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lundi 19 novembre 2012

BD noire : BLAST, de Manu Larcenet

Ceux qui connaissent le travail de Manu Larcenet savent bien que le bonhomme a un talent fou et que sa sensibilité peu commune s’exprime aussi bien dans le registre de l’humour (Les aventures rocambolesques ou bien encore Nic Oumouk) que dans les registres plus graves voire intimes (Le combat ordinaire), mais peu de lecteurs auraient parié voir Larcenet dans un exercice aussi périlleux que le polar noir et sombre. C’est pourtant bien le propos de BLAST, roman graphique ambitieux en quatre volumes (trois ont déjà été publiés) qui force le respect et en impose même aux plus réfractaires. On aime ou on déteste, mais on ne reste pas insensible face à la patte de Manu Larcenet, qui atteint dans le geste et la composition graphique tout simplement des sommets. Heureusement la narration n’est pas en reste et le mariage entre le texte et le dessin a rarement été aussi saisissant.


Blast c’est l’histoire de Polza Mancini, fils d’immigré italien communiste, ex-écrivain de livres gastronomiques et désormais tueur. Polza est gros, voire très gros, obèse pour être plus précis, sa vie a longtemps été dictée par son poids, une souffrance qu’il a enfouie au plus profond de son être et qui un jour explose au grand jour, défonce ses barrières mentales et laisse libre cours à sa folie. Une enfance difficile, Polza et son frère ont été élevés par leur père après l’abandon de leur mère, une adolescence vécue comme une souffrance, un mariage de raison, l’homme vit comme anesthésié et se réfugie dans son seul plaisir : la bouffe. Un pis-aller qui ne fait que masquer la douleur enfouie et le vide d’une vie qui n’a pas de sens. Cette vie, qui repose sur un équilibre bien précaire, bascule le jour de la mort du père de Polza. A cet occasion Polza vit une expérience quasi mystique qu’il nomme le Blast, une onde de choc cérébrale qui dévaste tout sur son passage et se rapproche d’un trip sous acide. En l’espace de quelques secondes sa vie est bouleversée. Polza rentre chez lui, fourre quelques affaires dans un sac de voyage, vide ses comptes en banques et sans même laisser un message d’adieu à sa femme part sur la route pour vivre une existence de bohême, dans un état éthylique quasi permanent et un laisser-aller qui frôle l’indécence. Polza devient un clochard, une homme qui a choisi de vivre sa liberté de manière totale, et s’enfonce dans les bas fonds de la société en espérant revivre à nouveau le Blast. Cette historie, Polza la raconte aux deux flics qui l’on serré et qui tentent de comprendre comment il en est arrivé à tuer une jeune femme dont pour l’instant on ne sait rien. Lentement les policiers le font parler et reconstruisent un passé en noir et blanc, occulté par les zones d’ombre, les mensonges et les travestissements de la réalité, ce qu’ils essaient de déterminer ce sont ses motivations, les mécanismes qui l’ont conduit au meurtre et dans quelle mesure son geste lui a été dicté par sa folie. C’est cette progression dans l’enquête qui révèle toute la profondeur du personnage et dresse le portrait en demi-teinte d’un homme dont à peine à déterminer s’il s’agit d’un doux illuminé ou d’un cinglé patenté doublé d’un psychopathe. 


    Album choc, oeuvre coup de poing, les qualificatifs ne manquent pas pour tenter de définir l’effet produit par Blast. L’oeuvre est indiscutablement ambitieuse et le lecteur est immédiatement saisi par la noirceur du propos, soulignée par le travail en noir et blanc de Manu Larcenet. Mais loin d’être un repoussoir Blast fascine par son horreur, sa violence sociale et par l’aspect glauque de son univers, dont émergent de manière fugace de véritables moments de poésie, de bonheur ou d’amitié. Larcenet souffle le chaud et le froid, mettant son lecteur dans une position inconfortable et troublante. Son personnage central n’est pas un bloc monolithique, c’est un être humain complexe, qui s’est construit autour de sa souffrance et dont chaque facette est esquissée subtilement, progressivement ; Larcenet façonne et révèle la personnalité de Polza Mancini à la manière d’un sculpteur, par petites touches successives, avec une finesse et une mise en perspective que l’on a rarement rencontré dans la bande dessinée. La fusion entre le texte et l’image est totale, presque harmonieuse si tant est que l’on puisse utiliser ce terme pour une oeuvre aussi sombre et glauque. En toile de fond, bien au-delà du personnage de Mancini, apparaît le portrait d’une société déprimée, fatiguée, polluée, sombre, dont la violence peut exploser au détour d’une rue ou au coin d’un bois. Une société qui imprime ses stigmates sur les visages et sur les corps, exclut les marginaux et broie ceux qui veulent exprimer leur différence. 

