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mardi 16 mars 2010

Polar bien noir : Ceux de la nuit, de David Goodis


Déjà publié en France sous un titre pour le moins étrange ("Les pieds dans les nuages"), Night Squad alias Ceux de la nuit, nous revient quelques décennies plus tard dans une nouvelle traduction et sous un titre bien plus en phase avec son contenu. Pilier du roman noir américain, aux côtés d'Horace McCoy, Jim Thompson ou bien Dashiell Hammett, David Goodis a connu une carrière en dent de scie, faite de succès commerciaux et de désillusions, avant de mourir en 1967 dans l'indifférence la plus totale. Depuis quelques années, les éditions Rivages ont entrepris de dépoussiérer son oeuvre, notamment du côté des traductions, qui avaient été quelque peu malmenées par l'incontournable mais parfois discutable Marcel Duhamel. Peu importe, le principal est de pouvoir relire Goodis.

Depuis qu'il a été viré des services de police pour avoir touché des pots de vin, Corey Bradford traine ses guêtres dans le quartier de son enfance, le marais. Bars miteux, immeubles crasseux, voitures déglinguées, le marais n'est pas vraiment un coin huppé et ses habitants n'y ont pas tous les jours la vie facile. Mais Corey ne connaît rien d'autre, il est né ici, son père y était flic, lui aussi ; sa vie est là, même sans son insigne et son arme de service. Sans boulot, sans famille, sans argent, les perspectives de Corey se limitent à la chambre étriquée qu'il loue pour une poignée de dollars et aux quelques bouges qui servent de bar à une population éreintée et désargentée. L'autre souci de Corey, c'est que sans son insigne il n'est plus rien, ceux qui le craignaient observent désormais sa déchéance d'un oeil goguenard alors que ses anciens amis se détournent de lui. Même dans les tripots, les videurs lui barrent l'entrée. La chance semble pourtant lui sourire un soir, alors qu'il s'interpose entre deux voyous et Walter Grogan, un parrain de la pègre local, qui détient la moitié des immeubles du quartier et dirige le business dans le marais. Grogan engage aussitôt Corey pour remonter la piste de ceux qui ont commandité son agression. A la clé : 15000 dollars et la fin de ses ennuis. L'ex flic se retrouve pourtant pris entre deux feux lorsque deux agents de la brigade spéciale, connue pour sa brutalité et ses méthodes expéditives (la fameuse night squad), lui proposent de réintégrer les services de police moyennant sa coopération pour boucler Walter Grogan. Acculé, Corey décide de jouer un double jeu, afin de toucher son fric tout en mettant fin aux activités de Grogan.

Jeu de dupes et faux semblants, telle est la ligne directrice du roman de David Goodis. Ne faites confiance à personne, ne croyez en rien, en cas de doute tirez le premier. Ecriture aride et dépouillée, descriptions réduites à leur strict minimum, dialogues tendus, on ne peut pas dire que le roman de Goodis respire la bonne humeur et l'optimisme. Sans grande surprise Ceux de la nuit est pourtant un roman admirablement construit et totalement maîtrisé ; par sa narration et l'intelligence de sa construction, il se pose en archétype du polar hard-boiled, sombre, désespéré et sans aucune fioriture. On peut néanmoins rester de marbre face au procédé ou à l'intrigue, tant par certains aspects l'univers de Goodis semble déconnecté du réel (on ne sait pas exactement dans quelle ville se déroule l'action, ni à quelle époque exacte, en dehors du quartier dans lequel se déroule l'action rien ne filtre de cette cité). La plupart des romans de l'auteur américain sont construits sur un schéma identique, qui n'est pas sans rappeler d'une certaine manière les règles du théâtre classique : unité de lieu, unité de temps, unité d'action, nombre de personnages assez réduits.... Le procédé contribue à focaliser l'attention du lecteur sur la trame essentielle tout en accroissant d'une certaine manière le côté oppressant de ses romans. Tout ceci ne serait évidemment rien sans une dramaturgie parfaitement maîtrisée. Autant dire que pour David Goodis, la catharsis n'est pas seulement un concept théorique, elle est au coeur de sa mécanique livresque et Ceux de la nuit n'échappe en rien à cette excellente recette.

lundi 1 mars 2010

Légendes de l'Ouest : Intégrale des nouvelles western, d'Elmore Leonard


Faut-il encore présenter Elmore Leonard ? Pour les cancres, ceux qui dorment au fond de la classe, adossés ou plutôt affalés sur un radiateur à la peinture écaillée, on pourra toujours rappeler quelques éléments clés d'une carrière pour le moins conséquente. Originaire de La Nouvelle Orléans, mais diplômé de l'université de Detroit, Elmore Leonard a d'abord travaillé dans la publicité, avant de quitter ce milieu, une belle prime en poche, pour se consacrer définitivement à l'écriture alors qu'il n'était même pas trentenaire. Dans le bref entretien qui ouvre le recueil de nouvelles dont nous allons parler, Elmore Leonard raconte brièvement ses débuts d'écrivain, ses difficultés pour trouver le temps d'écrire alors qu'il fallait concilier la vie de famille, le travail et la nécessité impérieuse de coucher sur le papier ses histoires. L'écrivain confie qu'il lui fallait se lever à cinq heures du matin pour se consacrer à sa passion, puis il partait à sept heures pour l'agence de publicité. C'est en 1951 qu'il vend sa première nouvelle à Argosy, l'un des pulps (magazines bon marché très populaires dans la première moitié du siècle dernier) les plus importants du pays. Tous ses premiers textes relèvent du western et il faudra attendre le milieu des années soixante pour qu'il publie son premier roman policier, genre pour lequel il est aujourd'hui internationalement reconnu mais qui n'a pour lui jamais été exclusif. Entre temps, Elmore Leonard avait déjà vendu deux de ses textes à Hollywood ("Les chasseurs de prime" et "3h10 pour Yuma"), début d'une longue histoire d'amour puisqu'entre la télévision et le cinéma, pas moins de trente de ses oeuvres seront adaptées à l'écran ("3h10 pour Yuma", "Hombre", "Get shorty", "Jackie Brown" ou bien encore "Hors d'atteinte"). Écrivain prolifique à la régularité métronomique (quasiment un roman par an depuis soixante ans), Elmore Leonard cultive un style plutôt dépouillé qui vise avant tout la clarté et l'efficacité narrative ; une économie de mots et de moyens mise au service de personnages toujours très finement ciselés. En seulement quelques phrases, l'écrivain américain parvient à poser une ambiance, à créer une atmosphère incomparable pour dérouler son scénario avec l'efficacité et l'efficience d'un maître d'orchestre. Un talent non négligeable, notamment lorsqu'on écrit des nouvelles western.

