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lundi 14 mai 2018

Littérature turque : La bâtarde d'Istanbul, de Elif Shafak

Encore peu visible il y a 20 ans, la littérature turque contemporaine sort de ses frontières avec un succès incontestable. Sans doute l’attribution du prix Nobel à Orhan Pamuk en 2006 n’est-elle pas totalement étrangère à cette évolution, mais il ne faudrait pas occulter pour autant toute une nouvelle génération d’auteurs apparus dans les années 90, épris d’une certaine modernité, conscients que leur pays doit résoudre ses problématiques les plus aigües (montée de l’islamisme, multiculturalisme) et persuadés que nombre de sujets autrefois tabous peuvent être abordés en toute franchise et avec un certain recul, notamment historique (on pense évidemment à la question du génocide arménien). L’occasion pour nous lecteurs francophones de découvrir, au-delà des clichés habituels, un pays en profonde mutation, dynamique et soucieux de trouver sa place au sein de la mondialisation. Parmi ces nouvelles voix, Elif Shafak semble s’être désormais taillé une place de choix sur les étagères de nos librairies, avec un succès critique et populaire qui semble ne pas se démentir.



Publié initialement en anglais (Elif Shafak écrit en turc, mais également en anglais) et traduit en 2007 en français,  La bâtarde d’Istanbul est l’oeuvre d’une auteure déjà confirmée et reconnue dans son pays. Il s’agit d’une chronique familiale s’étalant sur près de quatre générations au travers de laquelle Elif Shafak évoque en toute liberté la question du génocide arménien. On y découvre la famille Kazanci, stambouliote depuis des générations, victime d’une sorte de malédiction qui atteint ses représentants masculins ; tous les hommes de la famille, ou presque, meurent prématurément vers l’âge de quarante ans. Restent donc les femmes, qui, par solidarité familiale, ont décidé de vivre sous le même toit. Tout ce petit monde (l’arrière grand-mère, la grand-mère, la mère et ses trois soeurs) a fédéré ses efforts et porté son attention sur la petite dernière, Asya, une enfant née hors mariage (et dont le père demeure un illustre inconnu), désormais jeune femme de 19 ans à peine sortie de l’adolescence. Un électron libre à l’esprit acéré et rebelle, mais au physique sans grâce particulière. De l’autre côté de l’océan Atlantique, Amy (diminutif d’Armanoush), jeune étudiante d’origine arménienne, se partage entre l’Arizona, où vit sa mère, et San Francisco, où vit son père. Alors qu’elle n’était qu’un bébé, ses parents divorcèrent, sa mère n’ayant jamais réussi à partager son mari avec sa très grande et très envahissante famille arménienne. S    a mère, Rose, se remaria avec un Turc venu étudier à Tucson, un certain Mustapha, ultime représentant masculin de l’illustre famille Kazanci. Déchirée entre ses origines américaine et arméniennes, Amy décide de s’envoler pour Istanbul, elle espère que sur place elle pourra renouer en toute quiétude avec ses racines arméniennes et stambouliotes. Peut-être comprendra-t-elle enfin la douleur qui déchire la famille de son père depuis presque un siècle. Sur place, elle fait la rencontre d’Asya et se lie d’amitié avec la jeune femme, qui s’empresse de lui faire découvrir la culture et l’histoire de son pays.


