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vendredi 4 septembre 2020

Tu, mio. Erri De Luca

 


Il y a des titres dont la simplicité ne trompe pas, venant d’un auteur aussi subtil et sensible que Erri De Luca, on n’en sera d’ailleurs guère étonné ; chez lui, cette simplicité presque laconique est bien le signe d’une profondeur peu commune, qui s’exprime de manière implicite, grâce à une économie de mots qui frôle le génie. Tu, mio en est l’un des exemples les plus épurés et les plus aboutis, parmi une production littéraire qui de toute façon ne compte pas une once de gras. Si vous n’avez jamais eu l’occasion de lire la prose de cet écrivain italien exceptionnel, Tu, mio est une excellente introduction à son univers en grande partie autobiographique, ou tout du moins fortement inspiré par son enfance du côté de Naples. 



Alors que l’Italie se remet doucement du traumatisme de la seconde guerre mondiale, le jeune Daniele, pas tout à fait encore sorti de l’adolescence du haut de ses 16 ans, est invité par son oncle à passer l’été sur l’île d’Ischia, au large de Naples. Empreint d’une certaine gravité, et fuyant la compagnie des jeunes gens de son âge, Daniele préfère la rude vie de pêcheur. Se lever aux aurores pour partir en mer, relever les filets, affronter les embruns et la houle qui malmène leur frêle esquif, débarquer les caisses de poisson puis s’astreindre à un long ramendage… avant de regagner, épuisé mais heureux, le logis, voilà qui semble davantage convenir à sa nature. Le soir Daniele accompagne son cousin plus âgé et fréquente, un peu interdit, ses amis libres et insouciants. Mais cette légèreté de façade masque difficilement les blessures encore douloureuses du fascisme. Au détour d’un mot ou d’un regard, le poids du passé ressurgit, s’imposant avec acuité à un jeune homme en devenir, pas tout à fait assez mature pour en saisir toutes les nuances, mais plus suffisamment candide pour les ignorer. Daniele se serait parfaitement accommodé de cet été caniculaire, du soleil, de la mer et de cette simplicité quotidienne qui rythme la vie à Ischia, mais sa rencontre avec Hàiele, une jeune fille d’origine juive, le bouleverse au-delà du raisonnable. Parce que c’était lui, parce que c’était elle, malgré leur différence d’âge, Daniele et Hàiele se trouvent un rivage commun, non pas fait de sable fin et de rochers battus par les vagues, mais un rivage dont les contours se dessinent par des regards complices, des gestes involontaires et des vérités contenues dans les rares confidences qu’ils s’échangent. Le temps d’un été, leurs destinées se croisent et marqueront à tout jamais la vie de Daniele. 



La lecture de Tu, Mio n’est pas sans rappeler le magnifique Gioconda de l’écrivain grec Nikos Kokàntzis. Même ambiance méditerranéenne, même sensibilité à fleur de peau et thématiques très proches…. les similitudes entre ces deux romans sont assez fascinantes, bien au-delà du caractère universel qu’elles recouvrent. On retrouve chez Erri De Luca cet étonnant mélange de sensibilité exacerbée et de nostalgie contenue, sans pathos excessif. C’est tout l’humanisme de l’auteur qui transparaît au fil du récit, l’amour qu’il porte à ses personnages, dont on imagine qu’ils révèlent plus ou moins des figures du passé. Avec une économie de moyens qui n’appartient qu’à lui et une simplicité désarmante, Erri De Luca nous fait toucher du doigt le traumatisme de l’holocauste sans jamais l’évoquer de manière frontale. Et pourtant sa dimension tragique s’impose au lecteur à travers le destin d’Hàièle, seule survivante d’une famille aimante et autrefois heureuse. Parce qu’il lui rappelle son père tant aimé, par ses gestes et sa façon d’être, Daniele est pour elle une évidence. Mais leur amour naissant, loin de s’épanouir de manière charnelle, comme dans Gioconda, ne reste qu’une esquisse, une douce possibilité que la figure encore trop prégnante du père et le gouffre infranchissable de la mort ne peuvent laisser qu’à l’état d’ébauche. Et pourtant la force de cet amour explose dans leurs silences, dans leur gêne mutuelle, mais aussi dans cette compréhension profonde qui caractérise chacune de leurs rencontres. C’est dans ce paradoxe que réside toute la force de ce magnifique roman, dans l’évocation discrète et délicate de cet amour à la fois évident et impossible, qui ne peut exister qu’une fois au cours d’une vie. 

9 commentaires:

Carmen a dit…

Doublement ravie par un auteur qui fait partie des auteurs latins que je préfère et par une très belle chronique dont toi seul a le secret.
C'est vrai c'est un roman très court mais tellement dense.

Inoubliable .


Emmanuel a dit…

C'est gentil, merci pour les compliments

Carmen a dit…

Mais de rien.C'est mérité franchement.
A+.

Carmen a dit…

C'est "holocauste"🙂🙂 et pas holocoste.

Ça n'enlève rien à ta chronique cela dit.

Emmanuel a dit…

Ah mais oui, merci de l'avoir dénichée celle-ci :-)

Carmen a dit…

Le dernier Erri De Luca ”Impossible”est très bien.

En plus en novembre,il est invité pour des rencontres littéraires dans la cité phocéenne. Super.

Emmanuel a dit…

Je l'ai vu en librairie, mais je n'ai pas encore craqué. Sinon, c'est chouette pour les rencontres littéraires, profite bien !

Carmen a dit…

Merci Manu. Il a un Facebook qui est bien fait : Fondazione Erri De Luca. Toujours intéressant à suivre,avec de belles photos et de belles réflexions.

Emmanuel a dit…

Excellent ! Merci pour le tuyau.