Regroupées en trois volumes publiés chez Rivages/noir (Medecine apache, 3h10 pour Yuma et L'homme au bras de fer) , l'éditeur attitré d'Elmore Leonard, ces nouvelles western sont une véritable bouffée d'air frais dans la collection dirigée par François Guerif, qui publie depuis plus de vingt ans de l'excellente littérature policière, mais dont les incursions hors de ce territoire sont assez rares (ce qui est finalement assez normal pour une collection consacrée au polar). Par ailleurs, le genre est suffisamment délaissé en France, pour qu'on se laisse tenter facilement par une petite virée du côté des grands espaces de l'ouest américain. Comme toute intégrale, l'exercice n'est pas sans défaut puisque les textes majeurs sont parfois noyés au milieu de textes plus anecdotiques, voire parfois mauvais. Heureusement, c'est assez rare dans le cas présent et globalement la qualité est au rendez-vous. Mention spéciale d'ailleurs pour le second volume (3h10 pour Yuma), dont le sommaire comprend à mon sens les meilleures nouvelles. Comme son nom l'indique, Medecine apache, regroupe des textes dans lesquels l'homme blanc est confronté aux populations indiennes ; la plupart de ces nouvelles se déroulent dans le Sud Ouest des Etats-Unis, sur le territoire des Apaches (à cheval entre l'Arizona et le Nouveau Mexique), les Indiens des plaines ne semblant guère fasciner l'auteur. Elmore Leonard a fait le choix de ne raconter ses histoires qu'à travers le regard de l'homme blanc, qu'il soit soldat, éclaireur ou simple éleveur de vaches. Mais cette vision que l'on pourrait croire à sens unique est contrebalancée par le discours de l'auteur, souvent très circonstancié et profondément empreint d'humanisme. Les Indiens apparaissent violents et cruels au combat, mais aussi courageux, valeureux et très largement méprisés. Les rares personnages à les comprendre sont en général des éclaireurs de l'armée, des hommes qui ont appris à côtoyer les Indiens, qui ont une profonde connaissance de leur culture et de leurs traditions. Ces hommes, peu nombreux et honnis par leurs compatriotes, sont des passerelles qui permettent au lecteur d'appréhender d'une certaine manière le drame de cette nation apache, ravagée par l'alcool, les maladies et les traitements inhumains que les blancs leur font subir pour s'approprier leurs terres. Curieusement, les guerres indiennes sont loin de représenter l'essentiel des textes, on se situe très souvent à la marge de la grande Histoire, pour explorer quelques veines oubliées dans lesquelles la fiction peut s'épanouir pleinement. Mais en dépit de ses efforts, l'auteur n'échappe pas toujours à une certaine schématisation et tombe régulièrement dans le piège de l'héroïsme. Un travers que l'on retrouvera de toute façon dans de nombreuses nouvelles des tomes suivants et qui n'altère en rien la réussite purement formelle de ces textes (dialogues aux petits oignons, ambiance superbement rendue, tension dramatique paroxysmique). Sur le fonds on reste bien loin cependant des superbes romans de Forrest J. Carter.

Dans les deux tomes suivants, 3h10 pour Yuma et L'homme au bras de fer, les Indiens ont quasiment disparu, tout du moins comptent-ils pour quantité négligeable aux yeux des blancs qui ont conquis leurs terres. Seuls deux textes les mettent encore en scène. En revanche, on y trouve également d'excellentes nouvelles, dont "3h10 pour Yuma" qui a donné lieu à un long métrage dans les années cinquante, ainsi qu'à un remake plutôt réussi avec Russel Crowe et Christian Bale (2008). Ceux qui ont vu cette dernière adaptation seront d'ailleurs surpris par les modifications apportées par les scénaristes (en réalité la nouvelle se résume à la bataille finale, celle qui conduit le prisonnier jusqu'au wagon pénitentiaire). Pour le reste, les ingrédients sont toujours les mêmes. L'Ouest d'Elmore Leonard est un territoire âpre et aride, peuplé d'hommes rudes et impitoyables, la moindre faiblesse y est sanctionnée par la mort, violente et expéditive. De justice il n'y a guère, sinon celle que l'on s'arroge à la force des poings ou bien encore celle qui pointe au bout du canon des revolvers. Plus que les hommes, les femmes souffrent encore davantage dans ces contrées hostiles où la force (physique et mentale) est une condition nécessaire pour la survie. Sans doute est-ce la raison pour laquelle "La femme de l'éleveur" apparaît comme l'un des textes les plus touchants de cette intégrale, malgré une légère touche de machisme (la femme a évidemment besoin d'être protégée). Ce monde est aussi celui des adultes, en dépit du texte mentionné précédemment et de "Le gamin", on croise peu d'enfants dans les nouvelles d'Elmore Leonard, il faut dire que leur sort n'est guère enviable et leurs parents sont leur seule protection ; forcément, lorsqu'ils meurent leur situation apparaît fort délicate.


Genre tombé en désuétude, le western a pourtant encore de beaux restes et l'on ne peut que féliciter Rivages/noir d'avoir entrepris l'édition de cette intégrale, qui vient s'ajouter aux autres romans western d'Elmore Leonard (Hombre, Les chasseurs de prime, Valdez arrive...) pour former un tableau sombre et contrasté du grand ouest américain. Certes, cette littérature apparaît dans certains cas un peu datée, l'auteur y prône des valeurs très traditionnelles comme le courage, la rectitude, la force du travail (chez l'auteur l'homme est toujours un self-made man), mais il sait aussi pointer les faiblesses de l'homme et, à l'occasion, égratigner quelques-uns de ces beaux mythes sur lesquels s'est construite l'histoire fantasmée de l'Amérique. A ceux que le western fait rêver, avec ses cow-boys solitaires, shérifs héroïques et autres desperados de grand chemin, Elmore Leonard oppose sa propre vision de la conquête de l'Ouest, dure, injuste et brutale. De cette terrible vision, émergent quelques grands textes, portés par une rare force d'évocation, servis par une écriture dépouillée d'une extrême efficacité, soutenus par une plume d'une rare humanité. Si vous aimez le bon western, vous ne pouvez pas passer à côté de cette intégrale, d'ailleurs vous l'avez déjà.