Subtil mélange de chronique familiale et de récit initiatique, La bâtarde d’Istanbul est un roman qui prend le temps d’installer une véritable atmosphère, mais loin de ne jouer que sur la fibre exotique et le dépaysement, Elif Shafak a fait le choix de nous plonger au coeur de la Turquie moderne et quel lieu plus fabuleux qu’Istanbul pour l’incarner. Creuset de tout un pan de la civilisation méditerranéenne, carrefour entre l’Orient et l’Occident, les lieux communs ne manquent pas. Istanbul est tout cela et au-delà, mais l’auteure préfère insister sur deux points fondamentaux ; aussi mythique et fabuleuse soit-elle, la ville, à l’instar de toute la Turquie, doit faire face à un défi majeur : accepter son passé et construire un avenir sur les bases du multiculturalisme et d’un nationalisme apaisé. Cohabitent à Istanbul, des musulmans, mais également des juifs, des chrétiens, tous d’origines et de contrées diverses autrefois contrôlées par la puissance ottomane. A travers l’évocation du génocide arménien, Elif Shafak a le courage d’évoquer un thème fort et encore très polémique en Turquie (Orhan Pamuk en a fait les frais au milieu des années 2000, menacé de mort après avoir évoqué cette question sensible). Son message de tolérance est ouvert sur les autres mais ferme et sans ambiguïté quant à la responsabilité des autorités ottomanes. Il ne suffit pas de rejeter la faute sur un régime désormais révolu, il faut reconnaître les torts causés aux autres peuples (Arméniens notamment), qui eux, en contrepartie, doivent cesser de vivre dans le passé et dans la commémoration éternelle, en un mot, il doivent enfin pardonner. Un discours qui paraît aller de soi, mais qui reste pourtant bien difficile à mettre en oeuvre. En creux apparaît également un autre message fondamental, celui de la place de la femme au sein de la société turque, dont la dichotomie est parfaitement illustrée au sein de la famille Kazanci où tradition et modernité se conjuguent quasiment exclusivement au féminin. Aux figures féminines traditionnelles (comme la grand-mère ou les tantes), s’opposent des figures plus modernes, féministes, revendicatrices de leurs droits et de leurs libertés (la mère et la fille), sans pour autant que ces différences les empêchent de cohabiter, de vivre ensemble, de se respecter et de s’aimer. Une leçon de tolérance sans moralisme excessif, d’une simplicité désarmante, mais d’une rare intelligence. Pour ceux qui en revanche aiment les romans où la ville se déploie dans toute sa démesure, prenant même parfois l’ascendant sur les personnages centraux, La bâtarde d’Istanbul n’est pas exactement le livre idéal. Bien qu’on y découvre de nombreuses traditions (notamment culinaires) et coutumes turques, la cité millénaire reste finalement assez discrète, l’action se déroulant essentiellement dans la maison des Kanzanci (un konak, autrement dit une maison plutôt cossue), dans un café…. et c’est à peu près tout. Ce qui n’est pas très étonnant pour un roman qui se veut plutôt intimiste et tourné vers la famille.

8 commentaires:

Carmen a dit…

Tres bel article de votre part;concernant la question du génocide arménien soulevée
dans ce roman,entre amnésie et mémoire je crois qu'il faut toujours se souvenir et
ne jamais oublier.

Emmanuel a dit…

Merci c'est gentil. Vous avez raison, il faut se souvenir, mais au-delà du devoir de mémoire, il faut réaliser un travail encore plus profond, qui est celui des historiens. La littérature peut aider évidemment et ce roman le prouve.

Carmen a dit…

Oui je suis d'accord avec vous sur le dernier point,la littérature est là pour témoigner de l'histoire douloureuse;il n'y a qu'à voir le nombre de romans sur la guerre civile espagnole encore aujourd'hui.

Carmen a dit…

Un cinéaste qui a beaucoup évoqué l'Arménie dans ses films:Robert Guédiguian"Une histoire de fou" par exemple.
D'origine arménienne,il tourne surtout à Marseille,ville à laquelle il est tres attaché.

Emmanuel a dit…

Oui, je connais bien le cinéma de Guédiguian... et j'ai en plus eu le plaisir de passer en partie mon enfance à Marseille.

Carmen a dit…

Oui,c'est un cinéaste plutôt engagé mais les valeurs qu'il véhicule sont souvent appréciées.
Bon ,il y a peut etre un fil invisible qui relie les ex Marseillais et les actuels
(rires)qui fait qu'ils se reconnaissent les uns les autres,un peu comme les déracinés d'un même pays.

Emmanuel a dit…

Un genre de pouvoir à la Sense8, mais version Marseillais en quelque sorte. J'aime bien l'idée :-)

Carmen a dit…

Exactement,c'est plutot troublant mais j'avais oublié qu'au départ j'étais sur un blog de SF(rires)