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jeudi 15 décembre 2016

Western crépusculaire : Le tireur, de Glendon Swarthout

Publié comme il se doit chez Gallmeister, dont on connaît désormais l’appétence pour le western, Le tireur est un très court roman de Glendon Swarthout traduit pour la première fois en France en 1975 chez Gallimard. Écrivain plutôt en vue à Hollywood, dans les années soixante et soixante-dix, Glendon Swarthout fut abondamment adapté au cinéma, y compris récemment, puisque le film The Homesman (2014) de Tommy Lee Jones est tiré de l’un de ses romans. Le tireur donna également lieu à une adaptation cinématographique (Le dernier des géants, 1976), sous la direction de Don Siegel. Pour l’anecdote, ce fut l’ultime rôle de John Wayne au cinéma.

1901. El Paso, Texas. John Bernard Books, tireur émérite et ultime survivant d’une lignée de pistoleros légendaires, débarque en ville, tenant tant bien que mal sur une monture fourbue par un long et pénible voyage. Malade, épuisé et désespérément seul, Books trouve moyennant quelques dollars une pension pour l’accueillir, mais le moins que l’on puisse dire c’est que l’accueil que lui réserve son hôtesse  est quelque peu glacial. L’homme n’a en effet rien d’un enfant de coeur et son passé de tueur au tableau de chasse long comme le bras est une carte de visite qui n’incite guère à la confiance en ce début de XXème siècle. Le far west est désormais pacifié et la région se civilise, Books n’est plus que l’un des derniers de son espèce, une relique d’un passé violent et désormais révolu. Aussi lorsque la ville apprend que le tireur est atteint d’un cancer incurable, les vautours se massent à son chevet, certains espérant recueillir une once de gloire, dépouiller l’homme de ses derniers avoirs ou récupérer quelque relique du passé, notamment la fameuse paire de Remington qui ont tant fait parler la poudre. Tourmenté par d’atroces souffrances, seul face à une ville qui ne souhaite plus que sa mort, Books voit défiler à son chevet un chapelet de profiteurs en tous genres : quelques têtes brûlées bien décidées à descendre l’une des légendes de l’Ouest, un shérif qui n’attend que sa mort, un croque-mort venu prendre ses mensurations, un photographe qui tente de profiter de son image, un journaliste en mal de récit sensationnel ou bien encore une ancienne maîtresse désargentée.

Face à tant de cynisme, on se plait à croire que les règles de la jungle qui régnaient par le passé, en dépit de leur violence, avaient le mérite d’être franches et directes. Sous les oripeaux de la civilisation, le fond reste finalement le même : profiter de la faiblesse de l’autre afin de mieux le dépouiller. Dans cette ambiance crépusculaire naît pourtant une lueur d’espoir, un amour improbable et sans issue émerge délicatement du chaos. Le lecteur sait qu’il est sans espoir et n’arrivera jamais à terme, c’est ce qui en fait sa force et sa beauté.

Chronique douce-amère d’une mort annoncée, Le tireur est un très grand Western, aussi court que dense. Implacable, violemment cynique, porté par une plume sèche et acerbe, le roman de Glendon Swarthout reste quarante ans plus tard d’une incroyable modernité dans sa critique de la nature humaine. Grandiose, tout simplement !

mardi 1 novembre 2016

Roman culte : L'homme dé, de Luke Rhinehart

Diffusé plus ou moins sous le manteau lors de sa parution en 1971, L’homme dé fait partie de ces romans que tout le monde se doit d’avoir lu, mais qui curieusement reste une affaire d’initiés…. et c’est probablement l’une des raisons qui en font quarante ans plus tard encore un roman culte. La réédition de cet extraordinaire et déconcertant roman aux éditions de l’Olivier est donc l’occasion de se pencher sur le cas Luke Rhinehart, pseudonyme d’un certain George P. Cockcroft, professeur de psychologie aujourd’hui âgé de 81 ans, qui, si l’on en croit les biographes, aurait écrit ce livre en s’inspirant librement de son expérience personnelle.

«- Je m’ennuie. Je meurs d’ennui. Je regrette, mais c’est de cela qu’il s’agit. J’en ai marre de ramener des patients malheureux à l’ordre normal de l’ennui, marre des recherches banales, des articles vides…
– Ce sont des symptômes, ce n’est pas une analyse.
– Découvrir quelque chose pour la première fois : un premier ballon de baudruche, une excursion à l’étranger. Une bonne fornication sauvage avec une nouvelle femme. Un premier chèque à toucher, ou la surprise de gagner gros pour la première fois, au poker ou aux courses. Être seul, plein d’allégresse, à lutter contre le vent en faisant du stop sur une nationale, en attendant que quelqu’un s’arrête et me propose de monter, peut-être jusqu’à la prochaine ville, à cinq kilomètres de là, peut-être jusqu’à une nouvelle amitié, ou bien jusqu’à la mort. Le chaud bien-être que j’éprouvais quand je savais que j’avais finalement écrit un bon article, fait une brillante analyse ou lobé un beau revers de tennis. L’attrait d’une nouvelle philosophie de la vie. Ou une nouvelle maison. Ou un premier enfant. C’est cela qu’on demande à la vie et maintenant… tout ça a l’air de foutre le camp, bien que la psychanalyse et le zen aussi paraissent incapables de me le restituer.»


L’homme dé se présente comme les mémoires d’un certain Luke Rhinehart, brillant psychiatre New Yorkais sorti tout droit de Yale et bénéficiant d’une réputation plutôt flatteuse parmi ses confrères. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si l’homme en question, un géant taillé comme une armoire à glace qui se définit lui-même comme un sosie de Clark Kent (sans doute le port des lunettes), n’était pas terrassé par un profond ennui. Marié à une jeune femme à la fois belle et intelligente, père de deux magnifiques enfants, Rhinehart possède un bel appartement au coeur de New York, ainsi qu’une petite villégiature au bord de la mer. Sa carrière est à son apogée et ses revenus plus que généreux lui permettent de mener une vie confortable sans travailler plus que de raison. Oui mais voilà, quelque chose taraude depuis quelque temps déjà notre homme, sa vie semble comme engluée dans un ennui d’une profondeur abyssale. Les doutes l’assaillent et son quotidien devient étouffant et insupportable, au point de le faire sombrer dans la dépression. A l’issue d’une partie de poker entre amis, Rhinehart a soudain une idée de génie, et si pour tromper la monotonie de sa vie il confiait toutes ses décisions non plus à la raison, mais au hasard.  Ainsi, chacune de ses actions sera dictée par un lancer de dés. L’objectif du psychiatre est désormais de faire émerger les personnalités multiples que son propre moi avait étouffées en développant la personnalité du Dr Rhinehart. En réalité, le hasard est à chaque fois plus ou moins orienté par les multiples choix qu’il s’autorise, ainsi de décisions plus ou moins anodines, il finit par proposer aux dés des alternatives de plus en plus folles, parfois loufoques, d’autres fois véritablement dangereuses voire totalement délirantes. Evidemment l’issue ne peut être que tragique tant les décisions suivent un rythme crescendo et une escalade dans la radicalisation ; rappelons à tout hasard que sa première décision consiste à aller violer la femme de son meilleur ami, que suivant le jour de la semaine, voire l’heure de la journée, nostre homme est capable d’incarner plusieurs rôles parfaitements contradictoires (gentil mari, odieux connard, parfait imbécile), d’entrer en transe charismatique ou bien en catatonie pendant plusieurs heures, d’inciter ses patients à laisser libre cours à leurs pulsions meurtrières…. Un programme qui n’est pas sans mettre les nerfs de ses proches à rude épreuve.
Et le résultat dépasse ses espérances lorsqu’il se met à convertir ses propres patients à la thérapie (perversion ?) du Dé. Puisqu’après tout la psychanalyse n’est pas capable de soigner massivement les malades qui viennent le consulter et que ses propres confrères reconnaissent le caractère empirique voire hasardeux de leurs méthodes de soin, pourquoi les dés ne seraient-ils pas capables d’atteindre un niveau de réussite comparable ? Assez rapidement, les théories de Rhinehart se répandent dans la population, et pas seulement parmi les malades, nombre de ses proches et de ses amis se laissent séduire et portent la bonne parole dans leur entourage. Au point que les autorités commencent sérieusement à s’intéresser au cas Rhinehart. Les théories du Dé seraient-elles sur le point d’atomiser la société américaine et de transformer les masses obéissantes en schizophrènes déjantés ?


