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jeudi 31 janvier 2013

SF kolossale : Blind Lake, de Robert Charles Wilson

Robert Charles Wilson a longtemps fait figure d’étoile montante de la SF, ceux dont on sait qu’ils écriront un jour un pur chef d’oeuvre mais qu’ils semblent repousser sans cesse à la fois prochaine ; des as de la procrastination littéraire en somme. Ainsi, à chaque nouveau roman R.C. Wilson éblouit sans pour autant réussir à satisfaire totalement les attentes des critiques ou du public. Puis Spin vint et l’auteur américain mit tout le monde d’accord, même si Axis et Vortex, censés compléter et clore la trilogie sont nettement en retrait. Reste un auteur au potentiel phénoménal, dont la carrière est émaillée d’excellents ouvrages et dont les moins bons textes volent tout de même largement au-dessus de la production moyenne en matière de SF (et de littérature tout court).

Quelque part du côté de l’Ohio, dans un futur relativement proche, l’Amérique a construit un important centre de recherche destiné à l’observation de l’espace profond : Blind lake. Grâce à la technologie quantique auto-évolutive, les scientifiques ont conçu un nouveau type de télescope, capable d’observer dans le détail des planètes très éloignées, voire de suivre, comme s’il était filmé par une caméra sous plusieurs angles, un sujet. Blind lake n’est pas le premier centre de recherche de ce type, à Crossbank des scientifiques observent depuis de nombreuses années une exoplanète, riche en espèces fascinantes mais dépourvues d’intelligence. Mais à Blind lake, c’est une planète habitée par une espèce très évoluée que les équipes de chercheurs étudient. La polémique fait d’ailleurs rage entre les scientifiques, certains prônent une observation globale de la planète alors que d’autres souhaitent se focaliser sur un individu en particulier et si c’est cette dernière faction qui l’a jusqu’à présent emporté, rien ne dit que cette option ne changera pas. Jusqu’au jour où le centre est subitement isolé du reste du pays, impossible pour les personnels et leurs famille de franchir le dispositif de sécurité qui a été installé autour de Blind lake, toute tentative de franchir les grilles du complexe se solde par une élimination directe et brutale, seul le ravitaillement est assuré par des convois automatisés. Scientifiques, techniciens, administrateurs, agents de sécurité... nul ne connaît les raisons de cette quarantaine qui touche également les télécommunications et chacun s’interroge sur les raisons qui ont poussé les autorités à imposé ce blackout sur le centre de recherche.

Au fil des romans, R.C. Wilson s’est dessiné un univers dans lequel les big dumb objects (ou BDO, littéralement ces “gros objets stupides”) semblent tenir une place importante, voire exercent une fascination quasiment hypnotique. Les chronolithes, Spin et Blind Lake fonctionnent peu ou prou sur le même principe, à savoir l’irruption sur terre de structures extraterrestres étranges et incompréhensibles, dont les finalités ne sont jamais très claires, mais qui vont exercer un rôle considérable sur l’avenir de notre planète.  La différence dans le cas présent tient au fait que ces objets apparaîtront assez tardivement cette fois et dans des circonstances moins obscures. Il convient par ailleurs de rappeler que malgré cette fascination pour les BDO Blind Lake n’a rien d’un roman stupide, il s’agit ni plus ni moins que d’un sous-genre de la science-fiction qui fit florès dans les années 70-80 et dont Larry Niven ou Arthur C. Clarke furent les plus illustres représentants. Le terme est d’ailleurs né d’une boutade de l’écrivain britannique Roz Kaveney et n’a d’autre prétention que de faire sourire et de pointer gentiment du doigt les lieux communs et les clichés véhiculés par ce type de roman (le gigantisme à tout prix, le mystère insondable, l’absence d’explication). Mais R.C. Wilson, s’il avance en terrain connu, a d’autres avantages à faire valoir et son roman a des qualités qui bien souvent font défaut à ses prédécesseurs. Tout juste pourrait-on reprocher à l’auteur américain de tourner quelque peu en rond dans ses thématiques et dans ses procédés narratifs, c’est la raison pour laquelle Blind Lake, s’il est incontestablement un bon roman, ne fera pas figure d’oeuvre incontournable, ni dans le paysage de la science-fiction ni dans l’ensemble de l’oeuvre de R.C. Wilson.  Il n’empêche que le roman est fort agréable à lire, grâce aux qualités d’écriture de l’auteur et au soin qu’il apporte au profil de chaque personnage. Par ailleurs, le propos de Wilson n’est pas inintéressant, notamment lorsque l’observateur est à son tour observé. Un reversement des points de vue, voire une mise en abîme, qui propose une approche de l’altérité assez inédite et qui permet à Blind Lake se démarquer des romans classiques centrés autour de BDO.