samedi 17 novembre 2012

Fantasy barbare : L'heure du dragon (conan T2), de Robert Howard

Second volume de l’intégrale consacrée aux nouvelles de Conan, L’heure du dragon est composé de seulement trois textes de Robert Howard, accompagnés comme dans le premier opus d’un matériel éditorial de grande qualité, qui sera surtout indispensable aux exégètes de l’oeuvre howardienne.  Si le sommaire peut donc paraître assez léger, c’est parce que les textes en question sont bien plus longs que la moyenne, on y retrouve d’ailleurs le seul et unique roman écrit par Robert Howard dans la masse des nouvelles qui constituent l’univers originel de Conan. L’heure du dragon, puisqu’il s’agit du titre du roman en question, est précédé par une longue nouvelle intitulée “Le peuple du cercle noir” et complétée par “Une sorcière viendra au monde”, une nouvelle un poil plus courte mais néanmoins conséquente au regard des standards habituels.

Commençons donc par “Le peuple du cercle noir”, une nouvelle au début de laquelle Conan incarne le chef d’une peuplade de pillards rebelles, aux confins de l’Afghulistan. Alors qu’il s’infiltre dans une forteresse pour libérer plusieurs de ses meilleurs guerriers il se retrouve pris dans une intrigue complexe entre la jeune princesse Devi Yasmina, déterminée à venger la mort suspecte de son frère, un sorcier renégat et sa belle, plusieurs espions à la solde des royaumes voisins et une étrange secte de sorciers aux pouvoirs maléfiques extrêmement puissants. Autant dire que le géant cimmérien ne s’embarrasse guère de subtilité pour démêler les tenants et les aboutissants de cette affaire et se contente d’enlever purement et simplement la princesse Yasmina, espérant que l’otage sera une bonne monnaie d’échange pour faire libérer ses compagnons d’arme. Hélas rien ne se déroule comme prévu, alors qu’il se croyait en position de force, Conan se retrouve traqué, rejeté par ses propres guerriers et doit affronter en dernier ressorts les terribles sorciers du cercle noir. “Le peuple du cercle noir” constitue probablement la nouvelle la plus longue du cycle de Conan, cela se ressent évidemment dans la narration, qui paraît moins maîtrisée qu’à l’accoutumée, Howard multiplie les péripéties et les personnages secondaires, sans jamais vraiment les creuser. Yasmina est heureusement un personnage féminin un peu plus subtil que les jeunes filles très légèrement vêtues que l’on croise habituellement dans les récits de Robert Howard, c’est une princesse certes bien faite, mais loin d’être potiche, elle est intelligente, déterminée, courageuse et soucieuse du bien de son peuple. Sa relation avec Conan donne lieu à quelques dialogues non dénués d’intérêt vers la fin du récit (toutes proportions gardées, Howard n’est pas non plus Machiavel.
On trouvera d’ailleurs d’autres éléments de cette réflexion politique dans L’heure du dragon, un roman qui tient une place à part dans l’oeuvre de Robert Howard, car ce récit fut rédigé non pas pour le public américain, mais dans l’espoir de percer sur le marché britannique. L’éditeur anglais à qui Howard avait envoyé quelques-unes des meilleures nouvelles de Conan refusa de les publier pour des raisons obscures, mais laissa entendre à l’auteur texan qu’il lui achèterait volontiers un roman. Robert Howard, qui n’était pas franchement rompu à l’exercice, s’attela à la tâche à deux reprises avant d’aboutir à L’heure du dragon, un roman qui emprunte allègrement des idées dans les textes précédents de Conan et qui inscrit son aventure dans un cadre plus européanisé (dans les noms des personnages ou bien encore la toponymie). Comme à son habitude Howard n’hésite pas à manier l’ellipse narrative et au risque de surprendre ; Conan est dès le début du récit devenu roi d’Aquilonie, mais perd son trône après avoir subi une cuisante défaite face à la coalition menée par le roi de Némédie, allié à un puissant sorcier, Xaltotun de Python, revenu du fond des âges. Pour récupérer son trône, Conan devra partir à la recherche du coeur d’Arhiman, une puissante gemme capable d’annihiler le puissante magie noire de Xaltotun, une quête qui le mènera sur les routes du Sud, jusqu’en Stygie.  L’ennui, c’est qu’en dépit de bons passages et de quelques trouvailles narratives intéressantes, Howard s’embourbe à nouveau dans les péripéties secondaires et inutiles, comme s’il avait décidé de faire de ce roman un pot-pourri des aventures de Conan à l’usage de ceux qui ne le connaissent pas. On a connu l’auteur américain en meilleure forme.
Heureusement, la dernière nouvelle du recueil, “Une sorcière viendra au monde” relève légèrement le niveau. Non pas que la trame de départ soit d’une originalité folle, mais ce récit comporte tout simplement l’une des scènes les plus marquantes des aventures de Conan, que John Milius reprendra d’ailleurs à son compte dans le long métrage. Mais avant d’en arriver là, Conan, qui n’est pas encore devenu roi d’Aquilonie mais seulement capitaine de la garde de la reine Taramis du Khauran (comme à son habitude Howard se refuse à respecter un quelconque enchaînement chronologique dans ses récits), assiste impuissant à un véritable coup d’état. La propre soeur de la reine, Salomé, que l’on croyait morte à l’occasion de sa naissance, usurpe l’identité de la souveraine et livre la cité de Khauran au chef d’une bande de mercenaires shémites, qui s’empresse de mettre au pas la populace. Le peuple vit désormais sous la férule de ce couple infernal et ploie sous les impôts, les mauvais traitements et la famine. Les exactions sont monnaie courante alors que chaque jour la reine livre en sacrifice les éléments les plus brillants de la cité. Tous les espoirs reposent désormais sur les épaules de Conan, qui, après avoir échappé à une mort cruelle, mène la rébellion. On retrouve dans ce récit les éléments habituels des nouvelles de Conan, une trame resserrée, beaucoup d’action, quelques jeunes femmes dénudées et une pointe d’astuce chez le Cimmérien, ce qui n’est pas pour nous déplaire.

