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lundi 25 juin 2012

BD Blues : Lomax, collecteurs de folk songs, de Frantz Duchazeau

Depuis quelques années, le travail de Frantz Duchazeau semble particulièrement inspiré par la musique et par l’histoire du sud des Etats-Unis. Après Le rêve de Meteor Slim, magnifique hommage au blues des années trente, et Les jumeaux de Conoco Station, directement ancré dans le rock n’roll des fifties, le dessinateur et scénariste replonge à nouveau dans les racines de la musique afro-américaine, avec un album consacré à John et Alan Lomax. Le père et le fils Lomax ont joué un rôle fondamental dans l’histoire de la musique américaine grâce à leur travail de collecte et de préservation du patrimoine musical (dans les répertoires folk et blues essentiellement) pour le bénéfice de la bibliothèque du Congrès (l’équivalent de notre BNF pour les Etats-Unis). L’apport des deux musicologues américains est tout simplement inestimable et leur rôle dans l’histoire de la musique n’a pas d’équivalent, durant près de dix ans ils contribuèrent à l’enrichissement des collections de l’Archive of American Folk Song, avant qu’Alan reprenne seul le travail de son père. On leur doit une quantité inestimable d’enregistrements d’artistes afro-américains, que l’on retrouve encore couramment sur les compilations de standards du blues. Ces enregistrements font certes le bonheur des labels peu scrupuleux, qui rééditent à peu de frais ces chansons fondatrices et fondamentales du blues, mais il faut bien comprendre que sans le travail de collecte et d’archivage de John et Alan Lomax, tout un pan de la musique afro-américaine, celle-là même qui constitue les racines originelles du rock, de la soul et du hip-hop, serait tout simplement perdu. Plus que cela, grâce à leur travail de terrain, certains bluesmen sont sortis de l’ombre, tel Leadbelly pour qui Alan Lomax jouera le rôle de producteur ou bien encore Muddy Waters, qu’Alan réussit à convaincre de son potentiel musical et commercial.
  On mesure assez mal, à moins de connaître dans le détail la vie des deux musicologues, la difficulté du travail qu’ils entreprirent dans le courant des années trente. Le blues est alors une musique de ghetto, circonscrite aux états de la région du delta. Cette région, qui ne correspond pas géographiquement au delta du Mississippi n’a pas davantage de réalité administrative, c’est une aire culturelle à cheval sur plusieurs états et qui s’étend de Memphis (Tennessee) au Nord, jusqu’à Vicksburg (Mississippi) au sud, elle est encadrée par le fleuve Mississippi à l’ouest et la Yazoo river à l’est. Le delta représente le sud profond des Etats-Unis, un territoire profondément marqué par la guerre de sécession et encore régi par les lois Jim Crow. C’est une région de plantations de coton où l’esclavage, s’il a disparu officiellement, marque de son empreinte les relations sociales, politiques et économiques ; l’industrie y est marginale et la mécanisation de l’agriculture, alliée à la crise économique, pousse dès les années trente la communauté noire à émigrer vers le nord, en particulier à Chicago et dans une moindre mesure à Saint Louis et Detroit. La plupart de ces migrants emprunteront la route 61, reliant la Nouvelle Orléans à Chicago, ce qui explique le caractère encore mythique de cet itinéraire pour les amateurs de blues.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Frantz Duchazeau s’intéresse à la première campagne de collecte des Lomax (1933). John a déjà dépassé la soixantaine et son fils Alan est alors tout juste âgé de 18 ans, au volant de leur voiture ils sillonnent les routes du sud et enregistrent sur des cylindres de cire les chansons traditionnelles interprétées par les bluesmen locaux. Ils se heurtent ainsi très rapidement à l’hostilité des blancs, qui voient d’un sale oeil deux étrangers troubler l’ordre public, c’est à dire accorder un peu d’attention et de respect à des noirs, ou à la peur de ces derniers, tétanisés par la démarche des deux musicologues. Mais en dépit des difficultés, leur patience et leur obstination finissent par payer et les portes des plantations et des juke joints finissent par s’ouvrir. L’entreprise rencontrant un certain succès, ils obtiennent de la part de la bibliothèque du congrès du nouveau matériel, un phonographe enregistreur de plus de 150 kg qu’il installent dans le coffre de leur Ford. Ils auront l’occasion de l’inaugurer au pénitencier d’Angola, en enregistrant un certain Huddie Ledbetter, alias Leadbelly, qui fut probablement leur plus grande (re)découverte parmi des dizaines d’artistes plus ou moins oubliés aujourd’hui (Stavin Chain, Tom Bradford, Ernest et Paul Jennings...).

