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mardi 28 janvier 2014

Uchronie militaire : Tempête rouge, de Tom Clancy

Né de la rencontre entre Tom Clancy, tout juste auréolé du succès de son premier roman, Octobre rouge (1984), et Larry Bond (le fameux créateur du jeu Harpoon), Tempête rouge (1986) est l’un des rares romans de l’auteur à ne pas appartenir au cycle de Jack Ryan, cet agent de la CIA devenu une superstar du renseignement.  La préface de Tom Clancy est d’ailleurs tout à fait claire concernant la genèse du roman et souligne tout ce que l’auteur doit au travail de Larry Bond ; l’attitude est suffisamment rare pour être soulignée.  Si au milieu des années 80 le roman pouvait passer pour une habile histoire de politique-fiction superbement documentée, il paraît aujourd’hui difficile d’adopter ce type de point de vue tant la réalité politique s’est éloignée de ce que la fiction de Tom Clancy avait imaginé à l’époque. Peut-être faut-il considérer le roman comme une uchronie mettant en scène une troisième guerre mondiale, dans un conflit conventionnel mais purement hypothétique. Toujours est-il que la suspension de l’incrédulité sera chez les lecteurs mise à rude épreuve durant près de 800 pages. Ces précautions ayant été prises, nul doute que nous ayons affaire à l’un des meilleurs romans d’un auteur devenu hélas, au fil des années, non seulement répétitif, mais également  fortement conservateur, voire politiquement douteux. Pour être honnête, Tom Clancy reste un auteur très intéressant dans la première partie de sa carrière littéraire, jusqu’au virage fatidique de Rainbow Six, où l’écrivain se transforme en véritable faucon, fer de lance d’un patriotisme triomphant….jusqu’au ridicule.  Ses interventions publiques, notamment consécutives aux attentats du 11 septembre ne laissent planer aucun doute quant à ses orientations politiques ; Donald Rumsfeld n’aurait sans doute pas renié ses saillies les moins subtiles. Mais rien de tout cela dans Tempête rouge, le roman paraît même étonnamment mesuré sur le plan idéologique et n’a rien du brûlot anticommuniste auquel on aurait pu s’attendre.

L’action se situe donc au milieu des années 80. Alors que l’URSS peine à soutenir la compétition qui l’oppose aux Etats-Unis et s’enlise du côté de l’Afghanistan, son économie est mise en péril par un attentat perpétré par un groupe de terroristes islamistes dans l’une de ses plus importantes raffineries d’hydrocarbures. Quasiment au bord de l’asphyxie énergétique, l’URSS cherche une solution qui ne l’obligerait pas à courber l’échine et à mendier auprès de l’Occident une aide substantielle. Le politburo imagine donc un plan en deux étapes, qui lui permettrait de mettre la main sur les champs pétrolifères du Moyen Orient. Mais pour cela il doit détourner l’attention de l’Otan de ses véritables objectifs stratégiques, et pour le coup la méthode, intitulée opération Dreamland, est un rien brutale. Les soviétiques organisent  sur leur territoire un attentat mettant en cause les services de renseignement ouest-allemands, Bohn est accusée d’orchestrer la déstabilisation du régime communiste et sommée de se justifier. Evidemment, tout ceci n’est qu’un prétexte pour envahir l’Allemagne et affaiblir les forces de l’Otan, histoire d’avoir ensuite le champ libre du côté du Moyen Orient. Le roman relate pour l’essentiel le déroulement des opérations, depuis leurs prémices jusqu’à leur résolution finale, avec un grand souci de réalisme et une minutie dans les détails qui plongent le lecteur au coeur de l’action d’un conflit conventionnel moderne.