Sur le point d’aller me coucher, j’aperçus, sur la petite table près du fauteuil d’où le Dr Mann m’avait sermonné, une carte, la reine de pique, posée de telle manière qu’elle paraissait en porte à faux sur quelque chose. Je m’approchai, considérai la carte, et compris que le dé se trouvait dessous. Je restai comme ça une minute entière, à sentir monter en moi une rage incompréhensible [...] Puis venant de l’East River, une sirène de brume beugla sur la plainte dans la pièce et la terreur m’arracha les artères du coeur et les noua dans mon ventre : “si c’est l’as, je vais violer Arlene.” [...] S’il ne marque pas l’as je vais me coucher, la terreur fondit, remplacée par une agréable excitation, et ma bouche s’enfla d’un rictus gigantesque : l’as c’est le viol, les autres numéros le lit. Le Dé est jeté. Qui suis-je pour mettre le dé en doute ? Je retirai la reine de pique et vis un oeil cyclopéen me fixer : l’as.
Je restai pétrifié durant peut-être cinq secondes, mais finis par effectuer un brusque demi-tour militaire pour gagner le porte de notre appartement.”

Subversif, anticonformiste et radicalement libertaire, L’homme dé a dès sa publication aux Etats-Unis suscité à la fois fascination et rejet. Initialement censuré, le livre circulait sous le manteau dans les campus américains et fut rapidement l’une des pierres angulaires de la contre-culture des années soixante-dix et des anarchistes de tout poil, avant de progressivement sombrer dans un oubli relatif. Sa réédition en 2014 avait davantage une valeur patrimoniale que subversive, mais il n’empêche que le roman de G.P. Crockcroft n’a pas pris une ride et interroge de manière tout aussi dérangeante qu’en 1970 les grandes lignes de fracture qui traversent la société moderne. Evidemment, le livre a lors de sa publication été perçu comme le manifeste déjanté de tous les fantasmes, une incitation à se libérer des contraintes sociales, du politiquement correct et de la bien-pensance. L’homme dé, ne se réduit pourtant pas à ses aspects les plus racoleurs, certes la débauche de sexe débridé, l’incitation à l’expression et au développement des pulsions les plus morbides a sans doute beaucoup oeuvré à son succès car il choquait l’Amérique conservatrice et collet-monté de l’époque, ce qui n’était pas pour déplaire aux héritiers du mouvement hippie et de la beat generation, mais débarrassé de son decorum tape à l’oeil, le roman se montre en réalité bien plus subtil qu’il n’y paraît au premier abord. La critique sociale (et religieuse) est certes évidente, mais l’on ne saurait déterminer à quel point l’auteur prend lui-même tout ceci au sérieux car la critique s’effondre parfois sous le poids de sa propre loufoquerie et le lecteur de s’interroger si tout ceci est bien sérieux. L’auteur souffle régulièrement le chaud et le froid, laissant entrevoir que le culte du dé est tout autant une libération qu’une servitude. Bien malin qui pourra déterminer dans quelle mesure G.P. Crockcroft s’est lui-même pris à son propre jeu. Et c’est probablement cette ambiguÏté qui fait de L’homme dé un roman tout à fait remarquable, en dépit des quelques longueurs qui émaillent le récit (500 pages tout de même).

mercredi 19 octobre 2016

Chronique sociale coquine : Lala pipo, de Hideo Okuda

Cela fait bien longtemps que je ne m’étais pas autant amusé à la lecture d’un livre, très honnêtement depuis le dernier Tim Dorsey. Cette fois encore, il s’agit d’un OLNI* que par facilité certains seraient tentés de classer au rayon érotisme, mais que les bons libraires, c’est à dire ceux qui ont lu cet excellent Lala pipo, auront pris soin de présenter parmi les nouveautés les plus en vue de la rentrée littéraire (oui, comme le mien, mais c’est normal c’est le meilleur libraire du monde). Bon, il faut reconnaître que la couverture, plutôt réussie au demeurant, mais sans doute un peu trop rose, est un argument qui intrigue et distingue ce livre des centaines de nouveautés qui s’épanouissent plus ou moins chaque année sur les étals des libraires. Mais le résumé placé à l’intérieur de la jaquette, aura tôt fait de faire fuir, les joues en feu, quelque mère de famille qui, intriguée par l’objet, aurait eu l'effronterie d’en prendre connaissance au gré de ses déambulations du samedi après-midi chez Leclerc. Donc Lala pipo (vous saurez le pourquoi du comment de cet étrange titre à la fin de l’ouvrage) est un roman japonais plutôt osé (oui bon, pornographique) d’Hideo Okuda, à qui l’on doit l’excellente série du Dr Irabu (Les remèdes du Dr Irabu et Un yakuza chez le psy), publiée également chez Wombat. Autant dire qu’en matière de romans étranges et décapants, l’auteur japonais est un maître. Quant-à Lala pipo, il est devenu carrément culte au Japon et a fait l’objet d’une adaptation cinématographique qui ne manque pas de piquant, mais dont nous n’avons jamais entendu parler dans nos verdoyantes et riantes contrées occidentales. Tiens, mais pourquoi donc ? Attendez que je vous raconte, vous allez rapidement comprendre.