Au fil des pages se dessine le portrait de deux hommes unis par des liens d’une force étonnante et par une passion commune : la musique. Deux progressistes qui se moquent des histoires de race et de couleur, transgressent les lois ségrégationnistes et les préjugés pour mener à bien leur démarche artistique et culturelle. La BD de Frantz Duchazeau, illustrée par de magnifiques planches en noir et blanc est une porte ouverte vers le Sud profond, vers ces états pauvres et délaissés par le rêve américain, qui depuis plus d’un siècle ont si peu changé.

mardi 5 juin 2012

Sur la route, de Jack Kerouac

Considéré comme l’oeuvre fondatrice de la beat generation, Sur la route est un roman qui tient une place singulière au sein de la littérature américaine. Jack Kerouac, en dépit de sa notoriété et de son statut d’icône de la contre-culture, n’eut jamais droit de son vivant à la reconnaissance de l’intelligentsia américaine. Très violemment critiqué par les milieux littéraires new yorkais, mais également par ses anciens amis, Kerouac mourut comme meurent tous les artistes maudits, c’est à dire seul et dans le dénuement le plus total (la légende raconte qu’il légua à ses héritiers la somme symbolique de 91 dollars). Aujourd’hui, plus grand monde n’ose remettre en cause son importante contribution littéraire et culturelle, tout juste certains se permettent-ils du bout des lèvres de critiquer son style ou la profondeur de ses textes les plus mystiques (comme par exemple L’écrit de l’éternité d’or). Il n’en demeure pas moins que, cinquante ans plus tard, Sur la route reste l’emblème littéraire d’une génération, celle des beatniks, des hippies et de manière générale du mouvement contestataire entamé à la fin des années cinquante et qui s’épanouit durant les sixties. Aujourd’hui, si  l’oeuvre a perdu de sa puissance contestataire elle reste emblématique de cet esprit libertaire, de cette volonté de rompre avec la société figée, puritaine et autoritaire du lendemain de la seconde guerre mondiale. Au-delà du simple clivage générationnel, le mouvement de la beat generation marque également un tournant dans l’histoire de la littérature, désormais l’écriture se libère des contraintes, ose la spontanéité et la fluidité de l’oralité. Kerouac écrit comme il parle, à toute allure, en laissant libre cours à la puissance des mots qui s’entrechoquent au contact de ses doigts avec la machine à écrire. La légende dit que Sur la route fut écrit en trois semaines sur un rouleau fait de collages de feuilles hétéroclites et assemblées avec fièvre par Kerouac. La vérité est hélas moins séduisante et s’il est vrai que l’auteur américain rédigea son manuscrit sur ce rouleau en quelques semaines, il travaillait déjà sur son livre depuis de très nombreuses années (1948 très exactement, alors que le livre fut publié en 1957)  et il lui fallu environ sept ans, des remaniements importants, des coupures de chapitres entiers et de nombreuses tractations auprès des éditeurs avant que Sur la route ne soit enfin publié. Kerouac en conçut une amertume importante et sa frustration fut l’objet d’une correspondance houleuse avec les éditeurs ou bien encore ses amis du mouvement beat. Assassiné par la critique, qui ne comprenait pas la puissance de l’oeuvre et s’offusquait de ses innovations stylistiques et narratives, Sur la route connut pourtant un succès fulgurant auprès du public, assurant une notoriété importante à l’écrivain américain. Mais ce succès ne lui apporta pourtant jamais la reconnaissance de ses pairs et encore moins la satisfaction personnelle d’avoir atteint son but. Ses oeuvres suivantes furent toujours accueillies avec dédain par l'establishment littéraire et culturel et Kerouac sombra peu à peu dans la mélancolie, l’alcoolisme et les problèmes psychologiques avant de mourir à l’âge de 47 ans d’une hémorragie digestive liée à l’abus d’alcool.