jeudi 4 février 2010

Bienvenue chez les sorciers : Courtney Crumrin, de Ted Naifeh

Courtney est une petite fille au sale caractère. TRES sale caractère. Elle n'aime personne, et tout le monde le lui rend bien. Ses parents sont idiots et désespérément normaux. Ce qui n'est pas le cas de son grand-oncle, dont personne ne se souvient de l'âge, et qui invite son neveu, le père de Courtney, à s'installer chez lui, dans un quartier huppé. Soit-disant trop vieux pour vivre seul. Qu'il dit.
Dans le grand manoir, Courtney sent des choses... étranges. Le Monstre Tapi au Pied du Lit de son imagination enfantine prendrait-il vie ? Et les grimoires du vieil oncle ont un charme très particulier... Courtney n'a pas froid aux yeux, mais il faut bien avouer que la demeure est un peu angoissante, et l'oncle pas très rassurant, en fait.
Bienvenue dans le monde des sorciers et sorcières, côté grinçant, où le bien et le mal s’entremêlent délicieusement, où la bonne et brave morale est particulièrement absente. L'ambigüité permanente des personnages de cette saga a quelque chose de rafraichissant. Ne cherchez surtout pas à catégoriser, rien ici n'est simple, et pourtant tout est limpide. Du grand art !
Le graphisme angulaire en noir et blanc de Ted Naifeh n'est pas pour rien dans l'atmosphère ténébreuse qui se dégage de la bande dessinée. On n'aimerait tout de même pas rencontrer ses créatures au coin du bois. Quoique... comme Courtney, une irrépressible curiosité nous pousse à aller vérifier si tous ces monstres, ces fées et autres créatures de la nuit sont bien aussi méchants qu'on le dit...
Ceci dit, un conseil : avant de vous lancer dans l'aventure, assurez qu'Oncle Aloysius veille sur vous, à peine de vous faire dévorer par le premier hobgobelin venu, ou tomber sous le charme du petit changelin des voisins...
A ce jour la saga compte quatre tomes plus les aventures du jeune Aloysius. La seule déception, ce sont les couvertures de la seconde édition : les premières étaient bien plus alléchantes à mon goût.

lundi 1 février 2010

Document historique : Interrogatoires, de Dashiell Hammett


Juste avant la réédition chez Quarto Gallimard des cinq romans de Dashiell Hammett, proposés dans une nouvelle traduction plus fidèle aux textes originaux, les éditions Allia ont eu l'excellente idée d'éditer un petit livre qui ne paye pas de mine (96 pages pour 3€), mais qui recèle trois petits trésors pour les admirateurs de Dashiell Hammett et, accessoirement, pour les historiens en herbe. Il s'agit de la retranscription des trois interrogatoires de l'écrivain, poursuivi dans les années cinquante par les sbires de la commission Mc Carthy. Pour avoir présidé durant plusieurs années le Civil Rights Congress de New York, une organisation très proche du mouvement communiste américain qui servait notamment de fonds de cautionnement pour les citoyens de gauche poursuivis par Mc Carthy, Dashiell Hammett fut au même titre que nombre d'artistes "rouges" littéralement cloué au pilori. Son statut d'écrivain célèbre et adulé ne lui fut d'ailleurs pas d'un grand secours et à l'issue de son témoignage devant la cour d'appel de New York, le 9 juillet 1951 (premier document proposé dans cette édition), il fut condamné à six mois de prison ferme pour outrage à magistrat. Convoqué comme témoin, Hammett dut faire face à des juges pour qui l'affaire était entendue et qui disposaient de toutes les pièces à convictions nécessaires pour instruire le dossier. Bien décidé à ne rien lâcher, mais à ne pas mentir pour autant, Dashiell Hammett se retranche derrière le cinquième amendement de la constitution américaine. Une stratégie qui transforme cet interrogatoire en dialogue de sourd.

"Q : Mr Hammett, est-il exact que vous êtes un des cinq administrateurs du fonds de cautionnement du Congress of Civil Rights ?
R : Je refuse de répondre à cette question car la réponse pourrait me porter préjudice. Je fais valoir mes droits garantis par le cinquième amendement"


Quelques pages plus loin :

"Q : En référence à ce procès-verbal en date du 14 novembre 1949 que je vous ai lu, remarquez-vous la présence de plusieurs initiales dans la marge gauche ? Quatre pour être précis ?
R : Oui
Q : Les connaissez-vous ?
R : Je refuse de répondre à cela - mais j'aimerais, avant de refuser de répondre, poser cette question : est-ce que je les reconnais comme étant des initiales ? Je dirais que oui."


En adoptant cette tactique, Hammett se protège moins qu'il n'assure en réalité la sécurité de quatre dirigeants du mouvement communiste, inculpés puis libérés sous caution (caution payée par le Civil Rights Congress), mais qui ne se présentèrent jamais à la convocation de la justice au début du mois de juillet 1951. Soit quelques jours seulement avant l'interrogatoire de l'écrivain. Ainsi, il ne dévoile rien des informations qu'il pourrait détenir et évite par la même occasion de se parjurer. Pour autant, la cour ne s'y trompe pas et le condamne à une peine de prison de six mois pour outrage à magistrat. Il en purgera cinq, bénéficiant d'un mois de remise de peine pour bonne conduite.

Deux ans plus tard, le 24 mars 1953, Dashiell Hammett est convoqué comme témoin/accusé devant la sous-commission sénatoriale permanente sur les enquêtes de la commission des affaires gouvernementales (nom barbare qui désigne la juridiction d'exception présidée par le sénateur Mc Carthy). Il s'agit d'une audience préparatoire à huis-clos puisque Dashiell Hammett devra témoigner officiellement le 26 mars. Ce document est inédit et n'a été rendu public qu'en janvier 2003. Cette fois les enjeux sont différents, Hammett a déjà été condamné et les informations qu'il pourrait détenir sont moins sensibles, mais il doit désormais faire face directement à la commission Mc Carthy. Les questions ne tournent plus autour du Civil Rights Congress, car en réalité Mc Carthy veut punir Hammett d'une manière différente et il s'attaque donc à l'oeuvre de l'auteur américain, qu'il souhaite purement et simplement faire interdire (ce qui priverait l'écrivain de sa seule source de revenus). La plupart des questions sont donc centrées sur ses activités d'écrivain, sur le contenu de ses romans et nouvelles, sur ses contrats et ses droits d'auteur... La défense d'Hammett est moins fermée et il répond à la plupart des questions de manière directe et factuelle, se retranchant uniquement derrière le cinquième amendement lorsque les questions se font plus perverses ou insidieuses (l'un des sénateurs présents lui demande par exemple très directement s'il est communiste).
Globalement cet interrogatoire recoupe celui qui se tient le 26 mars 1953. Cette fois l'audience est publique et le sénateur Mc Carthy préside la séance. Hammett suit la même ligne de défense qu'à l'occasion de l'audience préparatoire, mais alors que le premier interrogatoire d'Hammett se situait essentiellement sur un plan juridique, celui-ci glisse de manière attendue sur le plan purement idéologique. Pour Mc Carthy, toute oeuvre écrite par un sympathisant communiste est forcément de nature propagandiste et c'est ce qu'il tente de faire avouer à Hammett, qui patiemment désamorce chaque piège tendu par les membres de la commission.

