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vendredi 4 avril 2014

Roman du terroir : Colorado blues, de Kent Haruf

C’est un petit livre qui n’a l’air de rien, à peine 250 pages d’un auteur américain  plutôt confidentiel en France, en dépit d’un succès critique sans faille depuis le début des années 2000. On aurait bien vu cet auteur figurer au catalogue des éditions Gallmeister tant la ligne éditoriale (centrée sur les écrivains du “terroir”) de cet excellent éditeur correspond bien à la littérature de Kent Haruf, cette littérature venue des grandes plaines, qui distille l’ennui profond d’une Amérique oubliée par les grandes métropoles mais qui pourtant ne cesse de fasciner par la poésie de ses paysages grandioses. La couverture à elle seule est un éternel dépaysement, un cliché certes, mais qui fonctionne immanquablement sur le lecteur en mal de grands espaces. Colorado Blues n’est d’ailleurs pas sans rappeler un certain Larry McMurtry (La dernière séance ou Texasville), dans sa description du mal-être qui hante les habitants de ces petites bourgades isolées où l’activité économiques se résume à l’agriculture extensive, les loisirs au cinéma poussiéreux de la ville et aux soirées dansantes du samedi soir copieusement arrosées de bière.

Ce n’est un secret pour personne, on s’ennuie ferme du côté de la petite ville de Holt, perdue au milieu des plaines à quelques centaines de kilomètres de Denver. La ville est une pure fiction, mais elle résonne avec l’authenticité du vécu et on a peu de mal à imaginer la géographie des lieux, une artère centrale autour de laquelle s’organise une enfilade de rues tirées au cordeau par un géomètre maniaque, un cinéma décrépi, quelques installations sportives, l’école, le lycée, l’église et puis surtout, la coopérative agricole, dont le silo gigantesque s’élève sans peine au-dessus des mornes plaines du Colorado. Cette coopérative c’est un peu le poumon économique de la ville. A Holt, Jack Burdett est l’enfant du pays, un grand gaillard tout en muscles, champion de football, pilier de comptoir apprécié par tout le monde pour son caractère jovial et son charme indéniable. Aussi, lorsqu’il disparaît du jour au lendemain après avoir détourné 150 000 dollars de la coopérative agricole, dont il était le directeur, personne ne veut y croire. Et pourtant, Jack avait tout pour mener la belle vie, une femme magnifique, deux garçons adorables, une jolie petite maison et un boulot plutôt facile. Mais il faut croire que le bonhomme aspirait à la grande vie du côté de la Californie. Pendant quinze ans, personne n’eut vent de ce que Jack Burdette était devenu, surtout pas sa femme, qui paya cher le prix des frasques de son mari, jusqu’au jour où il débarqua a nouveau à Holt, au volant d’une Cadillac rouge, ultime symbole de sa vie de flambeur désormais fauché.

Tragédie douce-amère centrée avant tout sur ses personnages, Colorado blues est un roman au style sec et dépouillé, mais à la profondeur de champ remarquable. Le découpage du récit y est d’une simplicité désarmante et l’écriture d’une rare fluidité, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Souvent touchant, parfois drôle, Colorado blues n’est pas un roman léger, l’atmosphère s’épaissit au fil de la lecture jusqu’à devenir pesante et malsaine, au point que les moments de grâce deviennent presque douloureux tant le lecteur est suspendu à l’instant d’après, jusqu’à une conclusion attendue et redoutée. On aurait aimé une fin heureuse, mais soyons honnête dès la première page le lecteur sait que le dénouement sera tragique. Avec une économie de moyens remarquable Kent Haruf réussit ce que seuls les grands auteurs sont capables de réaliser, son récit hante le lecteur durablement, comme une petite musique lancinante et insupportable, les images s’imposent avec force et le destin des personnages devient soudain d’une urgence extrême. On tourne les pages fiévreusement, avec le désespoir au bout des doigts, l’horreur en point de mire. Mais l’auteur est ici impitoyable, sous sa plume se dévoile toute l’injustice d’un monde où la bonté et l’intelligence ne sont pas toujours récompensés à leur juste valeur. Il ne s’agit pas là d’une bien grande révélation, à moins d’être particulièrement candide, mais elle est cette fois particulièrement douloureuse.

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