t-il de notre monde une fois que nos immenses cités seront mises à terre, que restera-t-il de notre culture, de notre morale et de notre religion lorsque la terre nourricière, devenue stérile, laissera ses enfants affamés et hébétés ? Contrairement aux romans de ses prédécesseurs, McCarthy laisse l’humanité littéralement exsangue, nul îlot de survivance, nulle zone oubliée par le cataclysme, nulle société reconstruite sur les ruines de la précédente, rien d’autre qu’une désolation de cendres et de gravats. Comme s’il était le seul à avoir le courage d’imaginer la fin de l’Histoire. Pourtant au milieu de cet enfer subsiste une once d’espoir, un enfant encore habité par le bien (qui distingue encore le bien du mal plus précisément), un être humain porteur du “feu” sacré, d’une étincelle de solidarité, qu’il déploie même dans les plus grands moments de désespoir, comme si McCarthy refusait finalement d’expédier définitivement cette humanité dans les limbes du néant.  

jeudi 31 janvier 2013

SF kolossale : Blind Lake, de Robert Charles Wilson

Robert Charles Wilson a longtemps fait figure d’étoile montante de la SF, ceux dont on sait qu’ils écriront un jour un pur chef d’oeuvre mais qu’ils semblent repousser sans cesse à la fois prochaine ; des as de la procrastination littéraire en somme. Ainsi, à chaque nouveau roman R.C. Wilson éblouit sans pour autant réussir à satisfaire totalement les attentes des critiques ou du public. Puis Spin vint et l’auteur américain mit tout le monde d’accord, même si Axis et Vortex, censés compléter et clore la trilogie sont nettement en retrait. Reste un auteur au potentiel phénoménal, dont la carrière est émaillée d’excellents ouvrages et dont les moins bons textes volent tout de même largement au-dessus de la production moyenne en matière de SF (et de littérature tout court).

Quelque part du côté de l’Ohio, dans un futur relativement proche, l’Amérique a construit un important centre de recherche destiné à l’observation de l’espace profond : Blind lake. Grâce à la technologie quantique auto-évolutive, les scientifiques ont conçu un nouveau type de télescope, capable d’observer dans le détail des planètes très éloignées, voire de suivre, comme s’il était filmé par une caméra sous plusieurs angles, un sujet. Blind lake n’est pas le premier centre de recherche de ce type, à Crossbank des scientifiques observent depuis de nombreuses années une exoplanète, riche en espèces fascinantes mais dépourvues d’intelligence. Mais à Blind lake, c’est une planète habitée par une espèce très évoluée que les équipes de chercheurs étudient. La polémique fait d’ailleurs rage entre les scientifiques, certains prônent une observation globale de la planète alors que d’autres souhaitent se focaliser sur un individu en particulier et si c’est cette dernière faction qui l’a jusqu’à présent emporté, rien ne dit que cette option ne changera pas. Jusqu’au jour où le centre est subitement isolé du reste du pays, impossible pour les personnels et leurs famille de franchir le dispositif de sécurité qui a été installé autour de Blind lake, toute tentative de franchir les grilles du complexe se solde par une élimination directe et brutale, seul le ravitaillement est assuré par des convois automatisés. Scientifiques, techniciens, administrateurs, agents de sécurité... nul ne connaît les raisons de cette quarantaine qui touche également les télécommunications et chacun s’interroge sur les raisons qui ont poussé les autorités à imposé ce blackout sur le centre de recherche.

Au fil des romans, R.C. Wilson s’est dessiné un univers dans lequel les big dumb objects (ou BDO, littéralement ces “gros objets stupides”) semblent tenir une place importante, voire exercent une fascination quasiment hypnotique. Les chronolithes, Spin et Blind Lake fonctionnent peu ou prou sur le même principe, à savoir l’irruption sur terre de structures extraterrestres étranges et incompréhensibles, dont les finalités ne sont jamais très claires, mais qui vont exercer un rôle considérable sur l’avenir de notre planète.  La différence dans le cas présent tient au fait que ces objets apparaîtront assez tardivement cette fois et dans des circonstances moins obscures. Il convient par ailleurs de rappeler que malgré cette fascination pour les BDO Blind Lake n’a rien d’un roman stupide, il s’agit ni plus ni moins que d’un sous-genre de la science-fiction qui fit florès dans les années 70-80 et dont Larry Niven ou Arthur C. Clarke furent les plus illustres représentants. Le terme est d’ailleurs né d’une boutade de l’écrivain britannique Roz Kaveney et n’a d’autre prétention que de faire sourire et de pointer gentiment du doigt les lieux communs et les clichés véhiculés par ce type de roman (le gigantisme à tout prix, le mystère insondable, l’absence d’explication). Mais R.C. Wilson, s’il avance en terrain connu, a d’autres avantages à faire valoir et son roman a des qualités qui bien souvent font défaut à ses prédécesseurs. Tout juste pourrait-on reprocher à l’auteur américain de tourner quelque peu en rond dans ses thématiques et dans ses procédés narratifs, c’est la raison pour laquelle Blind Lake, s’il est incontestablement un bon roman, ne fera pas figure d’oeuvre incontournable, ni dans le paysage de la science-fiction ni dans l’ensemble de l’oeuvre de R.C. Wilson.  Il n’empêche que le roman est fort agréable à lire, grâce aux qualités d’écriture de l’auteur et au soin qu’il apporte au profil de chaque personnage. Par ailleurs, le propos de Wilson n’est pas inintéressant, notamment lorsque l’observateur est à son tour observé. Un reversement des points de vue, voire une mise en abîme, qui propose une approche de l’altérité assez inédite et qui permet à Blind Lake se démarquer des romans classiques centrés autour de BDO.