    Lala pipo est un roman choral qui met en scène six personnages, à la fois pathétiques et attachants, au coeur même de l’immense mégalopole tokyoïte. Jusque là, tout va bien et le lecteur de s’imaginer qu’il s’agit d’un énième roman sur les milieux interlopes japonais, sauf qu’en fait non, Hideo Okuda met en scène des personnages tout ce qu’il y a de plus ordinaires, même si effectivement le panel rassemble son lot d’humiliés, d’otakus et autres oubliés du système. Un pigiste trentenaire qui travaille à domicile, tentant tant bien que mal de joindre les deux bouts et dont l’un des rares plaisirs est d’écouter les exploits sexuels du voisin qui occupe l’appartement au-dessus du sien. Un jeune rabatteur au coeur tendre, qui débauche les jeunes filles dans la rue pour les placer dans des clubs louches, mais qui tombe immanquablement amoureux de sa dernière protégée. Une femme au foyer terrassée par l’ennui, qui se découvre soudain une passion pour le sexe et décide de se lancer dans une carrière d’actrice de films pornos (à l’insu de son mari bien évidemment). Un modeste employé de karaoké, incapable de dire non, qui se laisse entraîner dans un commerce de passes à l’insu de son patron (je vous laisse imaginer à quoi servent les cabines de karaoké). Un écrivain de romans érotiques sur le déclin, qui cherche un nouveau souffle auprès de lycéennes aux moeurs un peu légères moyennant tarification (il faut bien trouver des fonds pour payer le sac Vuiton ou la montre Cartier). Et enfin une jeune femme complexée par ses problèmes de poids, qui multiplie les amants et filme ses ébats à leur insu pour les revendre sur le marché du porno pirate. Comme il se doit dans un roman de ce type, tous ces personnages sont plus ou moins liés entre eux, le télescopage de leurs destins réservant son lot de surprises tantôt amusantes, tantôt glaçantes.

Autant être honnête, Lala pipo est un roman qui parle de sexe (ouille !), voire carrément de cul (non, ça n’est pas sale et ce n’est jamais vulgaire) et de manière assez crue par dessus le marché, mais c’est également bien plus que cela, c’est une oeuvre dont l’ambition littéraire est, sans être affichée de manière ostentatoire, indéniable. Contrairement à un roman pornographique, l’objectif de l’auteur n’est pas ici de provoquer l’excitation du lecteur, mais de s’affranchir des tabous et d’évoquer plusieurs travers de la société japonaise moderne. Non vous ne rêvez pas, le sexe n’est ici qu’un prétexte et le propos va bien au-delà des scènes coquines qui émaillent le texte pour évoquer des thèmes puissants comme la solitude, l’ennui,  la déshérence de la jeunesse japonaise, la violence refoulée d’une grande partie de la population masculine, mais également l’explosion de la cellule familiale ou bien encore les dérives liées à la marchandisation du sexe. Arrivé au terme de l’ouvrage, le lecteur est bien évidemment frappé par la pertinence du propos, par l’intelligence d’un roman qui arrive à transcender sa propre nature pour nous parler de la vie des Japonais sous un aspect certes parcellaires, mais éminemment pertinent. Alors on sourit, on rit même, on se délecte des personnages à la fois truculents et pathétiques imaginés par Hideo Okuda, mais l’on se dit tout de même que la société japonaise ne va pas très fort. Il faudra néanmoins relativiser la portée de ce roman, qui agit comme un prisme déformant ; non tous les Japonais ne sont pas des érotomanes ou des pervers, mais il n’empêche que les dérives dénoncées dans Lala pipo sont une réalité et interrogent le devenir d’un pays dont les repères s’estompent inexorablement. 

*Objet livresque non identifié ou ouvrage littéraire non identifié, au choix

mardi 18 octobre 2016

Néandertal à tous les étages, ou trois livres pour une chronique

Néandertal par J.H. MacGregor
J'ai des passades. En ce moment, c'est Néandertal qui a mes faveurs. Oui, le type, là, en chapeau... ou presque. Je me suis laissée séduire par la savante prose de Marylène Patou-Mathys, une des grande spécialiste du bonhomme en France. J'ai donc d'abord lu consciencieusement son ouvrage savant, Néandertal, une autre humanité, avant de me plonger plus tard, au gré d'une visite au musée des Eyzies de Tayac dans son délicieux Madame de Néandertal, journal intime, co-écrit avec une journaliste, Pascale Leroy.

Autant le premier ouvrage nous raconte l'histoire de cet humain à la fois très différent et très semblable, dans un style agréable mais tout de rigueur scientifique, autant le second est un concentré d'humour vulgarisateur. Prenant le point de vue de la solide La Grande, les deux auteures décrivent la vie quotidienne d'une tribu de Néandertaliens, ses joies et ses peines, et bien sûr l'arrivée d' une espèce de Zigues inconnue, frappant par leur laideur et leur maigreur, encore que, en y regardant à deux fois... Raconté sur le ton de la confidence (ce n'est pas parce qu'on n'a pas encore inventé l'écriture qu'on devrait se dispenser de tenir un journal intime), le récit de La Grande explore les repas quotidiens, les rapports dans la grotte, les douleurs, les frayeurs, les amours et les contrariétés de tout ce petit monde, mais aussi les grandes décisions à prendre, avec les anciens gâteux ou les jeunes va-t-en-guerre, et puis la mort...
Enfin, pour terminer cette exploration, une enquête journalistique mêle reconstitutions et réactions des scientifiques. C'est le livre du journaliste Éric Pincas, Qui a tué Néandertal ?. L'ouvrage n'est pas sans me rappeler, sur la forme, ce délicieux documentaire qui a fait les délices de quelques élèves de Laon, Macchabées, où un journaliste part à la découverte de son sujet pas après pas.  Éric Pincas fait, lui, le tour de la question de l'extinction de notre cousin en humanité, 10.000 ans après la première rencontre avec nos ancêtres Cro-Magnon. Il emprunte pour cela un artifice narratif, nous plongeant dans la transe d'un chamane sibérien pour mieux décrire des scènes suggérant les différentes hypothèses avancées par les anthropologues pour expliquer la fin de Néandertal.
Dans les trois cas, le dépaysement est assuré, car si l'homme, ou la femme, de Néandertal est notre tellement proche cousin qu'on se demande parfois s'il formait une véritable espèce différente de la nôtre, en revanche sa vie, ses modes de pensée ou le peu de fragments qu'on peut en connaître nous sont radicalement étrangers.  Petit, râblé, musculeux et massif, remarquable chasseur, Néandertal a vécu pendant 300.000 ans en Europe et au Proche-Orient. Il a évolué différemment dans les diverses régions qu'il a peuplé, et puis il a disparu, probablement à cause de facteurs multiples, lui qui avait pourtant résisté à plusieurs glaciations.
Et avant de conclure un peu vite à notre supériorité, n'oublions que nous autres Sapiens, nous ne sommes apparu qu'il y a 200.000 ans dans le meilleur des cas, et  que nous avons encore au moins 100.000 ans à tenir avant d'en remontrer au petit gars de la vallée de Néander...

dimanche 16 octobre 2016

Roman posthume : Nos âmes la nuit, de Kent Haruf

Décédé en 2014, Kent Haruf faisait partie de ces auteurs américains issus de l’Amérique profonde, attachés à leur terroir et à l’authenticité de leur région. D’une rare discrétion, l’écrivain originaire du Colorado n’a jamais été un auteur très prolifique, mais chacun de ses romans est une petite pépite d’humanisme et de sensibilité. C’est donc sous l’oeil à la fois acéré et bienveillant d’un auteur qui se plaît à observer le quotidien des gens simples et ordinaires, que la petite ville de Holt revit à nouveau, pour notre plus grand mais hélas ultime plaisir.