vendredi 18 janvier 2013

BD autobiographique : Couleur de peau miel, de Jung

"je suis né à 5 ans, le jour où ce policier m'a trouvé dans la rue"

Né en Corée de parents inconnus, Jung fut adopté à l'âge de six ans par une famille belge. Cette histoire concernant ses origines asiatiques, Jung, désormais dessinateur accompli (notamment grâce à la série Kwaïdan), attendit l'âge de quarante ans avant de la raconter dans une magnifique bande dessinée en deux volumes, Couleur de peau : miel. Cette adaptation graphique obtint un succès critique important et fut portée sur les écrans de cinéma en 2012.


A l'âge de cinq ans, le jeune Jung est découvert errant dans les rues de Séoul par un policier coréen. Le garçon est débrouillard, dort où il le peut et fouille les poubelles pour se nourrir. Peut-être est-il le fruit d'une relation brève et éphémère entre un soldat américain et une jeune coréenne, à moins que ses parents ne fussent victimes tous deux de cette guerre fratricide qui coûta la vie à un demi-million de Coréens ; nul ne le sait finalement car après la guerre de Corée des milliers d'enfants, illégitimes ou non, furent abandonnés par leur mère (en raison de la pression sociale, le statut de mère célibataire était à l'époque intenable) ou séparés de leurs parents. Les autorités tardèrent à réagir et les structures d'accueil n'étaient de toute façon pas préparées pour accueillir ces milliers d'enfants livrés à eux-mêmes. Mais dans son malheur Jung eut de la chance car ce jeune policier l'accompagna dans un orphelinat financé par un couple de riches américains, l'instut Holt. Jung y fut heureux car il pouvait enfin manger à sa faim et dormir au chaud. Son adoption fut très rapide car les autorités coréennes acceptèrent massivement les dossiers d'adoption et 150 000 enfants quittèrent leur pays pour rejoindre leur famille d'accueil, pour l'essentiel aux Etats-Unis, mais également en Europe. Jung de son côté partit pour la Belgique, plus précisément pour la banlieue de Bruxelles où l'attendaient ses nouveaux parents et ses cinq frères et soeurs.


Le premier volume est centré sur l'enfance et l'intégration du jeune Jung dans sa famille d'adoption, que l'auteur raconte avec beaucoup d'humour et de sensibilité. Une intégration fulgurante, au point qu'il en oublie quasiment ses origines, refoulées au plus profond de sa conscience. Il y raconte également la relation difficile qu'il entretient avec sa nouvelle mère, une femme froide, sévère et complexe, qui lui témoigne peu d'affection mais prend à coeur de lui assurer une solide éducation. Jung alterne les passages graves avec les épisodes plus légers, en soulignant l'immense complicité qu'il entretient avec ses frères et soeurs. Le second volume traite son adolescence et sa vie de jeune adulte. Son talent pour le dessin, qu'il évoquait déjà dans le premier volume s'y affirme, ainsi que sa passion pour le Japon, un Japon fantasmé à la fois si loin et si proche de cette Corée qu'il ne cesse d'occulter. Evidemment la découverte de la sexualité était un passage presque incontournable, mais Jung traite le sujet avec beaucoup d'humour et de simplicité, de manière explicite mais sans surenchère. De cette enfance Jung retient une chose essentielle, si ses parents ne lui ont pas toujours témoigné l'affection qu'il attendait ils lui ont donné, malgré leurs maladresses et leur sévérité, une vraie famille, la sécurité d'un foyer et à leur manière leur amour. Reste qu'en grandissant la question de ses origines finit par remonter à la surface et le taraude de manière de plus en plus pressante et viscérale. Avec la maturité arrive finalement le temps de la réconciliation, qui permettra de refermer les plaie et de se construire une identité  riche d'un passé trop longtemps refoulé.