Tempête rouge est un roman dont la réputation en matière de réalisme technologique et militaire n’est plus à prouver, Tom Clancy a d’ailleurs en grande partie fondé sa renommée sur sa capacité à proposer un background politique, technologique et stratégique fortement crédible, notamment grâce à un travail de documentation considérable. Pour autant, si l’ensemble paraît effectivement solide et hautement réaliste, la victoire de l’Otan dans le roman est basée sur l’existence et l’efficacité d’un avion purement hypothétique à l’époque, le F19A Ghostrider, avion  furtif qui n’a jamais existé et dont l’équivalent, le fameux F117 n’a jamais disposé de capacités air air. Or la victoire de l’Otan, ou tout du moins sa capacité à éviter une défaite rapide et humiliante en début de conflit, repose sur l’efficacité mortelle de cet avion furtif  sur le front allemand, stoppant la progression des divisions blindées soviétiques. Mais faisons appel à nouveau à nos capacités de suspension de l’incrédulité et imaginons que cet avions ait réellement existé ou bien que le F117 (dont l’existence n’a été reconnue qu’en 1988 par le Pentagone) ait été engagé sur le théâtre des opérations. On pourrait effectivement croire que disposer d’une escadrille de bombardiers furtifs soit un avantage considérable sur l’ennemi et puisse conférer à l’Otan un avantage tactique décisif. C’est sans doute simplifier à l’extrême la complexité d’un conflit conventionnel moderne et méconnaître par ailleurs l’histoire militaire récente. Les Américains et leurs alliés l’ont d’ailleurs appris à leurs dépens lors de la guerre de Yougoslavie lorsqu’ils ont tenté de réduire à néant les défenses antiaériennes serbes déployées en particulier autour de Belgrade. A ce petit jeu l’Otan a perdu face à l’inventivité et à la mobilité des défenses antiaériennes serbes, qui en dépit de leur infériorité technologique ont toujours déjoué les offensives aériennes des forces de l’Otan (pendant 79 jours très exactement). Pire, malgré son arsenal technologique, l’aviation américaine a connu une sévère humiliation lorsqu’un de ses fameux F117 furtifs fut abattu en 1999 par une batterie antiaérienne serbe considérée comme obsolète (un autre F117 fut d’ailleurs touché par un missile serbe, mais réussit à regagner une base de l’Otan). Une affaire qui mit plus ou moins fin à la carrière de cet avion au sein de l’armée américaine, mais qui fit également le bonheur des Chinois, qui achetèrent aux Serbes les débris de l’appareil abattu.

Tout cela est-il finalement annexe ? Probablement, car il s’agit d’un roman et non d’un essai ou d’un rapport de prospective, le plus important c’est que l’ensemble donne l’apparence d’être crédible sur le plan tactique et très honnêtement de ce côté on ne peut pas reprocher grand chose à Tempête rouge.

Sur le plan purement littéraire, Tom Clancy vise avant tout l’efficacité et la clarté du propos, multipliant les points de vue presque à la manière d’un récit choral, dans une succession de chapitres très courts, dynamisant au maximum la narration. Si l’on peut rester dubitatif concernant les motivations réelles de cette troisième guerre mondiale, on est en revanche littéralement happé par le rythme du roman et par la capacité de Tom Clancy à donner de la substance à son récit. Les amateurs d’histoire militaire ne seront pas dépaysés et retrouveront facilement leurs marques malgré la multiplication des explications et des détails concernant le matériel ou les tactiques employées sur le terrain (y compris concernant les aspects purement logistiques de la guerre, comme l’approvisionnement en carburant ou bien encore la gestion des stocks de munition). En contrepartie, si vous n’avez qu’une vague idée de ce qu’est un missile SAM, un Mi24 ou un Backfire, vous ne serez pas à la fête ; sauf à faire preuve d’une étonnante capacité d’abstraction ou à garder sous la main un accès à wikipedia. Plus étonnant, les personnages qui émaillent le roman sont loin d’être inconsistants, certains sont même plutôt fouillés en dépit du fait que tous ne sont pas développés avec le même traitement de faveur. Par ailleurs, Tom Clancy n’oublie jamais que malgré toute l’horreur de la guerre, les militaires, du modeste soldat de deuxième classe au général quatre étoiles, restent avant tout des hommes, avec leurs forces et leurs faiblesses ; une dimension qui aurait pu passer à la trappe dans la description d’un conflit en grande partie technologique, déshumanisé et impersonnel. On est tout de même loin de l’horreur des tranchées, ici les morts restent des chiffres et les blessures sont davantage morales que physiques. Une dimension psychologique qu’incarne parfaitement bien l’un des personnages les plus intéressants du roman, le capitaine Morris, commandant d’un bâtiment de guerre spécialisé dans la chasse anti-sous-marine et souvent torturé par son combat contre l’ennemi invisible. Les cas de conscience demeurent cependant relativement peu nombreux, Tom Clancy n’a rien d’un antimilitariste convaincu et il ne faut pas chercher dans ses romans l’ombre d’une critique en la matière, ce n’est d’ailleurs pas pour ces raisons qu’on lit du Tom Clancy.