Addie et Louis sont voisins et retraités, tous deux ont vécu une vie longue et riche, mais depuis le décès de leurs conjoints respectifs la solitude a fini par s’emparer de leur quotidien. Alors Addie demande un jour à Louis de lui tenir compagnie la nuit. Oh, rien de fripon dans cette proposition, juste le besoin de ne plus passer ses nuits seule, entourée par les vieux objets qui ont marqué si longtemps sa vie et transpercée par le souffle glacée des nuits hivernales. Alors Addie a songé à Louis, un homme calme, responsable et qui saura peut-être l’écouter et partager ses doutes comme ses joies. Et contre toute attente, Louis accepte la proposition d’Addie. Le soir venu, il traverse son jardin et vient frapper à la porte d’Addie, qui l’accueille dans son intimité. Couchés l’un près de l’autre, ils bavardent, se tiennent la main chastement et évoquent leurs vies respectives, la disparition de leurs conjoints, leurs doutes, leurs peines et leurs regrets. Peu à peu, s’installe l’intimité, Addie et Louis se construisent une vie commune alors que grandit leur amour, d’abord timide puis libéré de toute contrainte. Évidemment, leur relation provoque un certain émoi parmi la population de Holt, certains s’offusquent de l’indécence de la situation et leurs enfants tentent de les éloigner l’un de l’autre, comme si l’amour entre deux personnes consentantes était une offense passé un certain âge. Un petit baiser chaste entre deux vieillards suscitera probablement en société un sourire amusé, mais imaginer que les mêmes personnes puissent avoir des relations sexuelles à un âge avancé provoque des réactions que l’on croyait d’un autre âge (tout du moins dans une petite ville du Colorado).


Ce très court roman, écrit d’une plume simple et pour le moins économe en figures de styles et autres artifices d’écriture, n’est probablement pas le roman le plus impressionnant de Kent Haruf, mais la profondeur des questions qu’il suscite n’a d’égal que la puissance de son propos. Avec pudeur, mais sans tabou, l’auteur américain ose parler d’amour physique entre deux personnes âgées, et le moins que l’on puisse dire c’est que Nos âmes la nuit est une véritable leçon de vie, une ode à à la tolérance qui n’avait rien d’une évidence. A la fois drôle, poétique et tragique, mais tout en retenue, cet ultime roman de Kent Haruf clôt avec justesse le cycle que son auteur avait consacré à la ville de Holt (imaginaire, faut-il le rappeler).

lundi 26 septembre 2016

Western crépusculaire : Terreur apache, de W.R. Burnett

Considéré comme un genre moribond depuis une bonne cinquantaine d’années, le western semble à nouveau connaître les faveurs des éditeurs. Certes, le marché n’est pas près d’être saturé par une production encore relativement confidentielle en France et constituée pour l’essentiel de vieux classiques du genre dont la réédition a surtout valeur patrimoniale, mais il n’empêche que l’on sent poindre comme un frémissement bien sympathique, que l’on doit essentiellement aux éditions Gallmeister (dont le catalogue prouve tout l’attachement que l’éditeur porte au genre) et aux éditions Actes Sud. C’est d’ailleurs chez ce dernier qu’a paru Terreur apache de W.R. Burnett, un grand classique de la littérature western.

Proposé dès la création de la collection “L’ouest le vrai” en 2013 et introduit par, excusez du peu, Bertrand Tavernier himself (qui se fend d’une superbe postface), Terreur apache a comme de nombreux romans western, donné lieu à une adaptation cinématographique, deux en réalité, plus ou moins fidèles à l’oeuvre originelle (Le sorcier du Rio Grande, de Charles Marquis Warren et Fureur apache, de Robert Aldrich). Le roman marque également la première incursion de W.R. Burnett dans le genre, l’écrivain étant alors déjà connu pour ses talents de scénariste à Hollywood (on lui doit le scénario du Scarface de 19) et ses nombreux polars. Fortement inspiré par la vie d’Al Sieber, chef éclaireur de l’armée américaine qui oeuvra notamment aux côtés du général Crook (célèbre pour avoir obtenu la reddition de Géronimo), Terreur apache se déroule à la fin du XIXème siècle, alors que les survivants des tribus indiennes, désormais exsangues, sont parqués dans des réserves et soumis à des conditions de vie indignes. Fiers de leur gloire passée et soucieux de préserver les dernières parcelles de liberté que les colons tentent de leur confisquer, plusieurs tribus apaches se sont rebellées sous l’égide du chef de guerre Toriano, de nombreux braves ont fui leurs réserves insalubres et ont rejoint les montagnes de l’Arizona, mettant à feu et à sang les villages de la région, pillant et tuant les colons venus s’installer sur leurs anciennes terres sacrées. Face à cette lutte de type guérilla, l’armée est désemparée et dépourvue de moyens efficaces pour contrecarrer les attaques rapides et meurtrières des Apaches. C’est la raison pour laquelle le commandement de l’armée fait appel à des éclaireurs expérimentés (indiens pour certains), menés par un homme d’exception, Walter Grein. Avec ses hommes, Grein devra traquer Toriano et le capturer avant que la confusion et la révolte ne gagnent l’ensemble des tribus indiennes locales.
    Terreur apache n’a rien du roman simpliste que l’on aurait pu craindre, ce qui, au regard du titre et du passif accumulé par de nombreux western, n’avait rien d’une évidence. Il n’en demeure pas moins que nous sommes loin, très loin même, de la subtilité et de la finesse d’analyse dont a pu faire preuve par exemple Dorothy Johnson dans ses romans. Burnett reste quasiment exclusivement centré sur le point de vue des blancs, qu’ils soient militaires, colons ou éclaireurs (bien que certains d’entre-eux soient indiens). Les grands absents sont donc les Apaches eux-mêmes, aperçus furtivement aux détours d’une embuscade, mais jamais abordés autrement que par la bande. Ce qui, avouons le, laisse le lecteur quelque peu sur sa faim. Les rares personnages indiens croisés dans le roman sont au mieux caricaturaux (violents, fourbes, mutiques, alcooliques….) au pire insignifiants. Burnett met parfois un peu d’eau dans son vin, en réservant à certaines tribus un traitement un peu plus nuancé (les Pueblos notamment) ou reconnaissant à quelque vieux chef indien une certaine dose de sagesse. Mais il faut croire que les Apaches ne sont pour lui que des barbares sanguinaires assoiffés de tueries et de rapines. En réalité, si le tableau dressé par l’auteur semble particulièrement dur à l’encontre des Indiens, il n’est que le reflet d’une époque où l’Amérique n’avait qu’une vision très parcellaire de la question indienne, ce n’est que dans les années soixante qu’une vision moins dichotomique émergea. Le roman tient donc exclusivement sur les épaules de Walter Grein, personnage assez fascinant s’il en est, solide comme un roc, engoncé dans ses certitudes et toujours sûr de son fait et de ses compétences (réelles au demeurant). La rudesse du personnage est à peine tempérée par une histoire d’amour digne d’une bluette, qui paraît pour le moins improbable mais a le mérite de ne pas trop plomber la narration. 