Dans la droite lignée du travail de Jiro Taniguchi, Jung possède ce talent rare qui consiste à transmettre de l'émotion à travers son texte et son dessin, le choix du noir et blanc est ici parfaitement adapté et recèle une palette de niveaux de gris et de nuances assez étonnante. Le travail sur les ombres est particulièrement réussi. Mais on est surtout fasciné et happé par la richesse émotionnelle tout en sobriété qui se dégage de cette oeuvre étonnante ; on sourit, on rit, une larme perle au coin de l'oeil à de nombreuses reprises au fil de cette histoire si émouvante racontée avec un talent hors norme et une gravité jamais pesante.

mardi 15 janvier 2013

Classique de la fantasy : Le Hobbit, de J.R.R. Tolkien

En publiant une chronique du Hobbit j’ai bien conscience de prêter le flanc à la critique et d’aucuns ne manqueront pas de souligner l’opportunisme d’une telle démarche. Mais en réalité l’affaire est fort simple.  Avant d’avoir l’immense contrariété de voir mon portefeuille allégé d’une dizaine d’euros dans le seul but de chausser une paire de lunettes 3D lourdes et encombrantes en compagnie d’adolescents avaleurs de pop corn, j’avais bien l’intention de relire le roman de Tolkien. Il faut dire que ma précédente lecture datait d’une bonne quinzaine d’années et mes souvenirs étaient plus que lacunaires. Pour la sortie du film de Peter Jackson, les éditions Christian Bourgois ont eu l’excellente idée de publier une nouvelle traduction du Hobbit, assurée par Daniel Lauzon. Une édition que je me suis empressé d’acquérir dans une version illustrée du plus bel effet, que je recommande à tous ceux qui souhaitent investir dans un beau livre et que les 35€ demandés par l’éditeur n’effraient pas (dites vous que vous léguerez ce livre à vos enfants, aux côtés des autres éditions de luxe de Tolkien que vous possédez certainement). J’avoue ne pas avoir cédé à la tentation de comparer les deux traductions et je n’entrerai d’ailleurs dans aucune polémique ; la précédente traduction datait de la fin des années soixante et avait très certainement besoin d’un dépoussiérage, notamment en ce qui concerne les noms de personnages (atrocement francisés). A la suite de la publication du Seigneur des anneaux, Tolkien avait lui-même fourni quelques instructions à destination des traducteurs, afin que la cohérence de son univers soit respectée. Faut-il pour autant s’attendre à un travail similaire sur l’édition française du Seigneur des anneaux, j’avoue que je reste dubitatif au vu de la taille monstrueuse du roman et des coûts que cela engendrerait. Mais après tout, il reste encore de quoi surfer sur la vague du succès des adaptations cinématographiques en 2013 et en 2014. A noter également que les exégètes en herbe peuvent se procurer la version annotée du Hobbit, ils se passeront des très belles illustrations d’Alan Lee mais pourront se consoler avec le matériel éditorial fourni à cet occasion. Les gens sans le sou se rabattront sur l’édition classique, voire la version poche qui n’en doutons pas bénéficiera également de cette nouvelle traduction incessamment sous peu.

Alors qu’il travaillait déjà depuis de nombreuses années sur l’univers de la Terre du milieu, Tolkien rédigea Le Hobbit  au cours des années 1920-1930, dans le seul but de divertir ses enfants. Le manuscrit, inachevé, circula quelques années dans la famille avant d’atterrir entre les mains de l’éditeur Stanley Unwin, qui demanda à l’auteur anglais de terminer et de peaufiner son roman en vue d’une publication commerciale (septembre 1937). Le roman obtint un important succès auprès du public et incita l’éditeur à commander une suite, mais Tolkien n’eut raison du manuscrit du Seigneur des anneaux que quinze ans plus tard. Loin d’être aussi colossal et sombre, Le Hobbit est avant tout une histoire destinée aux enfants, le roman est donc moins complexe et bien plus accessible que Le seigneur des anneaux, dont les péripéties se déroulent soixante ans plus tard. On y découvre quelques personnages communs, notamment Bilbo (Bilbo Baggins en VO, devenu ensuite Bilbon Sacquet dans la première traduction, puis Bilbo Bessac dans la présente), le magicien Gandalf, ainsi que d’autres personnages secondaires (Elrond ou bien encore Gloïn).

