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jeudi 7 novembre 2019

SF subtile : Dans la forêt, de Jean Hegland

A la lecture de la quatrième de couverture du roman de Jean Hegland, la première remarque qui me vint à l’esprit fut : “tiens, Gallmeister se met à la SF !”. Il faut dire que la science-fiction a très largement exploré les voies du récit post-apocalyptique, souvent avec succès d’ailleurs, que ce soit dans la littérature ou bien au cinéma. Il serait bien évidemment trop fastidieux d’énumérer la liste des oeuvres majeures, mais je ne saurais trop vous conseiller de lire l’extraordinaire Enig Marcheur de Russel Hoban, l’excellent Malévil de Robert Merle ou bien encore La route de Comarc McCarthy, terrifiants à bien des égards. Mais loin d’agiter l’épouvantail du grand cataclysme thermonucléaire cher aux écrivains de SF du XXème siècle (vous pouvez remplacer par guerre bactériologique ou zombies, ça fonctionne à l’avenant), Jean Hegland nous raconte au travers du regard de deux soeurs, Nell et Eva, la brusque chute des Etats-Unis à l’orée du nouveau millénaire. De cet effondrement avant tout économique, duquel découlera la faillite de tout un système politique, puis de la société américaine dans son intégralité, l’auteure a choisi d’adopter un point de vue presque périphérique lié au mode de vie des deux adolescentes, qui de par leur éducation et leur situation familiale, se trouvaient déjà à la marge de l’american way of life. 

Nell et Eva grandirent dans une région isolée du nord de la Californie, une zone forestière éloignée de la ville la plus proche (Redwood) d’une quarantaine de kilomètre. Leurs parents, avaient fui la civilisation moderne bien avant le grand effondrement du pays. Réfugiés dans leur forêt, ils avaient construit de leurs mains le chalet de bois qui constituerait leur petit havre de paix. Elle, ancienne danseuse du ballet de San Francisco, avait raccroché ses chaussons à la suite d’une grave blessure, lui, ne voyait pas d’inconvénient à faire chaque jour le trajet jusqu’à l’école de Redwood pour exercer ses fonctions d’enseignant. Retirés du monde moderne, ils menaient une existence simplement rythmée par les saisons et les tâches quotidiennes liées à une vie rustique (potager, coupe de bois, chasse, travaux manuels…). Ensemble ils élevaient leurs deux filles, désormais âgées de 14 et 15 ans, mais qui n’avaient jamais connu l’école, leurs parents s’étant chargés de leur instruction comme de leur éducation. Ce qui ne les empêchèrent pas de réussir brillamment leur parcours scolaire. Nell, se préparait à entrer avec succès à Harvard, alors qu’Eva, sur les traces de sa mère, se destinait à une grande carrière de danseuse. L’isolement de la famille, s’il agit comme une sorte de filtre, ne fit que retarder l’inéluctable. Les coupures d’électricité furent l’une des premières manifestations du dérèglement de l’économie, rares au début, elles se firent de plus en plus nombreuses, puis la lumière s’éteignit pour toujours, avec comme corollaire l’impossibilité de faire fonctionner les appareils modernes pourtant autrefois indispensables. La ligne de téléphone restait désespérément muette et bientôt Internet ne fut plus qu’un souvenir. Puis vint la mort de leur mère, des suites d’un cancer pourtant détecté à temps, leur père ne s’en remit jamais. Leur potager permit aux deux soeurs de se nourrir convenablement durant la première saison, mais les produits de première nécessité vinrent rapidement à manquer. A Redwood de toute façon, la pénurie commençait à sérieusement se faire sentir. Les commerces fermaient boutique les uns après les autres et les supermarchés n’eurent bientôt plus que des rayons vides à offrir. De toute façon l’essence devint rapidement une denrée rare et après un ultime aller-retour en ville, il fallut se rendre à l’évidence, la voiture était devenue un objet parfaitement inutile. Désormais orphelines, les deux jeunes filles étaient livrées à elles-mêmes, seules au milieu d’une immense forêt, privées de moyens de communication et donc incapables de savoir où en étaient les affaires du monde et si quelque part dans le pays des citoyens s’organisaient pour survivre. Mais elles avaient un toit, un potager et du bois pour se chauffer. Et puis la grande forêt et leur éloignement les protégeaient des éventuels comportement prédateurs.