"Q : Vous êtes écrivain ? Est-ce exact ?
R : C'est exact.
Q : Et vous êtes l'auteur d'un certain nombre de romans policiers plutôt connus. Est-ce exact ?
R : C'est exact.
Q : En plus de cela vous avez écrit à vos débuts, je crois, sur certaines questions sociales. Est-ce exact ?
R : Eh bien... j'ai écrit des nouvelles qui peuvent être - vous savez... il est impossible d'écrire quoi que ce soit sans prendre position d'une manière ou d'une autre sur les questions sociales."


L'interrogatoire se poursuit sur le même mode jusqu'à la question fatidique.

Q : Voyons, Mr Hammett, quand avez-vous écrit votre premier livre publié ?
R : Mon premier livre était "Moisson rouge". Il a été publié en 1929. Je crois que je l'ai écrit en 1927 ; 1927 ou 1928.
Q : A l'époque où vous l'aviez écrit, étiez-vous membre du Parti communiste ?
R : j'invoque mes droits garantis par le cinquième amendement de la constitution américaine et je refuse de répondre car la réponse pourrait me porter préjudice.

Hammett refuse de répondre aux questions suivantes, qui tentent de lui faire avouer qu'il appartenait au Parti communiste. Mc Carthy intervient alors directement

"Q : Mr Hammett, permettez-moi de vous poser cette question : mettons votre cas de côté, peut-on résumer que tout membre du parti communiste, selon la discipline communiste, fasse d'ordinaire de la propagande pour la cause communiste, peu importe qu'il écrive des romans ou des traités politiques ?
R : Je ne peux pas répondre à ça, car honnêtement je n'en sais rien."


Un peu plus loin on atteint le coeur du problème selon Mc Carthy. Ce dernier annonce que plus de 300 livres de Dashiell Hammett ont été acquis par le département d'Etat, des livres qui sont en réalité dispatchés dans différentes bibliothèques notamment dans les ambassades à l'étranger. Mc Carthy demande alors à combien s'élèvent les droits d'auteur de l'écrivain. Hammett répond de manière directe. Vient alors la question fatidique de Mc Carthy.

"Q : Est-ce qu'une partie de l'argent que vous avez reçu du Département d'Etat s'est retrouvée dans les caisses du parti communiste ?
R : Je refuse de répondre car cette réponse pourrait me porter préjudice".


Evidemment, Hammett n'a jamais reçu directement le moindre centime du Département d'Etat et les droits qu'il touchait sur ses oeuvres lui étaients reversés par son éditeur. Mais la question de la commission est évidemment pernicieuse et tente de faire avouer à Hammett les sommes qu'il a versées à plusieurs reprises au mouvement communiste, dont il était effectivement un sympathisant. Plusieurs milliers de dollars selon ses biographes. Hammett a parfaitement saisi la tactique de la commission et ne lâche absolument rien. Le reste de l'interrogatoire confine donc également au dialogue de sourd, sauf lorsque les questions sont de nature philosophique ou idéologique. On assiste d'ailleurs à quelques passes d'armes étonnantes entre Mc Carthy et Hammett, qu'il serait hélas trop long de retranscrire. A l'issue de cet interrogatoire, Hammett ne sera condamné à aucune peine de prison, mais ses oeuvres seront retirées temporairement des bibliothèques, il faudra l'intervention du président Eisenhower (qui déclara que les romans de Dashiell Hammett ne constituaient pas une menace subversive) pour que ses livres trouvent à nouveau place sur les étagères de bibliothèques américaines.

Passionnant ce livre ne l'est pas, tout du moins pas pour l'amateur de romans policiers, c'est avant tout un témoignage historique qui éclaire l'une des périodes les plus sombres de la vie de Dashiell Hammett et de l'histoire américaine. Pas de révélation fracassante, pas de plaidoirie digne des grandes séries américaines, l'essentiel des échanges est fermé ou purement technique. Seul le dernier interrogatoire soulève des questions réellement idéologiques. On touche pourtant du doigt l'un des aspects fondamentaux du Mc Carthysme, une chasse aux sorcières fondée sur un délire sécuritaire totalement paranoïaque et une grande incompréhension de la nature du mouvement communiste américain. Pour aller plus loin on pourra également lire les mémoires passionnantes et bien plus complètes de l'écrivain Howard Fast, "Mémoires d'un rouge", qui retranscrit également à cette occasion (mais de mémoire) son propre interrogatoire devant la commission Mc Carthy.

mercredi 20 janvier 2010

Cri de rage : Gomorra, de Roberto Saviano


Gomorra, c'est d'abord un cri de rage, une gifle dans la figure, un étalage des turpitudes inimaginables qu'endurent la Campanie et ses habitants sous le joug des clans mafieux.
La mafia, certains trouvent ça romantique, les plus jeunes peuvent être fascinés par la violence et le pouvoir qui s'en dégagent. La vérité c'est que la mafia, spécialement la Camorra, est un monstre qui dévore tout sur son passage : les humains, la terre, l'argent, l'espoir. La vérité c'est que la mafia se bâtit chaque jour sur un tas de cadavres : ceux de ses hommes et de ses femmes tués dans les guerres de clans ; de ses sbires chair à Kalachnikov ; de ses victimes qui ont refusé d'obéir ou de se taire ; des passants pris dans la fusillades ; des ouvriers et de leurs conditions de travail infâmes ; des habitants de la Campanie cancéreux à cause de leur terre polluée ; des drogués qui trouvent dans la banlieue de Naples de quoi satisfaire leur dépendance à prix abordable.
Mieux qu'une pieuvre, la Camorra est une hydre : pour chaque tête coupée, un ou deux autres poussent, vigoureuses, jeunes, au sang neuf, toujours prêtes à tout. A ce jour seuls les moins de 14 ans sont épargnés. Les autres se partagent en deux races : les gagnants - les membres des clans - et les perdants - tous les autres, qu'ils travaillent ou non pour la mafia. Rien ne doit entraver le business. Dans le court laps de temps qui leur est alloué avant la mort ou la prison, les parrains accumulent des sommes gigantesques en s’accaparant les trafics les plus juteux et en les combinant à des affaires plus ou moins légales.