L’histoire se présente sous la forme d’un voyage aller-retour qui débute du côté de la Comté, territoire des hobbits, ces êtres proches des nains par la taille mais dont les us et les coutumes sont bien différents. Les hobbits vivent de manière excessivement civilisée dans de douillettes demeures creusées dans la terre, ils sont profondément attachés à leur art de vivre, prennent deux petits déjeuners, respectent scrupuleusement l’heure du thé et aiment fumer la pipe tranquillement installés devant leur maison. Les hobbits se distinguent également par quelques caractéristiques physiques, comme leur petite taille (de 60 cm à 1 mètre), leurs oreilles légèrement pointues et leurs pieds à la pilosité abondante. Ce peuple paisible, aimable et pacifique est profondément sédentaire. Les hobbits vivent surtout de l’agriculture et de l’artisanat. Habitant la confortable demeure de Cul de sac, Bilbo Bessac est ce que l’on pourrait appeler un hobbit aisé fondamentalement attaché à son petit confort personnel. Alors qu’il fumait tranquillement la pipe devant chez lui, il est dérangé par un personnage à l’aplomb assez remarquable dénommé Gandalf ; un magicien qui fréquente de temps à autres la Comté et divertit les hobbits par ses tours de magie et ses merveilleux feux d’artifice. Mais Bilbo n’a pas vu Gandalf depuis de nombreuses années, il ne reconnaît pas le vieux magicien et lui réserve un accueil assez peu cordial. Il n’en faut pas moins pour que Gandalf réserve au hobbit un petit tour de son cru. C’est donc avec stupéfaction que Bilbo voit débarquer le lendemain à l’heure du thé une compagnie entière de nains, commandés par le stupéfiant et autoritaire Thorin, l’héritier du roi sous la montagne (Thror). Après avoir dévalisé son garde-manger, les nains, rejoints désormais par Gandalf, lui présentent leur histoire et leur projet dont l’objectif consiste rien moins qu’à déloger le puissant dragon Smaug de l’ancienne cité des nains, située sous la montagne solitaire, afin de récupérer leur immense trésor. Dans ce plan hasardeux, Bilbo, recommandé par Gandalf, aura la difficile tâche d’incarner le cambrioleur, les hobbits ont en effet la réputation d’être extrêmement discrets, mais ils sont surtout inconnus des dragons, qui ignorent ainsi leur odeur. Leur voyage de la Comté jusqu’à la Montagne solitaire est semé d'embûches et de péripéties, ils affronteront des trolls, seront poursuivis par les gobelins, traverseront des montagnes et des forêts hostiles, seront faits prisonniers par des Elfes sylvains et devront enfin affronter un dragon d’une puissance terrifiante. Bilbo, fera également la rencontre d’un certain Gollum, à qui il dérobera l’anneau de pouvoir, celui que Sauron cherchera à récupérer dans Le seigneur des anneaux.

Ce qui frappe immédiatement le lecteur qui découvre pour la première fois Le hobbit c’est la formidable érudition de son auteur, qui ouvre la porte d’un monde féérique d’une ampleur inégalée. Certes, sa dimension est loin d’atteindre la démesure du Silmarilion ou du Seigneur des anneaux, mais cette fenêtre ouverte sur le travail de toute une vie (en 1937, Tolkien a déjà travaillé depuis plus de vingt ans sur la Terre du milieu) a quelque chose de vertigineux, surtout si l’on fait l’effort de replacer le roman dans le contexte historique et culturel de sa publication. Les langues qu’il a inventées pour les besoins de son univers, la mythologie qu’il a patiemment constituée au fil de ses écrits, tout cela transparaît dans Le hobbit de manière plus ou moins subtile et séduit l’imagination du lecteur. Avant tout adressé aux enfants, le roman a le mérite de l’accessibilité, à la fois dans le style et dans la narration ; les personnages sont bien moins nombreux et surtout moins développés que dans Le seigneur des anneaux, le style est moins empesé, plus fluide et les descriptions moins appuyées. Tolkien n’hésite d’ailleurs pas à manier l’humour  voire la poésie (par l’intermédiaire de comptines) de manière simple et pratique, ce qui contribue à la légèreté de l’ensemble, légèreté  qui n’empêche ni la gravité ni la tension de certaines situations, souvent désamorcées par un peu d’humour ou une chanson. Enfin, chaque chapitre est une petite aventure en soi, avec une introduction, un développement et une conclusion, ce qui permet une narration par épisodes très adaptée à la lecture auprès des enfants. En dehors des personnages centraux (Bilbo, Thorin, Gandalf), les autres protagonistes sont réduits à leur plus simple description, voire à quelques archétypes(tel nain est gourmand, tel autre est jeune et insouciant, tel autre est fort...), une fois encore le procédé est parfaitement adapté au niveau de lecture des enfants, sans pour autant devenir fastidieux pour les lecteurs plus âgés et forcément plus chevronnés.
Sur le plan psychologique, Le Hobbit s’inscrit dans un modèle assez classique de littérature enfantine, l’aventure de Bilbo est évidemment une quête vers la maturité, en cela il s’impose comme un pur roman initiatique. Bilbo sortira de son aventure grandi et doté d’une plus grande confiance en soi, le monde extérieur lui apparaîtra moins menaçant. Au fil du récit, la personnalité de Bilbo s’affirme, son rôle au sein de la compagnie devient prépondérant et ses initiatives se multiplient selon un schéma désormais traditionnel. En somme Le Hobbit est une excellente métaphore du passage vers l’âge adulte, même s’il faut bien garder à l’esprit qu’il s’agit avant tout d’un très bon roman d’aventure.