Selon Patrice Louinet, à qui l’on doit cet excellent travail d’archéologie éditoriale et la non moins indispensable postface qui l’accompagne, ces trois récits constituent commercialement l’apogée de la carrière de Robert Howard, une affirmation qui vaut sans doute moins pour la qualité littéraire des textes présentés, que pour leur ambition et leur place au sein de la mythologie (ou plutôt devrait-on dire de la méta-histoire) de ce héros populaire hors du commun. Au fil des textes le personnage s’étoffe et se complexifie, sa place dans l’histoire du monde hyborien prend de l’ampleur ; au fur et à mesure Howard dévoile l’envergure de son projet, qui, malgré les contraintes alimentaires et les textes en demi-teinte (voire franchement racoleurs), force le respect par son gigantisme en matière de création d’univers. A ce titre, Howard représente l’un des rares faiseurs d’univers à pouvoir être comparé à J.R.R. Tolkien, toutes proportions gardées évidemment, l’érudition de l’écrivain anglais étant éminemment plus conséquente. Howard avait choisi de situer son univers entre 14000 et 10000 avant J.C. pour éviter principalement d’être pris au piège par par ses connaissances parfois approximatives de l’Histoire humaine, ce qui ne lui évite pas pour autant les anachronismes. Sur le plan purement littéraire, les trois textes qui composent ce recueil sont franchement inégaux, seul “Une sorcière viendra au monde” ressort du lot, mais on est assez loin des textes courts et incisifs qui caractérisaient les premières publications de Robert Howard. Quant à la forme romanesque, elle n’’est pas la plus adaptée au style howardien, qui loin de prendre de l’ampleur s’embourbe souvent dans des péripéties secondaires, qui contribuent à alourdir inutilement la narration, ce qui évidemment n’exclut pas des passages de grande qualité.