vendredi 18 janvier 2013

BD autobiographique : Couleur de peau miel, de Jung

"je suis né à 5 ans, le jour où ce policier m'a trouvé dans la rue"

Né en Corée de parents inconnus, Jung fut adopté à l'âge de six ans par une famille belge. Cette histoire concernant ses origines asiatiques, Jung, désormais dessinateur accompli (notamment grâce à la série Kwaïdan), attendit l'âge de quarante ans avant de la raconter dans une magnifique bande dessinée en deux volumes, Couleur de peau : miel. Cette adaptation graphique obtint un succès critique important et fut portée sur les écrans de cinéma en 2012.


A l'âge de cinq ans, le jeune Jung est découvert errant dans les rues de Séoul par un policier coréen. Le garçon est débrouillard, dort où il le peut et fouille les poubelles pour se nourrir. Peut-être est-il le fruit d'une relation brève et éphémère entre un soldat américain et une jeune coréenne, à moins que ses parents ne fussent victimes tous deux de cette guerre fratricide qui coûta la vie à un demi-million de Coréens ; nul ne le sait finalement car après la guerre de Corée des milliers d'enfants, illégitimes ou non, furent abandonnés par leur mère (en raison de la pression sociale, le statut de mère célibataire était à l'époque intenable) ou séparés de leurs parents. Les autorités tardèrent à réagir et les structures d'accueil n'étaient de toute façon pas préparées pour accueillir ces milliers d'enfants livrés à eux-mêmes. Mais dans son malheur Jung eut de la chance car ce jeune policier l'accompagna dans un orphelinat financé par un couple de riches américains, l'instut Holt. Jung y fut heureux car il pouvait enfin manger à sa faim et dormir au chaud. Son adoption fut très rapide car les autorités coréennes acceptèrent massivement les dossiers d'adoption et 150 000 enfants quittèrent leur pays pour rejoindre leur famille d'accueil, pour l'essentiel aux Etats-Unis, mais également en Europe. Jung de son côté partit pour la Belgique, plus précisément pour la banlieue de Bruxelles où l'attendaient ses nouveaux parents et ses cinq frères et soeurs.


Le premier volume est centré sur l'enfance et l'intégration du jeune Jung dans sa famille d'adoption, que l'auteur raconte avec beaucoup d'humour et de sensibilité. Une intégration fulgurante, au point qu'il en oublie quasiment ses origines, refoulées au plus profond de sa conscience. Il y raconte également la relation difficile qu'il entretient avec sa nouvelle mère, une femme froide, sévère et complexe, qui lui témoigne peu d'affection mais prend à coeur de lui assurer une solide éducation. Jung alterne les passages graves avec les épisodes plus légers, en soulignant l'immense complicité qu'il entretient avec ses frères et soeurs. Le second volume traite son adolescence et sa vie de jeune adulte. Son talent pour le dessin, qu'il évoquait déjà dans le premier volume s'y affirme, ainsi que sa passion pour le Japon, un Japon fantasmé à la fois si loin et si proche de cette Corée qu'il ne cesse d'occulter. Evidemment la découverte de la sexualité était un passage presque incontournable, mais Jung traite le sujet avec beaucoup d'humour et de simplicité, de manière explicite mais sans surenchère. De cette enfance Jung retient une chose essentielle, si ses parents ne lui ont pas toujours témoigné l'affection qu'il attendait ils lui ont donné, malgré leurs maladresses et leur sévérité, une vraie famille, la sécurité d'un foyer et à leur manière leur amour. Reste qu'en grandissant la question de ses origines finit par remonter à la surface et le taraude de manière de plus en plus pressante et viscérale. Avec la maturité arrive finalement le temps de la réconciliation, qui permettra de refermer les plaie et de se construire une identité  riche d'un passé trop longtemps refoulé.


Dans la droite lignée du travail de Jiro Taniguchi, Jung possède ce talent rare qui consiste à transmettre de l'émotion à travers son texte et son dessin, le choix du noir et blanc est ici parfaitement adapté et recèle une palette de niveaux de gris et de nuances assez étonnante. Le travail sur les ombres est particulièrement réussi. Mais on est surtout fasciné et happé par la richesse émotionnelle tout en sobriété qui se dégage de cette oeuvre étonnante ; on sourit, on rit, une larme perle au coin de l'oeil à de nombreuses reprises au fil de cette histoire si émouvante racontée avec un talent hors norme et une gravité jamais pesante.