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mardi 20 janvier 2015

BD blues : Love in vain, de Jean-Michel Dupont et Mezzo

Je dois bien avouer qu’à l’annonce de la publication de Love in vain (titre d’une chanson de Robert Johnson, reprise entre autres par les Rolling Stones), j’ai ressenti comme une pointe d’agacement, certes fugace, mais néanmoins persistante. Entendons nous bien, je n’ai absolument rien contre le travail de Mezzo et de Jean-Michel Dupont, et pour lever immédiatement toute ambiguïté j’ai été pleinement conquis par cette adaptation du mythe de Robert Johnson, mais il faut bien avouer que ce Love in vain arrive après le travail d’un certain Frantz Duchazeau, dont l’approche artistique était sensiblement similaire sur Le rêve de Meteor Slim et sur Lomax, collecteurs de folk songs. Il y a pourtant de quoi enthousiasmer l’amateur de blues, une bande dessinée qui s’intéresse au blues rural, dans un format qui sort de l’ordinaire, avec un dessin fortement contrasté, tout en ombre et en lumière…. tiens, comme Duchazeau. Alors certes, l’auteur de Meteor Slim n’a pas le monopole du noir et blanc, et encore moins du blues, mais  l’agacement venait également du personnage choisi. Évidemment, pour le commun des mortels Robert Johnson n’évoque probablement rien, mais pour l’amateur de blues c’est devenu un lieu commun que de s’y référer, on ne compte plus les rockeurs qui se sont présentés comme les héritiers du bluesman d’Hazlehurst ou bien les références plus ou moins implicites au mythe de Crossroads ; selon la légende, Johnson, alors musicien sans relief, aurait hérité de son talent après avoir passé un pacte avec le diable rencontré quelque part au croisement de Clarksdale (à l’intersection de la route 61 et de la route 49, soyons précis). Alors après avoir lu dix-mille fois cette légende (y compris pour d’autres bluesmen), on se dit que Mezzo et Jean-Michel Dupont auraient pu choisir une autre piste, le blues est suffisamment vaste et varié pour autoriser une multiplicité d’approches. 

"You may bury my body
down by the highway side
so my old evil spirit
can get a Greyhound bus and ride"

R. Johnson, Me and the devil blues


    Honnêtement, ce procès d’intention n’a pas vraiment lieu d’être, tout simplement parce que les auteurs de Love in vain sont suffisamment intelligents pour ne pas sombrer justement dans le lieu commun, ensuite parce qu’ils ont pris la peine de se documenter pour s’éloigner du mythe et se rapprocher au mieux du personnage historique, et l’on sent bien dans les éléments biographiques, maniés avec beaucoup de précautions, l’influence du musicologue américain Peter Guralnick. Mais là où Duchazeau avait choisi de faire évoluer un personnage fictif dans un univers réaliste, Mezzo et J.M. Dupont ont pris le parti de s’inscrire dans une veine biographique. Evidemment, dès que l’on s’intéresse à un personnage aussi trouble que Robert Johnson, toute matière, qu’elle soit historique ou mythique, est sujette à interprétation, mais c’est finalement une aubaine puisqu’elle laisse justement un espace de liberté dans lequel viendront s'engouffrer les scénaristes. Il reste évidemment de grandes zones d’ombres dans la vie de Robert Johnson, que les témoignages de ses proches et de ceux qui l’ont côtoyé, tels les bluesmen Son House, Johnny Shines ou Robert Lockwood Jr, n’ont jamais pu éclairer suffisamment. Quand est-il exactement né ? D’où lui vint son talent subit pour la guitare, puisque Son House témoigne que dans sa prime jeunesse Robert Johnson n’était qu’un piètre guitariste ? De quoi est-il mort exactement ? Les circonstances de son décès demeurent encore aujourd’hui des hypothèses car on ne pratiquait pas d’autopsie à l’époque, à fortiori sur des gens de couleur, et si la piste de l’empoisonnement reste la plus probable cette version des faits ne fut jamais réellement attestée en raison de témoignages contradictoires. Même le lieu de son inhumation reste incertain car sa tombe est signalée à deux ou trois endroits différents de l’état du Mississippi. Reste que Mezzo et J.M. Dupont ont fait des choix cohérents et sans doute logiques compte-tenu de nos connaissances sur le personnage. Au lieu d’insister trop lourdement sur la dimension mythique de celui qui reste aujourd’hui encore l’un des piliers fondateurs du blues moderne, les auteurs de Love in vain l’ont au contraire dépeint dans toute sa dimension humaine et traumatique, son enfance difficile est évoquée, de même que ses errances et ses doutes, son amour immodéré des femmes et de l’alcool est très largement abordé, mais sans en faire pour autant un fond de commerce démesurément glauque. Robert Johnson était assurément un artiste sulfureux, mais l’aura néfaste dont il aimait se nimber, en plus d’entretenir le mystère, servait en grande partie à assurer sa réputation de musicien dur à cuir car la fréquentation des juke joint n’avait rien d’une sinécure ; il n’était pas rare que les soirées du samedi soir finissent en bagarre générale ou en règlement de compte et Robert Johnson avait la fâcheuse habitude d’emprunter les femmes des autres. Dans ces conditions (femmes faciles, alcool à flot, violence et trafics en tous genres, vie de Bohème), on comprend aisément que le blues ait été associé dans la logique de beaucoup d’esprits prudes à une musique maléfique ou tout du moins associée à des fréquentations pas très recommandables. Mais le plus amusant est que nombre de ceux qui remplissaient les juke joints le samedi soir, se présentaient le lendemain à l’église de la paroisse pour chanter le gospel en compagnie des fidèles les plus assidus. Le blues et le gospel n’étant finalement que les deux facettes d’une même culture musicale, l’une profane et l’autre religieuse.


