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samedi 27 janvier 2018

Black America : Une colère noire de Ta-Nehisi Coates

J'ai commencé à écrire dans ce blog sur une colère italienne, une rage impuissante mais qui devait s'exprimer. En voici une autre, américaine.

Un jeune homme noir est abattu par un policier, et peu après ce dernier est acquitté. Un garçon de 15 ans, noir aussi, mais qui a grandi dans un environnement assez préservé, est bouleversé. Son père, qui a grandi à Baltimore, qui a connu la culture du ghetto, puis l'épanouissement intellectuel, décide alors de lui expliquer ce que ce que signifie être Noir aux États-Unis, à défaut de pourvoir trouver les mots de consolation. Viennent ensuite plus de 150 pages denses d'une colère froide, qui vous envoie toute la violence ordinaire de l'Amérique au visage, qui décortique le racisme ordinaire, la ségrégation invisible et pourtant omniprésente, le fossé infranchissable entre Noirs et Blancs, ceux qui vivent dans la peur et ceux qui vivent dans le Rêve de ceux qui se disent Blancs, inaccessible à ceux à qui on assigne la couleur noire, en fin de compte.
Le grand mérite à mes yeux de Ta-Nehisi Coates est de rapporter le racisme au corps, à la chair humaine, de rendre palpable le déni d'humanité dont la communauté afro-américaine souffre, et de la peur littéralement viscérale qui habite tous les Noirs de l'Amérique du Nord, cette évidence tragique de ne pas pouvoir non seulement se défendre, mais également défendre ceux qu'ils aiment.
Très personnelle, son analyse n'en est pas moins emblématique d'un état d'esprit qu'il nous est difficile de comprendre, car il nous manque une expérience essentielle et incontournable. Cette expérience est celle de l'esclavage, de la négation de l'humanité de l'autre. Et la blessure est entièrement, complètement, totalement ouverte. Elle imprègne partout aujourd'hui la société américaine, conditionne les réactions, alimente les innombrables non-dits, les tabous. Elle a fait naître des peurs dont nous n'avons aucune idée de l'ampleur.
Ce livre est effrayant à bien des égards, non par les faits qu'ils relatent et que connaissent tous ceux qui s'intéressent un peu à l'autre côté de l'Atlantique, mais par les angoisses profondes et les peurs inextinguibles qu'il révèle, et qui nous explique pourquoi la société étasunienne ne sera jamais une société de métissage, et qu'elle porte en elle une violence que nous avons du mal à imaginer en Europe, une violence entre races mais aussi au sein de la communauté noire elle-même. Car un autre mérite de ce livre est de montrer toute la complexité de cette communauté qui n'est une et unie qu'aux yeux des autres et dans des moments tragiques, Une communauté d'individus aux aspirations très diverses et parfois contradictoires, traversée de violences à la hauteur de celles qu'elle subit.
Ta-Nehisi Coates ne livre pas ici un essai fouillé, une étude sophistiquée, ni même une démonstration claire, mais un témoignage dont on sent qu'il vient d'une réflexion longuement mûrie, une colère peut-être noire, mais surtout froide, analytique.Une colère devant le racisme, mais aussi devant cette peur envahissante et paralysante. Une colère en forme de long et profond cri d'amour pour son fils. Une colère qui porte au combat. Une colère qui revendique la dignité humaine.


mardi 23 janvier 2018

Autopsie du couple : La fenêtre panoramique, de Richard Yates

Grand classique de la littérature américaine contemporaine, La fenêtre panoramique souffre en France de la réputation plus que discrète de son auteur, Richard Yates, considéré pourtant aux Etats-Unis comme un auteur majeur et une figure incontournable des lettres américaines. Mais cela n’a pas toujours été le cas, l’écrivain new-yorkais ayant même failli tomber dans l’oubli, délaissé par les universitaires et presque oublié par la critique (en son temps le prestigieux New Yorker refusa obstinément de le publier). Mais ses pairs ont toujours reconnu son influence, de Tennessee Williams à Raymond Carver en passant par Richard Ford ou Joyce Carol Oates, nombreux sont les écrivains à avoir salué son oeuvre, lui permettant à titre posthume d’entrer au panthéon des auteurs respectés et admirés. Yates désormais devenu auteur culte ! Le bonhomme s’en retournerait sans doute dans sa tombe de dépit, lui qui mourut dans le dénuement le plus total, abandonné de tous, mais laissant en héritage une oeuvre dont aujourd’hui tout le monde s’accorde à citer les louanges. La fenêtre panoramique est considéré comme son chef d’oeuvre et bénéficia en 2007 d’une adaptation cinématographique assez réussie (Les noces rebelles), signée Sam Mendes.