vendredi 17 janvier 2014

Sauveur du rock : Apathy for the devil, de Nick Kent

Au rayon des journalistes de rock, on ne sait trop s’il faut classer Nick Kent dans la catégorie des mythomanes sur le retour, ou bien dans celle des junkies touchés par la rédemption, avides de transformer une expérience vieille de plusieurs décennies en monnaie sonnante et trébuchante. Qu’on se rassure, personne n’a jamais fait fortune en publiant des mémoires de critique rock, quant à surfer sur la vague des seventies, on veut bien croire que la mode soit au rétro (pardon, au vintage), mais à n’en pas douter le punk ne constitue  pas un fond de commerce suffisamment rémunérateur pour toucher le jackpot. On aurait de toute façon envie d’accorder un minimum de crédit à un homme qui a été le disciple de Lester Bangs, qui s’est entiché des Stooges et qui plus d’une fois s’est retrouvé au petit matin la gueule enfarinée, un bras coincé entre le corps d’une groupie et celui d’Iggy Pop (ou de Keith Richards). Et peu importe la quantité de poudre que le bonhomme ait pu se fourrer dans le pif, il n’a pas été le seul à cette époque. Donc, Nick Kent, journaliste de rock au New Musical Express dès la fin des années soixante, auteur de l’excellent The dark Stuff et de centaines d’articles de fond, d’interviews et de critiques de disques, Nick Kent est une légende du rock ; pour ça mais aussi parce qu’il fut durant une période tout à fait éphémère membre des Sex Pistols, avant de se faire tabasser à coups de chaîne de moto quelques semaines plus tard par un Cid Vicious surexcité. Bienvenue dans le monde du punk rock.

    Le bonhomme a donc un CV qui impose le respect et annonce la couleur. Et c’est sans doute là que se situe le premier écueil de ces mémoires, pour y adhérer il faut impérativement prendre en considération la subjectivité assumée des souvenirs et des jugements de valeur portés par Nick Kent, qui a des goûts bien arrêtés sur la question. Ainsi, porte-t-il au pinacle les Rolling Stones et en particulier Keith Richards, vénère par dessus tout les Stooges et respecte au plus haut point Led Zeppelin, mais malheur à tous ceux qui n’ont pas l’heur de satisfaire aux critères d’exigence du journaliste anglais, ils sont descendus en flamme sans autre forme de procès (au hasard Jethro Tull, Eagles ou bien encore Fleetwood Mac). Autant il est facile de comprendre ce qui cristallise la haine de Nick Kent à l’encontre du groupe Eagles (trop lisse et trop consensuel, pour ne pas dire commercial), autant l’on reste interdit en ce qui concerne Fleetwood mac (surtout qu’il s’agit là du Fleetwood mac de la première époque, mené par l’excellent guitariste Peter Green). Nick Kent est un personnage aux goûts affirmés, mais étonnamment éclectiques, capable d’apprécier la puissance bestiale d’un mur d’amplis poussés à fond comme les arrangements sophistiqués d’un Brian Eno ou  d’un David Bowie. On se gardera bien de chercher une ligne directrice ou un point commun entre des artistes aux approches aussi variées et des goûts musicaux qui s’étendent du jazz (un peu) au punk rock (beaucoup). On ne pourra pas lui reprocher en revanche de ne pas avoir eu le nez creux au cours de ces décennies de pratique à côtoyer les plus grands, y compris lorsqu’ils se trouvaient au fond du trou. Toute la science de Nick Kent est d’avoir été présent au bon endroit et au bon moment, flairant les bons coups et les groupes au fort potentiel, les mettant en lumière alors même que personne ne croyait en eux. Assurément Nick Kent a été un journaliste musical de talent, foncièrement intègre dans son approche de la musique et doté d’une plume juste et acérée. Son rôle dans la montée en puissance du mouvement punk à la fin des années soixante-dix est incontestable, il a d’ailleurs été l’un des premiers européens à découvrir la scène de Detroit et à s’en enthousiasmer à tout bout de champ. Il est d’ailleurs l’un des rares à avoir cru au potentiel d’Iggy Pop, de ses débuts jusqu’à son ascension inespérée après des années de galère. Rien que pour cela on est en droit d’accorder du crédit à ses propos, aussi alambiqués soient-ils en maintes occasions (la mémoire est de toute façon une bien infidèle compagne).