La démarche de Jean Hegland s’inscrit donc dans une certaine tradition du récit d’anticipation, mais son approche se veut bien plus intimiste et si l’arrière-plan social, économique et politique est bien évidemment esquissé, il s’efface pour laisser place à une histoire centrée sur la relation entre les deux soeurs, avec justesse et sensibilité, mais sans aucun pathos. C’est à travers leurs yeux innocents que l’auteure décrit l’effondrement brutal et inéluctable d’une Amérique qui ne s’était jamais réellement préparée à chuter de sa place de leader du monde moderne. On observe donc fasciné à la fin d’une civilisation qui se croyait invincible, mais qui, telle un colosse aux pieds d’argile, s'effondra en quelques mois. Mais tout cela est maintenu à distance, l’auteure préfère ici se concentrer sur le plus petit dénominateur commun, l’intime, l’humain. Pas de scènes de violence urbaine, pas d’épisodes de pillage décomplexé, par de révolution ou de guerre civile. Tout est raconté à l’échelle locale, le plus simplement du monde, parfois la violence reste suggérée, comme dans cet épisode où la famille tente de rejoindre la maison d’un couple d’amis et découvre une fois arrivé à destination, que la maison est occupée par d’autres personnes. Sans explications, sans paroles, la menace reste implicite et au lecteur d’imaginer l’indicible. Il y a bien évidemment quelques scènes difficiles, l’auteure aurait bien eu du mal à y échapper car le monde qu’elle décrit n’a rien d’idyllique et il est bien évident qu’un pays sans règles et sans système de régulation et de police ne peut qu’être livré aux comportements les plus vils, les prédateurs se révèlent, laissant libre cours aux plus bas instincts.
Écrit avec une grande simplicité et une certaine économie de moyens, Dans la forêt est un récit prenant et original, loin des clichés du genre et de toute tentative d'esbrouffe. Le rythme y est lent (dans le bon sens du terme), la narration subtile et le propos à la fois touchant et profond. Evidemment, il y a dans ce genre de littérature quelques passages obligés et on n’échappe pas totalement au petit guide de survie, mais c’est écrit avec tellement d’intelligence et de bon sens, qu’on ne peut que s’incliner. Mais la plus grande force du roman, c’est qu’il ne se montre jamais moralisateur ou idéologique, il raconte et donne à réfléchir. C’est déjà beaucoup.

samedi 2 novembre 2019

Le veilleur du jour, de Jacques Abeille

Faire la critique de l’oeuvre de Jacques Abeille n’a rien d’une évidence et encore moins d’une sinécure, face à un talent d’écriture aussi hors-norme il faut évidemment savoir faire preuve d’humilité… tout en essayant de trouver quelques chose d’intéressant à dire, un angle, une approche, une aspérité. Mais quelle que soit l’approche on se sent petit, tout petit, et si on écrivait encore avec une plume, celle-ci tremblerait face à l’ampleur d’une tâche pourtant en apparence si simple : décrire, raconter, expliciter l’histoire que l’on vient de lire et qui nous a transporté durant plus de six cents pages. A oeuvre exceptionnelle doit obligatoirement répondre une critique exceptionnelle, mais évidemment, cette attente démesurée ne peut donner lieu qu’à la fameuse angoisse de la page blanche (ou du curseur qui clignote sur l’écran du traitement de texte, choisissez l’image qui vous convient le mieux). Alors on se fait violence et on commence à écrire, mot après mot, ce qui sera fatalement une tentative un peu vaine de faire preuve d’éloquence. Après le point final viendra fatalement la sensation désagréable ne n’avoir pas su retranscrire parfaitement ce que l’on voulait transmettre, comme une légère amertume en bouche face à sa propre médiocrité. Et pourtant Jacques Abeille mérite que son oeuvre soit davantage mise en lumière, que les lecteurs transmettent à d’autres lecteurs leur expérience et leur ressenti, ce vertige immense face à la démesure d’une oeuvre fondamentale et pourtant méconnue, mais qu’une poignée d’initiés a su préserver du destin tragique qui semblait l’attendre, à savoir rejoindre le cimetière des livres oubliés. On ne remerciera donc jamais assez les éditions Le Tripode d’avoir depuis 2010 entrepris de rééditer l’oeuvre de Jacques Abeille, de manière à la fois exhaustive et qualitative, en témoigne le choix des illustrations réalisées par François Shuiten, dont l’univers graphique colle parfaitement avec celui de l’écrivain.