USA, fin des années cinquante. April et Frank Wheeler semblent incarner à eux seuls le couple parfait. Jeunes, beaux, intelligents et cultivés, ils occupent avec leurs deux enfants un joli petit pavillon de banlieue, non loin de New-York. Mais leur bonheur de façade cache mal leur désespoir et la crise qui couve déjà depuis plusieurs années, car le couple aspire en réalité à autre chose. Cette petite vie tranquille et confortable, à laquelle tout bon Américain se doit de rêver, fait surtout le lit de leur frustration, intellectuelle, morale et professionnelle. Plus jeune, April se voyait déjà comédienne, son insolente beauté alliée à son talent pour le théâtre allaient directement la propulser vers Broadway. Quant-à Frank, son esprit brillant devait le mener bien plus loin que son modeste poste d’employé de bureau pour une société de machines à calculer. Mais le talent ne suffit pas toujours face aux aléas de la vie et lorsque vint accidentellement le premier enfant, Frank et April firent une croix sur leurs rêves. Ils quittèrent leur modeste appartement new-yorkais et achetèrent un pavillon en banlieue, une voiture, une télévision et tout l’électroménager auquel aspire toute mère de famille qui se respecte. Solution non satisfaisante pour construire sur des bases plus que fragiles les fondations de leur future vie. Désormais arrivés à un croisement de leur existence, les Wheeler prennent la décision de renouer avec leurs vieux rêves, bien décidés à ne plus se laisser piéger par les vicissitudes de la vie, ils envisagent de partir à l’étranger et de se donner le temps d’accomplir quelque chose. C’était sans compter sur le sort, April tombe à nouveau enceinte et Frank se voit offrir une promotion, remettant en cause le bien fondé de leur départ.


Construit à la manière d’une tragédie grecque, Le fenêtre panoramique est un roman difficile, sombre et désespéré. Yates y ausculte la face cachée du rêve américain, cette obligation de bonheur conditionnée par une consommation frénétique, la réussite matérielle étant la preuve d’une vie réussie et épanouie. Et c’est sans doute ce constat qui secoue le plus le lecteur, ce n’est ni le manque d’amour, ni même l’infidélité qui brise le couple Wheeler, mais tout simplement le rythme usant et monotone de la vie moderne. Perdre ses rêves, perdre la foi et se bercer d’illusions de bonheur, devenir la marionnette de sa propre vie et se faire broyer par le rouleau compresseur d’une société qui étouffe les élans du coeur et les véritables aspirations intellectuelles ou artistiques à coup de slogans publicitaires, sacrifiant les femmes et les cantonnant dans leur rôle de mère de famille.  Lentement et méthodiquement Yates décrit la lente implosion d’un couple qui se ment à lui-même pour sauver les apparences et préserver les conventions sociales. Se conformer au modèle, se couler dans le moule pour correspondre à ce que le société attend de vous, quitte à foncer droit dans l’impasse et s’écraser contre le mur à pleine vitesse. Sidérant et toujours aussi moderne cinquante ans plus tard.

mardi 9 janvier 2018

NYFD blues : Les petites consolations, de Eddie Joyce

Si vous ne connaissiez pas Eddie Joyce jusqu’à présent, eh bien figurez-vous que moi non plus, mais il faut dire que ce jeune écrivain, natif de Staten Island et vivant à Brooklyn, est l’auteur d’un premier roman certes fort remarqué par la critique, mais resté relativement confidentiel sur le plan médiatique. Avocat dans un prestigieux cabinet new-yorkais, le bonhomme a un beau jour claqué la porte, fait une croix sur un salaire annuel à six chiffres, pour se consacrer exclusivement à l’écriture, preuve qu’il croyait dur comme fer en son talent et en sa bonne étoile. En tout état de cause, si ce New-yorkais pur sucre continue sur sa lancée initiale, nul doute qu’il faudra  à l’avenir surveiller de près sa carrière littéraire.

