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jeudi 27 septembre 2012

Polar très noir : Le démon dans ma peau, de Jim Thompson

Maître incontestable et incontesté du roman noir, mais souvent réduit à sa dimension polardesque, Jim Thompson est l’une des figures les plus importantes de la littérature américaine. Comme beaucoup d’auteurs américains de romans noirs c’est en France que son oeuvre a suscité le plus grand intérêt, mais sa réhabilitation auprès des hautes sphères intellectuelles est hélas bien trop lente, notamment aux Etats-Unis (reconnaissons tout de même qu’Hollywood repéra rapidement le potentiel cinématographique de son oeuvre). Souvent cité pour son exceptionnel roman 1275 âmes, Jim Thompson est pourtant l’auteur d’autres romans majeurs, au premier rang desquels figure Le démon dans ma peau, qui donna lieu à deux adaptations cinématographiques.


    Lou Ford est natif de Central City, une petite ville  tranquille perdue au fin fond des plaines du Texas. Sa famille est l’une des plus respectée de la région et son père y exerça la fonction de médecin jusqu’à sa mort. En apparence l’enfance de Lou fut sans histoire et sa vie d’adulte a tout de celle du paisible flic de campagne dont l’horizon d’attente peine à dépasser les frontières du comté. Un boulot peinard, une magnifique petite amie, une maison héritée à la mort de son père... le roman aurait pu s’intituler “la vie est un long fleuve tranquille”. Mais dans l’intimité, Lou lutte en réalité contre de terribles démons hérités d’un ancien traumatisme infantile, jusqu'au jour où il ne peut plus se contenir et laisse la violence se déchaîner. Lou aime particulièrement cogner les femmes, alors il démolit une prostituée avec laquelle il entretenait une relation sado-masochiste et abat dans la foulée le fils d’un important homme d’affaire local. Il s’empresse ensuite de maquiller son crime pour aiguiller ses collègues sur de fausses pistes. Mais un crime en entraîne un autre et Lou s’engage dans une spirale infernale faite de mensonge, de dénis et trahisons.


    Le démon dans ma peau est le second roman de Thompson à mettre en scène un flic pourri en milieu rural (ou semi-rural) et l’on peut pointer un certain nombre de  similitudes. Mais Lou Ford n’est pas exactement Nick Corey, le shérif roublard de 1275 âmes, dont l’objectif est avant tout de se maintenir au pouvoir de manière opportuniste. Alors que Nick Corey est un calculateur et un manipulateur, Lou Ford est surtout un homme torturé, traumatisé par son passé et qui tente de contenir ses démons sans réellement y parvenir ; les mécaniques psychologiques qui les conduisent au meurtre sont différentes, même si en apparence les deux hommes affichent une attitude décomplexée, voire une arrogance déplacée. On détecte cependant dès le départ une tendance prononcée au sadisme chez Lou Ford, ne serait-ce que dans sa manière de titiller ses interlocuteurs lors de conversation en apparence anodines, mais qui n’ont d’autre but que de mettre mal à l’aise. Un fond de perversion qu’on ne retrouve pas tout à fait chez Nick Corey, qui est un enfoiré de première mais pas exactement un serial killer. Sauf erreur, Le démon dans ma peau est l’un des premiers romans à mettre en scène à la première personne un véritable psychopathe, bien avant l’excellent Un tueur sur la route de James Ellroy. 

    En filigrane Thompson décrit également le microcosme que représente cette petite agglomération rurale, les pressions exercées par les notables et en particulier par ceux qui détiennent le pouvoir économique, les petits arrangements dégueulasses entre puissants et le localisme forcené des élites. Une communauté gangrenée jusqu’au coeur, qui cache ses vices et les turpitudes de ses concitoyens derrières ses façades immaculées.  Un background qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le Poisonville de Dashiell Hammett en version campagnarde. Reste au final un roman précurseur, féroce, violent, diaboliquement intelligent dans sa narration et d’une noirceur peu commune.

mardi 18 septembre 2012

SF engagée : La fille automate de Paolo Bacigalupi

Parfaitement inconnu jusqu’à présent dans nos contrées, Paolo Bacigalupi sort de l’ombre avec un roman qui a raflé chez nos amis anglo-saxons rien moins que quatre des plus grandes distinctions venant couronner la carrière d’un écrivain de science-fiction (Prix Hugo, prix Nebula, Prix John Campbell et prix Locus). Rares sont les romans à susciter une telle unanimité en leur faveur ; autant dire que la traduction de ce roman était attendue par une poignée de connaisseurs et par les responsables du Diable Vauvert, qui semblent avoir soufflé la politesse aux éditeurs spécialisés.  Grand bien nous fasse, si cela permet à la SF d’être diffusée dans les sphères culturelles les plus larges.