En dépit de leurs limites, inhérentes à tout témoignage pourrait-on dire, les mémoires de Nick Kent n’ont rien de l’objet putassier que l’on aurait pu craindre, mais elle sont au contraire une mine de renseignements divers et variés sur les coulisses du rock et du monde de la musique dans les seventies. Mais si l’on adhère aux propos du journaliste et du professionnel (quoique, à force d’endosser le rôle du justicier sauveur du rock, moralisateur et pontifiant, le bonhomme finit parfois par agacer), on reste quelque peu circonspect en ce qui concerne le parcours personnel et intime de Nick Kent. Son goût pour l’alcool et la drogue, ainsi que son instabilité chronique, en font un personnage fatiguant à suivre au quotidien. Honnêtement, on se fout éperdument des abus auxquels il a pu s’adonner durant ces années sombres, qu’il ait sniffé des kilos de coke et se soit injecté des litres d’hero ne nous passionne pas plus que les frasques sans intérêt de pseudos stars totalement ravagées par le succès et les abus en tous genres. Une fois encore les années soixante dix se résument au sexe et à la drogue, comme si cette décennie n’avait été qu’une vaste orgie continue. On aurait aimé que tout ceci ne soit pas réduit à une équation aussi triste et lamentable, mais il faut croire que non si l’on s’en tient aux propos de Nick Kent. Finalement que nous reste-t-il pour nous consoler de tant de désespoir, eh bien tout simplement la musique produite durant cette décennie peut-être pas si sombre, une musique  qui, elle, reste intemporelle et précieuse.

dimanche 12 janvier 2014

Témoignage : Mélancolie ouvrière, de Michèle Perrot

A l'heure où les commémorations pour le centenaire de la Première guerre mondiale commencent et qu'on parle de la douceur de vivre des la "Belle Epoque", Michèle Perrot nous emmène, en partant d'un court témoignage dans une revue gauchiste de cette fameuse époque, dans l'envers (l'enfer ?) du décors. 

Lucie baud est une ouvrière des usines textiles de la Drôme, ni plus ni moins maltraitée que les autres, mais dont l'engagement syndical va faire une ouvrière à part. Entrée tôt à l'usine comme beaucoup de fillettes à la fin du 19e siècle, elle découvre petit à petit l'univers de la filature, qui trouve des échos très contemporains quand on regarde du côté de l'Asie. Après son mariage avec un garde-champêtre et la naissance de deux enfants, elle se retrouve assez jeune veuve et c'est là que commence son destin singulier de déléguée syndicale et de meneuse de grève.

Lucie Baud se bat contre les injustices : la baisse des rémunérations et la hausse des cadences consécutives à l'apparition de nouvelles machines américaines beaucoup plus rapides, les conditions de vie dans les dortoirs où sont confinées les jeunes filles et le sort des ouvrières italiennes.
En effet, quand les machines américaines arrivent, les patrons de la région en profitent d'une part pour mettre une seule ouvrière sur deux ou trois métiers, et pour baisser le prix à la pièce.
Quant aux internats, censés accueillir les jeunes filles afin qu'elles ne se perdent pas de réputation, ce sont des prisons sans guère de possibilité de sortie tenues par des religieuses qui trouveraient tout à fait leur place aux côté des Magdalena sisters irlandaises de sombre réputation. Mais au moins pouvaient-elles rejoindre leur famille régulièrement.
Quant aux ouvrières italiennes, on retrouve avec elles tous les problèmes de l'immigration. Attirées par de fausses promesses, notamment sur les salaires et le prix du voyage d'Italie en France et vice-versa, les pauvres filles se retrouvent littéralement enfermées dans l'usine dans des dortoirs plus infâmes que celles des Françaises, où les draps pourris de vermine ne sont changés que deux fois par an, interdites de la moindre sortie, mal nourries, et contraintes de rester sur place par un système de dettes savamment dosées. Ajoutons avec cela la haine des ouvrières françaises qui les rendent responsables de la baisse des salaires, et de "dévoyer les honnêtes Français"... Nous sommes en plein dans la période qui a vu la tragique chasse au Rital d'Aigues-Mortes.


Lucie Baud, c'est presque une inconnue, mais pas tout à fait. Presque une ouvrière comme les autres, mais pas tout à fait. Michèle Perrot, qui a retrouvé l'unique article qu'elle a écrit et menée l'enquête sur place, n'a pas retrouvé beaucoup de traces de sa vie, mais tout de même suffisamment pour dresser un portrait émouvant de cette femme exceptionnelle et fragile à la fois.Pas une passionaria, mais une ouvrière debout, aux prises avec un quotidien qui n'avait rien de celui des rentiers de cette époque, pas belle pour tout le monde...