vendredi 11 janvier 2013

Joli roman jeunesse : Un cargo pour Berlin, de Fred Paronuzzi

On pourrait difficilement me taxer d’être un inconditionnel de la littérature jeunesse, disons le clairement, même lorsque j’étais gosse ça me barbait sévère et j’ai tôt fait d’aller fouiner du côté du secteur adulte de la bibliothèque municipale de mon secteur pour trouver ma came. Hélas pour moi, mon métier m’oblige de temps à autres à en lire pour ne pas trop perdre de vue un domaine qui déborde d’activité et de nouveautés. Soyons honnête, dans la majorité des cas je souffre, je souffre de cette littérature pour laquelle je n’ai jamais eu aucune affinité et que j’ai toujours considérée comme trop utilitariste, pas assez viscérale et constamment tournée vers des centres d’intérêt qui ne me parlent pas. Sans doute ma vision est-elle trop étroite, étriquée, voire constellée de préjugés, mais finalement l’important n’est pas là, l’important c’est que cette littérature plaise aux enfants et aux adolescents, qu’elle les accompagne dans leur cheminement littéraire et qu’elle les aide à grandir. Qu’elle ne plaise pas aux adultes est fondamentalement accessoire. Il n’empêche qu’il m’arrive de temps à autres d’être agréablement surpris par les qualités littéraires ou narratives de certains romans jeunesse. J’en parle rarement parce que ce n’est pas véritablement le but de ce blog, alors pourquoi évoquer celui-ci plutôt qu’un autre ? Eh bien considérez simplement ce billet comme une petite parenthèse ou une fantaisie que je m’accorde un instant, en somme une incursion sans lendemain dans un territoire vierge.

Un cargo pour Berlin est un chouette petit roman d’un peu moins de cent pages écrit par Fred Paronuzzi, dont c’est ici le cinquième ouvrage jeunesse. Il y dévoile l’histoire de Nour, une adolescente algérienne contrainte de s’enfuir pour échapper à un mariage forcé. Pourtant la vie avait jusqu’à présent souri à Nour. D’origine modeste, mais brillante élève, elle avait bénéficié du soutien de la directrice de son école, qui l’avait engagée à son service pour lui permettre à la fois de poursuivre ses études tout en apportant un soutien financier à ses parents. Hélas l’arrangement prit fin le jour où la directrice eut connaissance de l’idylle naissante entre son neveu et la jeune fille. Nour fut donc renvoyée chez ses parents, blessée par l’attitude du garçon à qui elle avait offert sa virginité et qui n’y voyait qu’une amourette de passage. Humilié, son père décida d’arranger rapidement un mariage pour que la honte ne rejaillisse pas sur la famille. Mais Nour fut horrifiée par la perspective d’épouser un homme probablement bien plus âgé qu’elle et qui lui collerait une ribambelle d’enfants bruyants et affamés. La jeune fille décida donc de prendre la fuite et de rejoindre l'Europe en compagnie de son ami Taricq, un garçon d'origine encore plus défavorisée, qui rêve depuis l'enfance de se rendre à Berlin. Les deux adolescents découvriront les difficultés qui attendent les clandestins africains, qui au départ de Tanger tentent de traverser en toute illégalité le détroit de Gibraltar. Ils seront assaillis par la faim et le froid, connaîtront les brimades de la police au frontières marocaine, feront face à la misère de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui inlassablement essaient de forcer le passage vers une Europe qui ne veut pas d'eux et qui par tous les moyens tente d'endiguer le flot des immigrés clandestins.
Admirablement écrit, dans un style à la fois simple et dépouillé, mais non dénué de beauté, le roman est construit sur un rythme rapide. Les chapitres sont courts et incisifs, un peu trop parfois car on aimerait finalement que le roman prenne un peu plus d'ampleur bien que l'on apprécie l'alternance des points de vue (l'écrivain emploie le "je" lorsqu'il s'agit de Nour et le "elle" lorsqu'il s'agit de Youness, son identité clandestine). Sans tomber totalement dans le travers de la littérature utilitariste, qui développe un thème à la manière d'une démonstration, et en évitant la caricature, Un cargo pour Berlin offre un contrepoint intéressant sur la condition des femme dans les pays du Maghreb. Touchant, sans jamais sombrer dans le pathos, Fred Paronuzzi nous offre un joli roman, qui devrait interpeller en douceur mais intelligemment nos chères têtes blondes.