Dans ce second volume du cycle des Contrées, le lecteur est invité à rejoindre la capitale de l’empire, Terrèbre, dont la splendeur et la démesure attirent à elle les foules venues des quatre coins des Contrées chercher travail, fortune ou luxure. Parmi cette masse grouillante et affairée figure un homme singulier, seul, sans passé, sans histoire et dont l’unique élément distinctif consiste en une ceinture de serpent finement ouvragée, signe qu’il vient probablement de la région des Hautes Brandes, la zone frontalière des Jardins statuaires. L’homme est peu disert, discret mais sans excès et il est l’un des rares à ne pas vouloir s’attarder à Terrèbre. Ce sont les îles qui l’intéressent et la cité opulente et grouillante de vie qui règne sur l’empire ne semble être pour lui qu’une étape mineure avant qu’il puisse embarquer sur un navire qui le mènera vers sa destination. Mais il n’aura jamais l’occasion d’embarquer, car à peine a-t-il déposé ses maigres possessions dans une petite auberge proche du port, qu’il s’éprend d’une jeune serveuse qui lui dessine un nouveau destin. Il ne lui faut guère mettre à l'épreuve ses talent de séductrice pour que son protégé accepte de changer ses plans et de trouver un travail qui lui permette de subvenir à ses besoins tout en continuant à voir sa belle. Las, sur les docks personne ne semble avoir besoin de ses talents de débardeur et les entrepôts à proximité n’offrent guère de perspectives plus optimistes alors que ses maigres économies fondent comme neige au soleil dans la grande ville. Finalement la solution viendra de l’aubergiste, un homme solide et digne de confiance qui lui propose de le mettre en relation avec une obscure société archéologique à la recherche d’un veilleur. Barthélémy Lécriveur, puisqu’on apprendra plus loin dans le roman qu’il s’agit de son nom, accepte donc l’étrange mission de veiller sur un entrepôt parfaitement vide d’occupants et de marchandises. Moyennant un salaire plus que décent et quelques avantages non négligeables comme le gîte et le couvert, il n’a d’autre tâche que d’ouvrir le bâtiment le matin et de le refermer le soir jusqu’à ce qu’un jour, comme il est écrit dans une obscure prophétie, celui qu’il est censé attendre, vienne prendre possession du bâtiment. Terrassé par l’ennui inhérent à ses nouvelles fonctions, Barthélémy décide de prendre possession des lieux et entreprend d’entretenir le vieux cimetière attenant au bâtiment, puis d’explorer plus en profondeur cet étrange entrepôt…. qui révèle au fil de ses explorations sa véritable nature, à la fois riche et complexe. Envoûté par les lieux, il étudie finement l’architecture du bâtiment, expérimente et note scrupuleusement chacune de ses observations, révélant peu à peu des secrets enfouis depuis des milliers d’années.
Le veilleur du jour ne fait pas à proprement parler figure de suite aux Jardins statuaires, il en est l’extension logique sur un plan purement géographique, politique et culturel. En somme, l’auteur nous invite à découvrir une nouvelle facette de son univers, mais alors qu’il nous avait conduits à la périphérie de l’empire, cette fois il nous plonge en son coeur. Terrèbre, cette cité foisonnante, grouillante de vie et d’intrigues, est un personnage à part entière dont Jacques Abeille dévoile peu à peu quelques pans, sans forcément chercher à en faire un panorama complet. Tantôt il nous conduit dans quelque ruelle obscure et humide, dans une vieille librairie ou bien encore chez un antiquaire aux étranges manières, tantôt il nous ouvre les portes des somptueuses demeures où se livrent à des libations sans retenue des hommes et des femmes aux moeurs bien légères. Plus tard ce seront les bancs de l’université et les chaires des professeurs les plus émérites que le lecteur découvrira, avant que les palais de la cité haute ne laissent entrapercevoir les arcanes du pouvoir et d’une administration parfaitement rodée. Mais au-delà de ces descriptions hautement fascinantes d’une cité qui se croit encore à l’apogée de sa puissance, c’est son atmosphère déliquescente qu’il nous livre, ce mélange de fébrilité, d’affairement mâtiné de corruption dont on se doute qu’il marque le début de la fin. Déjà les fissures les plus évidentes craquellent l’unité de façade dont se pare la cité, le peuple montre des signes d’agitation, les facultés grognent à l’unisson et le pouvoir répond par un autoritarisme qui ne fait que révéler davantage son impuissance à juguler cet esprit de révolte.

Cette capacité à nous faire sentir et ressentir l’atmosphère puissante de cette ville étonnante, est liée bien évidemment au talent d’écriture hors-norme de Jacques Abeille, sa plume presque organique, d’une richesse inouïe est littéralement envoûtante. Elle se veut encore plus travaillée que dans Les jardins statuaires, plus complexe, presque baroque. Chaque mot est choisi avec soin, chaque tournure de phrase fait preuve d’une élégance folle et colle parfaitement à l’univers surréaliste dépeint par l’auteur. Le pendant de cette incroyable richesse stylistique, c’est qu’elle ne souffre aucune faute d’inattention, l’oeuvre requiert un engagement de tous les instants de la part du lecteur, sous peine d’être rapidement éjecté du flow. Le veilleur du jour n’est pas de ces romans que l’on peut lire entre deux stations de métro, coincé entre un jeune cadre dynamique et un ado victime d'une panne de réveil. Il nécessite un certain état d’esprit, de la volonté et bien évidemment du temps car vous ne plierez pas ce roman en deux soirées. Un peu comme une bonne bouteille de spiritueux, un roman de Jacques Abeille se savoure, s’apprécie en prenant son temps, se déguste avec délectation et distinction car au-delà de l’exercice de style, se déploie toute la poésie subtile et délicate d’une histoire profondément touchante et sincère, celle de Barthélémy Lécriveur, homme sans passé et sans histoire, dont le destin se montre aussi magnifique qu’émouvant… et dont la fin tragique est inscrite dès les premières lignes du texte. Le veilleur du jour est une nouvelle pierre apportée à l’univers livresque de Jacques Abeille, un univers d’une richesse étonnante où onirisme, merveilleux et surréalisme se conjuguent harmonieusement pour former peu à peu une véritable cathédrale littéraire dont on retrouve certes quelques échos chez d’autres écrivains du mouvement surréaliste, mais dont on peine à trouver l’équivalent dans la démesure créatrice, mis à part peut-être chez un certain J.R.R. Tolkien.