Roberto Saviano présente la mafia sans fard, dégoulinante de sang, s'attaquant à toutes les branches de l'économie pourvu qu'elles soient rentables, avec leurs propres règles : monopoles imposés, pas de taxes, corruption, intimidation, meurtres.
Il dit les noms, les trafics, les morts. Il enrage d'impuissance. Quand il décrit un destin individuel, c'est pour mieux décortiquer la machine d'oppression et de mort de la mafia, qui a enfermé la Campanie dans la peur et qui gangrène le monde entier, à commencer par l'Espagne et l'Écosse, jusqu'à l'Orient le plus lointain.
Il montre ce qu'il a observé sur sa terre natale, le désespoir des hommes de là-bas où la seule manière d'en finir est de fuir ou de se soumettre, sous peine de mort. Il montre que la lutte est possible, mais qu'en l'absence d'un improbable Hercule, c'est plutôt le travail de petits Sisyphes, qui donne l'apparence de piqûres d'abeilles sur le cuir des bufflonnes.

Gomorra mérite son succès. Roberto Saviano, en toute connaissance de cause, a pris un risque mortel en l'écrivant et en le publiant. Peut-être était-ce le seul moyen pour lui de garder un peu d'espoir ?

jeudi 14 janvier 2010

Retour au bayou : Prisonniers du ciel, de James Lee Burke


Second roman de la série Dave Robicheaux, "Prisonniers du ciel" nous entraîne une nouvelle fois en Louisiane, mais cette fois exit La Nouvelle Orléans et bienvenue au bayou, le vrai, l'authentique.

A la fin de "La pluie de néon", Dave Robicheaux avait démissionné de ses fonctions de lieutenant de police. Il est désormais installé dans sa ville natale, New Iberia, à proximité du bayou Tèche, où il tient une petite boutique de location de bateaux et de matériel de pêche. Il coule des jours heureux en compagnie d'Annie, qu'il a désormais épousée. Mais la petite vie pépère de notre ex-flic ne dure pas bien longtemps. Alors qu'il pêchait en compagnie de sa femme dans le golfe du Mexique, Dave assiste au naufrage d'un petit bimoteur qui embarquait cinq personnes. Seule survit une petite fille d'origine salvadorienne, âgée seulement de cinq ans et ne parlant pas un mot d'anglais. Le couple accueille la petite Alafair sous son toit, cachant sa présence sur le sol américain aux services de l'immigration. Mais les choses ne sont pas aussi simples. En intervenant, Dave Robicheaux a surtout mis les pieds où il ne fallait pas ; plus précisément dans une affaire de trafic de drogue. De quoi énerver quelques caïds locaux et d'anciens tontons macoutes à la lame agile et à la gâchette facile. Rapidement, les réflexes de l'ancien flic remontent à la surface, Dave se sent pisté, suivi, observé et en plus les services de l'immigration et de la lutte anti-drogue lui collent aux basques. Son rapport mentionnait en effet la présence d'un passager mystérieusement disparu à l'arrivée des gardes-côte et de la police. L'adversaire se révèle une nouvelle fois coriace et Dave Robicheaux y perdra plusieurs dents et surtout quelques êtres chers.

Plus sombre, plus tragique, "Prisonniers du ciel" est, sur la forme, indiscutablement plus abouti que les précédents romans de James Lee Burke. Narration mieux maîtrisée, intrigue plus resserrée, envolées lyriques plus discrètes, les défauts de "La pluie de néon" sont progressivement gommés, signe d'une plus grande maturité littéraire chez l'auteur. Burke s'enfonce également plus profondément dans la Louisiane et en pays cajun, on y gagne indiscutablement en singularité et en authenticité, pour s'éloigner progressivement du polar classique à l'américaine. Le roman est cependant d'une rare violence et la poudre parle aussi souvent que les poings, les amateurs de Derrick et Colombo passeront donc certainement leur chemin. Ce second volume est également l'occasion de creuser davantage le personnage de Dave Robicheaux, on connaissait son penchant pour la violence et la bouteille, mais on pensait que son mariage l'aurait remis dans le droit chemin. Hélas, l'alcool est un vieux démon et l'on ne met pas un terme à l'alcoolisme du jour au lendemain. Robicheaux reste un personnage attachant, mais ambigu par sa complexité psychologique. S'il est indiscutablement du côté de la loi, ses méthodes et ses principes s'accommodent assez facilement des recettes de voyou et la fin justifie souvent les moyens. Sa fascination pour la violence a un côté morbide, Robicheaux a administrativement mis un terme à sa carrière dans les services de police de la Nouvelle Orléans, mais il reste définitivement un flic et à la moindre alerte ses réflexes de vieux flic refont surface. Cette attitude, parfois infantile par son manque de recul, est l'occasion de tensions entre Robicheaux et sa femme, qui ajoutent une indiscutable épaisseur au roman, grâce à la maîtrise de l'implicite dont fait preuve assez régulièrement James Lee Burke. Les silences, les non-dits, les petites altercations contenues alternent avec les moments de joie et de plaisir ; c'est ce savant mélange de tension et d'apaisement qui rythme le roman et lui donne toute sa substance.

Une nouvelle fois, James Lee Burke impressionne par la qualité de son ouvrage et nous offre un polar bien noir à l'ambiance lourde et pesante. A partir d'ingrédients on ne peut plus communs (des flics, des voyous, des flingues, de la drogue et des filles faciles), Burke construit un roman original et impeccablement maîtrisé, consolidant son personnage principal au fil des épisodes. L'auteur imprime donc sa patte, à la manière d'un Tony Hillerman, sur un genre qui ne cesse de nous surprendre par son inventivité.

vendredi 8 janvier 2010

Roadbook halluciné : Florida Roadkill, de Tim Dorsey


Digne héritier des grands écrivains floridiens, souvent comparé à Dave Barry et Carl Hiaasen en raison de certaines similitudes dans leurs techniques d'écriture, Tim Dorsey est pourtant un auteur d'une grande singularité. Par certains côtés, ses romans rappellent ceux de Donald Westlake (personnages loufoques, humour omniprésent), mais la farce est chez Tim Dorsey poussée à son paroxysme. On évolue indiscutablement en plein registre burlesque, exacerbé par l'emploi systématique du caméo, un procédé littéraire qui consiste à multiplier les brèves apparitions d'une foultitude de personnages secondaires plus ou moins liés entre eux. Le caméo relève généralement du clin d'oeil plus ou moins appuyé, mais chez Tim Dorsey, c'est un mode d'écriture à part entière qui fait toute l'essence de son style.