mardi 1 janvier 2013

Les mille automnes de Jacob de Zoet, de David Mitchell

Enfant chéri de la littérature britannique David Mitchell continue d’avancer sur le chemin de l’accomplissement littéraire total en publiant au début de l’année 2012 Les mille automnes de Jacob de Zoet, un roman historique qui semble rompre avec ses thèmes et ses techniques d’écriture favorites. En apparence seulement, car si le dernier roman de l’écrivain anglais se veut plus linéaire et plus classique dans son approche, il ne se contente pas de se reposer sur des techniques de narration conventionnelles et bien que se déroulant dans le Japon de la fin de XVIIIème siècle, il entre subtilement dans le cadre de l’oeuvre globale de David Mitchell, dans ce méta-roman étonnant et ambitieux que l’auteur avait patiemment développé dans Ecrits fantômes et Cartographie des nuages.

En fin connaisseur du continent asiatique, où il a vécu de nombreuses années, David Mitchell a choisi le Japon et plus précisément la fin de l’ére edo, qui marque dans ce pays les derniers soubresauts du féodalisme, pour développer l’intrigue de son roman. Cette période est l’une des plus intéressantes dans l’histoire du Japon car elle marque la fin du shogunat. En l’espace de quelques décennies, les fondations d’un empire tenu de main de maître par les shoguns Tokugawa implosèrent et la dictature militaire, qui eut le mérite de maintenir dans une certaine mesure la paix dans l’archipel durant plusieurs siècles, dut s’effacer face la puissante montante de l’empereur. Mais Mitchell ne s’intéresse pas exactement à la restauration du pouvoir impérial, elle n’est d’ailleurs pas vraiment d’actualité dans le contexte historique de son récit, qui se déroule au tout début du XIXème siècle, soit environ soixante-dix ans avant la restauration Meiji. Cette date choisie par l’auteur n’est cependant pas tout à fait innocente, sur le plan historique le Japon vit effectivement les dernières années de son isolement total face au reste du monde et Mitchell s’intéresse aux prémices de cette ouvertures, aux signes avant-coureurs de la fin d’une époque éminemment symbolique pour le Japon. Un peu comme on observe les premières fissures d’un mur prêt à s’effondrer, lentement mais sûrement.

Pour les lecteurs familiers de l’oeuvre de Mitchell, Les mille automnes de Jacob de Zoet a quelque chose de déstabilisant car l’auteur semble avoir voulu rompre avec le roman choral qui était jusqu’à présent sa marque de fabrique. Mais si les lignes narratives qui traversent ce livre sont effectivement moins nombreuses, Mitchell ne se focalise pas uniquement sur le fameux Jacob de Zoet et multiplie les points de vue et les personnages, sans pour autant s’éloigner comme par le passé de son sujet principal ; le roman gagne ainsi en unité ce qu’il perd en complexité. Cela ne fait pas pour autant de Les mille automnes de Jacob de Zoet un roman facile d’accès, sur le plan littéraire on reste bien au-dessus de la production actuelle et la construction narrative, en apparence simple cache en réalité de nombreuses subtilités. Le roman se déroule quasiment intégralement à Nagasaki ou dans les environs immédiats, pour une raison finalement assez simple, la ville était à l’époque la seule porte d’accès au Japon pour les occidentaux. Les comptoirs commerciaux étrangers (hollandais en l'occurrence) étaient donc installés à Nagasaki, nul occidental n’était autorisé à franchir les limites de la ville sans autorisation exceptionnelle des autorités japonaises, de même qu’aucun Japonais n’avait le droit de quitter le pays, sous peine de mort. Le Japon demeurait un pays extrêmement fermé et rétif à toute forme de modernisation, qui aurait pu faire vaciller dangereusement l’ordre établi depuis des siècles. Ce qui n’empêcha pas les personnages les plus puissants du pays de saisir toute l’importance et les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de leurs relations commerciales avec l'occident ou la Chine. C’est la raison pour laquelle malgré les tensions créées par les missionnaires chrétiens, qui donnèrent lieu à de sévères répressions de la part des Japonais, le port de Nagasaki continua à prospérer, en particulier grâce aux Néerlandais.