    Le propos de Sur la route est très largement autobiographique et s’inspire des  trois voyages successifs que Jack Kerouac entreprit entre 1947 et 1950 d’un bout à l’autre des Etats-Unis (et accessoirement au Mexique), seul ou en compagnie de ses amis de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la beat generation. Nous sommes donc à la fin des années quarante, Sal Paradise (alias Jack Kerouac) mène une vie d’étudiant bohème, subsistant chichement grâce à sa maigre pension d’ancien combattant, tentant obstinément de percer dans le milieu de la littérature sans grand succès. Quand il n’écrit pas, Sal est entouré de ses potes, des étudiants branchés ou des écrivains en devenir, une bande de saltimbanques plus ou moins défoncés à l’alcool et à la benzédrine, qui parlent de refaire le monde assis dans des fauteuils antédiluviens à moitié déglingués. Jusqu’au jour où l’un de ses amis (Hal Chase dans la vraie vie) lui présente une de ses vieilles connaissances, un fou furieux nommé Dean Moriarty (Neal Cassady). Nerveux, sec, en perpétuel mouvement, doté d’une aura extraordinaire et d’un bagou non moins stupéfiant, Dean a fait les quatre cents coups durant son adolescence et exerce immédiatement sur le petit cercle d’amis new-yorkais une influence considérable. Dean est marié à une magnifique blonde de seize ans, Marylou, avec laquelle il mène une vie totalement foutraque d’un bout à l’autre des États-Unis. Entre Dean, Sal, Carlo (Allen Ginsberg), Old Bull Lee (William Burroughs) et Marylou se crée une étrange alchimie, ils deviennent rapidement inséparables, partagent les mêmes filles (ou les mêmes garçons), boivent, se shootent à la benzédrine, mènent des discussions  interminables destinées à révolutionner la littérature. Déjà en marge, ils se coupent encore davantage des réalités sociales et économiques de l’époque, occupent les logements insalubres, travaillent au coup par coup puis claquent leur paie du jour en cigarettes, alcool et drogues, disparaissent du jour au lendemain de la circulation pour n’émerger que plusieurs jours ou semaines plus tard. En un mot, ils refusent de s’intégrer et vivent à peine mieux que des hobos. Aussi vite arrivé, aussi vite reparti, Dean a donc subitement quitté New York pour rejoindre Denver, en compagnie de Marylou, Carlo Marx et quelques gars de la bande. Terrassé par l’ennui et l’angoisse de la page blanche, Sal décide de les rejoindre, mais sans le sou, il lui faut traverser la moitié des États-Unis par ses propres moyens. Qu’importe, il fourre quelques vêtements dans son sac à dos, choisit deux ou trois de ses livres de chevet (Céline et Proust notamment), prend quelques carnets de notes et part tailler la route. C’est le début d’un long voyage initiatique fait de multiples rencontres et d’incessants allers-retours entre New York, Denver, San Francisco, La Nouvelle Orléans et même le Mexique.


    Que dire de plus par rapport a ce qui a déjà été dit et écrit depuis plus de cinquante ans au sujet de ce livre culte ? Lire Sur la route aujourd’hui n’est certainement pas un choc littéraire, encore moins une expérience mystique ni même une révélation. Le lecteur est appelé à faire un effort, celui de replacer ce livre dans le contexte de sa parution, de s’intéresser un minimum à la période historique concernée et de tenter de comprendre en quoi une bande de branleurs alcooliques a bien pu réussir à révolutionner la société américaine et initier un mouvement culturel incroyablement puissant et novateur. Sur la route marque les débuts de la contre-culture américaine, le roman porte en lui les germes de la beat generation et du flower power. Des millions de gens se retrouveront dans ses propos, dans son énergie folle, dans sa transgression des codes sociaux. Lire Sur la route c’est chausser une vieille paire de godasses, enfiler une parka usée et jeter son baluchon sur le dos pour partir à la découverte des grands espaces ; un voyage fait de rencontres improbables, de coups durs et d’instants de pure contemplation. Lire Sur la route c’est toucher du doigt la liberté, mais plus encore, la goûter à pleine bouche jusqu’à l’ivresse. Alors oui, le style de Kerouac peut déplaire car son écriture gagne en spontanéité ce qu’elle perd en finesse et si les propos du jeune Sal Paradise vous ennuient ou vous paraissent bien trop simplistes, c’est que vous êtes probablement devenu trop vieux pour lire “ces conneries”.




NB : Plusieurs choix s’offrent à vous pour lire Sur la route. Si vous êtes désargenté, optez évidemment pour la version de poche. Si les 28€ de l’édition quarto (accompagnée d’autres romans de Kerouac, dont l’excellent Les clochards célestes, d’extraits de sa correspondances et d’articles divers et variés sur la beat generation) ne vous font pas peur, alors c’est probablement l’édition la plus intéressante, celle qui permet de contextualiser et de découvrir en profondeur l’oeuvre de Jack Kerouac. Quant aux puristes, ils se tourneront vers l’édition du manuscrit original de Sur la route (le fameux rouleau), traduit en français chez Gallimard en 2009.