    Au regard de ce tableau pour le moins contrasté, on serait tenté de ranger Terreur apache dans la catégorie des westerns que l’on aurait mieux fait de conserver dans la naphtaline. Sauf qu’étonnamment, l’ensemble tient parfaitement la route et procure un véritable plaisir de lecture. Cela tient probablement au talent de narrateur de W.R. Burnett tout autant qu’aux puissantes images que le roman parvient à susciter. La réussite du roman apparaît également en creux, dans son côté crépusculaire. On sent bien poindre la fin d’un monde, celui du mythique far west, désormais conquis et civilisé. La frontière a vécu, les survivants indiens sont désormais parqués et pacifiés et leur révolte n’est qu’un dernier sursaut d’orgueil qui marque surtout la fin de leur liberté ; et Grein, malgré sa haine pour les Apaches, fait partie de leur monde. Pour lui aussi il n’y a plus de place, exit les durs à cuire et autres desperados à la gâchette facile, place à la civilisation, qui avance tel un rouleau compresseur. Alors on se plaît à contempler les derniers soubresauts d’un monde qui nous a tant fasciné par sa dureté, mais aussi et surtout par sa beauté sauvage.

vendredi 8 juillet 2016

Gioconda, de Nikos Kokàntzis

Peut-être faut-il, pour apprécier Gionconda à sa juste valeur, garder en point de mire deux éléments fondamentaux. Le premier est que ce court récit d’à peine cent vingt pages est un texte purement autobiographique, mais écrit près de trente ans après les faits. Le second, et pas des moindres, est que ce “roman” est l’oeuvre unique de son auteur, Nikos Kokàntzis, qui à la suite de la publication de Gioconda ne ressentit plus jamais le besoin d’écrire quoi que ce soit d'autre. Il aura donc fallu trois décennies pour que l’auteur  grec se sente le courage de partager l’intimité de ses souvenirs et de ses sentiments, et à la lecture de son histoire le lecteur comprend parfaitement les raisons qui l’ont poussé si longtemps à protéger le souvenir de cet amour perdu. Mais c’est aussi probablement la peur de voir ses souvenirs perdre de leur éclat et de leur intensité, qui fut à l’origine de ce magnifique récit, car les souvenirs s’effacent mais la littérature reste, elle, éternelle.


L’histoire se déroule en Grèce, dans la ville de Thessalonique d’où est originaire l’auteur, durant la seconde guerre mondiale. Gioconda est, comme on le devine aisément, le prénom d’une jeune fille, qui fut l’amie d’enfance de Nikos Kokàntzis puis son premier véritable amour. Comme de nombreux habitants de Thessalonique, Gioconda était d’origine juive, ce qui n’était guère un problème durant la période qui précéda la seconde guerre mondiale dans une cité où les juifs séfarades étaient de loin la communauté la plus importante de la ville et participaient à son rayonnement culturel et économique depuis plusieurs siècles. Mais à la suite de la défaite de l’armée grecque, le Nord du pays fut occupé par les Allemands, qui commencèrent dès 1941 à appliquer des mesures antisémites ; les premières déportations débutèrent quant-à elles à partir de 1943 (54 000 juifs de Thessalonique furent déportés. 98% moururent dans les camps). Gioconda n’est cependant pas un récit du pogrom qui fut à l’origine de l’extermination de la totalité ou presque de la communauté juive de Thessalonique, mais une véritable élégie, un récit intégralement centré sur l’évocation de cet amour bref mais fulgurant que vécurent Nikos et Gioconda, alors âgés d’une quinzaine d’années et qui connut, comme on l’imagine aisément, une fin tragique. Nikos Kokàntzis évoque donc son enfance aux côtés de Gioconda et leur vie dans le vieux Thessalonique (leurs familles étaient voisines), mais également les premiers émois de l’amour, la violence des sentiments qui s’emparèrent des deux adolescents, leur découverte progressive de leur sensualité et bien évidemment la tragédie de leur séparation inéluctable.


“Personne, bien entendu, n'eut à m'affronter, et encore moins à me tuer, pour mettre la main sur elle ; quand l'heure fut venue, personne ne se soucia de mon existence. Et moi je ne résistai pas, je ne luttai pas - à quoi résister, contre quoi lutter, comment un enfant seul peut-il se battre contre le Mal absolu ? Je me contentai d'être témoin, incapable d'agir, condamné à faire partie du cauchemar.”                               


Ce qui surprend au premier abord c’est l’acuité des souvenirs de l’auteur, mais également la puissance des sentiments qui émergent encore du récit après tant d’années. Alors certes, on se plaît à penser que cet amour est certainement magnifié par le caractère tragique de l’histoire de Nikos et Gioconda, et sans doute en partie idéalisé, mais l’on reste interdit par la simplicité, la naïveté, l’innocence et surtout la vitalité de cet amour, qui perdure au-delà de la mort. Avec Gioconda, Nikos Kokàntzis nous livre un récit poignant, littéralement touché par la grâce, presque lumineux, mais aussi étonnamment cru. Sans détour et avec une simplicité désarmante, l’auteur évoque un amour qui n’est pas seulement platonique, mais aussi physique et puissamment sensuel ; le tout sans jamais sombrer dans le graveleux, ce qui en soi n’est pas la moindre de ses qualités. Hymne à la vie et à l’amour, mais également leçon de courage, Gioconda est un récit aussi bref qu’intense, d’une beauté formelle à couper le souffle et pourtant  écrit le plus simplement du monde. Un chef d’oeuvre tout simplement !



"Tu as plus de courage que n'importe qui. Alors que moi, qu'est-ce que je fais ? Je reste ici, impuissant, lamentable, à vous regarder partir. Moi, qui me pardonnera ? "



Un mot tout de même sur la couverture de cette édition, certes plus sobre que les précédentes, mais un poil racoleuse. Je ne suis pas spécialement pudibond, mais le récit de Nikos Kokàntzis méritait mieux qu’une illustration digne d’un roman érotique à deux sous. Espérons que les éditions de L’aube réalisent à quel point cette couverture est une faute de goût et agissent en conséquence lors d’une prochaine réédition.

dimanche 19 juin 2016

Les passagers anglais, de Matthew Kneale

 Londres, 1857. Le révérend Wilson, géologue de droit divin, entend prouver au monde que le paradis perdu, le fameux jardin d'Eden, se trouve en Tasmanie, grande île située au sud de l'Australie et que les Anglais nomment aussi « Terre de Van Diemen ». Colonie pénitentiaire grâce à laquelle l'Angleterre espère se débarrasser de toute la racaille qui infeste le royaume, la Tasmanie est surtout la terre de Peevay, jeune aborigène qui assiste à l'invasion de ces colons qui croient que le moindre morceau de prairie inoccupé leur appartient de droit. Peevay observe, impuissant, la lente agonie de son peuple, massacré par des nouveaux venus qui jugent la présence des noirs inopportune, décimé par les maladies amenées par les colons, déporté par les autorités britanniques, qui jugent que ces sous-hommes perturbent la bonne installation des pionniers, ou réduit à l'impuissance face à la supériorité technologique de l'envahisseur. Certains tentent bien de se révolter, mais cela ne fait qu'accélérer la destruction d'une civilisation vieille pourtant de 50 000 ans. 