Neveu d’un pasteur néerlandais, Jacob de Zoet espère bien faire fortune en Asie afin de pouvoir épouser une jeune fille de bonne famille dont il est tombé amoureux.  Jacob est donc expressément envoyé au Japon afin de redresser les comptes de la compagnie néerlandaise des Indes orientales aux côtés d’un certain Vorstenbosch, appelé à devenir chef de la délégation commerciale néerlandaise. Arrivé à Nagasaki, plus précisément sur l’ïle de Dejima où sont consignés les occidentaux, Jacob est confronté à la corruption, au clientélisme et aux manoeuvres plus ou moins subtiles de ses compatriotes pour s’arroger du pouvoir et amasser un maximum de richesses. Un peu déstabilisé par l’accueil qu’il reçoit à la fois de ses compatriotes, mais également des Japonais, qui interdisent également aux occidentaux d’apprendre leur langue, Jacob tente de préserver son intégrité, quitte à s’attirer les foudres de ceux dont il contrarie les plans. Dans cet océan de déceptions et de vexations, il fait la connaissance d’Orito, une jeune sage-femme issue d’une respectable famille de samouraïs dont une partie du visage a été brûlée. Jacob est malgré tout fasciné par la beauté et par la grâce de la jeune femme, mais également par son érudition et lui fait une cour discrète et subtile. Ce qu’il ne sait pas c’est qu’Orito a déjà vécu un amour contrarié avec Uzaemon, l’interprête attitré de Jacob et l’intermédiaire par lequel il lui fait parvenir ses messages. Jusqu’au jour où la jeune femme disparaît mystérieusement, enlevée ou séquestrée dans un monastère à la réputation sulfureuse, tenue par l’abbé Enomoto, un personnage obscur et si puissant que le représentant du shogun lui-même prend soin de ne pas le contrarier.

Roman d’aventure, roman historique, roman d’amour... Les mille automnes de Jacob de Zoet est tout cela à la fois, mais ce qui force le respect et l’admiration c’est une fois de plus la maîtrise de la narration et la qualité de la plume de David Mitchell. Admirablement écrit, le roman est également d’une rare érudition, Mitchell connaît extrêmement bien le Japon pour y avoir vécu de nombreuses années et si la qualité de sa documentation historique ne fait aucun doute, sa connaissance des traditions, des us et des coutumes, mais également de l’esprit japonais font certainement la différence. Les mille automnes de Jacob de Zoet n’est pas seulement un bon roman sur le Japon, c’est un roman qui maîtrise parfaitement les codes de la société japonaise et tout ce qu’elle a d’implicite. Plus étonnant, Mitchell reste fidèle a ses habitudes et flirte avec un registre fantastique dans lequel on ne l’attendait plus, ou tout du moins pas dans ce roman, mais de manière extrêmement légère et fine. Une direction dans laquelle il ne s’engouffre heureusement pas totalement, mais qui s’intègre parfaitement au récit. Mais le plus important réside dans un point bien précis : Les mille automnes de Jacob de Zoet  est probablement l’une des histoires d’amour les plus belles que j’aie pu lire depuis 36 ans, Mitchell ne commet absolument aucune faute de goût et fait preuve d’une subtilité et d’une poésie dont on peine à trouver l’équivalent. C’est beau, c’est subtil et c’est bien évidemment d’une tristesse infinie, sans pour autant tomber une seule fois dans le pathos. Tout simplement admirable.