Le roman se déroule dix ans après les événements du 11 septembre, mais ne s’intéresse pas véritablement aux attentats, préférant ausculter le devenir des Amendola, une famille Italo-irlandaise, dont le fils Bobby, pompier au NYFD, est mort à la suite de l’effondrement des tours du World trade center. Les Amendola sont installés dans le quartier populaire de Staten Island depuis deux générations et ont construit leur identité comme nombre de leurs concitoyens ; avant d’être new-yorkais ils sont avant tout originaires de leur quartier, un quartier populaire habité par de nombreux immigrés de la seconde génération, dont les parents ou les grands parents étaient essentiellement originaires d’Irlande et d’Italie. Mais alors que Brooklyn ou le Queens ont eu tendance à se gentrifier, leur quartier avait été relativement épargné par le phénomène. Cet élément est loin de n’être qu’un point de détail, car si les Amendola ont perdu un fils ce n’est pas pour combattre le feu du côté de Staten Island, mais pour avoir porté secours aux cols blancs de Manhattan, dont les habitants ont toujours éprouvé un certain mépris pour les classes laborieuses de la périphérie. Le père Michael, fils unique d’un couple d’Italiens venus s’installer aux Etats-Unis durant l’entre-deux guerres, avait au grand dam du pater familias refusé de reprendre l’épicerie italienne qu’il tenait avec amour depuis son installation à New York pour épouser la carrière de pompier. Le vieil Italien n’avait jamais compris pour quelles raisons son fils abhorrait la profession d’épicier et préférait risquer sa vie pour de parfaits inconnus. A l’heure de la retraite, Michael refusa même de reprendre la boutique de son père, qu’Enzo revendit à son apprenti, faisant ainsi sa fortune. Pour le plus grand désespoir de sa mère, Gail, Bobby choisit donc de suivre les traces de son père Michael et devint lui aussi pompier, un bon pompier même, bravant le feu et le danger au péril de sa vie… ce qui lui fut fatal le jour du 11 septembre. Cette disparition fut un électrochoc pour la famille. La place laissée vacante par Bobby était immense, béante… démesurée. Il laissait derrière lui une femme, Tina, jolie et énergique jeune femme enceinte de leur deuxième enfant, ainsi qu’une fille à peine âgée de deux ans. Malgré la blessure, la famille tente de se reconstruire, Gail et Michael se rapprochent, entourent Tina et ses deux enfants de tout l’amour possible. Les deux frères de Bobby, Peter et Franky essaient également de surmonter la douleur…. avec plus ou moins de réussite.

Construit à la manière d’un récit choral, chaque chapitre offrant le point de vue de l’un des membres de la famille avec force flashbacks et retours dans le passé, Les petites consolations est une véritable pépite pour les lecteurs qui aiment les romans au rythme lent, centrés essentiellement sur le vécu et le ressenti des personnages. Eddie Joyce réussit avec brio à retranscrire le vide laissé par la perte d’un être cher, le lent travail de deuil et de reconstruction pour non pas combler la place manquante, mais réussir justement à l’accepter. Car si la douleur finit par s’estomper avec le temps les souvenirs restent présents, mélancoliques certes, parfois sources de tristesse mais aussi de joie, celle d’avoir partagé la vie de l’être aimé, de lui avoir apporté amour et réconfort dans les moments difficiles. Traversé il faut bien l’avouer par un certain spleen mais loin de tout pathos, Les petites consolations n’est pas un roman triste, mais agit au contraire comme un baume. Une vraie leçon de vie et de courage, mais aussi probablement l’un des romans les plus réussis sur l’après 11 septembre, car au-delà du destin de la famille Amendola, le roman nous raconte New York comme seuls les plus grands auteurs de la big city avaient su le faire. Chapeau bas Mr Joyce, pour un premier coup c’est tout simplement un coup de maître.