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lundi 2 juin 2014

Légende californienne : Le dernier des damnés, de Gerald Locklin

Ces dernières années, deux éditeurs m’ont séduit par leur ligne éditoriale et par la qualité de leur catalogue, il s’agit de Gallmeister, dont j’ai déjà chroniqué une bonne demi-douzaine de romans, ainsi que 13e Note. Si le premier semble plutôt bien se porter, ce n’est pas le cas de 13e Note, dont les activités sont désormais suspendues jusqu’à ce que l’éditeur trouve une meilleure assise financière, autant dire que l’on craint le pire malgré la mobilisation des libraires et des lecteurs car la situation du secteur de l’édition n’est pas franchement rassurante. Evidemment, sur ma pile à lire figurent quelques romans édités par 13e Note, dont je n’avais jusqu’à présent pas pris la peine de parler. Autant dire que ce petit électrochoc m’a remis dans le droit chemin, et pour tout dire, j’avoue avoir un peu d’amertume en écrivant ces mots car il est décourageant de constater que la qualité, l’intégrité et le professionnalisme ne paient pas toujours. Ce couperet est profondément injuste au vu du travail effectué depuis 2008 (date de sa création) par 13e Note. Miser sur la littérature étrangère underground, même si le terme est un peu réducteur, avec des auteurs pour une grande part confidentiels et des textes pas toujours faciles d’accès (et parfois même inédits dans leur pays d’origine), était un pari risqué et courageux et l’on espère vivement que la mobilisation en faveur de l’éditeur portera ses fruits.


    La publication du Dernier des damnés de Gerald Locklin chez 13e Note n’a rien d’étonnant, l’auteur américain est une figure majeure de la littérature californienne, mais un illustre inconnu en France, faute d’y avoir été traduit et publié. Le bonhomme a pourtant des références conséquentes et ses liens avec Bukowski, aussi bien littéraires qu’amicaux, auraient pu lui assurer une certaine notoriété dans notre pays, mais il faut croire que sa littérature  était impubliable ou tout du moins financièrement trop incertaine pour convaincre les éditeurs français, jusqu’à ce que 13e Note franchisse le pas avec ce livre constitué d’un échantillon plutôt représentatif de textes de Locklin publiés depuis les années 70. On y retrouve des nouvelles, ainsi qu’un florilège de textes évoquant son amitié avec Bukowski. Evidemment, à vu de nez on se doute bien qu’il n’y a pas là de quoi faire un best seller.  L’éditeur aurait également pu émailler l’ouvrage de poèmes de Locklin, mais il faut croire que l’équation était déjà commercialement suffisamment suicidaire (il est entendu que le terme est ici employé de manière élogieuse) pour ne pas insister trop lourdement ; si littérairement cet ouvrage est indiscutablement bien pensé et franchement enthousiasmant, on comprend aisément que le menu soit difficile à vendre auprès du grand public, surtout en France où la nouvelle n’est pas un genre très populaire. Poète, pilier de comptoir durant sa jeunesse, écrivain emblématique de la côte ouest, Gerald Locklin est l’auteur de plus d’une centaine d’ouvrages qui s’inscrivent dans la droite lignée des grands écrivains américains. Evidemment on pense à Bukowski, mais également à Hemingway ou Fante, l’héritage est évident mais rarement pesant car l’écrivain californien a forgé son propre style, faussement léger, et son propre univers littéraire, avec des textes semi-autobiographiques teintés d’humour noir et d’ironie savamment distillée, dans lesquels intervient très souvent son alter-ego “The toad”. Le présent ouvrage permet d’avoir un aperçu de l’évolution de son style et de ses thématiques grâce à un choix de textes judicieux, présentés de manière chronologique. 

Au premier abord, l’oeuvre de Locklin pourrait être abusivement confondue avec celle d’un poivrot au bout du rouleau, dont le seul mérite serait de mettre en scène sa misérable existence dans un style relâché, ponctué d’argot et mâtiné de philosophie de comptoir. Mais Locklin est un peu plus qu’un clown triste, il est un fin observateur de la nature humaine et de son temps. Son utilisation du burlesque est suffisamment originale pour provoquer à l’occasion une sorte de vertige, que l’on ne retrouve que rarement chez ses contemporains et qui lorgne presque du côté du fantastique. Cette approche très caractéristique est parfaitement illustrée par la nouvelle intitulée “La chemise” dans laquelle un petit assureur terne se prend de passion pour une chemise hippie dont lui a fait don un auto-stoppeur, au point de rompre avec tous les codes et toutes les conventions sociales auxquels il s’était jusqu’à présent conformé. L’hypocrisie de la société vole ici en éclat sous les coups de boutoir d’un humour qui épingle les petites travers du quotidien, jusqu’à confiner parfois à l’absurde, et que l’on retrouvera dans les textes suivants consacrés à Jimmy Abbey, son alter-ego littéraire.  Au fil des nouvelles, la dimension autobiographique du récit se révèle de plus en plus prégnante, on y découvre de fait  un parcours personnel un peu trop proche de la rédemption (dans son acception américaine) à mon goût mais salutaire car nettement moins autodestructeur ; Locklin s’y fait plus sage et le pilier de comptoir désabusé laisse la place à un homme plus mature, sobre et adepte du sport en salle. Évolution logique, la fiction laisse la place dans la dernière partie de l’ouvrage au récit personnel, dans une succession de textes où Locklin évoque son amitié avec Bukowski et livre ainsi des passages éclairants concernant la personnalité et le parcours du grand Buk.
Il n’en fallait pas tant pour me convaincre du bien fondé de cette édition, souhaitons que cet ouvrage ne demeure pas un coup d’essai et que Locklin soit à l’avenir davantage traduit.

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