 Pendant que disparaissent donc les aborigènes de Tasmanie (et ceux d'Australie continentale par la même occasion), le révérend Wilson organise son expédition et embarque, en compagnie d'un médecin et d'un jeune botaniste, sur le navire du capitaine Kewley, un vieux briscard originaire de l'île de Man, qui espère faire de la contrebande à peu de frais du côté de Maldon. Poursuivis par la douane anglaise après une opération avortée, le capitaine et ses marins mannois se retrouvent embarqués (un comble pour des marins) dans l'aventure, et imaginent revendre leur marchandise de contrebande à prix d'or en Australie. C'est sans compter sur le sort, qui semble prendre un malin plaisir à contrecarrer les plans astucieux de Kewley et de son second.


 Il est des oeuvres, rares, qui s'imposent d'elles-mêmes au lecteur, des romans dont on sait au bout de quelques lignes qu'ils transcendent le genre et dépassent le simple cadre de la littérature pour embrasser d'autres problématiques. D'aucuns parleraient de chef d'oeuvre, mais le mot étant ces derniers temps quelque peu galvaudé, nous éviterons d'en user, pour ne pas tomber dans l'éloge dithyrambique et creux. « Les passagers anglais » appartient à ces romans que l'on aimerait voir plus souvent, une oeuvre puissante, élégante et érudite, qui charme le lecteur et lui procure un intense plaisir de lecture. 


 A mi-chemin entre roman historique et récit maritime, « Les passagers anglais » déborde le cadre du divertissement, pour élaborer une critique du colonialisme d'une rare intelligence et d'une simplicité pourtant désarmante. Récit « polyphonique » qui multiplie les personnages et les narrateurs (cette alternance des points de vue est l'une des grandes forces du livre), « Les passagers anglais » explose les barrières classiques de la narration romanesque, au travers d'une construction inventive et incroyablement dynamique. Extraits de journal de bord, notes scientifiques, lettres, rapports administratifs, l'auteur multiplie les supports et jongle avec les styles, change de registre d'une page à l'autre, adaptant la forme à chacun de ses personnages. Le tout, avec une maîtrise et un talent qui forcent le respect. L'écriture, simple mais élégante, accouche d'un récit pétillant mais profond, diffusant une mélodie douce et humaniste.

  Évitant l'écueil du roman moralisateur, l’œuvre de Matthew KNEALE est non seulement une histoire réussie, mais aussi et surtout une leçon d'Histoire, qui prouve que l'on peut allier le roman d'aventure maritime (voire le roman naturaliste) et un discours critique sur les actes de nos pères. Nous ne sommes pas responsables du passé, mais il serait bon de ne pas oublier que notre civilisation repose aussi sur des fondations qui recouvrent les ossements des cultures que nous avons méprisées et détruites par notre ignorance et notre intolérance.

NB : Si vous avez déjà lu cette critique ailleurs sur le web, c'est normal, il s'agit d'un recyclage de ma part (après tout, c'est tout de même moi qui l'ai écrite). En espérant que cette facilité redonne  un peu de visibilité à cet excellent roman.

jeudi 16 juin 2016

Chronique d'une fin annoncée : Groom, de François Vallejo

Ceux qui fréquentent ce blog depuis un certain temps savent parfaitement que la littérature blanche n’est pas exactement ma tasse de thé, surtout lorsqu’elle est d’origine française certifiée, ce qui ne veut pas dire que je ne lui trouve aucune qualités, juste que mon inclination naturelle me conduit assez régulièrement vers la littérature de genre ou la littérature étrangère (plutôt underground d’ailleurs). L’autoficiton à la française m’ennuie et ce qui m’attire c’est le dépaysement, l’altérité, le sentiment d’être transporté ailleurs. Mais en dépit de ces principes, qui ne sont en rien un dogme mais simplement une constatation établie de manière purement empirique, il m’arrive de temps à autres de faire une incursion derrière les lignes ennemies, souvent parce qu’on me prête ou m’offre un livre. Vous aurez donc compris que c’est le cas de ce Groom écrit par François Vallejo et auréolé en 2004 du prestigieux prix des libraires (nan je déconne, je sais pas si c’est prestigieux, mais à mon sens c’est nettement plus crédible que le prix Goncourt).


Groom est construit comme un roman à énigme auquel l’auteur aurait habilement mêlé une chronique familiale sur fond d’histoire de l’art. Le début du livre est même assez trompeur puisqu’il nous entraîne sur une fausse piste, avec son atmosphère d’étrangeté flirtant gentiment avec le fantastique. Oui mais non, Groom est un roman bien ancré dans le réel, puisant ses ressorts narratifs dans une histoire familiale lourde et oppressante.
    Antoine et Véra Carmi ont toutes les apparences du couple lambda. Sans enfants, bien établis professionnellement, leur vie, réglée comme du papier à musique, suit son cours lentement et sans heurts. Jusqu’au jour où cette belle mécanique se grippe et révèle les failles d’un couple qui se croyait uni et solide. Pourtant les ferments de ce malaise étaient déjà en gestation depuis le jour même de leur rencontre, mais Véra refusait d’y prêter attention, après tout la vie qu’ils menaient lui convenait. Mais lorsqu’elle est appelée en urgence par le centre Pompidou suite au malaise de son mari en plein milieu du musée d’art moderne et contemporain, Véra commence à douter. Que faisait Antoine en pleine journée dans un musée, alors qu’il était censé se trouver à son travail ? Qu’y faisait-il d’ailleurs puisque son mari n’avait jusqu’à présent démontré aucune appétence pour l’art ? Pourquoi a-t-il disparu avant même qu’elle n’arrive à son secours ? Toutes ces questions se bousculent dans sa tête et renforcent le malaise qui naît entre eux puisqu’Antoine semble vouloir éluder complètement cet étrange épisode. De retour du travail, son mari n’évoque même pas sa visite au musée et son évanouissement, se contentant de lui narrer sa journée de travail, tellement plate et semblable aux autres. De son côté Véra n’ose pas interroger son mari, était-ce bien lui au musée, pourquoi souhaite-t-il s’enfermer dans une certaine forme de mutisme à ce sujet ? A force de non-dit le couple s’enfonce progressivement dans la crise,  et le doute devient un puissant levier d'incompréhension puis de mésentente.
    En réalité, et c’est probablement l’élément le plus tragique de cette histoire, ce doute profond (mais de nature différente) qui s’empare de Véra et d’Antoine est un grand malentendu, celui du non-dit, car Antoine, échaudé par deux échecs amoureux successifs, a profondément caché à son épouse l’histoire peu banale de sa famille et c’est ce secret profondément enfoui, qui empoisonne progressivement la vie du couple, au point de le faire éclater, malgré l’amour et l’attachement qu’ils éprouvent (précisons qu'Antoine éloigne Véra de ses secrets de famille pour la protéger). D’aucuns affirmeraient qu’il s’agit là d’un roman profondément imprégné par les concepts (plus ou moins sérieusement établis) de psychogénéalogie, autrement appelée analyse transgénérationnelle. De quoi s’agit-il ? Tout simplement de l’idée selon laquelle les traumatismes vécus par les ancêtres d’une famille se répercutent sur les générations suivantes, jusqu’à induire inconsciemment des troubles psychologiques de manière plus ou moins prononcée. Force est de constater que l’histoire des Carmi illustre parfaitement ce concept. D’échecs en ratages complets, chaque homme de cette famille semble, après avoir été promis à un avenir radieux, s’enfoncer dans une profonde apathie et prendre un malin plaisir à gâcher sa vie. Antoine avait donc tout pour échapper à ce funeste destin, mais incapable de couper les ponts avec sa famille, il se laisse contaminer par cette relation toxique ; ruinant sa vie professionnelle et personnelle. Ce sont les ferments initiaux de cette contamination que François Vallejo dévoile progressivement au fil de son roman, sous les yeux incrédules du lecteur qui devine sans ambiguïté que, de par sa nature même, cette histoire ne peut échapper au fatalisme qui émaille chaque page du récit. 