    Reste que Mezzo et son comparse ont réussi à partir de cette matière, à capter l’essentiel, à nous plonger dans une atmosphère d’où suinte la ségrégation et les inégalités raciales, une réalité rarement assénée de manière brutale mais souvent esquissée avec subtilité ; comme dans ce plan magnifique dans une gare misérable du sud (probablement Greenwood)* où la ligne de chemin de fer sépare symboliquement deux communautés, en arrière-plan, un bluesman, costume rayé et feutre enfoncé sur le crâne, effleure le manche de sa guitare de ses doigts fins et élégants, entouré d’hommes blancs qui n’attendent qu’un faux pas de sa part. Mais la scène est exposée depuis l’autre côté de la voie, celui des noirs. Le réalisme documentaire apparaît dans chaque scène, dans les détails des planches dont le trait n’est pas sans rappeler un certain Robert Crumb, dans les enseignes des boutiques, les panneaux publicitaires, les journaux et les affiches… ça fleure bon le sud profond, avec son cortège de pauvreté et de violence sociale. C’est dans ce creuset de misère que le blues est né, qu’il s’est épanoui pour conquérir le monde des blancs et inventer tout un pan de la musique du XXème siècle. Robert Johnson était son prophète maudit, figure éternelle du musicien génial mais torturé par ses démons. Un loser magnifique, mort à l’âge de 27 ans, fauché en pleine gloire puis oublié, avant d’être récupéré et porté au pinacle par toute une génération (notamment les grandes figures du british boom blues) pour tomber à nouveau dans l’oubli. Lui qui n’a légué que 27 chansons (enregistrées) et deux photographies énigmatiques et à qui pourtant la musique doit tant. Ce n’est finalement que justice que Mezzo et Jean-Michel Dupont lui rendent hommage.


Si jamais le personnage de Robert Johnson vous fascine un tant soit peu, je ne saurais trop vous conseiller la lecture du petit livre de Peter Guralnick, A la recherche Robert Johnson, publié au Castor Astral. Un livre où le personnage est évoqué et esquissé, notamment à travers le regard de ceux qui l'on côtoyé, plus qu'une biographie au sens strict du terme.

* Rappelons que le texte de la chanson Love in vain évoque une séparation sur un quai de gare

mardi 6 janvier 2015

Space Opera classique : La nef des fous, de Richard Paul Russo

Pour les lecteurs anglo-saxons, Richard Paul Russo est un habitué du paysage de la science-fiction et ses nouvelles figurent régulièrement au sommaire des revues spécialisées, mais en France l’auteur est nettement plus confidentiel puisque seulement deux de ses romans ont jusqu’à présent été traduits, tous deux au Bélial, La nef des fous et Le cimetière des saints ; Le premier ayant été auréolé du prix Philip K. Dick, à priori gage de qualité.


Voguant à travers l’espace insondable de la galaxie depuis plus de 400 ans, le vaisseau générationnel Argonos est un navire sans but et sans mission précise, ou tout du moins ses occupants semblent en avoir oublié les finalités au fil des générations. Progressivement, l’équipage s’est scindé en deux catégories, les soutiers sont les grouillots du vaisseau, ils assurent la maintenance et le bon fonctionnement des machines, alors que les classes supérieures se sont arrogé le commandement de l’Argonos et se sont alloué les droits les plus étendus. Au sommet de cette hiérarchie on trouve le capitaine Nikos, dont l’autorité vascille sous les coups de boutoir de la figure religieuse du vaisseau, l’évêque Soldano, homme de peu de foi mais ambitieux et retors. Le roman nous mène sur les pas de Bartoloméo, orphelin issu de la classe supérieure, mais affublé d’un exo-squelette en raison de malformations physiques ; un homme posé et réfléchi, conseiller principal du capitaine Nikos, mais écartelé entre son amitié pour ce dernier et son désir d’aider les soutiers à réaliser leurs rêves d’émancipation. Au cours de son errance, l’Argonos capte des émissions radio en provenance d’une planète que l’évêque s’empresse de baptiser Antioche, mais la mission d’exploration chargée d’effectuer les premiers repérages  n’y découvre que tristesse, mort et désolation : les habitants de la planète (des colons humains) ont tous été exterminés avec une violence hors du commun. Ont-ils été pris de folie ou bien ont-ils été victimes de la férocité d’une espèce extraterrestre ?


Inutile de ménager le suspense de manière démesurée, La nef des fous est un roman de SF de facture assez classique, qui s’inscrit dans une veine axée space opera et exploite des arguments conventionnels, mais avec un sens de la narration plutôt bien maîtrisé. Honnêtement, à défaut de faire preuve d’une originalité folle, le roman tient surtout à ses personnages, bien campés et attachants. L’autre qualité du roman réside dans son intrigue générale, dont les éléments sont très parcimonieusement distillés, Russo maîtrise parfaitement sa narration et sait dévoiler tout juste ce qu’il faut pour entretenir le suspense tout en préservant une certaine part de mystère. A défaut d’être novateur, l’auteur américain fait preuve d’un savoir-faire indéniable en matière de narration, d’intrigue ou même de dialogues et nous livre donc un roman divertissant et plaisant, mais hélas un peu trop superficiel. Il y avait pourtant matière, dans cette société repliée sur elle-même depuis des siècles, à explorer les pratiques et les évolutions sociétales d’une partie de l’espèce humaine coupée de ses racines depuis des temps si reculés, mais l’écrivain américain effleure à peine ces pistes. Las, tout semble dans ce vaisseau bien trop proche et commun, rien ne surprend ni n’émerveille, rien ne vient intriguer le lecteur et le bousculer dans ses certitudes. De vertige propre à la SF il n’y a pas, et c’est bien là tout le problème.