S'il n'y a pas à proprement parler de héros dans les romans de Tim Dorsey, Serge A. Storm, sociopathe caractérisé d'obédience floridienne, est ce qui s'en rapproche le plus. Accompagné de son pote déjanté, Coleman, toxicomane patenté et ivrogne notoire, ils forment un couple de joyeux fêlés, auquel vient se greffer la délicieuse mais vénéneuse Sharon, une stripteaseuse cocaïnomane de classe internationale. L'intrigue des romans de Tim Dorsey est souvent assez lâche, pour ne pas dire ténue, même si dans le cas présent nos trois lascars ont entrepris de monter une arnaque à l'assurance tout ce qu'il y a de plus classique, afin de toucher un petit pactole de 5 millions de dollars. Seul souci, la victime n'est pas consentante. Ce dentiste quinquagénaire voit d'un mauvais oeil le plan de Serge, qui consiste à lui couper plusieurs doigts de la main, principal outil de travail qu'il avait pris soin d'assurer pour une somme assez coquète (précisément 5 millions de dollars). Il voit d'un plus mauvais oeil encore l'idée lumineuse de Serge, qui consiste à partager le magot en quatre parts égales. Notre dentiste lâche donc quelques dizaines de milliers de dollars aux trois compères et prend la tangente pour se dorer la pilule dans les Keys. Mauvais plan ! Serge, Coleman et Sharon se lancent à sa poursuite pour récupérer le pognon et en profitent pour faire du tourisme, délester quelques portefeuilles et mettre sur les dents la moitié des effectifs de police de l'état. A cette trame principale, viennent se greffer des dizaines de petites saynètes savoureuses, avec leur lot de personnages plus ou moins récurrents.

Pour un premier roman, force est de constater que Tim Dorsey maîtrise parfaitement son sujet et sa technique d'écriture. Certes, il faut impérativement adhérer à ce type de narration, à ce faux rythme qui casse la linéarité du récit, sous peine d'être rapidement perdu. Certains esprits chagrins relèveront que l'auteur ne sait pas trop où il va, que son roman n'a ni queue ni tête ou bien encore que l'intrigue est mal ficelée. Grave erreur que de penser cela. "Florida roadkill" est un roadbook certes déjanté, mais extrêmement bien maîtrisé sur le plan formel. Chaque personnage y a sa place et sa fonction. Rien n'est laissé au hasard et chaque saynète trouve sa résolution au fil de la progression faussement chaotique de Tim Dorsey. S'il fallait trouver un défaut à ce roman, on pourrait souligner que l'auteur dresse un panorama de la société américaine bien moins virulent que dans ses romans ultérieurs. L'acidité de ses propos est nettement moins marquée, laissant la place à un humour plus bon enfant et moins acide. Alors que l'humour burlesque se révélait être une arme d'une confondante efficacité dans un roman comme "Triggerfish Twist", l'auteur évolue ici dans un registre plus basique, certes efficace mais nettement moins percutant.

Reste tout de même un roman au rythme infernal, totalement barré et parfaitement hallucinant, dont on à peine à trouver l'équivalent chez la concurrence. A condition d'être amateur d'humour noir et loufoque, saupoudré d'une bonne dose de second degré, vous allez certainement adorer. Alors foncez, la suite est encore meilleure.

jeudi 3 décembre 2009

Blues on the bayou : La pluie de néon, de James Lee Burke


Dave Robicheaux, Cajun et fier de l'être, exerce la difficile profession de lieutenant de police à La Nouvelle Orléans. Robicheaux se plait à se considérer comme un bon flic et c'est aussi l'avis de sa hiérarchie ; intègre, méthodique, plutôt fin dans ses analyses, il a pourtant la fâcheuse habitude de mettre les pieds dans le plat, ce qui en Louisiane est un défaut majeur. Robicheaux a un autre défaut, il est obstiné, et lorsqu'on lui fait comprendre qu'il fourre son nez dans des affaires qui ne le regardent pas, le bonhomme ne se laisse pas faire. Jusqu'au jour où il découvre le cadavre d'une jeune prostituée dans l'un des nombreux bayous de la région. Le sherif du comté conclut à une simple noyade, mais Robicheaux est convaincu qu'il s'agit d'un meurtre et décide de mener sa propre enquête. Il faut croire que l'affaire est plus sérieuse qu'il n'y paraît car il apprend d'un détenu condamné à la chaise électrique, que sa tête a été mise à prix par des trafiquants colombiens. Rapidement, un faisceau d'indices le dirige sur la piste de Segura, un truand local dont la cote de popularité auprès des services de police ne cesse d'augmenter. Mais l'affaire sent décidément le soufre, alors qu'il s'apprêtait à sortir avec sa petite amie, Robicheaux est séquestré et torturé par trois gros bras commandités par de gros bonnets du crime ayant pignon sur rue ; un ancien général de l'armée américaine et même la CIA semblent plus ou moins liés à un trafic d'armes avec les Contras. L'affaire dérape, Robicheaux et son co-équipier logent accidentellement une balle dans la tête de Segura et les deux flics doivent désormais faire face à la hargne de leurs collègues des affaires internes, qui rêvent de les clouer au pilori. Et comme les mauvaises nouvelles vont toujours par deux, Robicheaux est cette fois victime d'une tentative de meurtre maquillée en accident de la route, l'un de ses contacts, un agent fédéral du contre-espionnage, perd la vie dans l'accident. Accusé d'être un mauvais flic porté sur la bouteille, assailli par les collègues des affaires internes, pourchassé par les trafiquants d'armes, Robicheaux est suspendu et frôle la crise de nerfs.

Premier roman de la série Dave Robicheaux, ce flic de la Nouvelle Orléans à la personnalité complexe et aux méthodes pas toujours orthodoxes, La pluie de néon est l'occasion d'être confronté à la méthode James Lee Burke ; une littérature sans concession, brute de décoffrage et profondément ancrée dans le réel. Evidemment, cela tient à la fois au personne même de Robicheaux, mais également à la géographie (humaine et physique), au terroir pourrait-on dire, dans lequel se déroulent les romans de James Lee Burke. La Louisiane est ici un personnage à part entière, on découvre ses étonnantes spécificités et l'auteur prend souvent un malin plaisir à en tordre les clichés. Cet état américain, l'un des plus pauvres des Etats-Unis, vit sans cesse sur sa gloire passée et le lecteur est plongé dans une atmosphère pesante, moite, voire déliquescente. Bien avant Katrina, La Nouvelle Orléans était déjà en tête du hit parade des villes les plus violentes des Etats-Unis, le chômage, les inégalités sociales et le désoeuvrement constituant le terreau privilégié de cette criminalité galopante. Le temps ou New Orleans, perle du Sud, brillait par la richesse de sa vie mondaine et culturelle est bel et bien révolu. On comprend alors aisément pourquoi James Lee Burke, auteur profondément attaché à la Louisiane, à son histoire, à ses traditions et à son avenir, a choisi pour héros un flic ; qui en effet aurait pu donner une image plus fidèle de la réalité d'un état socialement, politiquement et économique moribond bien avant que l'ouragan ne dévaste "Big easy".