    Un peu déstabilisant dans ses premières pages, en raison du style et de la narration de François Vallejo (style indirect, peu de dialogues, point de vue narratif fluctuant), l’auteur impose peu à peu sa petite musique et la lecture devient fluide et naturelle, parfaitement en phase avec le caractère générationnel du roman. Sa dimension tragique, presque déterministe, pose des questions essentielles sur le poids de notre histoire familiale et sur notre incapacité parfois chronique à nous extraire de certains schémas familiaux. Il y a à la fois de la profondeur et de la résonance dans cette histoire, qui ne devrait pas laisser les lecteurs indifférents. D’ailleurs, les libraires ne s’y sont pas trompés en lui accordant leur récompense.

vendredi 27 mai 2016

Florida flow : Torpedo Juice, de Tim Dorsey

Camarades lecteurs, l’heure est grave car je viens de terminer le dernier Tim Dorsey traduit en français. Je reste désormais, comme d’autres admirateurs de l’écrivain floridien, suspendu à la décision des éditions Rivages, déçus par les ventes après sept romans publiés en France. Traduira, traduira pas, nul ne le sait à part François Guerif himself, sans doute premier déçu du manque d’enthousiasme des lecteurs français pour un auteur qu’il a longuement soutenu. Mais la raison d’être d’un éditeur, c’est tout de même de vendre des livres et force est de constater que ce n’était pas le cas pour Tim Dorsey. Il y aurait probablement matière à analyser cet échec, alors qu’un Carl Hiaasen, dont la plume est assez proche de son alter ego floridien, semble caracoler au sommet des ventes (oui bon, toutes proportions gardées). Trop déjanté, peut-être (un journaliste a récemment dit de Dorsey qu’il faisait figure de Carl Hiaasen sous l’emprise de crack), mais probablement trop difficile d’accès, voilà sans doute le coeur du problème. Il faut réussir à entrer dans l’univers de Tim Dorsey, en accepter les contraintes et les codes, forcer parfois la porte avant de retrouver quelques repères. L’utilisation du caméo comme mode d’écriture à part entière n’a rien d’une évidence et nombre de lecteurs ont sans doute renoncé après quelques dizaines de pages, sans comprendre où l’auteur voulait en venir. Et je ne leur jetterai pas la pierre, puisque j’ai abandonné Stingray Shuffle en cours de route. Il y a chez Dorsey toujours un point de convergence, mais il est systématiquement situé dans les dernières pages du roman, c’est là qu’en général l’auteur retombe sur ses pattes, sous l’oeil admiratif du lecteur qui aura été suffisamment patient pour attendre la résolution d’une oeuvre souvent complexe dans sa construction narrative.

Les premières pages d’un roman de Tim Dorsey sont donc souvent délicates et Torpedo Juice n’échappe pas à cette règle tant l’auteur prend un malin plaisir à perdre le lecteur dès les premiers chapitres, partant dans toutes les directions et donnant l’apparence de ne suivre aucun schéma ni aucun fil conducteur. D’ailleurs, résumer l’histoire de ce septième épisode des aventures rocambolesques de Serge A. Storms relève de la gageure. Pour faire simple, notre psychopathe amoureux de la Floride a décidé, après moult péripéties, de se marier ; il a donc tout préparé de A à Z, mais l’ennui c’est qu’il lui manque une fiancée. Il part donc en quête de l’âme soeur en compagnie de son pote Coleman (égaré dans les Keys alors que Serge le croyait décédé), toujours aussi défoncé et pas plus malin que dans les opus précédents ; à ceci près que le bonhomme a désormais trouvé de nouvelles recettes pour s’envoyer en l’air à base de gaz hilarant et de Torpedo Juice, un cocktail délicieusement traître servi au célèbre No name bar (alter ego imaginaire du non moins célèbre Sloppy Joe’s). Mais Autant dire que tenter de séduire une jeune femme en traînant un crétin patenté comme Coleman relève de l’exploit, surtout si votre technique d’approche consiste à observer une proie potentielle à l’aide d’une paire de jumelles ou bien encore à la suivre à la trace au supermarché en espérant ne pas être repéré. Ce qui donne lieu à des situations pour le moins compliquées et souvent fort embarrassantes. Vient se greffer à cette trame narrative somme toute assez légère, la fuite désespérée d’une jeune femme terrorisée, lancée à fond de train à bord d’une Trans Am au moteur surgonflé  en direction des Keys (rappelons que l’US highway 1 qui traverse l’est des Etats-Unis de la frontière canadienne jusqu’à l'extrémité ouest de l’archipel des Keys n’est rien d’autre qu’un cul de sac). Le télescopage entre ces deux arcs narratifs est évidemment attendu en fin de roman, mais entre-temps le récit est ponctué de rencontres plus ou moins anecdotiques avec des personnage hauts en couleurs : un flic autrefois prometteur régulièrement humilié par son ex-femme et affublé d’un coéquipier complètement idiot, une bibliothécaire nymphomane psychologiquement instable, une bande d’adolescents amateurs de rituels sataniques ridicules et de pizzas, un parrain de la pègre ultraviolent fan de Scarface de et de modélisme….. quelques tatous et des daims nains de Floride (oui oui, cela a son importance)..