Mais qu’est-ce qui a bien pu susciter autant d’enthousiasme chez les anglo-saxons ? La fille automate est tout d’abord une solide anticipation, qui puise ses racines dans l’héritage de la speculative fiction ; une science-fiction empreinte de réel qui incite moins à la rêverie qu’à la réflexion. L’action se déroule intégralement en Asie, à Bangkok plus précisément, alors que le monde a connu d’importants bouleversements écologiques et doit faire face à une crise énergétique et sanitaire sans précédent. Les ressources en hydrocarbures ont quasiment disparu de la surface de la planète et les hommes doivent sans cesse faire preuve d’imagination ou de pragmatisme pour alimenter leurs villes et leurs usines en énergie. La force musculaire est désormais redevenue un excellent moyen d’alimenter une machine ou un bâtiment, tandis que les technologies plus évoluées sont destinées aux systèmes critiques ou stratégiques. Quant à la biodiversité, elle n’est plus qu’un lointain souvenir. La plupart des espèces ont disparu par mutation génétique ou bien ont été éradiquées par de nouvelles formes de maladies ou de parasites. Les grandes firmes de bio-ingénierie et les multinationales de l’agro-chimie détiennent le pouvoir et font payer leur expertise au prix fort en mettant au pas les pays réfractaires, leur contrôle sur le vivant est presque total. Presque car la Thaïlande a jusqu’à présent résisté aux pressions politiques et économiques. Durant sa révolution écologique, le pays a mis à la porte les représentants des grandes firmes de biotechnologie occidentales (les firmes “caloriques”), puis s’est constitué une importante banque de semences, un trésor génétique que la Thaïlande préserve avec le plus grand soin en bloquant ses frontières aux technologies et aux produits venant de l’extérieur. Le pays n’est ainsi pas dépendant des semences stériles fournies par les consortiums américains et les chercheurs thaïlandais développent leurs propres variétés de fruits, légumes ou céréales, ce qui ne cesse de faire enrager les dirigeants des firmes caloriques. Ces derniers tentent donc une nouvelle approche pour saper les fondations du système thaï en fomentant pourquoi pas une révolution.
Dans cet effroyable chaos culturel, économique et politique, le lecteur est invité à suivre le parcours de cinq personnages dont le destin est intimement lié à celui du pays : Anderson, l’espion d’Agrigen, qui travaille sous couverture et tente désespérément de mettre la main sur les semences thaï ; Hock Seng, un réfugié chinois qui a perdu toute sa fortune et sa famille dans les massacres de Malaisie ; Jaidee, surnommé “le tigre de Bangkok”, capitaine des chemises blanches, le bras armé du ministère de l’écologie, chargé de faire respecter l’embargo écologique ; Kanya, qui est le bras droit de Jaidee et accessoirement un agent double au service du ministère du commerce ; et enfin Emiko, une automate japonaise conçue pour faire office d’assistante personnelle et de compagne, mais que son propriétaire à abandonnée à l’issue d’un voyage d’affaire. En théorie les automates sont interdits en Thaïlande et honnis par la population et les autorités ; chaque jour Emiko risque sa vie et tente de passer inaperçue malgré les limitations que ses concepteurs lui ont imposées génétiquement ou par conditionnement (mouvements saccadés, tendance à la surchauffe, conditionnement servile destiné à brider ses capacités motrices et sensorielles).
Le roman est conçu comme un thriller politico-industriel et peut se lire comme tel, en faisant presque abstraction de ses thématiques les plus fines ; l’action prend même de l’ampleur dans le dernier tiers de l’histoire et à ce titre La fille automate remplit son contrat en matière de divertissement. Mais ce qui fait toute la richesse du roman c’est ce qui apparaît en filigrane,  l’arrière-plan politique, écologique et économique qui sous-tend l’intrigue, ainsi que les questionnements philosophiques qui sont leur corollaire. On aimerait croire qu’il ne s’agit là que de pures spéculations ou de délires science-fictifs, mais ce serait se voiler la face que d’occulter les similitudes entre le monde  post-pétrole de Paolo Bacigalupi et l’évolution actuelle des équilibres planétaires. Si l’auteur américain se montre si critique envers l’attitude des Etats-Unis et de ses grandes firmes agro-industrielles, c’est probablement parce que la ligne rouge a depuis bien longtemps été franchie. La confiscation du vivant, breveté à l’envi par Monsanto, Syngenta et autres apprentis-sorciers contribue à l’appauvrissement de  la biodiversité tout en instaurant une relation de dépendance fortement dissymétriques entre les agriculteurs (en particulier les plus pauvres) et les intérêts privés. On aimerait croire que tout ceci n’arrivera pas, mais il suffit d’observer notre environnement et de réaliser rapidement que le processus a été largement amorcé et que son inertie l’entraîne irrémédiablement vers le chaos. La force de la science-fiction réside dans son extraordinaire puissance d’évocation, dans sa capacité à fabriquer des images prégnantes, dans son aptitude à extrapoler à partir du présent. Force est de constater que le succès du roman de Paolo Bacigalupi s’explique en grande partie par sa volonté de renouer avec cette tradition de l’anticipation sociale et politique ; le moins que l’on puisse dire c’est que pour un premier roman, il s’agit là d’un coup de maître absolument imparable et d’une mise en garde douloureuse à plus d’un titre.