A la fois cynique, violent et désabusé, La pluie de néon, à l'instar de nombreux polars hard-boiled, vaut moins pour la qualité de son intrigue que pour son portrait de la Louisiane et de la société américaine à l'orée des années 90. Cette critique acide est contre-balancée par des descriptions plutôt lyriques des paysages de la Louisiane, exercice dans lequel on sent l'auteur probablement moins à l'aise (voire maladroit), mais qui reflètent sont propre attachement à cette contrée du Sud. En bon connaisseur du milieu qu'il décrit, James Lee Burke use modérément du cliché, ce qui participe indiscutablement à la réussite et à l'authenticité de ses romans. La pluie de néon manquera certainement de rythme pour les lecteurs accros au suspense, mais ce faux rythme participe indiscutablement à l'ambiance générale du roman, à la fois langoureuse et poisseuse, un peu comme la Louisiane (Hein ? oui, j'aime bien finir sur un cliché).

SF uchronique : Le printemps russe, de Norman Spinrad


La science-fiction a ceci d'amusant qu'au fil des années, voire des décennies, certains romans que l'on pouvait classer initialement sous l'étiquette "anticipation" sont devenus tellement caduques qu'il est nécessaire de les lire désormais comme des uchronies. C'est le cas du Printemps russe de Norman Spinrad, une vaste fresque à la fois politique, sociale et familiale sur fond de conquête spatiale. L'épaisseur du roman, qui s'étale tout de même sur près de 800 pages, laissait augurer du meilleur, tout du moins si l'on s'en tient à ce qu'annonce la quatrième de couverture, et Norman Spinrad n'est pas non plus le premier des débutants ; même si dès le départ, l'auteur se prête à un exercice hautement périlleux, qui ne pouvait déboucher que sur une magnifique gamelle. Mais il faut bien reconnaître que publier en 1991 un roman sur l'avenir du bloc soviétique avait quelque chose d'à la fois hautement casse-gueule et extrêmement culotté. A condition de ne pas avoir de connaissances trop approfondies sur la géopolitique de l'URSS, l'on pouvait encore se laisser prendre au jeu à l'orée des années 90. Hélas, force est de constater que 18 ans après sa publication originale, Le printemps russe ressemble à une oeuvre parfaitement bancale, tant sur le plan littéraire que sur celui de l'analyse politique.

La toile de fond de cet imposant roman est finalement assez simple. Alors que les Etats-Unis s'enfoncent dans une lente récession économique, sous le poids de sa dette publique et de ses dépenses militaires abyssales (notamment en raison du programme militaire spatial, sorte de programme "Guerre des étoiles" rebaptisé désormais "Etoile d'Amérique"), que le pays s'enferme dans un réflexe protectionniste et autoritaire avec la bénédiction d'une bonne partie de la population, que "l'Amérique" jadis tant aimée et admirée est désormais honnie par une bonne partie de la planète en raison de ses agissements scandaleux en Amérique latine, l'URSS a quasiment achevé sa lente métamorphose amorcée sous l'ère de la pérestroïka habilement orchestrée par Gorbatchev. A peu de choses près, l'URSS a libéralisé son économie tout en préservant la mainmise du PCUS sur l'appareil d'état et sans que l'oppressante bureaucratie soviétique n'en ait souffert (ce qui paraît déjà plus étonnant). Le bloc soviétique, tout en maintenant son unité géographique et politique, s'est ouvert vers l'Occident ; tout du moins vers l'Europe, dont l'union est désormais achevée et qui représente la première puissance économique mondiale et la seule véritable fédération d'états démocratiques. Coincée entre l'impérialisme américain et le pseudo socialisme semi-autoritaire du bloc soviétique, l'Union européenne ne joue qu'un rôle de tampon économique et politique. Chose amusante, ce ne sont pas les Etats-Unis qui ont gagné la course aux étoiles, mais l'URSS, qui est bien la seule à croire en un avenir spatial pour l'humanité ; les Américains sont concentrés sur leur programme militaire, alors que l'ESA souffre d'un cruel manque d'ambition exacerbé par les éternelles hésitations politiques des européens. Mais les choses changent et les européens sont désormais prêts à inscrire leurs pas dans les traces des russes.
C'est la raison pour laquelle l'ESA débauche à grands frais un jeune ingénieur américain, Jerry Reed, qui végétait gentiment chez Rockwell en attendant que la Nasa/Pentagone se décide à envoyer à nouveau des hommes dans l'espace plutôt que des satellites militaires. Mais les choses ne sont pas si simples, Jerry Reed est détenteur d'informations et de technologies que les Américains ne veulent absolument pas voir tomber dans l'escarcelle des européens, et, à fortiori, encore moins dans celle des soviétiques. Contraint par les autorités américaines à faire un choix entre son rêve et son pays, Jerry Reed décide de faire défection et de rejoindre les rangs de l'ESA ; il est alors déchu de sa nationalité américaine et un retour aux Etats-Unis lui est désormais interdit. Mais son choix n'a pas seulement été dicté par sa conscience et son désir d'étoiles, les charmes de la jeune Sonia Gagarine ne sont pas totalement étrangers à cette décision de vivre désormais en Europe, aux côté de la femme qu'il aime. Autant dire que les soviétiques, désormais alliés des européens concernant le développement du programme spatial de l'ESA, voient d'un très bon oeil cette relation entre les deux jeunes tourtereaux.