Absurde, délirant, totalement déjanté, génialement inventif, furieusement drôle, complètement foutraque… Torpedo Juice est tout cela à la fois et bien plus encore tant il parait difficile de rendre compte de la fureur créatrice qui parcourt le roman. Oui,  Tim Dorsey, est probablement aussi fou que Serge pour imaginer un tel carnaval, mais le feu d’artifice qu’il organise dans la seconde moitié du roman est si ahurissant qu’on lui pardonne volontiers un démarrage un peu difficile. C’est simple, l’auteur lâche les missiles Scud à un rythme infernal, soumettant à rude épreuve les zygomatiques du lecteur. Encore faut-il avoir le coeur suffisamment bien accroché pour adhérer à l’humour foncièrement cruel de l’auteur, qui pousse parfois la plaisanterie très très loin. Qu’on adhère ou pas à la plume de Tim Dorsey, force est de constater que le bonhomme a élevé la farce décalée au rang de grand art. Reste qu’au-delà de son apparente frivolité, Tim Dorsey a tout de même des choses importantes à dire de la société américaine, le plus souvent sous couvert de propos décousus de Serge, dont les monologues sont cette fois un peu moins nombreux, mais tout aussi savoureux. Et si vous n’êtes toujours pas convaincus, ben je sais pas moi retournez lire du Barbara Cartland, le Florida glare n’est tout simplement pas fait pour vous.

vendredi 13 mai 2016

Pugilat littéraire : Putain d'Olivia, de Mark Safranko

Petit protégé de feu les éditions 13ème note, aux côtés d’un certain Dan Fante (dont il est par ailleurs l’ami), Mark Safranko n’est pas franchement ce qu’on pourrait appeler un écrivain sur-médiatisé ; on pourrait même le qualifier d’auteur underground, quelque part à la croisée du néo-beat et de l’autofiction à la française, la touche de noirceur en plus. Francophile assumé, admirateur de Céline et de Philippe Djian, Mark Safranko n’est pas exactement un écrivain de compromis, sa littérature est âpre, traversée de bout en bout par un humour cynique qui maintient constamment le lecteur sur la brèche. Si vous cherchez du réconfort ou du divertissement, fuyez, parce que lire Mark Safranko c’est comme prendre un méchant coup de poing en pleine gueule, ça fait mal et ça laisse des traces.

Issu d’une tétralogie plus ou moins autobiographique dont l’ordre de parution ne respecte pas forcément la chronologie des faits. Putain d’Olivia met en scène un certain Max Zajack (alter-ego de l’auteur, mais qui n’est pas sans rappeler le  Bruno Dante de Dan Fante*), joueur de basket raté dont l’existence n’est depuis sa naissance qu’une succession de rendez-vous manqués avec la vie. Au vu du pedigree, dont on peut avoir un aperçu dans Dieu bénisse l’Amérique (qui raconte son enfance et son adolescence), on peut considérer que finalement Max ne s’en tire pas si mal tant sa vie a tout d’un combat acharné sur le ring. Le bonhomme aurait pu finir à moitié cinglé, mais il faut croire que ses capacités de résilience ont pris le dessus, l’épargnant des séquelles les plus sévères d’une enfance pour le moins traumatisante.

“La guerre était finie. J’avais réussi à l’éviter mais ça prouvait que dalle. Depuis lors- quand j’étais pas au chômage ou à vivre sur des coupons alimentaires - j’avais fait tous les boulots imaginables  sous le soleil : manoeuvre en usine, chauffeur, journaliste, employé de banque. J’avais pas fait d’HP, contrairement à certains membres de ma famille proche et élargie. Dépression grave. Phobies bizarres. Alcoolisme. Électrochocs. Suicide. Tout ça me préoccupait : tout est dans les gènes. Je passais des mois d'affilée à sillonner le pays. Le cortège des jours oubliables qui formait les longues et nébuleuses années de ma vie semblait toujours être une histoire de lutte pour garder la tête hors de l’eau, et un toit par dessus. C’était vraiment pas une vie.”

Condamné à cumuler les petits boulots instables et les piaules minables, Max partage sa vie entre son meublé infesté de cafards et le quai de livraison où il est employé comme débardeur, évidemment payé un salaire de misère. Alors pour s’extraire de ce quotidien lénifiant, Max se plonge dans la littérature et aspire à d’autres ambitions, celle d’écrire notamment et de devenir à son tour l’égal des auteurs qu’il admire. Mais l’horizon de Max, s’il paraît sordide et déprimant, s’éclaircit brusquement le jour où il aperçoit la belle Olivia, superbe femme aux origines italiennes (donc forcément volcanique, après tout son deuxième prénom est rien moins qu’Aphrodite), qu’il rencontre alors qu’il jouait dans un bar quelques-unes de ses compositions, accompagné de sa guitare. La belle ne semble pas insensible au charme de Max, looser magnifique, dont le discours mêlant habilement philosophie néo-beatnik et considérations cryptiques sur l’art du verbe, paraît pourtant aux antipodes de la drague classique. Qu’importe, la jeune femme aspire également à une vie intellectuelle intense et se pique également d’écrire. Ces deux là sont fait pour s’entendre et entament une relation tout simplement explosive. Mais le ver est dans le fruit. Aveuglé par la beauté d’Olivia et par un amour inconditionnel, Max ignore les signaux d’alerte et préfère vivre d’amour et d’eau fraîche. Une relation ne peut cependant se bâtir sur des fondations aussi fragiles, et à l’orgie de sexe succède une seconde période nettement moins épanouissante. La lune de miel cède donc la place à une phase réfractaire, qui dévoile progressivement les failles et les fêlures de deux êtres écorchés par la vie. Emotionnellement instable, Olivia alterne les phases de déprime et d’excitation intense, brise de la vaisselle ou s’abandonne à une véritable frénésie d’achat pendant que Max s’enfonce dans une solitude bercée d’incompréhension. Elle le foutra des dizaines de fois dehors… avant de revenir le chercher dans la rue, les yeux remplis de larmes et les lèvres ourlées d’une amertume refoulée.

    Histoire d’une addiction totale, à la fois physique et mentale, Putain d’Olivia est la chronique d’une relation destructrice entre deux êtres foncièrement toxiques l’un pour l’autre, qui n’arrivent pas à y mettre fin. Un accident sensuel qui n’aurait jamais dû avoir lieu et que le lecteur observe avec un certain effroi. Porté par une écriture sans concession, à la fois brutale,  sèche et volontairement très crue, le roman n’est pas sans rappeler un certain Bukowski, mais les similitudes avec l’oeuvre de Dan Fante (le père n’est également pas bien loin) sont évidentes et assez logiques au regard du respect que se portent mutuellement ces deux écrivains. Traversé par une urgence dont la brutalité bouscule immanquablement le lecteur, Putain d’Olivia n’est pas vraiment le genre de bouquin à mettre entre toutes les mains. Vous êtes prévenu !

* cf. Dan Fante Rien dans les poches ou bien encore La tête hors de l’eau