On connaissait le talent de Norman Spinrad en matière de narration et son style percutant, voire coup de poing, fait comme d'habitude des merveilles lorsqu'il s'agit d'enquiller les 800 pages du roman, on connaissait également sa propension à truffer chaque chapitre de scènes de sexe assez crues, mais on connaissait moins le goût de l'auteur pour les romans feuilletons à la Santa Barbara (ou Dallas, c'est comme vous voulez). Et là, force est de constater que Spinrad se laisse quelque peu aller à la facilité. Si j'étais méchant, je dirais qu'en dehors du format et du langage un peu cru, Le printemps russe aurait parfaitement sa place dans la collection Harlequin. Le lecteur subit au fil de la narration, une succession de clichés et de scènes assez surréalistes chez un auteur dont on appréciait plutôt la férocité, l'ironie et la virulence du propos. Les Français s'appellent tous Marcel, Emile ou Nicole, Paris n'est que lumières et bistrots pittoresques à l'ombre des platanes (et si possible le long des quais de la Seine), les Russes sont tous des bureaucrates alcooliques dont l'esprit est totalement embrumé par la propagande du parti ; incapables du moindre sentiment, leur seul objectif est d'oeuvrer pour la gloire de la patrie, quel qu'en soit le prix. Certes, lorsqu'il s'agit de dénoncer les travers de l'Amérique, quitte à grossir quelque peu le trait, Spinrad est toujours aussi incisif, mais l'acidité de la critique est quelque peu tempérée par des dialogues ou des scènes d'un sentimentalisme larmoyant, voire d'un chauvinisme déplacé, souvent ponctuées d'un "Je suis fier d'être américain, même si mon pays fait de vilaines choses". On a connu l'auteur un poil plus subtil. On repassera également en ce qui concerne l'analyse géopolitique, à peu près du niveau de certaines conversations du café du commerce, ou sur les invraisemblances flagrantes qui parsèment le roman (on se demande bien comment un hippie à moitié socialiste pourrait bien arriver jusqu'à la présidence des USA , alors quand ce dernier désamorce ce qui s'annonce comme la troisième guerre mondiale à la façon d'un joueur de poker, on abandonne). Que Norman Spinrad se soit en grande partie trompé concernant l'évolution du bloc soviétique (même s'il faut lui accorder certains points) n'est pas le plus important, les meilleurs analystes se fourvoient eux aussi régulièrement, en revanche on peut être plus circonspect quant à sa capacité à maîtriser un roman aussi ambitieux. L'ensemble manque singulièrement de profondeur et de subtilité, d'autant plus que l'auteur n'y manie que très modérément le second degré.

Pour autant, Le printemps russe n'est pas totalement dénué d'intérêt car l'auteur s'y dévoile de manière assez prononcée ; Jerry Reed c'est un peu Norman Spinrad. Le déracinement, l'exil plus ou moins forcé, son amour pour Paris (même s'il est teinté de nombreux clichés), cette relation d'amour-haine avec son pays, la critique acerbe du modèle social américain et de son son système politique, son écoeurement vis à vis du monde politique en général et de la politique politicienne en particulier, on y retrouve nombre d'éléments du discours habituel de l'auteur, avec quelques remarques et quelques scènes empreintes d'un vécu réel que l'on sent nettement poindre ici et là. Tout cela fait incontestablement de Jerry Reed un personnage fort attachant, mais c'est sans doute insuffisant pour faire du Printemps russe une oeuvre majeure de Norman Spinrad.

Polar déjanté : Triggerfish twist, de Tim Dorsey


Complètment barré, totalement déjanté, définitivement loufoque, tels sont les termes qui viennent immédiatement à l'esprit à la lecture des romans de Tim DORSEY. Cet homme est fou, sachez le, et ses bouquins sont de petites pépites d'humour noir, de critique acide et de dinguerie totalement assumée. Tim DORSEY c'est drôle, intelligent, pétillant, absurde, mais surtout, ça n'a ni queue ni tête. Le pire c'est que ça marche.

A vrai dire, si vous souhaitez commencer par le début, la lecture de Florida Roadkill est à envisager, mais il ne s'agit pas à proprement parler d'un passage obligé car Triggerfish twist n'est pas une suite, même si l'on y croise plusieurs personnages récurrents créés par Tim DORSEY. En bon auteur du terroir, Tim DORSEY parle de ce qu'il connaît le mieux, à savoir la Floride et son cortège de doux dingues, d'allumés en tous genres, de voyoux à la petite semaine et autres dégénérés attirés par le soleil, la plage, les jolies filles et les alligators. Pour être honnête, chez l'écrivain américain les gens « normaux » se comptent sur les doigts de la main, alors lorsque la famille Davenport déboule de son Indiana natal du côté de Tampa, on se dit que le malentendu risque d'être de courte durée. Jim Davenport est consultant, c'est à dire que son boulot consiste à se balader d'entreprise en entreprise afin d'observer le travail des salariés et de pondre des rapports qui permettront à tout ce joyeux petit monde de travailler dans la joie et l'efficacité (voire la félicité). Aussi, lorsque la société qui emploie Jim ouvre une succursale à Tampa, ce dernier saute sur l'occasion et demande sa mutation pour la Floride. L'aubaine était trop belle, d'autant plus que la revue Où vivre en Amérique : les meilleures villes, vient de classer Tampa à la troisième place des villes les plus agréables du pays. Hélas, ce que ne sait pas Jim, qui en tous points représente la parfaite victime, c'est que ce classement est surtout le résultat d'une légère boulette, celle d'un stagiaire sous-payé du journal, visiblement fâché avec Excel. Les Davenport emménagent donc dans un joli petit pavillon de Tampa, du côté de Triggerfish Lane, un quartier en apparence plutôt tranquille : maisons cossues, pelouses bien entretenues, allées propres bordées de palmiers. Ce qu'ils ne savent pas non plus, c'est que ce quartier est la prochaine cible d'un agent immobilier véreux, qui projette de racheter toutes les maisons appartenant à des particuliers. Sa stratégie est d'une simplicité désarmante ; chaque fois qu'il rachète une maison, ce bon Lance Boyle installe des locataires douteux afin de faire fuir à vil prix les derniers propriétaires du voisinage. Une fois que Lance aura racheté l'intégralité du quartier, il lui suffira de raser toutes ces baraques miteuses pour y construire un magnifique centre commercial.

En réalité, si les Davenport et leurs malheurs de voisinage semblent constituer le point central du roman, Tim DORSEY émaille son histoire de personnages secondaires dont les parcours, tout aussi éditifants, viennent se greffer à la trame principale. Trame est cependant un bien grand mot pour ce qui s'avère être en réalité une succession de petites saynettes totalement ubuesques et loufoques. Le roman n'est d'ailleurs pas sans rappeler un certain Pulp Fiction, en plus barré. Ceux qui ont lu les romans précédents de l'auteur auront par ailleurs le plaisir de retrouver Serge A. Storms, psychopathe de son état, et ses deux comparses déjantés, Sharon la strip teaseuse cocaïnomane et Coleman, buveur impénitant de Budweiser et grand spécialiste du pétard. A vrai dire, tout ceci pourrait n'être qu'un vaste carnaval si, sous ce vernis qui craque de tous côtés, n'apparaissait une critique assez virulente de la société américaine. Et en la matière, on peut dire que DORSEY a la plume plutôt acérée et ses dialogues, taillés au millimètre, sont tout simplement exemplaires.Ecrit à un rythme effrené, Triggerfish Twist est très certainement la plus grande poilade de ces dernières années en matière de polar. Autant dire que Tim DORSEY tient la dragée haute à un Donald WESTLAKE ou un Charles WILLIAMS, ce qui n'est pas le moindre des compliments.